23/03/2016

La restauration physique des rivières peine à prédire ses résultats (Muhar et al 2016)

Connaissez-vous la différence entre la communication politico-administrative et la littérature spécialisée sur les rivières? La première affiche des certitudes, annonce des succès et promet des triomphes ; la seconde examine des faits, souligne des limites et appelle à la prudence modeste dans nos progrès théoriques et pratiques. Nous faisons plutôt confiance aux chercheurs pour notre part. Un numéro spécial de la revue Hydrobiologia analyse le retour d'expérience sur 20 sites de restauration physique de rivière en Europe. Bilan : il existe des gains dans ces opérations, mais souvent sur des traits spécialisés ou des fonctionnalités discrètes. L'effet sur la biodiversité totale est faible à nul, et les changements observés sur les sites restaurés ne répondent pas vraiment à la manière dont la DCE 2000 évalue aujourd'hui des gains écologiques. Ni sans doute le citoyen quand il imagine une rivière restaurée.

Dans le cadre du projet européen REFORM (REstoring rivers FOR effective catchment Management) d'évaluation des restaurations de rivières, des chercheurs ont essayé de cerner la variabilité des résultats observés pour ce type de travaux. Rappelons que cette restauration physique des habitats donne des résultats très contrastés, ce qui est considéré comme un sujet de discussion majeur dans la communauté scientifique depuis une dizaine d'années. Plusieurs raisons pour lesquelles les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous sont suspectées : mauvaise qualité de l'eau, exploitation intensive du bassin versant, altération hydrologique (quantitative), manque de populations sources pour ré-occuper les habitats, existence d'autres barrières de colonisation, effets faibles des restaurations sur des micro-habitats très spécialisés, temps de réponse du milieu excédant le temps de suivi.

Des équipes de chercheurs ont suivi 20 projets en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ces projets avaient des ambitions variables : 10 projets larges (médiane 1,6 km de chenal modifié) et 10 projets plus modestes (0,5 km), sur des bassins versants de 339 à 6275 km2, dans deux types de rivière : petite rivière de montagne à substrat graveleux, rivière de plaine à substrat sableux. Nous restons donc dans la catégorie des projets de petit dimensionnement, par rapport à des travaux menés sur des fleuves et des larges tronçons de plaine alluviale (voir par exemple les publications récentes de l'équipe de Lamouroux sur le Rhône dans Freshwater Biology, synthèse in Lamouroux 2015).

Les mesures de restauration physique consistaient en élargissement de lit chenalisé, création de méandres ou de bras latéraux, modification d'écoulement par pose de gros bois ou rocher, reconnexion d'annexes latérales. Pour l'évaluation, 20 stations de contrôle non restaurées ont été choisies à proximité des 20 sites restaurés. Le tronçon de suivi mesurait 200 à 500 m selon le critère d'intérêt. Les chercheurs ont analysé soit des indices génériques de qualité biologique (macrophytes aquatiques, invertébrés benthiques, poissons) soit des groupes plus spécialisés (scarabées, végétation de plaine inondable).

Dans le papier de synthèse du numéro, S. Mular et leurs collègues donnent quelques indications sur les principaux résultats :
  • la taille ne compte pas sur l'échantillon étudié, les effets observés ne sont pas corrélés à la longueur du linéaire restauré (sauf pour la catégorie des petits rhéophiles au sein des poissons);
  • aucune mesure de restauration ne donne des résultats clairement meilleurs que les autres, celle qui a le plus d'effet étant l'élargissement du lit (effets sur les scarabées, les macrophytes, les espèces sensibles aux crues) mais à prendre avec précaution car elle intervient souvent des zones d'altitude où le bassin versant est moins dégradé (la restauration répond généralement mieux dans cette hypothèse) ;
  • il paraît plus important de restaurer des habitats très spécifiques que de la diversité d'habitats en général (exemple de la bonne réponse des scarabées selon la végétation rivulaire, contre-exemple de l'absence d'effet des opérations sur les macro-invertébrés benthiques) ;
  • la restauration donne des résultats plus probants en richesse spécifique sur les espèces terrestres et amphibiennes plutôt que sur les espèces aquatiques (réponse faible à nulle des invertébrés et poissons, meilleure réponse des macrophytes, mais contre-exemple des végétations de plaine inondable, qui n'ont pas répondu en biodiversité) ;
  • l'analyse en services rendu par les écosystèmes donne des résultats positifs, il est intéressant d'observer que c'est surtout en usage culturel (appréciation du paysage) et en fonction de régulation (crue). 
Un point soulevé par les chercheurs : la focalisation sur les objectifs de la directive-cadre européenne sur l'eau donnera de mauvais résultats, car la DCE estime surtout des gains en biodiversité (richesse spécifique totale, peu affectée par les mesures) alors que les effets des restaurations concernent des fonctionnalités plus discrètes ou des espèces spécialisées.


Quelques commentaires
Ce numéro spécial, dont nous avions commenté plus en détail le travail de Schmutz et al 2015 sur les poissons en prépublication électronique, intéressera l'écologiste, le naturaliste, le gestionnaire. Pour le citoyen se demandant où mène la politique de restauration engagée au nom de la DCE, il provoque bien sûr un certain scepticisme.

L'examen de la littérature spécialisée est aux antipodes des effets d'annonce de la communication politique et administrative. Le discours dominant laisse  entendre qu'au terme de 3 exercices quinquennaux étalés entre 2010 et 2027, les eaux européennes vont toutes retrouver un bon état morphologique, écologique, chimique, à quelques exceptions près. Et dans l'imaginaire, cela signifie une biodiversité florissante qui aura reconquis comme par magie les rivières et les berges. Il n'en est manifestement rien : les progrès seront lents, incertains et coûteux, en particulier dans le domaine de la restauration physique des masses d'eau où le succès n'est pas du tout garanti compte-tenu des altérations persistantes du bassin versant (dont celles affectant la qualité chimique de l'eau), du caractère encore expérimental des opérations et de la complexité de la réponse biologique aux changements d'habitats à différentes échelles spatiales et temporelles.

Au-delà, la question se pose des progrès que les citoyens consentent à financer. Les gains biologiques mis en avant sont souvent ténus et spécialisés; la notion de services rendus renvoie surtout à des attentes classiques d'appréciation paysagère ou de lutte contre l'aléa; on a dans cet article des exemples d'aménagements non destructifs, donc ceux qui ne sont pas les plus problématiques en terme d'acceptabilité sociale, de coûts d'indemnisation et de changement du cadre de vie des riverains. On risque donc de voir se creuser le fossé culturel et démocratique déjà existant entre des gestionnaires de rivière qui dépensent  l'argent public pour des gains hydrobiologiques et hydromorphologiques relevant d'une appréciation de spécialistes sur des dimensions perçues comme assez minuscules par le commun des mortels, des citoyens dont les attentes dominantes vis-à-vis de la rivière ne se situent pas dans ces priorités, des normes bruxelloises de réussite qui ont leur propre logique d'évaluation. Il vaudrait mieux ne pas attendre 2027, année d'échéance de la DCE 2000, pour mettre ces questions sur la table.

Référence : Muhar S et al (2016), Evaluating good-practice cases for river restoration across Europe: context, methodological framework, selected results and recommendations, Hydrobiologia, 769, 1, 3-19

Illustration : site de restauration de la rivière Drau, extrait de Muhar et al 2016 cité ci-dessus, image publiée en licence Creative Commons.

22/03/2016

Les analyses coût-bénéfice sont défavorables à la directive-cadre européenne sur l'eau (Feuillette et al 2016)

Huit économistes (dont six en agences de l'eau) viennent de publier un article sur les analyses coût-bénéfice (ACB) appliquées à l'environnement, en prenant l'exemple de l'évaluation de la directive-cadre sur l'eau (DCE 2000) en France. On y apprend que 710 ACB ont été menées (alors qu'il y a plus de 11.500 masses d'eau), que les trois-quarts montrent des coûts excédant très largement les bénéfices, que ce résultat est aggravé en zones à faibles populations (soit toute la ruralité, par ailleurs riche en linéaire de rivière). Les auteurs concluent que l'ACB est un outil présentant de nombreux défauts. On pourrait aussi conclure à la nécessité de débattre publiquement de la mise en oeuvre de la DCE 2000, au lieu de l'actuelle confiscation des normes, des méthodologies et des évaluations par les experts. Entre ses exigences peu applicables dans les délais, sa mise en oeuvre complexe et opaque, ses bénéfices incertains et son détournement de la concertation démocratique, la politique de l'eau traverse décidément une crise grave.

Sarah Feuillette et ses collègues sont économistes dans les Agences de l'eau de la métropole, Harold Levrel chercheur à AgroParisTech et Blandine Boeuf à l'Université de Leeds. Ces auteurs viennent de publier un article sur l'utilisation des analyses coût-bénéfice dans les politiques environnementale à partir de l'exemple de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).

La DCE 2000 prévoyait que le bon état écologique et chimique des masses d'eau devait être atteint en 2015, sauf reports et exemptions prévus dans plusieurs cas : motif technique (pas de moyen pour arriver au bon état), motif naturel (temps trop long de réponse du milieu à la mesure) ou motif économique (coût des mesures disproportionné). L'article 4 en particulier indique que le coût disproportionné justifie soit le report 2021 ou 2017, soit un objectif moins ambitieux que les critères usuels du "bon état".

Plus généralement, les politiques publiques de l'environnement demandent des critères d'évaluation de leurs normes et de leur implémentation, en particulier la proportion dans laquelle l'amélioration de l'environnement contribue au bien-être et à l'intérêt général. Les analyses coût-bénéfice (ACB) font partie de la panoplie des instruments pour procéder à de telles évaluations.

L'ACB exige d'évaluer les coûts comme les bénéfices en équivalent monétaire. Les coûts ne posent pas de problème majeur, car ils correspondent au budget des mesures et de leurs suivis. (On notera qu'il y a cependant des incertitudes sur le coût final, par exemple quand des mesures environnementales ont des effets adverses imprévus demandant des travaux correctifs 5 ou 10 ans plus tard, ce qui n'est pas rare dans le domaine de l'eau).

Les bénéfices sont plus complexes : on distingue ceux qui ont une valeur d'usage (cas le plus simple, par exemple usage indirect comme la vente de carte de pêche ou usage direct comme la prévention de dommages liés aux inondations) et ceux qui ont une valeur de non-usage ou valeur d'existence. Ces derniers sont beaucoup plus subjectifs. Une méthode pour essayer d'objectiver est le consentement à payer sur un marché hypothétique : on analyse ce qu'une population de référence est prête à payer pour un service non-marchand, on rapporte au nombre d'usagers ou adeptes connus de ce service. Mais d'autres cas sont plus complexes, par exemple savoir le prix que l'on accorde à la présence ou l'absence de certaines espèces. Vu la difficulté donc le coût à réunir les conditions d'une bonne ACB, on tend à utiliser la technique des transferts de bénéfices, c'est-à-dire à adapter les bénéfices connus d'une situation déjà évaluée à une autre. Ce qui n'est pas sans poser d'autres problèmes, car toutes les populations n'ont pas forcément les mêmes évaluations de tous les usages.

Durant le premier cycle d'implémentation de la DCE 2010-2015, les Agences de l'eau ont procédé à 710 analyses coût-bénéfice. On notera que ce chiffre est faible en comparaison des 11.523 masses d'eau superficielles que compte le pays, même si un peu moins de la moitié d'entre elles sont considérées comme en bon état écologique ou chimique (la masse d'eau est l'unité hydrographique de mesure du bon état et donc, en théorie, d'ACB sur les moyens d'y parvenir). Les Agences de l'eau ont retenu comme critère du coût disproportionné le fait que le bénéfice représente moins de 80% du coût. Ce critère est arbitraire – on aurait aussi bien pu considérer que le bénéfice devait valoir le coût, ce qui serait logique si l'on vise l'intérêt général.

Les auteurs font observer que "les trois-quarts des 710 ACB ont montré des bénéfices considérablement moins élevés que les coûts". Ils donnent un exemple sur la masse d'eau Béthune et Arques où le coût est de 235 M€ pour un bénéfice de 18,2 M€. Le rôle de la population de référence joue : une zone rurale avec peu de bénéficiaires affronte des coûts relatifs plus importants qu'une zone urbaine. Par exemple, un train de mesures similaire sur la Vidourle (42.000 habitants) et sur le Lez-Mosson (414.000 habitants en raison de Montpellier) va produire une ACB très défavorable dans un cas, favorable dans l'autre. Dans un bassin comme Artois-Picardie, aucune analyse n'avait un bénéfice supérieur à 80% des coûts. En Seine-Normandie, 10% seulement étaient dans ce cas. C'est Adour-Garonne qui parvient au meilleur résultat (66% d'ACb favorables) à ceci près que ce bassin en met en avant que 4 ACB (contre par exemple 150 pour Loire-Bretagne).

Outre le biais géographique et démographique, les auteurs soulignent les autres limites : la difficulté à ramener à des termes monétaires des bénéfices relatifs à l'environnement; l'utilisation des ACB par des usagers économiques pour influer sur le processus en exagérant ses coûts pour défendre des intérêts privés. Ils suggèrent en conclusion d'utiliser des méthodes non-monétaires ou semi-qualitatives pour certaines dimensions des politiques de l'eau.


Les biais potentiels sont nombreux, pas seulement ceux des lobbies économiques
Les biais dans la réalisation et l'exploitation des ACB peuvent être nombreux, et on aurait tort de les limiter aux seules stratégies des entreprises pour défendre des intérêts privés (même si ces luttes d'influence sont une réalité) ou aux démographies des territoires. Les valeurs que l'on donne aux écosystèmes, à la biodiversité, à la présence de certaines espèces peuvent aussi bien être déformées par la pression organisée des convictions idéologiques (par exemple le conservationnisme) et des usages sectoriels non-marchands (par exemple la pêche). Plus généralement, il y a un problème de méconnaissance de ces questions dans la population générale, pour qui la rivière est d'abord un phénomène paysager et récréatif, éventuellement une menace (pollution, inondation) mais rarement un processus écologique complexe. Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain.

Les biais peuvent donc exister aussi bien dans la manière dont sont évalués des consentements à payer, en fonction par exemple du niveau de précision sur les bénéfices attendus ou des coûts à venir dans des enquêtes avec questionnaires. Ainsi, dans un domaine connexe, on observe que les sondages produits par les Agences en accompagnement des SDAGE (consultation du public) sont conçus de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir un avis négatif sur la question posée ou de comprendre ses attendus (personne n'est contre une "biodiversité plus riche" ou une "rivière moins polluée" ; mais si ce genre de questions devient "avoir davantage d'insectes d'eaux vives", "démanteler les seuils, barrages et digues", "utiliser les propriétés riveraines comme champ d'expansion des crues" ou "interdire les pesticides et herbicides dans votre jardinage", ce sera nettement moins évident de recueillir de l'adhésion citoyenne… alors que ce serait beaucoup plus honnête).

Le principal enseignement de l'article étant que les coûts de la DCE semble outrepasser largement ses bénéfices sur les 710 ACB menées, on regardera avec un certain scepticisme la conclusion (peu développée) des auteurs sur l'opportunité de chercher d'autres méthodes. Non pas que l'ACB soit l'alpha et l'oméga de l'évaluation des politiques publiques, mais cette proposition de Feuillette et al ressemble fort à la recherche d'une technique permettant de valider malgré tout des objectifs posés a priori en sélectionnant l'outil qui finit par y parvenir – et en évacuant ainsi l'hypothèse dérangeante selon laquelle la politique en question est tout simplement mauvaise au regard de ce que la majorité des citoyens peut en retirer!

DCE 2000 et implémentation française,
entre sclérose technocratique et déficit démocratique

Deux chercheurs avaient déjà observé que "l'état de référence" écologique d'une masse d'eau, outil méthodologique central des visées normatives de la DCE, présente des biais dans sa conception et ne fait nullement consensus chez les scientifiques (voir Bouleau et Pont 2015). Ce nouvel article suggère que l'évaluation des coûts et bénéfices est lui aussi un exercice qui peut être biaisé. Sa conclusion actuelle (avec ou sans biais) paraît que les coûts de la DCE 2000 pour les citoyens excèdent le plus souvent les bénéfices qu'ils peuvent en attendre, en particulier dans les zones rurales peu peuplées, les plus riches en linéaires de cours d'eau.

Des normes complexes sont décidées à partir des savoirs (partiels, parfois concurrents) des experts et spécialistes, puis elles sont imposées de manière verticale. L'essentiel de la posture politique et administrative consiste aujourd'hui à habiller l'exercice d'application de ces normes d'un faux-semblant de débat démocratique, en prenant soin d'anesthésier l'opinion d'assertions grandiloquentes, forcément consensuelles et indiscutables ("il faut sauver la rivière", "nous devons préserver la nature", etc.), mais en modulant au final la rigueur d'application des normes dans des négociations très discrètes avec les principaux lobbies concernés.

Est-ce la "démocratie de l'eau" que nous voulons? En quoi le citoyen peut-il adhérer, ou même faire confiance, à une politique dont il est méthodiquement exclu – sauf comme contribuable sommé de payer ses coûts? Des blocages complets (Sivens, Notre-Dame-des-landes) vont-ils devenir la norme de politiques incapables de trouver une voie politique pour asseoir sinon des consensus, du moins des choix majoritaires ? Nos sociétés ne vivent-elles pas dans l'illusion qu'elles ont encore les moyens de payer des politiques publiques environnementales à forte ambition alors qu'il est de plus en plus difficile de solvabiliser ces mêmes politiques publiques dans des domaines jugés plus centraux par une large majorité de citoyens (emploi, santé, logement, etc.)? Y a-t-il une cohérence à poser la croissance marchande classique comme premier objectif de l'économie tout en demandant de réduire les impacts propres à la plupart des activités productives permettant cette croissance? La politique de l'eau souffre déjà de sclérose technocratique et de déficit démocratique : elle ne pourra pas échapper indéfiniment à ces questions de fond.

Référence : Feuillette S et al (2016), The use of cost–benefit analysis in environmental policies: Some issues raised by the Water Framework Directive implementation in France, Environmental Science & Policy, 57, 79–85

Illustration : la suppression des seuils et barrages est un cas classique de restauration des rivières, présentée en France comme l'un des moyens de remplir les objectifs de la DCE 2000 (ce qui est contesté au plan des résultats). La rigueur de l'analyse coût-bénéfice est mise à l'épreuve dans ce genre de travaux. Comment évalue-t-on les bénéfices réels (changements d'usage avérés) des pêcheurs, promeneurs, kayakistes, etc. en face des coûts pour la collectivité, le propriétaire, les riverains? Que vaut le manque à gagner au plan du patrimoine, du paysage, de l'esthétique? Avec quelle précision est évalué l'apport du chantier pour la biodiversité de la rivière (c'est-à-dire en quoi l'hydrosystème sans retenue a-t-il davantage d'espèces, des bactéries aux oiseaux en passant par les insectes, les poissons, les mammifères et toute la flore)? Si l'effet est de simplement changer des répartitions de telle ou telle espèce, quelle valeur a le changement en équivalent monétaire? Comment intègre-t-on les coûts d'accompagnement, y compris parfois à long terme si l'érosion des berges ou la fragilisation des bâtis demandent des travaux supplémentaires ? Il serait intéressant de disposer des méthodologies des Agences de l'eau pour contrôler la qualité de l'analyse des consentements à payer et des transferts de bénéfice dans ce genre de situation, d'autant que ces Agences financent de 80 à 100% les destructions, soit les barèmes les plus élevés en soutien public (chantier en Irlande, source, tous droits réservés).

21/03/2016

Lettre ouverte aux députés Dubois et Vigier sur certains oublis de leur rapport

L'association Hydrauxois et l'Association de sauvegarde des moulins et rivières de la Sarthe avaient été auditionnées par les députés Dubois et Vigier pour leur enquête parlementaire sur les continuités écologiques aquatiques. Mais elles ne figurent pas dans la liste des organismes consultés et, plus gravement, la plupart des points mis en avant ont été gommés du rapport. La réussite de la continuité écologique est impossible sans la participation des premiers concernés, à savoir les maîtres d'ouvrage et les riverains. Ce n'est pas en écartant leurs témoignages et leurs arguments que l'on parviendra à quoi que ce soit, sinon un blocage complet de la réforme. 

Madame la députée Françoise Dubois
Monsieur le député Jean-Pierre Vigier,

Nous avons apprécié certaines propositions  retranscrites dans le rapport n°3425 de la Commission de développement durable sur Les continuités écologiques aquatiques, paru en janvier 2016. En particulier, nous partageons votre volonté de
  • recentrer  la mise en œuvre prioritaire de la continuité écologique sur les axes grands migrateurs,
  • ne pas fixer un objectif a priori d’effacement des ouvrages comme solution préférentielle,
  • proposer un financement à 100 % des frais d’aménagement des propriétaires lorsque des travaux seront jugés utiles (après étude d’impact).
En Sarthe,  confrontés à la volonté d’effacement de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, et plus particulièrement à l’acharnement  de M. Jean-Paul Doron (vice-président  du comité de bassin),  nous apprécions particulièrement l’écoute  de Madame la Députée Françoise Dubois pour pondérer cette situation conflictuelle et nous espérons que la proposition de rencontrer Mme Pompili sur le terrain se concrétisera. Mais les problèmes de la Sarthe s’observent aussi bien sur d’autres bassins, comme celui de Seine-Normandie où la prime à la destruction des ouvrages est systématique et où presque tous les maîtres d’ouvrage sont insolvables à hauteur de ce qui est leur est demandé.

Cependant, nous observons que votre rapport est encore loin de refléter l’ensemble des observations et contributions faites.

Vous avez accepté par courrier du 29 mai 2015  le principe d’une contribution écrite valant audition de M. Charles-François Champetier, agissant en tant que président de l’association Hydrauxois et porte-parole de l’Observatoire de la continuité écologique. Vous avez accusé réception de sa contribution le 26 juin 2015. Pour le même rapport, vous avez effectué une réunion sur le terrain le 22 octobre 2015 au Moulin de La Lande à Vivoin, chez M. Arsène Poirier, président de l’Association de sauvegarde des moulins et rivières de la Sarthe (ASMR 72).

Nous observons que ces éléments ne sont pas mentionnés dans la liste des contributions au rapport et, plus gravement, que les informations communiquées à ces occasions n’y sont pas reprises.

Les points suivants vous ont notamment été exposés, et sont absents du rapport :

  • l’existence de rivières de contournement dans près de 70 % des ouvrages de la Sarthe, dispositifs de contournement en place, parties intégrantes du système hydraulique liés aux ouvrages, assurant la continuité piscicole sans destruction de seuils ni investissement inutile en passes à poissons. M. Poirier a remis en mains propres un dossier  sur les bras de contournement à MM Riguidel,  Doron, Nouvel (DDT Sarthe) ainsi qu’à Mme Dubois ;
  • le démenti concernant la méconnaissance des obligations des droits et devoirs des propriétaires de moulins, alors que nos adhérents sont régulièrement informés de l’ensemble des obligations réglementaires malgré l’extrême complexité du droit de l’environnement ;
  • l’absence intolérable de représentation des associations de moulins, riverains, protecteurs du patrimoine des rivières dans les Comités de bassin et les commissions techniques (Comina) des Agences de l’eau, ainsi que dans nombre de Commissions locales de l’eau des SAGE, comités consultatifs des MISEN ou des DIG portant sur plusieurs ouvrages en rivières classées L2 ;
  • le manque de motivation scientifique des réformes de continuité écologique et de certains de leurs outils (comme le taux d’étagement), alors que de nombreux travaux, dont certains de chercheurs français, montrent soit le faible impact des ouvrages sur la qualité piscicole au sens de la DCE 2000 (Van Looy et al 2014, Villeneuve et al 2015) soit la faiblesse très problématique des protocoles de suivi de opérations de restauration morphologique (Morandi et al 2014) ;
  • l’insécurité permanente face à l’arbitraire interprétatif des services déconcentrés de l’Etat et l’inégalité patente devant les charges publiques, car chaque Agence de l’eau, chaque DDT(-M) et chaque service Onema procède à des interprétations différentes des enjeux de continuité comme à des financements différents des mises en conformité ;
  • le manque de transparence, d’efficacité et de légitimité des Agences de l’eau, qui tendent à créer dans les SDAGE des interprétations du droit de l’environnement allant très au-delà des textes de loi, qui ne publient pas les données sources des états des lieux écologiques et chimiques de chaque masse d’eau, qui sont même, dans le cas de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, incapables de donner un état chimique du bassin en 2015 malgré l’obligation qui leur en est faite par la transposition DCE de 2004 et par le droit à l’information environnementale des citoyens, garanti par la Constitution.

Madame la députée,
Monsieur le député,

En tant que défenseurs des moulins et autres ouvrages hydrauliques, souvent présents depuis des siècles, nous représentons des personnes qui vivent à côté des rivières, qui subissent leur loi, qui connaissent leur histoire et qui respectent leur vie.  Nous recevons et transmettons la mémoire de cette longue occupation humaine de nos vallées, dans le respect des patrimoines naturels et culturels.

Améliorer la circulation des poissons s’il existe des menaces avérées d’extinction, optimiser le transport sédimentaire s’il existe des déficits avérés de charge solide, nous n’y sommes nullement opposés.  Et au-delà, nous souhaitons une lutte contre les pollutions qui dégradent notre cadre de vie en même temps qu’elles affectent tous les milieux aquatiques.

Vous nous avez rencontrés, vous nous avez lus. Nos associations, comme des centaines d’autres en France, ne critiquent pas la réforme de continuité écologique au nom d’on ne sait quel conservatisme ou obscurantisme.

Elles la critiquent car la mise en œuvre actuelle de cette réforme est faible dans ses fondements scientifiques, expérimentale dans ses chantiers donc très incertaine dans ses résultats, coûteuse dans ses réalisations, distante des préoccupations environnementales des citoyens et coupée des réalités de terrain, ignorante des services rendus par les écosystèmes aménagés et, au final, trop souvent éloignée du véritable intérêt général commandant d’améliorer les milieux aquatiques sans pour autant sacrifier les dimensions économiques, culturelles, sociales et historiques de nos rivières.

Enfin, nous attachons une grande valeur au rôle du Parlement dans la vie de notre démocratie. C’est particulièrement vrai quand les dérives d’une interprétation administrative de la loi commandent aux citoyens de saisir leurs représentants démocratiquement élus, dépositaires de la volonté générale.

Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons que déplorer le caractère incomplet de votre rapport, la non-prise en compte de certaines de nos observations essentielles, le sentiment d’abandon et de révolte qui continue d’animer nos adhérents, et bon nombre de riverains exposés aux conséquences indésirables des excès de la politique de continuité.

Nous retenons votre proposition de continuer le travail sur cette réforme dont la mise en œuvre est aujourd’hui bloquée par les positions extrêmes de la Direction de l’eau et de la biodiversité du Ministère de l’Environnement comme par les dérives interprétatives de certaines Agences de l’eau.

Avec nos respectueuses salutations,

20/03/2016

En défense du seuil des brasseries de Ruoms (Ardèche)

L'Ardèche est une rivière dont les crues, liées aux épisodes cévenols, ont toujours été redoutables. Elles assurent un transport sédimentaire permanent, même pour des galets et blocs aisément charriés par des flots tumultueux. C'est aussi une rivière qui traverse des formations géologiques très diverses et présente plusieurs chutes naturelles, soit une fragmentation constitutive du lit. Le cours d'eau a été exploité de longue date pour son énergie, notamment à travers les moulinages. Nous avons reçu un remarquable dossier de l'Association de sauvegarde du patrimoine de la Bigournette en défense d'un seuil menacé de destruction dans le cadre de la continuité écologique. Nous le publions pour information, en espérant que des lecteurs riverains de l'Ardèche se joindront à ce combat nécessaire pour défendre le paysage, le patrimoine et le potentiel énergétique aux défilés de Ruoms.


Le monde évolue à grande vitesse et impose à ses disciples de s'adapter en permanence. Soit. Mais pouvons-nous pour autant effacer l'histoire et anéantir le patrimoine légué par nos aïeux, surtout si le changement n’est pas porteur d’améliorations incontournables et acceptées, notamment en termes de sécurité ?

Cette question, nombreux habitants de Ruoms, de Labeaume et d'ailleurs se la posent à la seule évocation de ce projet d'«effacement du seuil des Brasseries» sur la rivière de l'Ardèche. Erigé au nom de directives du droit communautaire, cette entreprise serait justifiée par la nécessité d'un rétablissement de la continuité écologique.

Un argument étonnant lorsque l'on sait que sept autres ouvrages (1) jalonnent le lit de la rivière en aval de Ruoms et qu'il conviendrait par conséquent dans cette logique de continuité de s'intéresser à l'ensemble des ouvrages plutôt qu'à un seul. Par ailleurs,  si l'objectif recherché est bien de permettre à la faune piscicole de remonter le cours de la rivière, ne serait-il pas plus opportun de commencer la réflexion par les ouvrages situés en aval? Nonobstant le fait que d'autres solutions moins impactantes existent pour y parvenir.

Cette incohérence, parmi de nombreuses autres, a été soulevée lors d'une réunion publique au printemps 2014 à Ruoms au cours de laquelle l'assemblée fort nombreuse a rappelé son attachement au patrimoine que constitue cet ouvrage et sa ferme opposition au projet de sa destruction (2). Il est par ailleurs légitime de s’interroger sur la pertinence du coût élevé (plusieurs dizaines de milliers d’euros) des études réalisées à ce jour qui tentent de défendre l’intérêt d’un tel projet. Ces études ont vocation à convaincre l'Etat, ultime décisionnaire.

Dans ce contexte, il est apparu nécessaire d'apporter une contre argumentation étayée et portée par une association tout nouvellement créée de défense de ce patrimoine (3). L'acte fondateur de cette démarche s’est traduit par l'organisation d'une réunion publique au printemps 2014 au cours de laquelle les arguments en faveur du maintien de l'ouvrage ont été pour la première fois exposés au plus grand nombre.

Voici en préalable de manière non exhaustive quelques-uns de ces arguments.

La sécurité de l’ouvrage en particulier, et de la rivière en général
La risques inhérents à la pratique des loisirs (pêche, canoë, natation, randonnée) sur une rivière ne sont aucunement liés à la rivière elle-même et à ses aménagements, mais au niveau d’eau qui peut en effet varier sensiblement à la faveur de fortes pluies. L’effet cumulé de la vitesse d’écoulement de l’eau et de la force des mouvements d’eau accroît le danger de manière proportionnelle à la hauteur d’eau. Par ailleurs, ces dangers concernent l’ensemble du linéaire de la rivière et non seulement les parties aménagées. L’observation de l’accidentologie de la rivière Ardèche au cours des vingt dernières années révèle en effet que les accidents graves surviennent bien davantage sur les parties naturelles de la rivière que sur les parties aménagées. Parmi de nombreux autres, les exemples des drames survenus récemment sur les rapides du Cirque de Gens (12 mai 2012), du Rocher de Cayre Creyt (30 août 2011), du Charlemagne (15 sept. 2004), de la Dent Noire (10 avril 2009 / 20 sept. 2012) ou encore de la Toupine (2 juin 2013 / 27 juil. 2014) nous le confirment de manière très claire. Faut-il pour autant « effacer » tous ces obstacles de la rivière ? La réponse est évidemment non. D’une part, le dénivelé naturel de la rivière ne permet pas de supprimer complètement un obstacle avant tout constitué par une rupture de pente, et d’autre part, il appartient avant tout aux acteurs de la rivière, aux premiers rangs desquels les gestionnaires institutionnels en concertation avec les professionnels de l’activité de location, de tout mettre en œuvre pour qu’une information pertinente et efficace soit mise en œuvre (orale et visuelle) et que des services de sécurité adaptés à la fréquentation de la rivière puissent se déployer sur les rapides pouvant constituer un danger comme cela est déjà le cas sur certains passages dans les Gorges de l’Ardèche (Dent Noire et Toupine).

Sur le plan réglementaire, les arrêtés régissant la navigation en aval de Sampzon sont très précis, en indiquant notamment une limite de hauteur d’eau à la location de canoë. Déterminée avec l’aide des professionnels de l’encadrement et de la location de canoë, cette indication de hauteur d’eau a été fixée selon le danger objectif des obstacles. La côte à partir de laquelle le danger devenait réel (par exemple l’apparition d’un siphon au passage d’un rapide ou du phénomène de rappel en pied de seuil par exemple) est devenue la référence au-delà de laquelle l’activité de location devenait interdite. Bien que cette réglementation n’élimine pas tous les dangers de la rivière, celle-ci a très certainement contribué à réduire sensiblement le nombre d’accidents. Pour la partie de rivière située en amont de Sampzon, la réglementation est en revanche beaucoup moins précise et se fonde sur la référence à une échelle (Vogüé) qui ne semble plus calibrée correctement en raison des mouvements du lit de la rivière. Cette situation crée un vide juridique, ce qui peut entraîner de réels dangers aussi bien sur les parties naturelles qu’aménagées de la rivière. Une extension à tout le linéaire de la rivière des règles appliquées en aval de Sampzon paraît donc primordiale en prévoyant notamment l’installation sur le secteur de Ruoms (en amont des confluences de la Beaume et du Chassezac) d’une échelle dé référence pour la partie amont. Enfin, en termes d’information, la signalétique mise en place sur la rivière est clairement défaillante. Il convient urgemment que les services auxquels cette mission de signalétique a été déléguée s’emploient au plus vite à y remédier.


La valeur patrimoniale de l'ouvrage (4)
Système hydrographique et installations humaines sont étroitement liés au site des Défilés de Ruoms depuis de nombreux siècles. Dès la Préhistoire, cette richesse aquatique n'a pas échappé aux habitants, comme en témoignent les nombreuses trouvailles faites le long des rivières, notamment de l'époque des premiers agriculteurs du Néolithique. L'occupation du lieu persiste à l'époque romaine sous le village médiéval actuel. Ce village que nous connaissons aujourd'hui s'est formé au Xème siècle autour d'une dépendance, un "prieuré" de la richissime abbaye de Cluny. Il s'agit d'une donation de terre, et probablement d'installations agricoles, faites du temps de l'abbé Mayeul (954-994). Second abbé du célèbre monastère bourguignon, il fut également un influent personnage de son époque. Différentes recherches historiques menées récemment ont révélé que le moulin attenant au seuil présente des méthodes de construction utilisant l'appareil à bossage, ce qui est caractéristique de l'époque médiévale et qui permet de dater l'ouvrage au 13ème siècle. Inventée dès l'Antiquité, le moulin à eau permettait d'utiliser par gravité la force motrice des cours d'eau pour transformer le grain en farine, les noix en huile, le chanvre en teille ou encore plus tard pour produire de l'énergie. Pour fonctionner, un moulin à eau doit disposer d'une certaine hauteur de chute d'eau (le dénivelé). La différence de hauteur nécessaire était obtenue grâce à des canaux d'amenée (le « béal » en occitan) ou par des seuils naturels ou artificiels. La partie amont du moulin constituait alors un réservoir appelé bief. Plusieurs ancrages décelés dans les fondations de l’ouvrage ruomsois attestent de la présence d'un ancien seuil construit en bois. Cette technique est maîtrisée et utilisée depuis plus de 3000 ans (5). Sans doute construit à l'aide de gabions sur un site naturellement propice (faible largeur de la rivière et enrochement sur les deux rives assurant un ancrage solide), ce seuil  permettait d'obtenir une retenue d'eau et ainsi le dénivelé nécessaire au fonctionnement mécanique du moulin. On devine par ailleurs les fondations d’une ancienne construction dans le lit de la rivière en aval de l’ouvrage actuel. Le seuil des Brasseries de Ruoms est donc très ancien, de plusieurs siècles, et constitue ainsi l’un des plus vieux ouvrages qui jalonnent le parcours de la rivière. Il est donc tout à fait légitime que les habitants y soient attachés et ne souhaitent pas que ce patrimoine séculaire disparaisse de leur territoire.

L’utilité de l’ouvrage
sur le plan énergétique
Le propriétaire de l’ouvrage et du moulin est favorable à la poursuite de son activité de production d’énergie hydraulique, une démarche qui s’inscrit dans la continuité de toutes les politiques environnementales actuelles qui plébiscitent sans réserve ce type d’activité non polluante. Toutefois, la pérennité de son activité est soumise au renouvellement de sa concession d’exploitation, laquelle est conditionnée par la construction – à ses frais – d’un dispositif permettant la remontée de la faune piscicole. Le coût de financement  d’un tel dispositif est trop important pour qu’il puisse y répondre favorablement et aucune aide publique ne lui a été proposée, contrairement à de nombreux autres ouvrages privés qui ont pu bénéficier de l’expertise de bureaux d’études et de subventions publiques. Dans le cadre de la fongibilité des crédits qu’imposent notamment les nouvelles lois organiques relatives au lois de finances, il aurait été opportun que les deniers publics qui ont servi au financement des études présentées puissent être plutôt fléchés vers une aide à ces aménagements dont l’intérêt public est incontestable.

sur le plan touristique 
Les acteurs du tourisme – dont les usagers de la rivière  (6) - considèrent que l’ouvrage est indispensable au maintien de leur activité et que rien ne garantit la possibilité d’une navigation en sécurité en cas de disparition de l’ouvrage en particulier sur tout le linéaire de sa zone d’influence en amont (près de deux kilomètres). Le plan d’eau en amont de l’ouvrage constitue une zone particulièrement propice à la navigation dans un environnement préservé sous les Défilés de Ruoms.


La continuité écologique
Au moins quatre ouvrages en aval : St Martin, Vallon, Salavas et le Mas Neuf ont été équipés ces dernières années de passes à canoës et de passes à poissons. Grâce au travail conjoint des services de l’Etat et des collectivités territoriales, le seuil des Brasseries de Ruoms a été équipé en 1989 d’une passe à canoës qui a permis d’ouvrir le parcours entre Balazuc et Ruoms, qui chaque année rencontre un succès grandissant tout en délestant les parcours des Gorges de l’Ardèche. D’autre part, cette ouverture a engendré une forte activité économique sur l’ensemble du bassin concerné et permis la création de nombreux emplois. Il apparaît donc étonnant que l’installation des passes à poissons des seuils situés en aval n’ait pas encore été possible à Ruoms d’autant plus que les projets existent déjà et ont été publiés dans le cadre d’une étude du programme Life consacrée à l’Apron pour un coût estimatif de 372 k€ (8). Les équipements proposés par cette étude sont en tous points similaires à ceux installés en aval.

D’autre part, le responsable de l’association de pêche locale, qui connaît parfaitement la rivière en amont comme en aval de l’ouvrage depuis plus de 40 ans atteste que la faune piscicole est bien présente sous les défilés en amont de l’ouvrage où la pratique de la pêche est non seulement possible mais aussi très appréciée.

Le transport des solides
Au moyen de simulations pour le moins étonnantes qui ne respectent ni le profil naturel de la rivière, ni les principes fondamentaux de l’écoulement des fluides, les études présentées auraient pour ambition de faire croire que le seuil des brasseries constituerait un obstacle au transport des solides (sables et galets). L’étude de la morphodynamique relative au transport des solides en rivière indique que la recherche fondamentale dans ce domaine reste empirique et très fluctuante en raison de la grande diversité de situations et de phénomènes selon les milieux étudiés. Pour autant, le recours aux nouvelles technologies permet d'affiner les connaissances, notamment par des modélisations de plus en plus fidèles aux réalités qui caractérisent la dynamique physique des cours d'eau. On sait notamment que le transport sédimentaire et donc les modifications morphologiques se produisent quasiment de manière exclusive pendant les périodes de crues qui constituent des phénomènes instationnaires et complexes (9). A l'étiage, le transport des solides est inexistant (10). Lors de la mise en charge du cours d'eau, consécutivement à de fortes précipitations sur le bassin versant, la vitesse et le débit s'accélèrent, les matériaux solides sont alors déplacés d'abord sur le fond (phénomène de charriage) puis transportés en suspension selon l'intensité de la crue. Plus la vitesse et le débit des écoulements sont importants, plus les solides sont transportés en suspension vers l'aval, leur permettant de franchir les obstacles. Dans le cas d’un seuil de faible hauteur, l'impact de l'ouvrage sur le transport des solides est nul lorsque le seuil est dit "atterri", c'est à dire lorsque la rivière a retrouvé son profil initial à l'aval du seuil, ce qui est précisément le cas de l'Ardèche en aval du seuil des brasseries, ou de tous les autres seuils anciens désormais intégrés à leur environnement.

Comme la plupart des autres ouvrages du linéaire de l’Ardèche, et contrairement aux ouvrages de bien plus grande ampleur - tels par exemple que celui de Malarce sur le Chassezac - le seuil des Brasseries de Ruoms n’oppose donc aucun obstacle au transport des solides. Pour s’en convaincre au-delà de ces éléments techniques, la simple observation des galets qui recouvrent abondamment la rive en aval de l’ouvrage, provenant du bassin versant et en tous points similaires à ceux que l’on trouve en amont, suffit à comprendre que les solides franchissent aisément le seuil. L’une des hypothèses avancée par les bureaux d’études consisterait à éventrer l’ouvrage de brèches béantes dont l’intérêt invoqué serait de permettre le passage de ces solides. Cette idée certes imaginative ne répond à aucune logique physique car la trajectoire des solides ne saurait en aucun cas être contrainte au point de passer de manière disciplinée par de telles ouvertures bien plus dangereuses qu’utiles.

Les conséquences désastreuses d’une destruction du seuil
Sur le plan écologique, les conséquences de la destruction de l’ouvrage seraient désastreuses. En premier lieu, le caractère séculaire de l’ouvrage a permis l’installation durable de biotopes particuliers sur sa zone d’influence en amont. La disparition de l’ouvrage entraînerait aussitôt la disparition de ces biotopes. Par ailleurs, les surfaces émergées après la disparition du plan d’eau en amont seraient très rapidement colonisées par des espèces invasives au premier rang desquelles l’ambroisie, véritable fléau local, cause de nombreuses pathologies allergènes. Rappelons à ce propos que la stabilité locale du plan d’eau et l’inaccessibilité de ses rives (la rivière est non domaniale sur ce bief) a permis l’installation d’une flore ripisylve sauvage et préservée d’une grande richesse, refuge de nombreuses espèces d’insectes, d’oiseaux et de rongeurs.

S’agissant de l’érosion, les conséquences seraient là aussi très importantes. D’une part, le plan d’eau en amont joue un rôle d’amortisseur des fluctuations du niveau de la rivière grâce à la hauteur d’eau garantie par le seuil. La disparition de l’ouvrage entraînerait inexorablement une érosion des berges d’autant plus marquée que ces surfaces sont immergées depuis plusieurs siècles. D’autre part, les deux piles du Pont de la Bigournette situé une centaine de mètres en amont du seuil ont été construites en 1895, postérieurement au seuil, et leurs fondations n’ont donc jamais subi les affres érosifs de l’oxygène. La destruction du barrage entraînera donc des coûts très onéreux de consolidation de l’ouvrage afin de prévenir les conséquences de l’érosion, notamment le déchaussement. Il en est de même pour les fondations du bâtiment des Brasseries.


En conclusion
Fort de ces éléments, et de l’attachement que les habitants portent à ce patrimoine de leur histoire, ce projet de destruction du seuil des Brasseries de Ruoms est tellement dénué de sens que l’on peine à en comprendre les vrais fondements. Notre démarche vise à démontrer que ce projet n’est d’aucune utilité et que la continuité écologique peut parfaitement être renforcée au moyen d’équipements largement expérimentés sur d’autres ouvrages similaires de la rivière. Nous souhaitons que ce projet destructeur soit définitivement abandonné au profit d’une gestion intelligente et pérenne de ce patrimoine séculaire et de son influence sur les milieux.

Enfin, au-delà de ces arguments techniques et patrimoniaux qui confortent le bon sens, il est évident que l’unité du lieu que lui confère précisément cette configuration du seuil et du plan d’eau qui le précède serait définitivement perdue en cas de destruction de l’ouvrage, entraînant de manière irrémédiable la disparition des magnifiques Défilés de Ruoms tels que nous les connaissons depuis plusieurs centaines d’années.

(1) Seuil de la confluence avec le Rhône, Seuil de St Martin d’Ardèche, Seuil de Vallon Pont d’Arc, Seuil de Salavas, Seuil du Mas Neuf, Seuil du Moulin de Sampzon, Seuil de l’Usine sous Roche
(2) Le Dauphiné Libéré du 22 avril 2013 / La Tribune du 25 avril 2013
(3) Association des riverains pour la Sauvegarde du Patrimoine du quartier de la Bigournette, des Brasseries et des défilés de Labeaume et de Ruoms.
(4) Recherches effectuées par Jean-Claude FIALON et Nicolas CLEMENT (Archéologue)
(5) Réf. SMITH 1970, SCHNITTER 1994
(6) Notamment par avis du Comité Départemental de canoë-kayak
(7) Eaux-Vives d’Ardèche – Claude Peschier – Grège 1997
(8) Etude préliminaire LIFNAT/FR/000083 programme Life Apron II - 2008
(9) in Th. P.Belleudy / nov. 2001
(10) G.Degoutte - Cours de Transport Solide en hydraulique fluviale - Paris Tech - 2007

Adresse de contact : Association de sauvegarde du patrimoine de la Bigournette – Mairie – 07120 Labeaume

Illustrations : © Mathieu Morverand

19/03/2016

L'Onema, l'alose et le bassin Dordogne-Garonne: c'est la faute aux barrages, forcément

Rapportant sur son site grand public un colloque tenu en 2015 sur la grande alose, l'Onema suggère que la baisse d'un facteur 100 depuis 1990 du recrutement de cette espèce en Garonne et Dordogne pourrait être due aux barrages. Extraordinaire, car ces ouvrages n'ont nullement été construits voici 20 ans, mais plus d'un siècle pour la plupart. Et la baisse s'observe dès l'aval des ouvrages. En fait, on ne sait pas pourquoi le recrutement de l'alose a baissé aussi drastiquement en l'espace de deux décennies. Mais taper sur les barrages, c'est devenu de l'ordre du réflexe à l'Onema.  

Le site de l'Onema observe dans cet article : "un autre constat bien plus négatif et sans appel est fait sur l’axe Gironde-Garonne-Dordogne. Une régression de la population est notable : au milieu des années 1990, 700.000 aloses remontaient la Garonne et la Dordogne, aujourd’hui, elles ne sont plus que 5 à 10000. Une des causes mise en avant est la difficulté à passer les ouvrages très présents sur les 2 axes (Mauzac, Tuilières, Bergerac, Golfech …), même lorsqu’ils comportent des passes à poissons."

Le barrage de Mauzac a été construit en 1839, rehaussé en 1921. Une passe à poissons y a été installé en 1986, une autre en 2004. Le barrage de Tuilières a été construit en 1844, puis rehaussé en 1905. Plusieurs passes ou ascenseurs à poissons ont été installés (1989, 1997). Le barrage de Bergerac a été construit en 1839. Des échelles à poissons y ont été construites en 185, 1872, 1887, 1987 et enfin 2010. Le barrage de Golfech (Malause) a été mis en service en 1973. Il a été équipé en 1985 d'un ascenseur à poisons. Tous ces barrages sont gérés par EDF. Le premier obstacle est à 270 km de l'estuaire sur la Garonne, à 190 km sur la Dordogne.

Donc, les rédacteurs de l'Onema rapportent sur deux décennies une baisse d'un facteur 100 de la présence d'aloses dans le bassin Gironde-Garonne-Dordogne, et ils en attribuent la cause probable à des ouvrages qui sont présents pour 3 d'entre eux depuis 100 à 150 ans, qui sont tous équipés de dispositifs de franchissement, qui ont plutôt amélioré leur gestion environnementale ces dernières décennies et qui sont fort à l'amont de l'embouchure. Les aloses étaient encore 700.000 au début des années 1990 et d'un seul coup, elles auraient été terrassées en masse par les barrages présents sur les lits depuis des générations. La baisse soudaine d'un recrutement piscicole attribué à une cause ancienne mais qui exprimerait une sorte d'effet-retard  : il faut évidemment un esprit assez tortueux pour avancer cela. Un peu comme la disparition rapide des anguilles à compter des années 1970 que certains attribuent à des moulins présents avant la Révolution française...

Au demeurant, l'étude des présentations du colloque (lien ci-dessous) montre que certaines communications ont analysé la franchissabilité des passes (qui est très médiocre, voir Epidor 2015) sans pour autant attribuer la baisse récente du stock à ce facteur causal (et sans envisager l'hypothèse de l'effacement des ouvrages – ce sont des barrages des amis d'EDF, pas de modestes moulins que l'on peut matraquer en paix). Certains affirment que l'Onema doit être respecté comme "conseiller technique et scientifique du gouvernement" et voudraient même que cela soit marqué comme tel dans une "charte des moulins". Mais l'Onema sera respecté quand il sera respectable. Une approche scientifique des milieux aquatiques, oui, avec dans ce cas toutes les précautions qu'implique la communication des hypothèses de science au grand public et aux décideurs ; un organe de propagande au service du dogme de la destruction des ouvrages, non merci, on a déjà divers lobbies qui excellent dans ce registre bas de gamme.

Au final, personne ne semble avoir la réponse à la question la plus importante : pourquoi donc observe-t-on une telle baisse de la présence de l'alose dans le bassin Adour-Garonne, à l'aval des ouvrages, y compris après le (très tardif) moratoire sur la pêche de 2008 ? Il nous manque manifestement des paramètres dans la compréhension de la variabilité (naturelle ? forcée ?) interannuelle et pluridécennale du recrutement de cette espèce. Cherchons et étudions un peu plus, réglementons, interdisons, aménageons et effaçons un peu moins…

A lireActes du colloque Life+ 2015 à Bergerac ; Brochure Life+ Alose
Illustration : déclin récent du recrutement d'aloses en Dordogne-Garonne, extrait de la communication d'A. Chaumel au colloque.