20/03/2016

En défense du seuil des brasseries de Ruoms (Ardèche)

L'Ardèche est une rivière dont les crues, liées aux épisodes cévenols, ont toujours été redoutables. Elles assurent un transport sédimentaire permanent, même pour des galets et blocs aisément charriés par des flots tumultueux. C'est aussi une rivière qui traverse des formations géologiques très diverses et présente plusieurs chutes naturelles, soit une fragmentation constitutive du lit. Le cours d'eau a été exploité de longue date pour son énergie, notamment à travers les moulinages. Nous avons reçu un remarquable dossier de l'Association de sauvegarde du patrimoine de la Bigournette en défense d'un seuil menacé de destruction dans le cadre de la continuité écologique. Nous le publions pour information, en espérant que des lecteurs riverains de l'Ardèche se joindront à ce combat nécessaire pour défendre le paysage, le patrimoine et le potentiel énergétique aux défilés de Ruoms.


Le monde évolue à grande vitesse et impose à ses disciples de s'adapter en permanence. Soit. Mais pouvons-nous pour autant effacer l'histoire et anéantir le patrimoine légué par nos aïeux, surtout si le changement n’est pas porteur d’améliorations incontournables et acceptées, notamment en termes de sécurité ?

Cette question, nombreux habitants de Ruoms, de Labeaume et d'ailleurs se la posent à la seule évocation de ce projet d'«effacement du seuil des Brasseries» sur la rivière de l'Ardèche. Erigé au nom de directives du droit communautaire, cette entreprise serait justifiée par la nécessité d'un rétablissement de la continuité écologique.

Un argument étonnant lorsque l'on sait que sept autres ouvrages (1) jalonnent le lit de la rivière en aval de Ruoms et qu'il conviendrait par conséquent dans cette logique de continuité de s'intéresser à l'ensemble des ouvrages plutôt qu'à un seul. Par ailleurs,  si l'objectif recherché est bien de permettre à la faune piscicole de remonter le cours de la rivière, ne serait-il pas plus opportun de commencer la réflexion par les ouvrages situés en aval? Nonobstant le fait que d'autres solutions moins impactantes existent pour y parvenir.

Cette incohérence, parmi de nombreuses autres, a été soulevée lors d'une réunion publique au printemps 2014 à Ruoms au cours de laquelle l'assemblée fort nombreuse a rappelé son attachement au patrimoine que constitue cet ouvrage et sa ferme opposition au projet de sa destruction (2). Il est par ailleurs légitime de s’interroger sur la pertinence du coût élevé (plusieurs dizaines de milliers d’euros) des études réalisées à ce jour qui tentent de défendre l’intérêt d’un tel projet. Ces études ont vocation à convaincre l'Etat, ultime décisionnaire.

Dans ce contexte, il est apparu nécessaire d'apporter une contre argumentation étayée et portée par une association tout nouvellement créée de défense de ce patrimoine (3). L'acte fondateur de cette démarche s’est traduit par l'organisation d'une réunion publique au printemps 2014 au cours de laquelle les arguments en faveur du maintien de l'ouvrage ont été pour la première fois exposés au plus grand nombre.

Voici en préalable de manière non exhaustive quelques-uns de ces arguments.

La sécurité de l’ouvrage en particulier, et de la rivière en général
La risques inhérents à la pratique des loisirs (pêche, canoë, natation, randonnée) sur une rivière ne sont aucunement liés à la rivière elle-même et à ses aménagements, mais au niveau d’eau qui peut en effet varier sensiblement à la faveur de fortes pluies. L’effet cumulé de la vitesse d’écoulement de l’eau et de la force des mouvements d’eau accroît le danger de manière proportionnelle à la hauteur d’eau. Par ailleurs, ces dangers concernent l’ensemble du linéaire de la rivière et non seulement les parties aménagées. L’observation de l’accidentologie de la rivière Ardèche au cours des vingt dernières années révèle en effet que les accidents graves surviennent bien davantage sur les parties naturelles de la rivière que sur les parties aménagées. Parmi de nombreux autres, les exemples des drames survenus récemment sur les rapides du Cirque de Gens (12 mai 2012), du Rocher de Cayre Creyt (30 août 2011), du Charlemagne (15 sept. 2004), de la Dent Noire (10 avril 2009 / 20 sept. 2012) ou encore de la Toupine (2 juin 2013 / 27 juil. 2014) nous le confirment de manière très claire. Faut-il pour autant « effacer » tous ces obstacles de la rivière ? La réponse est évidemment non. D’une part, le dénivelé naturel de la rivière ne permet pas de supprimer complètement un obstacle avant tout constitué par une rupture de pente, et d’autre part, il appartient avant tout aux acteurs de la rivière, aux premiers rangs desquels les gestionnaires institutionnels en concertation avec les professionnels de l’activité de location, de tout mettre en œuvre pour qu’une information pertinente et efficace soit mise en œuvre (orale et visuelle) et que des services de sécurité adaptés à la fréquentation de la rivière puissent se déployer sur les rapides pouvant constituer un danger comme cela est déjà le cas sur certains passages dans les Gorges de l’Ardèche (Dent Noire et Toupine).

Sur le plan réglementaire, les arrêtés régissant la navigation en aval de Sampzon sont très précis, en indiquant notamment une limite de hauteur d’eau à la location de canoë. Déterminée avec l’aide des professionnels de l’encadrement et de la location de canoë, cette indication de hauteur d’eau a été fixée selon le danger objectif des obstacles. La côte à partir de laquelle le danger devenait réel (par exemple l’apparition d’un siphon au passage d’un rapide ou du phénomène de rappel en pied de seuil par exemple) est devenue la référence au-delà de laquelle l’activité de location devenait interdite. Bien que cette réglementation n’élimine pas tous les dangers de la rivière, celle-ci a très certainement contribué à réduire sensiblement le nombre d’accidents. Pour la partie de rivière située en amont de Sampzon, la réglementation est en revanche beaucoup moins précise et se fonde sur la référence à une échelle (Vogüé) qui ne semble plus calibrée correctement en raison des mouvements du lit de la rivière. Cette situation crée un vide juridique, ce qui peut entraîner de réels dangers aussi bien sur les parties naturelles qu’aménagées de la rivière. Une extension à tout le linéaire de la rivière des règles appliquées en aval de Sampzon paraît donc primordiale en prévoyant notamment l’installation sur le secteur de Ruoms (en amont des confluences de la Beaume et du Chassezac) d’une échelle dé référence pour la partie amont. Enfin, en termes d’information, la signalétique mise en place sur la rivière est clairement défaillante. Il convient urgemment que les services auxquels cette mission de signalétique a été déléguée s’emploient au plus vite à y remédier.


La valeur patrimoniale de l'ouvrage (4)
Système hydrographique et installations humaines sont étroitement liés au site des Défilés de Ruoms depuis de nombreux siècles. Dès la Préhistoire, cette richesse aquatique n'a pas échappé aux habitants, comme en témoignent les nombreuses trouvailles faites le long des rivières, notamment de l'époque des premiers agriculteurs du Néolithique. L'occupation du lieu persiste à l'époque romaine sous le village médiéval actuel. Ce village que nous connaissons aujourd'hui s'est formé au Xème siècle autour d'une dépendance, un "prieuré" de la richissime abbaye de Cluny. Il s'agit d'une donation de terre, et probablement d'installations agricoles, faites du temps de l'abbé Mayeul (954-994). Second abbé du célèbre monastère bourguignon, il fut également un influent personnage de son époque. Différentes recherches historiques menées récemment ont révélé que le moulin attenant au seuil présente des méthodes de construction utilisant l'appareil à bossage, ce qui est caractéristique de l'époque médiévale et qui permet de dater l'ouvrage au 13ème siècle. Inventée dès l'Antiquité, le moulin à eau permettait d'utiliser par gravité la force motrice des cours d'eau pour transformer le grain en farine, les noix en huile, le chanvre en teille ou encore plus tard pour produire de l'énergie. Pour fonctionner, un moulin à eau doit disposer d'une certaine hauteur de chute d'eau (le dénivelé). La différence de hauteur nécessaire était obtenue grâce à des canaux d'amenée (le « béal » en occitan) ou par des seuils naturels ou artificiels. La partie amont du moulin constituait alors un réservoir appelé bief. Plusieurs ancrages décelés dans les fondations de l’ouvrage ruomsois attestent de la présence d'un ancien seuil construit en bois. Cette technique est maîtrisée et utilisée depuis plus de 3000 ans (5). Sans doute construit à l'aide de gabions sur un site naturellement propice (faible largeur de la rivière et enrochement sur les deux rives assurant un ancrage solide), ce seuil  permettait d'obtenir une retenue d'eau et ainsi le dénivelé nécessaire au fonctionnement mécanique du moulin. On devine par ailleurs les fondations d’une ancienne construction dans le lit de la rivière en aval de l’ouvrage actuel. Le seuil des Brasseries de Ruoms est donc très ancien, de plusieurs siècles, et constitue ainsi l’un des plus vieux ouvrages qui jalonnent le parcours de la rivière. Il est donc tout à fait légitime que les habitants y soient attachés et ne souhaitent pas que ce patrimoine séculaire disparaisse de leur territoire.

L’utilité de l’ouvrage
sur le plan énergétique
Le propriétaire de l’ouvrage et du moulin est favorable à la poursuite de son activité de production d’énergie hydraulique, une démarche qui s’inscrit dans la continuité de toutes les politiques environnementales actuelles qui plébiscitent sans réserve ce type d’activité non polluante. Toutefois, la pérennité de son activité est soumise au renouvellement de sa concession d’exploitation, laquelle est conditionnée par la construction – à ses frais – d’un dispositif permettant la remontée de la faune piscicole. Le coût de financement  d’un tel dispositif est trop important pour qu’il puisse y répondre favorablement et aucune aide publique ne lui a été proposée, contrairement à de nombreux autres ouvrages privés qui ont pu bénéficier de l’expertise de bureaux d’études et de subventions publiques. Dans le cadre de la fongibilité des crédits qu’imposent notamment les nouvelles lois organiques relatives au lois de finances, il aurait été opportun que les deniers publics qui ont servi au financement des études présentées puissent être plutôt fléchés vers une aide à ces aménagements dont l’intérêt public est incontestable.

sur le plan touristique 
Les acteurs du tourisme – dont les usagers de la rivière  (6) - considèrent que l’ouvrage est indispensable au maintien de leur activité et que rien ne garantit la possibilité d’une navigation en sécurité en cas de disparition de l’ouvrage en particulier sur tout le linéaire de sa zone d’influence en amont (près de deux kilomètres). Le plan d’eau en amont de l’ouvrage constitue une zone particulièrement propice à la navigation dans un environnement préservé sous les Défilés de Ruoms.


La continuité écologique
Au moins quatre ouvrages en aval : St Martin, Vallon, Salavas et le Mas Neuf ont été équipés ces dernières années de passes à canoës et de passes à poissons. Grâce au travail conjoint des services de l’Etat et des collectivités territoriales, le seuil des Brasseries de Ruoms a été équipé en 1989 d’une passe à canoës qui a permis d’ouvrir le parcours entre Balazuc et Ruoms, qui chaque année rencontre un succès grandissant tout en délestant les parcours des Gorges de l’Ardèche. D’autre part, cette ouverture a engendré une forte activité économique sur l’ensemble du bassin concerné et permis la création de nombreux emplois. Il apparaît donc étonnant que l’installation des passes à poissons des seuils situés en aval n’ait pas encore été possible à Ruoms d’autant plus que les projets existent déjà et ont été publiés dans le cadre d’une étude du programme Life consacrée à l’Apron pour un coût estimatif de 372 k€ (8). Les équipements proposés par cette étude sont en tous points similaires à ceux installés en aval.

D’autre part, le responsable de l’association de pêche locale, qui connaît parfaitement la rivière en amont comme en aval de l’ouvrage depuis plus de 40 ans atteste que la faune piscicole est bien présente sous les défilés en amont de l’ouvrage où la pratique de la pêche est non seulement possible mais aussi très appréciée.

Le transport des solides
Au moyen de simulations pour le moins étonnantes qui ne respectent ni le profil naturel de la rivière, ni les principes fondamentaux de l’écoulement des fluides, les études présentées auraient pour ambition de faire croire que le seuil des brasseries constituerait un obstacle au transport des solides (sables et galets). L’étude de la morphodynamique relative au transport des solides en rivière indique que la recherche fondamentale dans ce domaine reste empirique et très fluctuante en raison de la grande diversité de situations et de phénomènes selon les milieux étudiés. Pour autant, le recours aux nouvelles technologies permet d'affiner les connaissances, notamment par des modélisations de plus en plus fidèles aux réalités qui caractérisent la dynamique physique des cours d'eau. On sait notamment que le transport sédimentaire et donc les modifications morphologiques se produisent quasiment de manière exclusive pendant les périodes de crues qui constituent des phénomènes instationnaires et complexes (9). A l'étiage, le transport des solides est inexistant (10). Lors de la mise en charge du cours d'eau, consécutivement à de fortes précipitations sur le bassin versant, la vitesse et le débit s'accélèrent, les matériaux solides sont alors déplacés d'abord sur le fond (phénomène de charriage) puis transportés en suspension selon l'intensité de la crue. Plus la vitesse et le débit des écoulements sont importants, plus les solides sont transportés en suspension vers l'aval, leur permettant de franchir les obstacles. Dans le cas d’un seuil de faible hauteur, l'impact de l'ouvrage sur le transport des solides est nul lorsque le seuil est dit "atterri", c'est à dire lorsque la rivière a retrouvé son profil initial à l'aval du seuil, ce qui est précisément le cas de l'Ardèche en aval du seuil des brasseries, ou de tous les autres seuils anciens désormais intégrés à leur environnement.

Comme la plupart des autres ouvrages du linéaire de l’Ardèche, et contrairement aux ouvrages de bien plus grande ampleur - tels par exemple que celui de Malarce sur le Chassezac - le seuil des Brasseries de Ruoms n’oppose donc aucun obstacle au transport des solides. Pour s’en convaincre au-delà de ces éléments techniques, la simple observation des galets qui recouvrent abondamment la rive en aval de l’ouvrage, provenant du bassin versant et en tous points similaires à ceux que l’on trouve en amont, suffit à comprendre que les solides franchissent aisément le seuil. L’une des hypothèses avancée par les bureaux d’études consisterait à éventrer l’ouvrage de brèches béantes dont l’intérêt invoqué serait de permettre le passage de ces solides. Cette idée certes imaginative ne répond à aucune logique physique car la trajectoire des solides ne saurait en aucun cas être contrainte au point de passer de manière disciplinée par de telles ouvertures bien plus dangereuses qu’utiles.

Les conséquences désastreuses d’une destruction du seuil
Sur le plan écologique, les conséquences de la destruction de l’ouvrage seraient désastreuses. En premier lieu, le caractère séculaire de l’ouvrage a permis l’installation durable de biotopes particuliers sur sa zone d’influence en amont. La disparition de l’ouvrage entraînerait aussitôt la disparition de ces biotopes. Par ailleurs, les surfaces émergées après la disparition du plan d’eau en amont seraient très rapidement colonisées par des espèces invasives au premier rang desquelles l’ambroisie, véritable fléau local, cause de nombreuses pathologies allergènes. Rappelons à ce propos que la stabilité locale du plan d’eau et l’inaccessibilité de ses rives (la rivière est non domaniale sur ce bief) a permis l’installation d’une flore ripisylve sauvage et préservée d’une grande richesse, refuge de nombreuses espèces d’insectes, d’oiseaux et de rongeurs.

S’agissant de l’érosion, les conséquences seraient là aussi très importantes. D’une part, le plan d’eau en amont joue un rôle d’amortisseur des fluctuations du niveau de la rivière grâce à la hauteur d’eau garantie par le seuil. La disparition de l’ouvrage entraînerait inexorablement une érosion des berges d’autant plus marquée que ces surfaces sont immergées depuis plusieurs siècles. D’autre part, les deux piles du Pont de la Bigournette situé une centaine de mètres en amont du seuil ont été construites en 1895, postérieurement au seuil, et leurs fondations n’ont donc jamais subi les affres érosifs de l’oxygène. La destruction du barrage entraînera donc des coûts très onéreux de consolidation de l’ouvrage afin de prévenir les conséquences de l’érosion, notamment le déchaussement. Il en est de même pour les fondations du bâtiment des Brasseries.


En conclusion
Fort de ces éléments, et de l’attachement que les habitants portent à ce patrimoine de leur histoire, ce projet de destruction du seuil des Brasseries de Ruoms est tellement dénué de sens que l’on peine à en comprendre les vrais fondements. Notre démarche vise à démontrer que ce projet n’est d’aucune utilité et que la continuité écologique peut parfaitement être renforcée au moyen d’équipements largement expérimentés sur d’autres ouvrages similaires de la rivière. Nous souhaitons que ce projet destructeur soit définitivement abandonné au profit d’une gestion intelligente et pérenne de ce patrimoine séculaire et de son influence sur les milieux.

Enfin, au-delà de ces arguments techniques et patrimoniaux qui confortent le bon sens, il est évident que l’unité du lieu que lui confère précisément cette configuration du seuil et du plan d’eau qui le précède serait définitivement perdue en cas de destruction de l’ouvrage, entraînant de manière irrémédiable la disparition des magnifiques Défilés de Ruoms tels que nous les connaissons depuis plusieurs centaines d’années.

(1) Seuil de la confluence avec le Rhône, Seuil de St Martin d’Ardèche, Seuil de Vallon Pont d’Arc, Seuil de Salavas, Seuil du Mas Neuf, Seuil du Moulin de Sampzon, Seuil de l’Usine sous Roche
(2) Le Dauphiné Libéré du 22 avril 2013 / La Tribune du 25 avril 2013
(3) Association des riverains pour la Sauvegarde du Patrimoine du quartier de la Bigournette, des Brasseries et des défilés de Labeaume et de Ruoms.
(4) Recherches effectuées par Jean-Claude FIALON et Nicolas CLEMENT (Archéologue)
(5) Réf. SMITH 1970, SCHNITTER 1994
(6) Notamment par avis du Comité Départemental de canoë-kayak
(7) Eaux-Vives d’Ardèche – Claude Peschier – Grège 1997
(8) Etude préliminaire LIFNAT/FR/000083 programme Life Apron II - 2008
(9) in Th. P.Belleudy / nov. 2001
(10) G.Degoutte - Cours de Transport Solide en hydraulique fluviale - Paris Tech - 2007

Adresse de contact : Association de sauvegarde du patrimoine de la Bigournette – Mairie – 07120 Labeaume

Illustrations : © Mathieu Morverand

19/03/2016

L'Onema, l'alose et le bassin Dordogne-Garonne: c'est la faute aux barrages, forcément

Rapportant sur son site grand public un colloque tenu en 2015 sur la grande alose, l'Onema suggère que la baisse d'un facteur 100 depuis 1990 du recrutement de cette espèce en Garonne et Dordogne pourrait être due aux barrages. Extraordinaire, car ces ouvrages n'ont nullement été construits voici 20 ans, mais plus d'un siècle pour la plupart. Et la baisse s'observe dès l'aval des ouvrages. En fait, on ne sait pas pourquoi le recrutement de l'alose a baissé aussi drastiquement en l'espace de deux décennies. Mais taper sur les barrages, c'est devenu de l'ordre du réflexe à l'Onema.  

Le site de l'Onema observe dans cet article : "un autre constat bien plus négatif et sans appel est fait sur l’axe Gironde-Garonne-Dordogne. Une régression de la population est notable : au milieu des années 1990, 700.000 aloses remontaient la Garonne et la Dordogne, aujourd’hui, elles ne sont plus que 5 à 10000. Une des causes mise en avant est la difficulté à passer les ouvrages très présents sur les 2 axes (Mauzac, Tuilières, Bergerac, Golfech …), même lorsqu’ils comportent des passes à poissons."

Le barrage de Mauzac a été construit en 1839, rehaussé en 1921. Une passe à poissons y a été installé en 1986, une autre en 2004. Le barrage de Tuilières a été construit en 1844, puis rehaussé en 1905. Plusieurs passes ou ascenseurs à poissons ont été installés (1989, 1997). Le barrage de Bergerac a été construit en 1839. Des échelles à poissons y ont été construites en 185, 1872, 1887, 1987 et enfin 2010. Le barrage de Golfech (Malause) a été mis en service en 1973. Il a été équipé en 1985 d'un ascenseur à poisons. Tous ces barrages sont gérés par EDF. Le premier obstacle est à 270 km de l'estuaire sur la Garonne, à 190 km sur la Dordogne.

Donc, les rédacteurs de l'Onema rapportent sur deux décennies une baisse d'un facteur 100 de la présence d'aloses dans le bassin Gironde-Garonne-Dordogne, et ils en attribuent la cause probable à des ouvrages qui sont présents pour 3 d'entre eux depuis 100 à 150 ans, qui sont tous équipés de dispositifs de franchissement, qui ont plutôt amélioré leur gestion environnementale ces dernières décennies et qui sont fort à l'amont de l'embouchure. Les aloses étaient encore 700.000 au début des années 1990 et d'un seul coup, elles auraient été terrassées en masse par les barrages présents sur les lits depuis des générations. La baisse soudaine d'un recrutement piscicole attribué à une cause ancienne mais qui exprimerait une sorte d'effet-retard  : il faut évidemment un esprit assez tortueux pour avancer cela. Un peu comme la disparition rapide des anguilles à compter des années 1970 que certains attribuent à des moulins présents avant la Révolution française...

Au demeurant, l'étude des présentations du colloque (lien ci-dessous) montre que certaines communications ont analysé la franchissabilité des passes (qui est très médiocre, voir Epidor 2015) sans pour autant attribuer la baisse récente du stock à ce facteur causal (et sans envisager l'hypothèse de l'effacement des ouvrages – ce sont des barrages des amis d'EDF, pas de modestes moulins que l'on peut matraquer en paix). Certains affirment que l'Onema doit être respecté comme "conseiller technique et scientifique du gouvernement" et voudraient même que cela soit marqué comme tel dans une "charte des moulins". Mais l'Onema sera respecté quand il sera respectable. Une approche scientifique des milieux aquatiques, oui, avec dans ce cas toutes les précautions qu'implique la communication des hypothèses de science au grand public et aux décideurs ; un organe de propagande au service du dogme de la destruction des ouvrages, non merci, on a déjà divers lobbies qui excellent dans ce registre bas de gamme.

Au final, personne ne semble avoir la réponse à la question la plus importante : pourquoi donc observe-t-on une telle baisse de la présence de l'alose dans le bassin Adour-Garonne, à l'aval des ouvrages, y compris après le (très tardif) moratoire sur la pêche de 2008 ? Il nous manque manifestement des paramètres dans la compréhension de la variabilité (naturelle ? forcée ?) interannuelle et pluridécennale du recrutement de cette espèce. Cherchons et étudions un peu plus, réglementons, interdisons, aménageons et effaçons un peu moins…

A lireActes du colloque Life+ 2015 à Bergerac ; Brochure Life+ Alose
Illustration : déclin récent du recrutement d'aloses en Dordogne-Garonne, extrait de la communication d'A. Chaumel au colloque.

18/03/2016

Le sénateur Claude Kern interpelle le Ministère sur le blocage complet de la continuité écologique

Le sénateur du Bas-Rhin interpelle la Ministre de l'Environnement, de l'Energie et de la Mer sur le blocage complet de la politique de continuité écologique : échec de la Charte des moulins dont les termes imposés par la Direction de l'eau et de la biodiversité sont inacceptables, non-application des mesures déjà demandées par le CGEDD en 2012 ayant motivé une nouvelle mission en 2016, chantage des Agences de l'eau qui refusent le financement complet des aménagements non-destructifs alors qu'elles l'accordent généreusement aux effacements, pressions tatillonnes et permanentes de l'administration de plus en plus mal acceptées, succès de la demande de moratoire... Le programme de continuité écologique est d'ores et déjà un échec en raison des dérives maximalistes présidant à sa mise en oeuvre : il faut en faire le diagnostic complet pour trouver des issues, et non pratiquer le déni. Il faut aussi changer les interlocuteurs, car la confiance est définitivement rompue envers ceux qui ont provoqué ce marasme par leur mépris répété des réalités et leur manque systématique d'écoute.

Question écrite n° 20649 – M. Claude Kern attire l'attention de Mme la ministre de l'environnement, de l'énergie et de la mer, chargée des relations internationales sur le climat, sur la destruction en cours des 60 000 moulins de France. Le troisième patrimoine historique bâti de France fait l'objet d'une application déraisonnée et excessive de la loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l'eau et les milieux aquatiques, suite à l'application de la circulaire du 25 janvier 2010, dite « Borloo » qui prône l'effacement systématique des ouvrages et des seuils des moulins.

Les moulins de France constituent des ressources économiques et énergétiques, un maillage territorial et un patrimoine culturel incontestable. Pourtant, l'administration refuse de considérer la valeur patrimoniale de ces usages en les réduisant à des « obstacles » à la continuité écologique. Or, les propriétaires de moulins ne sont pas opposés au principe de la continuité écologique, mais à l'application excessive qui en est faite.

C'est pourquoi il est absolument nécessaire et urgent de trouver une solution entre la gestion équilibrée de la ressource en eau et la préservation du patrimoine.

La réunion de travail conjointe entre les deux ministères concernés (environnement et culture) n'a abouti à aucune solution concrète pour sauvegarder le patrimoine hydraulique. Alors qu'une nouvelle mission a été demandée au conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) actant ainsi l'échec des conclusions de la précédente, dans les territoires la situation continue de se dégrader (échec récent de la signature de la charte des moulins et demande d'un moratoire sur le classement des rivières).

Il souhaite donc connaître ses intentions pour permettre une conciliation harmonieuse des différents usages de l'eau dans le respect du patrimoine et des obligations de la France dans le cadre de la directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l'eau, et remédier enfin aux situations de blocage avec l'administration.

En attente de réponse du Ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer, chargé des relations internationales sur le climat.

Adour-Garonne: scandaleuse prime à la casse des ouvrages hydrauliques sur argent public

L'Agence de l'eau Adour-Garonne avait la réputation d'être plutôt une "bonne élève" dans la gestion des ouvrages hydrauliques, avec des positions moins caricaturales et inégales que ses consoeurs de Loire-Bretagne et Seine-Normandie, notamment des financements de passes à poissons pouvant atteindre 80%. Mais voilà que cette Agence lance un "appel à projets continuité écologique" avec financement à 100% des seules destructions de seuils, barrages et autres ouvrages en rivière. On y débloque 5 millions d'euros d'argent public à une condition : la suppression totale. Jusqu'où s'abaissera l'administration en charge de l'eau dans son programme insensé de destruction du patrimoine hydraulique français aux frais du contribuable et au mépris de ce que demandent réellement nos lois? 

Le diagnostic : généralités et assertions sans preuve
"1200 à 1400 ouvrages présents sur les cours d’eau du bassin doivent faire l’objet de travaux pour restaurer la circulation des poissons et des sédiments d’ici 2018 ; cette obligation s’applique sur les rivières classées prioritaires en matière de restauration de la continuité écologique par le Code de l’environnement (L214-17 liste 2). Certains seuils sont aujourd’hui sans usage et parfois en mauvais état. Cette action de restauration de la continuité écologique contribue à améliorer de manière significative le fonctionnement naturel du cours d’eau et la qualité générale des milieux aquatiques. Cet appel à projets vise à apporter un soutien financier décisif aux propriétaires désireux de s’engager dans l’effacement de leurs seuils." 

Que la restauration de continuité écologique améliore de "manière significative" la qualité des milieux est une affirmation qui appelle des preuves. Car les travaux scientifiques émettent les plus grandes réserves sur ce point (voir cette synthèse d'une vingtaine de publications couvrant des milliers d'opérations en rivière, voir aussi Morandi et al 2014 en détail sur 44 projets français de restauration de rivière, dont des effacements de seuils).

Sans parler d'une analyse scientifique pour l'instant inexistante, les Agences de l'eau doivent a minima publier les scores de qualité chimique et écologique DCE 2000 des tronçons ayant bénéficié d'aménagements de continuité, afin que l'on vérifie si ces scores se sont améliorés, stabilisés, aggravés, et sur quels compartiments, avant et après la supposée "restauration". Mais d'après le rapport Dubois-Vigier, qui s'en agaçait assez clairement, l'administration française n'est pas capable de produire aux parlementaires une telle base de données – elle n'est même pas capable de dire combien de chantiers sont réalisés, a fortiori de croiser ces chantiers avec une analyse de qualité des eaux et un suivi scientifique un tant soit peu sérieux.

Il est donc insupportable que les citoyens français paient de leur poche ces pratiques d'apprentis-sorciers à grande échelle. Ce n'est au demeurant que la partie émergée de l'iceberg : c'est tout notre rapportage sur la qualité des eaux de surface à Bruxelles qui paraît vicié par des mesures incomplètes, des données manquantes, des évaluations à dire d'expert ou de modèle à faible niveau de confiance.

Le chantage : tout est payé si tout est détruit, prime à la casse sur argent public
"Les aides de l’Agence portent sur les projets d’effacement d’ouvrages c’est-à-dire de suppression totale ou d’arasement permettant un franchissement naturel par les poissons, dans la limite d’une enveloppe globale de 5 millions d’euros. (…) Les projets retenus dans le cadre de cet appel à projets pourront bénéficier d’un taux d’aide allant jusqu’à 100% des dépenses éligibles. Des acomptes seront versés au démarrage afin de faciliter le déroulement du projet."

Rappelons que la loi française (LEMA 2006 et Grenelle 2009) n'a jamais prévu l'effacement des ouvrages, mais demandé qu'ils soient "gérés, entretenus, équipés" ou que leur "aménagement" soit "mis à l'étude" pour "les plus problématiques" d'entre eux. Rappelons aussi que, de dérives en dérives, l'administration a interprété dans un sens maximaliste et doctrinaire la continuité écologique. Au nom de quoi une Agence de l'eau dont le Comité de bassin n'intègre même pas les représentants des moulins et des riverains premiers concernés, dont la légitimité démocratique ne repose nullement sur le suffrage, mais sur le bon-vouloir de nomination des Préfets, et dont la place dans la hiérarchie des normes juridiques est fort basse se permet-elle de réécrire la loi française et de proposer des "solutions" que les parlementaires ont exclues dans leurs délibérations? Sans parler de la réglementation européenne qui n'a jamais exigé le moindre effacement de barrage.

Les Agences de l'eau engagent l'argent des Français pour détruire tout un pan de leur patrimoine historique, paysager et culturel. Les ouvrages et leurs écosystèmes aménagés rendent de nombreux services qui sont systématiquement écartés, niés, minimisés, au profit de cette idéologie folle de la destruction portée par une minorité de bureaucrates et de lobbyistes estimant qu'elle n'a de comptes à rendre à personne.

Cette dérive doit cesser. Nous appelons nos consoeurs associatives d'Adour-Garonne à interpeller leurs élus du Comité de bassin pour savoir s'ils cautionnent cet appel à la casse du patrimoine sur fonds publics, à exiger de M. le Préfet de bassin qu'il justifie ce financement différentiel pour une option totalement absente des lois françaises et européennes, à informer Mme la Ministre de l'Ecologie de cette incitation à l'effacement dont elle a pourtant déploré à plusieurs reprises, récemment encore de la manière la plus claire, les effets négatifs sur le patrimoine et sur le potentiel de développement de l'énergie renouvelable.

Nota : plus que jamais, nos lecteurs doivent diffuser l'appel à moratoire sur la continuité écologique pour requérir la signature des élus, des associations et des personnalités de la société civile. Les derniers mois ont montré que cette initiative unitaire commence à porter ses fruits et oblige les politiques à prendre en considération la crise démocratique que représente la dérive autoritaire et agressive de l'administration en charge de l'eau. La pression du moratoire comme la saisine de la Ministre de l'Ecologie et des parlementaires doivent continuer tant que des décisions posant clairement un nouveau cap n'ont pas été actées dans le domaine de la continuité écologique.

17/03/2016

Le Conseil départemental de la Sarthe ne sait toujours pas pourquoi il construit des passes à poissons

Pierre-Antoine de Chambrun (Association Vègre, Deux Fonts, Gée ) avait saisi le Conseil départemental de la Sarthe pour s'enquérir de l'utilité du coûteux programme de passes à poissons sur la rivière (4 M€ en coût prévisionnel pour 7 ouvrages). Il posait des questions précises. M. Dominique Le Mèner, président du Conseil départemental, lui a répondu (voir courrier pdf).


On peut constater que cette réponse :
  • rappelle pour l'essentiel les contraintes administratives et réglementaires auxquelles sont soumis les élus,
  • ne donne aucune indication sur le nombre et la nature des poissons ayant emprunté les passes déjà construites,
  • ne précise aucune analyse coût-bénéfice préalable à cette lourde dépense, alors que le CD de la Sarthe, comme tant d'autres, admet qu'il doit restreindre ses investissements,
  • ne montre en rien que les passes à poissons contribueront au bon état chimique et écologique des masses d'eau, notre seule et vraie obligation DCE 2000 (outre les nitrates, les eaux usées, les pesticides et l'ensemble des pollutions où nous accumulons des retards et des amendes, l'Europe étant de plus en plus dubitative sur le rapportage français en ce domaine).
Dans le même temps, selon nos informations, le Conseil départemental du Maine-et-Loire n'a toujours pas équipé les barrages dont il est propriétaire à l'aval sur la Sarthe, réfléchissant à des alternatives moins coûteuses. Les anguilles venant de la mer en montaison, il est pour le moins étonnant que le programme de continuité destiné aux grands migrateurs amphihalins commence par l'amont des bassins au lieu de démarrer aux embouchures, ne serait-ce que pour vérifier par comptage le bon usage des dispositifs.  Mais ce n'est là qu'une des nombreuses aberrations d'un programme délirant de la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, devant conduire à effacer ou aménager en l'espace de 5 ans 15.000 ouvrages hydrauliques français, sans le commencement d'un objectif de résultat ni d'un coût global en face de cet objectif.

Les rares chantiers de continuité écologique effectivement engagés sont souvent réalisés sur des ouvrages dont les collectivités territoriales (ou leurs établissements intercommunaux de gestion des rivières) sont propriétaires ou gestionnaires. Et pour cause, les Agences de l'eau ont sur ces collectivités tous les moyens de pratiquer un chantage financier permanent pour accomplir leur programme ordonné par le Ministère, et dilapider ainsi l'argent public. L'Agence Loire-Bretagne (AELB) est connue pour être l'une des plus extrémistes dans ce domaine de la continuité écologique (voir la lettre ouverte au Président Joël Pélicot). Elle est aussi connue pour avoir un progrès quasi nul en 10 ans dans le domaine de la qualité écologique et chimique de ses eaux, cette absence totale d'efficacité des milliards d'euros dépensés ne provoquant aucune remise en cause des choix opérés, notamment en hydromorphologie où l'Agence se flatte d'être pionnière. L'AELB est même incapable de dresser un bilan de qualité chimique (pourtant obligatoire vis-à-vis de l'Europe et de la bonne information environnementale des citoyens) à l'occasion de l'état des lieux 2013 du bassin appuyant le SDAGE 2015 : on n'a entendu ni les élus ni les lobbies du comité de bassin s'émouvoir de cet incroyable aveu d'incompétence et d'impuissance face aux pollutions.

M. Le Mèner admet pour conclure : "je partage certaines de vos interrogations…" Tout le monde s'interroge mais la gabegie continue malgré tout, parce que nous ne sommes pas capables d'instruire au Parlement le procès d'une politique de l'eau catastrophique. Près de 1200 élus ont déjà signé l'appel à moratoire sur la continuité écologique : nous appelons plus que jamais à un sursaut démocratique au bord des rivières !

Illustration : panneau officiel près de la passe à poissons de Juigné-sur-Sarthe, indiquant le coût public de 484 680 TTC (pour un dispositif qui se trouve inopportunément hors d'eau, ce qui n'est pas très pédagogique, à moins que ce ne soit prémonitoire). En dessous, un article de Ouest France paru le 11 mars 2016 rappelle que le CD de la Sarthe est obligé de chercher des économies du fait de la baisse des dotations d'Etat aux collectivités et de la hausse des dépenses sociales.  Qu'à cela ne tienne, continuons d'utiliser l'argent public pour des anguilles qui étaient encore présentes sur la plupart des bassins jusque dans les années 1960-1970, malgré de nombreux seuils et barrages. A l'époque, les pêcheurs et "protecteurs du milieu aquatique" avaient même pour ordre de les tuer comme nuisibles en rivière de première catégorie...