13/03/2016

Délai de 5 ans pour la continuité écologique? Aucun dossier ne sera déposé sans les garanties indispensables

Les députés envisagent de donner un délai de 5 ans pour réaliser les travaux de mise en conformité à la continuité écologique, avec une condition suspensive : que le dossier administratif du chantier soit déjà déposé dans le terme prévu du classement (juillet 2017 à décembre 2018 selon les bassins). Cette mesurette ne change rien au problème de fond : les propriétaires ne déposeront aucun dossier administratif tant qu'ils n'auront pas des garanties sur l'absence d'effacement (total, partiel) du seuil, le respect de la consistance légale du bien, le financement public de tout aménagement d'intérêt général. Aucun propriétaire lucide ne mettra le doigt dans un engrenage qui peut l'amener à détruire son bien ou à dépenser des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. 


Un amendement à l'article L 214-7 CE (qui impose la continuité écologique dans les rivières classées liste 2) a été adopté par la Commission Développement durable de l'Assemblée nationale, en 2e lecture de la loi Biodiversité. Il doit encore franchir l'étape du vote de l'Assemblée. Cet amendement stipule qu'un délai de 5 ans est donné aux propriétaires ayant déjà déposé un dossier administratif de mise aux normes de la continuité pour réaliser des travaux. Dans le même temps, au cours d'une journée de travail sur le bassin Loire-Bretagne, on nous apprend que des DDT(-M) ont commencé à envoyer des courriers recommandés pour presser les propriétaires de s'engager, les menaçant implicitement de peines d'amende et de prison (!) si aucune décision n'est prise.

Nous rappelons que :

- par défaut, compte-tenu de l'ancienneté de son implantation, du nouvel équilibre du biotope local induit et du caractère dynamique de l'évolution des écosystèmes aquatiques, il est présumé qu'un moulin ne pose aucun problème grave de franchissement piscicole ni de transit sédimentaire, et n'est donc pas concerné par l'art. L 214-17 CE ;

- il revient à l'autorité administrative (non au propriétaire ni à l'exploitant) de démontrer l'existence d'un défaut de continuité ayant un impact écologique significatif et de proposer en conséquence des règles de gestion, entretien et équipement des ouvrages ;

- ces règles doivent être motivées dans le cadre d'une procédure contradictoire, au terme de laquelle il doit notamment être démontré par l'autorité administrative que l'aménagement demandé répond à un besoin piscicole et sédimentaire réel sur le tronçon, sans remettre en question la sécurité des biens et des personnes ni les droits des tiers, sans aggraver l'état chimique et écologique au sens de la DCE 2000 ;

- toute proposition d'un effacement (arasement, dérasement) dans un courrier administratif sera passible d'une poursuite judiciaire pour excès de pouvoir, puisque ni la loi française ni la loi européenne n'inclut cette option destructrice de la propriété ;

- toute proposition d'un dispositif de franchissement excédant la simple gestion des vannes (donc les solutions de type passes techniques ou rustiques, rampes en enrochement, création de rivières de contournement, etc.) doit être assortie d'une précision sur ses coûts et d'une proposition de subventions, permettant si besoin au maître d'ouvrage de faire jouer préalablement à tout chantier la clause indemnitaire pour "charge spéciale et exorbitante", prévue par la loi ;

- toute proposition d'un aménagement remettant en question la consistance légale (hauteur, débit) propre au génie civil d'un ouvrage fondé en titre doit faire l'objet d'une motivation spéciale de la part du Préfet dans les cas limitativement prévus par la loi, puisque les aménagements de continuité écologique doivent par défaut utiliser les seuls 10% du module propres au débit minimum biologique déjà prévus par l'article L 214-18 CE (débit prioritaire et permanent du lit mineur).

L'administration comme les élus doivent comprendre un message très simple : le seul moyen d'éviter que la continuité écologique ne s'enfonce encore davantage dans la confusion, le conflit et le contentieux, c'est de garantir un financement public des aménagements demandés dès lors qu'ils ont un effet écologique prouvé et proportionné à leur coût, qu'ils relèvent de l'intérêt général et qu'ils outrepassent largement la dépense raisonnable pour un particulier (comme l'exercice normal des devoirs de gestion du maître d'ouvrage hydraulique).

Les associations de moulins, de riverains et de protection du patrimoine sont d'ores et déjà préparées à organiser des actions judiciaires individuelles et collectives tant que ce principe ne sera pas acquis et que certaines Préfectures essaieront de procéder par intimidation pour engager des chantiers exorbitants, voire des destructions illégales.

Il est donc insuffisant de consentir législativement à des délais sur des chantiers tant que les conditions de définition de ces chantiers ne respectent pas un minimum de réalisme, a fortiori quand elles ne respectent pas la loi française.

Pour les propriétaires concernés, à lire impérativement :
Illustration : passe à poissons (rampe en enrochement) sur la rivière Cousin. On ne voit pas de différences si importantes entre l'écoulement en surverse du seuil ancien et celui (fort turbulent) de la passe. Le maître d'ouvrage observe en crue des fragilisations de la construction comme des berges, sans compter l'appel permanent des embâcles dans l'échancrure latérale ainsi créée. Nombre de moulins ont le sentiment désagréable d'être les cobayes des nouveaux apprentis-sorciers des rivières, dont les décisions n'ont pas toujours la rigueur scientifique ni le recul expérimental nécessaires. L'écologie des rivières sera un échec si elle n'améliore pas ses méthodes, ne raisonne pas ses objectifs et n'engage pas une vraie concertation avec les parties prenantes concernées, au lieu du monologue autoritaire de l'administration.

11/03/2016

Lettre ouverte à la députée Gaillard sur la fronde des moulins

Madame la Députée,

Dans les échanges sur la 2e lecture de la loi de biodiversité à l'Assemblée, en Commission développement durable dont vous êtes rapporteure, vous avez prétendu en rejetant l'amendement 51 undecies A que la DCE 2000 demande la continuité écologique et que la "fronde des moulins" refuse cette DCE.

C'est une double erreur.

La DCE 2000 mentionne la "continuité de la rivière" comme élément d'appréciation mais n'enjoint en rien de faire de l'hydromorphologie (dont la continuité longitudinale n'est qu'une dimension parmi d'autres) une condition du bon état. Voyez cet article sur ce que demande l'Europe, mais aussi sur ce qu'elle pense réellement de notre action sur l'eau. Il n'y a vraiment pas matière à s'en honorer pour la France, tant nos rapportages à l'Union sont défaillants, pour des raisons n'ayant strictement rien à voir avec la continuité écologique. Vous auriez là motif à une indignation plus légitime et plus nécessaire.

Quant aux moulins, ils n'ont jamais rejeté la DCE 2000 mais l'alternative intenable où ils sont placés par l'interprétation administrative française du L 214-17 CE : soit détruire leur bien (ce que ladite loi n'avait jamais prévu), soit dépenser des fortunes pour des passes à poissons très peu subventionnées, à l'utilité non scientifiquement démontrée dans bien des cas.

Le Ministère de l'Ecologie, les Agences de l'eau, l'Onema, les syndicats agissant sous leurs ordres engagent aujourd'hui des dépenses somptuaires sous couvert de continuité écologique, y compris pour détruire des ouvrages dans des rivières dont l'état piscicole DCE 2000 est déjà bon ou excellent (en contradiction manifeste avec un supposé intérêt prioritaire au regard de cette DCE, que vous mettez en avant). Voyez un exemple encore récent, il est très loin d'être isolé.

C'est une honte de jeter ainsi l'argent public dans la rivière et vous mesurez mal la colère que ces dérives suscitent sur nos territoires, alors que la France est en retard sur l'application de toutes les directives européennes (Nitrates ERU, DCE, Pesticides) et que tout le monde doit se serrer la ceinture du fait de la crise, y compris les collectivités.

Il est déplorable que les élus de la République continuent de déformer les textes et de méconnaître les réalités, aggravant ainsi le sentiment de distance croissante entre les représentés et leurs représentants.

La "fronde des moulins", Madame la Députée, c'est une fronde contre le dogmatisme et la gabegie, contre la destruction absurde du patrimoine historique et culturel des cours d'eau, contre la diversion de l'attention citoyenne sur des problèmes non essentiels pour la qualité écologique et chimique hélas dégradée de nos rivières. Cette fronde, nous en sommes fiers et nous la porterons aussi longtemps et aussi loin que l'exigera la lutte contre le dévoiement de l'action publique sur l'eau et les milieux aquatiques.

Avec nos respectueuses salutations,

Lettre ouverte au député Plisson sur les moulins et les poissons

Monsieur le Député,

Refusant dans le cadre de l'examen de la loi de biodiversité un amendement sur la continuité écologique (51 undecies A) qui demandait simplement une analyse coût-avantage avant d'envisager un effacement (quelle audace…), vous avez déclaré à vos collègues :

"Je préside une communauté de communes qui gère un bassin versant et nous nous efforçons de restaurer la continuité écologique, en concertation avec les propriétaires de moulins. Il faut savoir qu’une alose ne peut pas franchir cinq obstacles consécutifs. Nous devons donc privilégier, soit la biodiversité, soit les moulins. Or ceux-ci sont pour les poissons des obstacles infranchissables. N’est-ce pas une loi sur la biodiversité que nous examinons? À un moment donné, il y a des choix à faire ; et, en ce qui me concerne, je fais le choix du poisson." (retranscription)

Nous nous permettons de vous faire remarquer les points suivants relatifs à l'étude MIGADO des potentialités de l'Estuaire à laquelle vous faites allusion :
- l'alose ne figure pas dans les espèces cibles,
- l'étude considère 88 obstacles problématiques sur 175 (donc tous ne le sont pas),
- l'étude envisage dans sa synthèse 4 démantèlements seulement pour 84 aménagements non destructifs.

Ces solutions paraissent équilibrées, pourquoi ne les mettez-vous pas en avant ? Sachez qu'elle sont impossibles dans certains bassins où les Agences de l'eau ne financent convenablement que des solutions d'arasement et dérasement des ouvrages (Loire-Bretagne, Seine-Normandie par exemple). Sachez également que les moulins n'ont pas de problèmes en soi avec la continuité écologique quand elle concerne les grands migrateurs, mais ils n'ont tout simplement pas la possibilité de prendre à leur charge les 50 k€ par mètre de chute (évaluation coût moyen Agence de l'eau RMC) et frais supplémentaires de bureaux d'études que représentent ces réformes. Et quand de telles dépenses sont envisagées pour des poissons holobiotiques non migrateurs (ce qui est le cas dans nos têtes de bassin), ils en contestent l'urgence, voire en nient la nécessité si l'espèce cible est présente sans problème dans la rivière, dans ses zones de libre-écoulement.

Connaissez-vous, Monsieur le Député, beaucoup de réformes dont la conséquence est de demander à des particuliers non seulement d'accepter une servitude nouvelle (entretien à vie de la passe) mais encore d'engager à leurs frais, pour un dispositif d'intérêt général, des dépenses allant de dizaines à centaines de milliers d'euros? Connaissez-vous beaucoup de réformes où la loi commune de la République se traduit par une inégalité systématique des citoyens devant les charges publiques, car chaque Agence de l'eau, chaque DDT(M) et chaque service Onema interprète les besoins de franchissement et les propositions de financements de manière variable, y compris pour des problématiques similaires? Connaissez-vous beaucoup de réformes où l'on vient proposer aux gens de détruire leur propriété à la pelleteuse et de faire disparaître ainsi les qualités essentielles de leur bien, impactant du même coup tous les riverains à l'amont et à l'aval de l'ouvrage détruit?

Nous regrettons donc vivement que vous refusiez des amendements destinés à amener un peu de responsabilité et de pondération dans une mise en oeuvre actuellement fort problématique de la continuité.

Avec ou sans délai supplémentaire de 5 ans (autre amendement, adopté celui-là par votre commission), la réforme ne sera applicable que si les dispositifs de franchissement sont publiquement financés au même titre que les effacements, soit en général à 95%. La loi de 1865 sur les échelles à poissons a été très peu appliquée pour les mêmes raisons de coût et de complexité, vos prédécesseurs parlementaires l'observaient dans les années 1880. Il en va de même plus récemment pour les rivières classées au titre du L 432-6 CE. Il serait utile que la République possède la mémoire des réformes antérieures et de leurs limites, pour éviter de répéter encore et encore les mêmes erreurs.

Quant au bon mot consistant à préférer les poissons aux moulins, il ne rend pas justice à la situation, ne reflète pas les choix planifiés sur l'Estuaire et, subsidiairement, ne vous vaudra probablement pas beaucoup d'amis chez les amoureux du patrimoine hydraulique.

Avec nos respectueuses salutations

10/03/2016

Faiblesse scientifique, dimension subjective et résultats incertains des chantiers de restauration de rivière en France (Morandi et al 2014)

Quatre chercheurs ont analysé 44 projets de restauration de rivière en France. Ils soulignent la faiblesse scientifique de la plupart des protocoles de suivi, quand ils existent. Plus le protocole est rigoureux, moins les résultats écologiques avérés sont bons. Inversement, ce sont les restaurations aux suivis les plus légers qui tendent à avancer les conclusions les plus triomphales. Allant plus loin, les auteurs observent que la restauration de rivière relève souvent davantage de l'évaluation subjective ou de l'attente politique du projet que de la mesure objective et scientifique. Quand des milliards d'euros d'argent public sont engagés sur ces chantiers par les Agences de l'eau, quand des propriétaires sont rançonnés ou voient leurs ouvrages détruits, quand les riverains déplorent la disparition des paysages et pratiques auxquels ils sont attachés, quand les usagers et exploitants doivent consentir à des sacrifices environnementaux croissants en période économique difficile, cette "évaluation subjective" pose une question brûlante : où est la légitimité de l'action publique en rivière et son rapport à l'intérêt général? 

En France, 480 actions déclarées de restauration de rivière se sont déroulées entre 1985 et 2009. Le rythme s'est accru à partir de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000). Et plus encore après le classement de rivières à fin de continuité écologique. Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor (UMR 600 EVS, Université de lyon, ENS CNRS) et Nicolas Lamouroux (Irstea) ont entrepris de comprendre comment le succès ou l'échec de ces chantiers de restauration est évalué.

"Bien que les projets de restauration soient désormais plus fréquents qu'avant, il y a toujours un manque d'évaluation et de retour d'expérience", soulignent de prime abord ces chercheurs. Le cas n'est pas propre à la France, les études nord-américaines montrent que 10% seulement des projets incluent une analyse avant/après à partir de critères de référence. Il semble donc que l'ingénierie écologique a quelques difficultés à intégrer la nécessité de l'évaluation sur des résultats, et non des intentions.

Bertrand Morandi et ses collègues sont parvenus à identifier 104 projets ayant des données suffisantes d'accompagnement. Une fois éliminés ceux dont les porteurs n'ont pas voulu répondre ou ceux dont la documentation n'était pas exploitable, 44 projets (sur 44 rivières différentes) ont finalement été retenus. Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) indique les principaux motifs d'intervention, en tête desquels on trouve la perte d'habitats ou d'aires reproductives, l'homogénéisation des habitats, la rupture de continuité écologique, de la dégradation de flore (aquatique ou rivulaire), l'érosion ou déstabilisation de berge.

Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.

Cet autre schéma montre les solutions les plus fréquemment mises en oeuvre (la suppression de barrages ou de vannes représente 27% des opérations dans l'échantillon, qui a été constitué avant le classement des rivières 2012-2013 concernant 15.000 sites en lit mineur à aménager en 5 ans).

Extrait de Morandi et al 2014, art. cit., droit de courte citation.

En ce qui concerne les objectifs, 89% des projets de restauration concernaient l'hydromorphologie contre 48% seulement pour la physico-chimie. Les espèces suivies étaient les poissons (84%), les invertébrés (82%) la végétation (57%) ou d'autres éléments faunistiques (30%). Dans le cas des poissons, 76% des analyses concernaient les assemblages piscicoles, et le reste des espèces cibles (le plus souvent saumon ou truite).

Sur la qualité du suivi, plus de 50% des projets ont une analyse avant-après. Parmi eux, la moitié n'a qu'une analyse dans l'année précédant le chantier. Les analyses sur la longue durée ne représentent que 3 à 18% des projets selon le type d'indicateurs choisi, donc une petite minorité.

S'il faut en croire les auto-évaluations des responsables des chantiers de restauration, les résultats sont bons dans 60% des cas, nuls dans 20% des cas et négatifs dans 15% des cas. Les chercheurs ont défini quatre classes de qualité pour le suivi des opérations de restauration, du suivi le plus simple (classe 1, peu de mesures sur peu de critères et une courte durée) au plus ambitieux (classe 4, suivi sur plus de 10 ans d'au moins quatre critères).

Leur conclusion est intéressante : "L'analyse par correspondance montre que meilleure est la qualité de la stratégie d'évaluation et plus ambiguës sont les conclusions. La classe 4 correspond le plus souvent à une simple description d'effets [ie pas de jugement sur statut bon ou mauvais], ou ne montre pas d'effets voire des effets négatifs. Inversement, les projets avec des stratégies pauvres d'évaluation (classe 1) ont généralement les conclusions les plus positives".

Ainsi, les gestionnaires sont d'autant plus satisfaits de leurs chantiers de restauration qu'ils se livrent à des analyses sommaires de leurs résultats. Quand l'analyse devient plus exigeante et plus longue, le succès est moins évident.

B. Morandi et ses collègues sont donc assez critiques sur les protocoles des 44 projets analysés : "Les conceptions des surveillances tendent à montrer une faiblesse temporelle, comme d'autres travaux l'ont souligné (…) L'analyse avant restauration est absente dans beaucoup de projets ou ne se tient que sur un délai très court. Le surveillance après restauration montre des problèmes similaires. Or, le temps est un facteur clé pour observer et comprendre la dynamique des populations aquatiques, en raison par exemple de la complexité des cycles de vie ou des processus de colonisation (…) La puissance statistique des détections de changements écologiques dans l'abondance des populations dépend fortement du nombre de suivis pré- et post-restauration". [nota : puissance statistique signifie ici capacité à discerner un changement qui survient de manière aléatoire d'un changement qui a une tendance significative ou que l'on peut attribuer à une cause avec un bon degré de confiance, par exemple moins de 5% de chance que le résultat soit dû au hasard].

L'autre faiblesse scientifique est d'ordre spatial et non temporel, le manque de sites appropriés de contrôle : "il est particulièrement difficile de distinguer l'impact d'une restauration des autres changements qui surviennent à l'échelle d'un tronçon ou d'un bassin", expliquent les chercheurs.

Allant un peu plus loin, les auteurs soulignent : "Cette étude met en lumière la difficulté d'évaluer la restauration de rivière, et en particulier de savoir si un projet de restauration est un échec ou un succès. Même quand le programme de surveillance est robuste, la définition d'un succès de restauration est discutable compte tenu des divers critères d'évaluation associés à une diversité de conclusions sur cette évaluation (…) il y a non seulement une incertitude sur les réponses écologiques prédites, mais aussi dans les valeurs que l'on devrait donner à ces réponses (…) La notion de valeur est ici entendue dans son sens général, et elle inclut des dimensions économique, esthétique affective et morale."

Le manque de robustesse scientifique de la restauration de rivière est ainsi pointé : "L'association entre la médiocre qualité de la stratégie d'évaluation et la mise en avant d'un succès souligne le fait que dans la plupart des projets, l'évaluation n'est pas fondée sur des critères scientifiques. Les choix des métriques est davantage relié à l'autorité politique en charge de l'évaluation qu'aux caractéristiques de la rivière ou des mesures de restauration. Dans beaucoup de cas, la surveillance est utilisée comme une couverture scientifique pour légitimer une évaluation plus subjective, qui consiste alors davantage à attribuer une valeur aux mesures qu'à évaluer objectivement les résultats eux-mêmes de ces mesures. La question des valeurs est donc essentielle pour la restauration comme clé pour identifier une dégradation de rivière et définir des objectifs de restauration (…) La légitimité des diverses valeurs à l'oeuvre dans la restauration est une question politique et philosophique davantage que scientifique".

Quelques commentaires
Dans cet article, Bertrand Morandi, Hervé Piégay, Lise Vaudor et Nicolas Lamouroux ont peut-être soulevé (sans le vouloir?) le couvercle de l'étrange marmite où se concocte la politique des rivières à la française. Les citoyens et les associations qui s'intéressent à la question sont de plus en plus nombreux à se demander quels objectifs sont réellement poursuivis et surtout atteints dans cette fameuse "restauration physique des rivières", qui a surgi d'un peu nulle part dans les années 2000, après 40 ans d'échec dans la lutte contre les pollutions chimiques. S'il faut en croire les chercheurs, la restauration de rivière ne se donne pas les moyens d'objectiver scientifiquement ses résultats dans la grande majorité de ses chantiers. Et plus elle le fait, plus modestes sont les bénéfices réellement obtenus pour les milieux.

L'argument de la subjectivité des évaluations en dernier ressort ouvre des questions assez cruciales. Il n'échappe à personne qu'un agent de l'Onema, un responsable de fédération de pêche ou un  naturaliste passionné n'ont généralement pas la même vision de la rivière qu'un propriétaire de moulin, un gestionnaire d'étang ou un agriculteur. Et que la grande majorité des citoyens français n'a absolument aucun avis informé sur l'intérêt d'avoir un peu plus de truites ou de barbeaux ou de lamproies sur un tronçon de rivière, a fortiori de compter les larves de plécoptères selon la vélocité d'un écoulement. En revanche, tout le monde paie les taxes que l'Agence de l'eau redistribue en subvention et financement public (à hauteur de 2 milliards d'euros en restauration physique de rivière pour l'exercice 2013-2108). Cette dépense publique n'est pas tolérée pour des "évaluations subjectives" de la rivière par certaines de ses parties prenantes au détriment des autres, mais pour l'atteinte réelle d'objectifs ayant du sens et correspondant à un intérêt général.

De la même manière, si la restauration de rivière était un hobby privé, sur des ouvrages et berges privés de cours d'eau non domaniaux, sans aucun impact sur les tiers, il serait loisible à ses thuriféraires de développer toute la subjectivité qu'ils désirent, sans souci d'efficacité ni de légitimité de leur action. Mais la restauration de rivière, ce n'est pas cela aujourd'hui en France : ce sont des milliers de propriétaires de moulins et d'usines à eau contraints de s'endetter ou de voir disparaître leur bien, ce sont des dizaines de milliers de gestionnaires d'étangs et de forêts obligés d'adapter leur exploitation, ce sont des centaines de milliers de riverains de biefs ou cours d'eau menacés de voir disparaître les écoulements et paysages actuels, autant d'agriculteurs qui doivent gérer différemment leurs berges, leurs fossés, etc.

Les chercheurs parlent en conclusion d'une "dimension sociale" de la restauration avec nécessité d'intégrer les communautés locales. Mais la réalité est beaucoup plus prosaïque : en France, on restaure depuis quelques années la rivière sous la double contrainte de la matraque réglementaire de la police de l'eau et de la matraque financière des Agences de l'eau, avec éventuellement quelques lobbies subventionnés pour produire un simulacre de consensus social. Combien de syndicats de rivière et maîtres d'ouvrage publics (exécutants majoritaires de ces travaux) ont organisé sur chaque projet local des débats ouverts à la population, avec une information détaillée sur les enjeux, avec des indicateurs chiffrés d'objectifs, avec de vraies alternatives incluant la non-intervention sur un site, avec une possibilité  réelle pour les citoyens d'influer sur les décisions et d'orienter les dépenses ? Fort peu, ces syndicats sont réduits (et payés par les Agences) à faire pour l'essentiel la pédagogie généraliste de décisions déjà prises à un niveau plus élevé.

Pour tous ceux qui en subissent les effets directs indésirables, s'entendre dire que la restauration de rivière n'est pas capable d'objectiver scientifiquement ses résultats et qu'en dernier ressort, le bénéfice écologique est largement affaire de subjectivité des porteurs de projet, ce n'est pas vraiment tolérable. Et pour tout dire, ce n'est plus vraiment toléré. Si les promoteurs de cette politique ne sont pas capables de démontrer ses résultats tangibles et de produire une concertation digne de ce nom sur l'acceptabilité des sacrifices nécessaires à leur obtention, ils se préparent des lendemains difficiles.

Référence : Morandi B et al (2014), How is success or failure in river restoration projects evaluated? Feedback from French restoration projects, Journal of Environmental Management, 137, 178-188.

En complément : on lira avec profit la thèse de Bertrand Morandi, La restauration des cours d’eau en France et à l’étranger : de la définition du concept à l’évaluation de l’action. Eléments de recherche applicables (2014). L'auteur montre notamment comment on est passé au cours des 40 dernières années d'une conception hydraulique et paysagère de la restauration à une conception écologique et morphologique.

A lire sur le même thème :
Recueil d'expériences de l'Onema: un bon aperçu du manque de rigueur en effacement des ouvrages hydrauliques
Idée reçue #08 : "Les opérations de restauration écologique et morphologique de rivière ont toujours de très bons résultats"

09/03/2016

Cartographie des cours d'eau: où est la concertation?

Le Ministère de l'Ecologie comme le Conseil scientifique de l'Onema avaient insisté sur la nécessité d'une large concertation amont avec les parties prenantes et usagers de l'eau en vue de préparer la cartographie des cours d'eau. Les associations de moulins, riverains et protection du patrimoine hydraulique de Bourgogne attendent toujours d'y être conviées, alors que les premières cartes réputées "complètes" paraissent et que les biefs y sont souvent classés comme cours d'eau. 

Les services sont invités à associer l’ensemble des parties prenantes à la mise au point et à la mise en œuvre de la démarche d’identification des cours d’eau. Il est en effet essentiel que la cartographie et, le cas échéant, la méthode d’identification des cours d’eau soient discutées en amont et in fine bien connues de l’ensemble des acteurs pour en faciliter l’appropriation et donc une bonne application.

Le conseil scientifique de l’Onema recommande (…) de développer une approche participative en associant les divers acteurs du territoire, et d’appuyer la démarche sur une approche consensuelle de la définition du cours d’eau, afin de limiter les erreurs



La cartographie des cours d'eau, lancée par Ségolène Royal au début 2015, a été dès le départ présentée comme un processus participatif fondé sur la concertation avec les différents usagers de l'eau.

Nous constatons que des éléments de cartographie sont déjà disponibles en Bourgogne Franche-Comté, avec des zones réputées "complètes" (illustration ci-dessus), alors que :
  • à notre connaissance, aucune association de moulins, de riverains, de défense du patrimoine hydraulique n'a été consultée à l'amont de cette cartographie pour donner son avis sur la question des biefs et canaux ;
  • aucun propriétaire d'ouvrage hydraulique adhérent de ces associations n'a reçu à ce jour de questionnaire dans le cadre d'une enquête individuelle ;
  • la cartographie montre que nombre de biefs, sous-biefs, canaux de décharge de déversoirs ou canaux de vidange des biefs des moulins ont été classés comme "cours d'eau" malgré leur origine indiscutablement artificielle (contrevenant au point 1 de la jurisprudence définissant un cours d'eau, "origine naturelle" de l'écoulement).
Le Code de l'environnement ne prévoit pas la participation des associations de riverains et moulins aux Comités de bassin ni aux Commissions locales de l'eau. Quand la Région décide hier de se doter d'un Schéma régional de cohérence écologique, les services instructeurs et les politiques ignorent les associations malgré leur implication notoire dans le dossier de la continuité écologique aquatique. Quand le Ministère de l'Ecologie lance aujourd'hui une procédure participative en insistant sur la nécessité de la concertation amont, les services déconcentrés Dreal, DDT et Onema se permettent encore et toujours d'ignorer les mêmes associations.

Le scandale démocratique continue donc de plus belle au bord des rivières. Administrations et gestionnaires de l'eau vont-ils finir par se réunir dans un bunker pour être absolument sûrs de ne pas être importunés par les demandes des citoyens engagés dans l'action associative? L'action publique atteint-elle de tels niveaux d'adhésion et de crédibilité dans ce pays que ses décideurs et exécutants peuvent se permettre d'ignorer les attentes des administrés? Le naufrage actuel de la continuité écologique dans la confusion, l'inertie ou le confit n'a-t-il pas suffi à démontrer que des réformes imposées deviennent des réformes rejetées?