Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), agissant comme Autorité environnementale, vient de rendre un avis pour le moins critique sur le nouveau Programme d'actions national nitrates proposé par le gouvernement. Le CGEDD est obligé de se référer à ses deux précédents rapports, qui n'avaient pas été suivis d'effets (une mauvaise habitude que connaît hélas le monde des ouvrages hydrauliques). Parmi les reproches: pas d'analyse quantitative permettant de suivre les effets des mesures, mauvaise prise en compte de la qualité de l'eau et des objectifs DCE 2000, pas de garantie sur l'eutrophisation, simple nettoyage formel des programmes précédents pour éviter la condamnation de la Cour de justice de l'Union européenne suite à la mise en demeure de 2014. Ce bricolage permanent sans queue ni tête, ce pilotage à vue où l'on navigue de mesures inappliquées en objectifs inapplicables et de diagnostics sans preuves en actions sans effets, nous le retrouvons désormais dans toutes les strates de la politique française de l'eau. Pendant ce temps-là, les destructeurs du patrimoine hydraulique nous jurent la main sur le coeur que "tout est fait pour les autres impacts sur la rivière, les pollutions sont déjà traitées". Allons donc... Ci-dessous synthèse du rapport.
"La directive n°91/676/CEE du 12 décembre 1991, dite directive « nitrates », vise la réduction et la prévention de la pollution des eaux par l’azote d’origine agricole (engrais chimiques, déjections animales et effluents d’élevage). Elle a notamment instauré des « zones vulnérables » (définies sur des critères de concentration en nitrates dans l’eau ou d’eutrophisation), dans lesquelles doivent être mis en œuvre des « programmes d’action » visant à restaurer la qualité des eaux et des milieux aquatiques. En France, un programme d’actions national est établi sous la responsabilité des ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement. Il est complété dans chaque région par un programme d’actions régional.
Les principaux enjeux environnementaux du programme d’action nitrates sont liés à l’équilibre du cycle de l’azote et à son impact sur les différents milieux : la contamination par les nitrates des eaux souterraines et superficielles ; les impacts sur les milieux en particulier l’eutrophisation des milieux aquatiques continen- taux et marins ; l’intégrité des sites Natura 2000.
Le document transmis à l’Ae est un nouveau projet d’arrêté modifiant le programme d’actions national en vigueur depuis 2013 ; l’Ae avait déjà formulé deux avis sur les programmes nationaux précédents2. Elle renouvelle les recommandations qu'elle avait déjà faites en 2011 et en 2013, toujours non prises en compte dans ce document et recommande, en conséquence, que les avis n° 2011-49 et n° 2013-53 soient joints au dossier de consultation.
Les modifications apparaissent davantage motivées par la nécessité de répondre a minima aux attendus d’un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne que par l’ambition de restaurer les écosystèmes perturbés par l’excès d’azote. Alors que ce programme d’actions nitrates devrait être un levier de mise en oeuvre de la directive cadre sur l’eau, visant à restaurer la qualité des écosystèmes, l’analyse privilégie un seuil de qualité chimique des eaux qui ne garantit pas l'absence d’eutrophisation.
L’évaluation environnementale, qui est claire, ne concerne que les modifications prévues par ce projet d’arrêté et revient très peu sur l’évaluation du programme dans son ensemble.
L’évaluation environnementale ne recourt pas à des méthodes quantitatives qui permettraient de vérifier l’efficacité des mesures. L'Ae renouvelle sa recommandation de réaliser une évaluation globale du programme d’actions national et des programmes d'actions régionaux, indispensable pour vérifier la pertinence de l’ajustement des mesures pour l’atteinte des résultats recherchés, tout particulièrement vis-à-vis des milieux les plus sensibles.
L’Ae recommande que l’évaluation environnementale démontre et quantifie dans quelle mesure le programme rendra possible la diminution de l’eutrophisation des milieux aquatiques vulnérables aux nitrates, et qu’elle démontre l’existence ou l’absence d’incidence significative sur les sites Natura 2000. S’appuyant sur le concept de «cascade de l’azote», l’Ae recommande également que l’évaluation du programme d’actions prenne en compte, d’autres questions environnementales liées à l’excès d’azote (qualité de l’air, santé humaine, émissions de gaz à effet de serre...)."
Source : CGEDD, Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le programme d'actions national nitrates, n°2015-101 adopté lors de la séance du 16 mars 2016
Illustration : marée verte dans le Finistère, par Thesupermat - travail personnel, GFDL
26/03/2016
25/03/2016
Quelles espèces circulent dans les passes à poissons ? (Benitez et al 2015)
Des chercheurs belges ont procédé pendant 6 ans à des prises hebdomadaires dans deux passes à poissons installées sur les rivières Berwinne et Amblève, affluents de taille intermédiaire de la Meuse et de l'Ourthe. Le nombre total de poissons capturés annuellement est de l'ordre de quelques centaines, avec un effet d'appel la première année. Si les salmonidés et les grands cyprinidés dominent en biomasse, de nombreuses petites espèces les utilisent également. Une proportion importante des passages des adultes est liée à des périodes migratoires, les juvéniles ayant des comportements plus variables. Les auteurs concluent qu'il vaut mieux concevoir des passes toutes espèces. Ce travail montre une certaine efficacité des passes, utilisées (même très sporadiquement) par 80 à 100% des espèces présentes dans les rivières, mais il pose cependant plusieurs questions complémentaires, non envisagées dans l'article de recherche. Quelle proportion de poisson au sein de chaque espèce emprunte la passe par rapport à ceux qui restent sur leur territoire aval? Quels bénéfices durables observe-t-on pour l'évolution des peuplements aval et amont, au-delà du constat de franchissement? Si le gain écologique est jugé d'intérêt, comment finance-t-on la généralisation de ces passes à poissons, dispositifs connus pour être coûteux, en particulier s'ils sont conçus pour toutes les capacités de nage et de saut?
Les poissons présentent tous des comportements de mobilité dans le fluide qui les abrite. Certains mouvements de longue distance correspondent à des migrations périodiques, assez bien documentées chez les espèces concernées. Mais les autres facteurs et traits de mobilité restent peu connus à ce jour. Les passes à poissons sont les dispositifs les plus souvent implémentés pour restaurer une connectivité longitudinale dans la rivière, en particulier pour assurer la montaison des migrateurs, qui cherchent des habitats spécifiques pour y déposer leurs oeufs et dont les larves seront ensuite ramenées vers l'aval par le courant. Ces passes sont souvent conçues pour des espèces "nobles" (désignées comment telles par les pêcheurs) : "les espèces de poissons moins nobles ont été longtemps négligées et restent pauvrement comprises quant à leur utilisation des passes à poissons", notent les auteurs qui travaillent à l'Université de Liège, Unité de biologie du comportement (Jean-Philippe Benitez, Billy Nzau Matondo, Arnaud Dierckx, Michaël Ovidio). De là cette étude du passage observé dans les dispositifs de franchissement.
Les sites des passes de Berneau (rivière Berwinne) et Lorcé (rivière Amblève) ont respectivement les caractéristiques suivantes : linéaires de 29 et 93 km, bassin versant de 131 et 1083 km2, module de 1,9 et 19,3 m3/s, pente moyenne 7,5 et 5,2‰, hauteur des obstacles de 1,4 et 3,3 m, longueur des passes de 16 et 67 m, 4 et 15 bassins, chutes interbassins de 0,3 et 0,25 m, zone à ombre / barbeau (Huet) à dominante truite et à dominante barbeau, qualité bonne et moyenne de l'eau. Ce sont donc des dimensions et des caractéristiques représentatives des têtes et milieux de bassin.
Les passes ont été suivies deux à trois fois par semaine pendant six ans (2002-2008 et 2007-2013), avec capture (dans le dernier bassin) et mesure des individus. Ce n'est pas un test d'efficacité relative où l'on place des puces sur une population témoin de poissons (protocole coûteux si l'on veut obtenir un échantillon représentatif), mais une analyse empirique de franchissement.
Voici quelques-uns des principaux résultats :
Discussion
Les chercheurs de l'Université de Liège montrent que les passes à poissons peuvent être empruntées par des espèces diverses, même si par conception les grands poissons des familles salmonidés et cyprinidés rhéophiles en sont souvent les premières cibles.
Plusieurs données complémentaires importantes seraient utiles pour mesurer l'intérêt réel des passes étudiées. La première est une estimation du recrutement potentiel des poissons dans la zone aval, afin d'avoir une idée de l'usage rapporté à la population. Par exemple si l'on compte une population estimée de 5000 barbeaux à l'aval (dans la zone de mobilité habituelle de cette espèce, quelques kilomètres) mais que quelques dizaines empruntent la passe chaque année, soit cette dernière n'est pas attractive ou efficace, soit elle ne correspond pas à un besoin essentiel de la population de barbeau, dont la mobilité est réduite. La seconde donnée d'intérêt, ce sont des pêches de contrôle dans la zone amont, tout au long des six ans de l'étude : trouve-t-on un gain significatif dans l'évolution et la structure des populations amont ? Ce n'est pas garanti en soi, le niveau d'occupation des niches et de compétition intra-ou interspécifique dans la zone colonisée permet d'accueillir plus ou mois de nouveaux individus, par exemple. La réponse de la population amont en richesse spécifique, biomasse, abondance individuelle et structure d'âge reste quand même le premier motif de construction d'une passe à poissons.
Dans l'absolu, des passes ou autres dispositifs de franchissement ouverts à toutes espèces sont préférables car elles restaurent la fonctionnalité perdue au droit de l'ouvrage pour le spectre le plus large du peuplement piscicole du cours d'eau. Mais l'aménagement de rivière ne se réalise jamais dans l'absolu, ni dans l'idéal du chercheur en hydrobiologie ! En général, moins une passe est sélective, plus elle est coûteuse : elle doit en effet garantir à toutes saisons une vitesse, une pente, une différence de hauteur (si bassins), une puissance spécifique et un tirant d'eau adaptés à des capacités de nage et de saut très variables des espèces, et des âges des individus dans chaque espèce. Donc, la conception sera plus complexe et le chantier plus important (pente faible, davantage d'emprise amont et aval du barrage) qu'une passe plus standardisée pour des migrateurs à fortes capacités de franchissement.
Or, il est aujourd'hui manifeste que le coût est un facteur limitant du déploiement des passes à poissons, notamment dans l'expérience française : ces coûts sont inabordables aux particuliers, posent problème aux petits exploitants (parfois plusieurs années de chiffres d'affaire donc non-envisageable économiquement), grèvent le budget des Agence de l'eau s'il faut engager un grand nombre de chantiers. Prenons l'exemple des départements de Côte d'Or et de l'Yonne. On compte environ 300 ouvrages en rivières classées liste 2 dans chaque département. Si l'on considère un coût moyen de 100 k€ par passe (ce qui est optimiste pour des passes toutes espèces), le total atteint les 60 millions d'euros. Cette somme est considérable pour deux départements : elle ne peut être engagée qu'après avoir garanti des gains écologiques substantiels pour les populations piscicoles concernées, pas simplement pour "tester" s'il passe plusieurs dizaines ou centaines d'individus par an dans chaque passe.
Au regard de forte contrainte financière pesant sur la restauration de franchissabilité par les passes à poissons, et dans l'hypothèse où l'on ne déploie pas des solutions standardisées à moindre coût (mais moindre efficacité), il ne paraît pas viable d'en généraliser l'exigence sur tous les ouvrages, au moins à court terme. Il faudrait donc faire des choix dictés par l'intérêt écologique : niveaux passé, actuel et potentiel de biodiversité du tronçon ; structures des populations présentes ; déficit des espèces-cibles d'intérêt patrimonial ; connectivité retrouvée avec des affluents de dimension assez importante à l'amont de l'ouvrage, etc. Au demeurant, ce travail détaillé aurait dû être réalisé avant le classement des rivières de 2012-2013, au lieu de masses d'eau entières sans réalisme sur le financement et le calendrier ni précision sur la dynamique piscicole. Une fois les rivières mieux modélisées, et donc certains sites priorisés pour leur poids en terme de connectivité sur des linéaires à biodiversité appauvrie, le choix de passes toutes espèces serait éventuellement plus avisé.
Référence : Benitez JP et al (2015), An overview of potamodromous fish upstream movements in medium-sized rivers, by means of fish passes monitoring, Aquat Ecol, 49, 481–497
Nous remercions les auteurs (JP Benitez) de nous avoir transmis une copie de leur travail. Une version courte du compte-rendu de leurs observations est disponible en libre accès dans la conférence Benitez et al 2014 (pdf, anglais).
Les poissons présentent tous des comportements de mobilité dans le fluide qui les abrite. Certains mouvements de longue distance correspondent à des migrations périodiques, assez bien documentées chez les espèces concernées. Mais les autres facteurs et traits de mobilité restent peu connus à ce jour. Les passes à poissons sont les dispositifs les plus souvent implémentés pour restaurer une connectivité longitudinale dans la rivière, en particulier pour assurer la montaison des migrateurs, qui cherchent des habitats spécifiques pour y déposer leurs oeufs et dont les larves seront ensuite ramenées vers l'aval par le courant. Ces passes sont souvent conçues pour des espèces "nobles" (désignées comment telles par les pêcheurs) : "les espèces de poissons moins nobles ont été longtemps négligées et restent pauvrement comprises quant à leur utilisation des passes à poissons", notent les auteurs qui travaillent à l'Université de Liège, Unité de biologie du comportement (Jean-Philippe Benitez, Billy Nzau Matondo, Arnaud Dierckx, Michaël Ovidio). De là cette étude du passage observé dans les dispositifs de franchissement.
Le contexte des passes étudiées, illustration extraite de Benitez et al 2015, art cit, droit de courte citation.
Les passes ont été suivies deux à trois fois par semaine pendant six ans (2002-2008 et 2007-2013), avec capture (dans le dernier bassin) et mesure des individus. Ce n'est pas un test d'efficacité relative où l'on place des puces sur une population témoin de poissons (protocole coûteux si l'on veut obtenir un échantillon représentatif), mais une analyse empirique de franchissement.
Voici quelques-uns des principaux résultats :
- 1513 individus de 14 espèces ont emprunté la passe de Berneau et 3720 de 22 espèces la passe de Lorcé, soit un nombre d'individus par an de 150-378 et 151-1197 respectivement;
- 80% des espèces présentes dans le cours d'eau ont emprunté au moins une fois la passe à Berneau, 100% à Lorcé;
- les petits cyprinidés (goujon, spirlin, vairon) ont représenté 53% et 71% des individus, soit le groupe le plus important en abondance numérique, les salmonidés (truite, ombre) étant dominant en biomasse à Berneau (69%) et les grands cyprinidés rhéophiles (barbeau, chevesne) à Lorcé (55%);
- les espèces autres que la truite, l'ombre et les cyprinidés rhéophiles sont rares et représentent moins de 1% des captures (gardon, perche, anguille, carpe, brème, etc.);
- la première année a vu la plus grande abondance de poissons de toutes espèces en biomasse, suivie d'années avec des passages plus sporadiques, soit un "effet d'ouverture" vers un nouveau milieu;
- les adultes dominent chez la truite et les petits cyprinidés, les juvéniles chez les grands cyprinidés, mais toutes les tailles s'observent;
- les deux pics du printemps et de l'automne représentent entre 80 et 90% des captures chez les espèces les plus fréquemment observées, mais des passages sporadiques sont observés toute l'année, et certaines espèces sont plus actives en été (spirlin, goujon, loche chez les adultes);
- les salmonidés sont plus nombreux en température fraîche (6-12 °C chez les truites et ombre adultes), sans condition particulière de débit, les autres espèces ont des activités à des températures plus élevées (14 à 20°C chez les chevesnes et barbeaux adultes, les juvéniles de toutes espèces ayant tendance à être plus mobiles à des températures plus élevées que les adultes);
- les mouvements coïncident avec des migrations de reproduction chez des adultes pour 57% des truites, 80% des ombres, 95% des barbeaux et 60% des chevesnes, ce qui laisse d'autres motivations comportementales (recherche de refuge, de nourriture...).
Discussion
Les chercheurs de l'Université de Liège montrent que les passes à poissons peuvent être empruntées par des espèces diverses, même si par conception les grands poissons des familles salmonidés et cyprinidés rhéophiles en sont souvent les premières cibles.
Plusieurs données complémentaires importantes seraient utiles pour mesurer l'intérêt réel des passes étudiées. La première est une estimation du recrutement potentiel des poissons dans la zone aval, afin d'avoir une idée de l'usage rapporté à la population. Par exemple si l'on compte une population estimée de 5000 barbeaux à l'aval (dans la zone de mobilité habituelle de cette espèce, quelques kilomètres) mais que quelques dizaines empruntent la passe chaque année, soit cette dernière n'est pas attractive ou efficace, soit elle ne correspond pas à un besoin essentiel de la population de barbeau, dont la mobilité est réduite. La seconde donnée d'intérêt, ce sont des pêches de contrôle dans la zone amont, tout au long des six ans de l'étude : trouve-t-on un gain significatif dans l'évolution et la structure des populations amont ? Ce n'est pas garanti en soi, le niveau d'occupation des niches et de compétition intra-ou interspécifique dans la zone colonisée permet d'accueillir plus ou mois de nouveaux individus, par exemple. La réponse de la population amont en richesse spécifique, biomasse, abondance individuelle et structure d'âge reste quand même le premier motif de construction d'une passe à poissons.
Dans l'absolu, des passes ou autres dispositifs de franchissement ouverts à toutes espèces sont préférables car elles restaurent la fonctionnalité perdue au droit de l'ouvrage pour le spectre le plus large du peuplement piscicole du cours d'eau. Mais l'aménagement de rivière ne se réalise jamais dans l'absolu, ni dans l'idéal du chercheur en hydrobiologie ! En général, moins une passe est sélective, plus elle est coûteuse : elle doit en effet garantir à toutes saisons une vitesse, une pente, une différence de hauteur (si bassins), une puissance spécifique et un tirant d'eau adaptés à des capacités de nage et de saut très variables des espèces, et des âges des individus dans chaque espèce. Donc, la conception sera plus complexe et le chantier plus important (pente faible, davantage d'emprise amont et aval du barrage) qu'une passe plus standardisée pour des migrateurs à fortes capacités de franchissement.
Or, il est aujourd'hui manifeste que le coût est un facteur limitant du déploiement des passes à poissons, notamment dans l'expérience française : ces coûts sont inabordables aux particuliers, posent problème aux petits exploitants (parfois plusieurs années de chiffres d'affaire donc non-envisageable économiquement), grèvent le budget des Agence de l'eau s'il faut engager un grand nombre de chantiers. Prenons l'exemple des départements de Côte d'Or et de l'Yonne. On compte environ 300 ouvrages en rivières classées liste 2 dans chaque département. Si l'on considère un coût moyen de 100 k€ par passe (ce qui est optimiste pour des passes toutes espèces), le total atteint les 60 millions d'euros. Cette somme est considérable pour deux départements : elle ne peut être engagée qu'après avoir garanti des gains écologiques substantiels pour les populations piscicoles concernées, pas simplement pour "tester" s'il passe plusieurs dizaines ou centaines d'individus par an dans chaque passe.
Au regard de forte contrainte financière pesant sur la restauration de franchissabilité par les passes à poissons, et dans l'hypothèse où l'on ne déploie pas des solutions standardisées à moindre coût (mais moindre efficacité), il ne paraît pas viable d'en généraliser l'exigence sur tous les ouvrages, au moins à court terme. Il faudrait donc faire des choix dictés par l'intérêt écologique : niveaux passé, actuel et potentiel de biodiversité du tronçon ; structures des populations présentes ; déficit des espèces-cibles d'intérêt patrimonial ; connectivité retrouvée avec des affluents de dimension assez importante à l'amont de l'ouvrage, etc. Au demeurant, ce travail détaillé aurait dû être réalisé avant le classement des rivières de 2012-2013, au lieu de masses d'eau entières sans réalisme sur le financement et le calendrier ni précision sur la dynamique piscicole. Une fois les rivières mieux modélisées, et donc certains sites priorisés pour leur poids en terme de connectivité sur des linéaires à biodiversité appauvrie, le choix de passes toutes espèces serait éventuellement plus avisé.
Référence : Benitez JP et al (2015), An overview of potamodromous fish upstream movements in medium-sized rivers, by means of fish passes monitoring, Aquat Ecol, 49, 481–497
Nous remercions les auteurs (JP Benitez) de nous avoir transmis une copie de leur travail. Une version courte du compte-rendu de leurs observations est disponible en libre accès dans la conférence Benitez et al 2014 (pdf, anglais).
24/03/2016
Armançon aval: peuplements piscicoles stables depuis un siècle, effacements inutiles à Tonnerre
Selon le dogme de la continuité écologique "à la française", la présence d'ouvrages hydrauliques sur un linéaire conduit à faire disparaître les espèces d'eaux vives (rhéophiles) et les migrateurs par le jeu combiné de la fragmentation, du réchauffement, du stockage de pollution et de la disparition des habitats. Des travaux d'histoire de l'environnement montrent que sur l'Armançon aval, les populations piscicoles rhéophiles sont remarquablement stables depuis un siècle, malgré l'existence de nombreux seuils et barrages, et que les anguilles sont toujours présentes. Les espèces rhéophiles sont même plus nombreuses aujourd'hui qu'en 1900 sur le Créanton, un affluent de l'Armançon. Cette stabilité séculaire rend peu probable un changement significatif des peuplements aujourd'hui, en tout cas au court terme de nos obligations européennes de qualité de l'eau ; d'autant que l'indice poisson rivière (IPR) de la masse d'eau est déjà en classe "excellente". Le projet d'effacement de deux seuils de Tonnerre (sur une trentaine de la masse d'eau) n'en apparaît que plus dérisoire, avec des effets environnementaux à peu près nuls (changement de répartition des espèces sur quelques centaines de mètres), mais avec des incertitudes sur la tenue du bâti à l'amont des seuils. Cessons d'entretenir les citoyens dans l'ignorance des réalités et refusons la gabegie administrative d'argent public pour des dogmes éloignés de l'intérêt général comme des enjeux écologiques.
Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.
Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).
Les histogrammes ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la répartition des espèces (en gris données historiques, en noir données actuelles). On voit que la truite (Salmo trutta fario) est apparue dans des pêches récentes, que des espèces typiquement rhéophiles comme le barbeau (Barbus barbus) ou le chevesne (Leuciscus cephalus) sont constantes, ou en hausse pour le vairon (Phoxinus phoxinus). Cela ne correspond pas à une tendance vers des espèces banalisées d'eaux chaudes et lentiques, ni à une pression vers l'extinction des rhéophiles.
Les auteurs observent notamment : "Ainsi, la situation des peuplements ne semble guère avoir évolué sur l’Armançon (un affluent de l’Yonne) entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, puisque pour chacune des décennies d’observation (1890-1900 et 2000-2010), les peuplements se situent en positions très voisines. Si les peuplements paraissent avoir été stables pendant tout ce temps, c’est sans doute dû au fait que cette rivière a été aménagée très tôt, non seulement pour la navigation mais également pour le flottage du bois. La navigation sur la rivière de l’Armançon est attestée très anciennement. Déjà au XIIe siècle, elle était naviguée sur sa partie aval de Brienon-sur-Armançon à la confluence avec l’Yonne. Puis la navigation s’est étendue et jusqu’au XVIe siècle, l’Armançon était navigué jusqu’à Tonnerre, soit plus d’une trentaine de kilomètres en amont de Brienon-sur-Armançon (Quantin, 1888). Plus tard, l’activité de flottage du bois est apparue. Celle-ci était pratiquée sur l’Armançon depuis au moins le XVIIIe siècle, soit bien avant les plus anciennes données d’observation qui ont été utilisées dans cette analyse. Selon Ravinet (1824), le flottage du bois sur l’Armançon n’était pratiqué que depuis son entrée dans le département de l’Yonne. Des pertuis destinés à l’activité de flottage étaient présents sur la rivière ; un au niveau de Brienon-sur-Armançon et le second au niveau de Cheny. Les aménagements sur cette rivière sont donc relativement anciens et ont probablement impacté très tôt la faune piscicole. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun changement significatif n’est perceptible sur ce secteur et que le résultat de notre analyse montre une situation stable depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui."
Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.
La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?
On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).
Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.
La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?
La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.
Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.
Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.
Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).
Extrait de Beslagic 2013b, cité ci-dessous, droit de courte citation
Extrait de Beslagic 2013a, cité ci-dessous, droit de courte citation.
Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.
La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?
On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).
Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.
La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?
La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.
Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.
23/03/2016
La restauration physique des rivières peine à prédire ses résultats (Muhar et al 2016)
Connaissez-vous la différence entre la communication politico-administrative et la littérature spécialisée sur les rivières? La première affiche des certitudes, annonce des succès et promet des triomphes ; la seconde examine des faits, souligne des limites et appelle à la prudence modeste dans nos progrès théoriques et pratiques. Nous faisons plutôt confiance aux chercheurs pour notre part. Un numéro spécial de la revue Hydrobiologia analyse le retour d'expérience sur 20 sites de restauration physique de rivière en Europe. Bilan : il existe des gains dans ces opérations, mais souvent sur des traits spécialisés ou des fonctionnalités discrètes. L'effet sur la biodiversité totale est faible à nul, et les changements observés sur les sites restaurés ne répondent pas vraiment à la manière dont la DCE 2000 évalue aujourd'hui des gains écologiques. Ni sans doute le citoyen quand il imagine une rivière restaurée.
Dans le cadre du projet européen REFORM (REstoring rivers FOR effective catchment Management) d'évaluation des restaurations de rivières, des chercheurs ont essayé de cerner la variabilité des résultats observés pour ce type de travaux. Rappelons que cette restauration physique des habitats donne des résultats très contrastés, ce qui est considéré comme un sujet de discussion majeur dans la communauté scientifique depuis une dizaine d'années. Plusieurs raisons pour lesquelles les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous sont suspectées : mauvaise qualité de l'eau, exploitation intensive du bassin versant, altération hydrologique (quantitative), manque de populations sources pour ré-occuper les habitats, existence d'autres barrières de colonisation, effets faibles des restaurations sur des micro-habitats très spécialisés, temps de réponse du milieu excédant le temps de suivi.
Des équipes de chercheurs ont suivi 20 projets en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ces projets avaient des ambitions variables : 10 projets larges (médiane 1,6 km de chenal modifié) et 10 projets plus modestes (0,5 km), sur des bassins versants de 339 à 6275 km2, dans deux types de rivière : petite rivière de montagne à substrat graveleux, rivière de plaine à substrat sableux. Nous restons donc dans la catégorie des projets de petit dimensionnement, par rapport à des travaux menés sur des fleuves et des larges tronçons de plaine alluviale (voir par exemple les publications récentes de l'équipe de Lamouroux sur le Rhône dans Freshwater Biology, synthèse in Lamouroux 2015).
Les mesures de restauration physique consistaient en élargissement de lit chenalisé, création de méandres ou de bras latéraux, modification d'écoulement par pose de gros bois ou rocher, reconnexion d'annexes latérales. Pour l'évaluation, 20 stations de contrôle non restaurées ont été choisies à proximité des 20 sites restaurés. Le tronçon de suivi mesurait 200 à 500 m selon le critère d'intérêt. Les chercheurs ont analysé soit des indices génériques de qualité biologique (macrophytes aquatiques, invertébrés benthiques, poissons) soit des groupes plus spécialisés (scarabées, végétation de plaine inondable).
Dans le papier de synthèse du numéro, S. Mular et leurs collègues donnent quelques indications sur les principaux résultats :
Quelques commentaires
Ce numéro spécial, dont nous avions commenté plus en détail le travail de Schmutz et al 2015 sur les poissons en prépublication électronique, intéressera l'écologiste, le naturaliste, le gestionnaire. Pour le citoyen se demandant où mène la politique de restauration engagée au nom de la DCE, il provoque bien sûr un certain scepticisme.
L'examen de la littérature spécialisée est aux antipodes des effets d'annonce de la communication politique et administrative. Le discours dominant laisse entendre qu'au terme de 3 exercices quinquennaux étalés entre 2010 et 2027, les eaux européennes vont toutes retrouver un bon état morphologique, écologique, chimique, à quelques exceptions près. Et dans l'imaginaire, cela signifie une biodiversité florissante qui aura reconquis comme par magie les rivières et les berges. Il n'en est manifestement rien : les progrès seront lents, incertains et coûteux, en particulier dans le domaine de la restauration physique des masses d'eau où le succès n'est pas du tout garanti compte-tenu des altérations persistantes du bassin versant (dont celles affectant la qualité chimique de l'eau), du caractère encore expérimental des opérations et de la complexité de la réponse biologique aux changements d'habitats à différentes échelles spatiales et temporelles.
Au-delà, la question se pose des progrès que les citoyens consentent à financer. Les gains biologiques mis en avant sont souvent ténus et spécialisés; la notion de services rendus renvoie surtout à des attentes classiques d'appréciation paysagère ou de lutte contre l'aléa; on a dans cet article des exemples d'aménagements non destructifs, donc ceux qui ne sont pas les plus problématiques en terme d'acceptabilité sociale, de coûts d'indemnisation et de changement du cadre de vie des riverains. On risque donc de voir se creuser le fossé culturel et démocratique déjà existant entre des gestionnaires de rivière qui dépensent l'argent public pour des gains hydrobiologiques et hydromorphologiques relevant d'une appréciation de spécialistes sur des dimensions perçues comme assez minuscules par le commun des mortels, des citoyens dont les attentes dominantes vis-à-vis de la rivière ne se situent pas dans ces priorités, des normes bruxelloises de réussite qui ont leur propre logique d'évaluation. Il vaudrait mieux ne pas attendre 2027, année d'échéance de la DCE 2000, pour mettre ces questions sur la table.
Référence : Muhar S et al (2016), Evaluating good-practice cases for river restoration across Europe: context, methodological framework, selected results and recommendations, Hydrobiologia, 769, 1, 3-19
Illustration : site de restauration de la rivière Drau, extrait de Muhar et al 2016 cité ci-dessus, image publiée en licence Creative Commons.
Dans le cadre du projet européen REFORM (REstoring rivers FOR effective catchment Management) d'évaluation des restaurations de rivières, des chercheurs ont essayé de cerner la variabilité des résultats observés pour ce type de travaux. Rappelons que cette restauration physique des habitats donne des résultats très contrastés, ce qui est considéré comme un sujet de discussion majeur dans la communauté scientifique depuis une dizaine d'années. Plusieurs raisons pour lesquelles les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous sont suspectées : mauvaise qualité de l'eau, exploitation intensive du bassin versant, altération hydrologique (quantitative), manque de populations sources pour ré-occuper les habitats, existence d'autres barrières de colonisation, effets faibles des restaurations sur des micro-habitats très spécialisés, temps de réponse du milieu excédant le temps de suivi.
Des équipes de chercheurs ont suivi 20 projets en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ces projets avaient des ambitions variables : 10 projets larges (médiane 1,6 km de chenal modifié) et 10 projets plus modestes (0,5 km), sur des bassins versants de 339 à 6275 km2, dans deux types de rivière : petite rivière de montagne à substrat graveleux, rivière de plaine à substrat sableux. Nous restons donc dans la catégorie des projets de petit dimensionnement, par rapport à des travaux menés sur des fleuves et des larges tronçons de plaine alluviale (voir par exemple les publications récentes de l'équipe de Lamouroux sur le Rhône dans Freshwater Biology, synthèse in Lamouroux 2015).
Les mesures de restauration physique consistaient en élargissement de lit chenalisé, création de méandres ou de bras latéraux, modification d'écoulement par pose de gros bois ou rocher, reconnexion d'annexes latérales. Pour l'évaluation, 20 stations de contrôle non restaurées ont été choisies à proximité des 20 sites restaurés. Le tronçon de suivi mesurait 200 à 500 m selon le critère d'intérêt. Les chercheurs ont analysé soit des indices génériques de qualité biologique (macrophytes aquatiques, invertébrés benthiques, poissons) soit des groupes plus spécialisés (scarabées, végétation de plaine inondable).
Dans le papier de synthèse du numéro, S. Mular et leurs collègues donnent quelques indications sur les principaux résultats :
- la taille ne compte pas sur l'échantillon étudié, les effets observés ne sont pas corrélés à la longueur du linéaire restauré (sauf pour la catégorie des petits rhéophiles au sein des poissons);
- aucune mesure de restauration ne donne des résultats clairement meilleurs que les autres, celle qui a le plus d'effet étant l'élargissement du lit (effets sur les scarabées, les macrophytes, les espèces sensibles aux crues) mais à prendre avec précaution car elle intervient souvent des zones d'altitude où le bassin versant est moins dégradé (la restauration répond généralement mieux dans cette hypothèse) ;
- il paraît plus important de restaurer des habitats très spécifiques que de la diversité d'habitats en général (exemple de la bonne réponse des scarabées selon la végétation rivulaire, contre-exemple de l'absence d'effet des opérations sur les macro-invertébrés benthiques) ;
- la restauration donne des résultats plus probants en richesse spécifique sur les espèces terrestres et amphibiennes plutôt que sur les espèces aquatiques (réponse faible à nulle des invertébrés et poissons, meilleure réponse des macrophytes, mais contre-exemple des végétations de plaine inondable, qui n'ont pas répondu en biodiversité) ;
- l'analyse en services rendu par les écosystèmes donne des résultats positifs, il est intéressant d'observer que c'est surtout en usage culturel (appréciation du paysage) et en fonction de régulation (crue).
Quelques commentaires
Ce numéro spécial, dont nous avions commenté plus en détail le travail de Schmutz et al 2015 sur les poissons en prépublication électronique, intéressera l'écologiste, le naturaliste, le gestionnaire. Pour le citoyen se demandant où mène la politique de restauration engagée au nom de la DCE, il provoque bien sûr un certain scepticisme.
L'examen de la littérature spécialisée est aux antipodes des effets d'annonce de la communication politique et administrative. Le discours dominant laisse entendre qu'au terme de 3 exercices quinquennaux étalés entre 2010 et 2027, les eaux européennes vont toutes retrouver un bon état morphologique, écologique, chimique, à quelques exceptions près. Et dans l'imaginaire, cela signifie une biodiversité florissante qui aura reconquis comme par magie les rivières et les berges. Il n'en est manifestement rien : les progrès seront lents, incertains et coûteux, en particulier dans le domaine de la restauration physique des masses d'eau où le succès n'est pas du tout garanti compte-tenu des altérations persistantes du bassin versant (dont celles affectant la qualité chimique de l'eau), du caractère encore expérimental des opérations et de la complexité de la réponse biologique aux changements d'habitats à différentes échelles spatiales et temporelles.
Au-delà, la question se pose des progrès que les citoyens consentent à financer. Les gains biologiques mis en avant sont souvent ténus et spécialisés; la notion de services rendus renvoie surtout à des attentes classiques d'appréciation paysagère ou de lutte contre l'aléa; on a dans cet article des exemples d'aménagements non destructifs, donc ceux qui ne sont pas les plus problématiques en terme d'acceptabilité sociale, de coûts d'indemnisation et de changement du cadre de vie des riverains. On risque donc de voir se creuser le fossé culturel et démocratique déjà existant entre des gestionnaires de rivière qui dépensent l'argent public pour des gains hydrobiologiques et hydromorphologiques relevant d'une appréciation de spécialistes sur des dimensions perçues comme assez minuscules par le commun des mortels, des citoyens dont les attentes dominantes vis-à-vis de la rivière ne se situent pas dans ces priorités, des normes bruxelloises de réussite qui ont leur propre logique d'évaluation. Il vaudrait mieux ne pas attendre 2027, année d'échéance de la DCE 2000, pour mettre ces questions sur la table.
Référence : Muhar S et al (2016), Evaluating good-practice cases for river restoration across Europe: context, methodological framework, selected results and recommendations, Hydrobiologia, 769, 1, 3-19
Illustration : site de restauration de la rivière Drau, extrait de Muhar et al 2016 cité ci-dessus, image publiée en licence Creative Commons.
22/03/2016
Les analyses coût-bénéfice sont défavorables à la directive-cadre européenne sur l'eau (Feuillette et al 2016)
Huit économistes (dont six en agences de l'eau) viennent de publier un article sur les analyses coût-bénéfice (ACB) appliquées à l'environnement, en prenant l'exemple de l'évaluation de la directive-cadre sur l'eau (DCE 2000) en France. On y apprend que 710 ACB ont été menées (alors qu'il y a plus de 11.500 masses d'eau), que les trois-quarts montrent des coûts excédant très largement les bénéfices, que ce résultat est aggravé en zones à faibles populations (soit toute la ruralité, par ailleurs riche en linéaire de rivière). Les auteurs concluent que l'ACB est un outil présentant de nombreux défauts. On pourrait aussi conclure à la nécessité de débattre publiquement de la mise en oeuvre de la DCE 2000, au lieu de l'actuelle confiscation des normes, des méthodologies et des évaluations par les experts. Entre ses exigences peu applicables dans les délais, sa mise en oeuvre complexe et opaque, ses bénéfices incertains et son détournement de la concertation démocratique, la politique de l'eau traverse décidément une crise grave.
Sarah Feuillette et ses collègues sont économistes dans les Agences de l'eau de la métropole, Harold Levrel chercheur à AgroParisTech et Blandine Boeuf à l'Université de Leeds. Ces auteurs viennent de publier un article sur l'utilisation des analyses coût-bénéfice dans les politiques environnementale à partir de l'exemple de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).
La DCE 2000 prévoyait que le bon état écologique et chimique des masses d'eau devait être atteint en 2015, sauf reports et exemptions prévus dans plusieurs cas : motif technique (pas de moyen pour arriver au bon état), motif naturel (temps trop long de réponse du milieu à la mesure) ou motif économique (coût des mesures disproportionné). L'article 4 en particulier indique que le coût disproportionné justifie soit le report 2021 ou 2017, soit un objectif moins ambitieux que les critères usuels du "bon état".
Plus généralement, les politiques publiques de l'environnement demandent des critères d'évaluation de leurs normes et de leur implémentation, en particulier la proportion dans laquelle l'amélioration de l'environnement contribue au bien-être et à l'intérêt général. Les analyses coût-bénéfice (ACB) font partie de la panoplie des instruments pour procéder à de telles évaluations.
L'ACB exige d'évaluer les coûts comme les bénéfices en équivalent monétaire. Les coûts ne posent pas de problème majeur, car ils correspondent au budget des mesures et de leurs suivis. (On notera qu'il y a cependant des incertitudes sur le coût final, par exemple quand des mesures environnementales ont des effets adverses imprévus demandant des travaux correctifs 5 ou 10 ans plus tard, ce qui n'est pas rare dans le domaine de l'eau).
Les bénéfices sont plus complexes : on distingue ceux qui ont une valeur d'usage (cas le plus simple, par exemple usage indirect comme la vente de carte de pêche ou usage direct comme la prévention de dommages liés aux inondations) et ceux qui ont une valeur de non-usage ou valeur d'existence. Ces derniers sont beaucoup plus subjectifs. Une méthode pour essayer d'objectiver est le consentement à payer sur un marché hypothétique : on analyse ce qu'une population de référence est prête à payer pour un service non-marchand, on rapporte au nombre d'usagers ou adeptes connus de ce service. Mais d'autres cas sont plus complexes, par exemple savoir le prix que l'on accorde à la présence ou l'absence de certaines espèces. Vu la difficulté donc le coût à réunir les conditions d'une bonne ACB, on tend à utiliser la technique des transferts de bénéfices, c'est-à-dire à adapter les bénéfices connus d'une situation déjà évaluée à une autre. Ce qui n'est pas sans poser d'autres problèmes, car toutes les populations n'ont pas forcément les mêmes évaluations de tous les usages.
Durant le premier cycle d'implémentation de la DCE 2010-2015, les Agences de l'eau ont procédé à 710 analyses coût-bénéfice. On notera que ce chiffre est faible en comparaison des 11.523 masses d'eau superficielles que compte le pays, même si un peu moins de la moitié d'entre elles sont considérées comme en bon état écologique ou chimique (la masse d'eau est l'unité hydrographique de mesure du bon état et donc, en théorie, d'ACB sur les moyens d'y parvenir). Les Agences de l'eau ont retenu comme critère du coût disproportionné le fait que le bénéfice représente moins de 80% du coût. Ce critère est arbitraire – on aurait aussi bien pu considérer que le bénéfice devait valoir le coût, ce qui serait logique si l'on vise l'intérêt général.
Les auteurs font observer que "les trois-quarts des 710 ACB ont montré des bénéfices considérablement moins élevés que les coûts". Ils donnent un exemple sur la masse d'eau Béthune et Arques où le coût est de 235 M€ pour un bénéfice de 18,2 M€. Le rôle de la population de référence joue : une zone rurale avec peu de bénéficiaires affronte des coûts relatifs plus importants qu'une zone urbaine. Par exemple, un train de mesures similaire sur la Vidourle (42.000 habitants) et sur le Lez-Mosson (414.000 habitants en raison de Montpellier) va produire une ACB très défavorable dans un cas, favorable dans l'autre. Dans un bassin comme Artois-Picardie, aucune analyse n'avait un bénéfice supérieur à 80% des coûts. En Seine-Normandie, 10% seulement étaient dans ce cas. C'est Adour-Garonne qui parvient au meilleur résultat (66% d'ACb favorables) à ceci près que ce bassin en met en avant que 4 ACB (contre par exemple 150 pour Loire-Bretagne).
Outre le biais géographique et démographique, les auteurs soulignent les autres limites : la difficulté à ramener à des termes monétaires des bénéfices relatifs à l'environnement; l'utilisation des ACB par des usagers économiques pour influer sur le processus en exagérant ses coûts pour défendre des intérêts privés. Ils suggèrent en conclusion d'utiliser des méthodes non-monétaires ou semi-qualitatives pour certaines dimensions des politiques de l'eau.
Les biais potentiels sont nombreux, pas seulement ceux des lobbies économiques
Les biais dans la réalisation et l'exploitation des ACB peuvent être nombreux, et on aurait tort de les limiter aux seules stratégies des entreprises pour défendre des intérêts privés (même si ces luttes d'influence sont une réalité) ou aux démographies des territoires. Les valeurs que l'on donne aux écosystèmes, à la biodiversité, à la présence de certaines espèces peuvent aussi bien être déformées par la pression organisée des convictions idéologiques (par exemple le conservationnisme) et des usages sectoriels non-marchands (par exemple la pêche). Plus généralement, il y a un problème de méconnaissance de ces questions dans la population générale, pour qui la rivière est d'abord un phénomène paysager et récréatif, éventuellement une menace (pollution, inondation) mais rarement un processus écologique complexe. Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain.
Les biais peuvent donc exister aussi bien dans la manière dont sont évalués des consentements à payer, en fonction par exemple du niveau de précision sur les bénéfices attendus ou des coûts à venir dans des enquêtes avec questionnaires. Ainsi, dans un domaine connexe, on observe que les sondages produits par les Agences en accompagnement des SDAGE (consultation du public) sont conçus de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir un avis négatif sur la question posée ou de comprendre ses attendus (personne n'est contre une "biodiversité plus riche" ou une "rivière moins polluée" ; mais si ce genre de questions devient "avoir davantage d'insectes d'eaux vives", "démanteler les seuils, barrages et digues", "utiliser les propriétés riveraines comme champ d'expansion des crues" ou "interdire les pesticides et herbicides dans votre jardinage", ce sera nettement moins évident de recueillir de l'adhésion citoyenne… alors que ce serait beaucoup plus honnête).
Le principal enseignement de l'article étant que les coûts de la DCE semble outrepasser largement ses bénéfices sur les 710 ACB menées, on regardera avec un certain scepticisme la conclusion (peu développée) des auteurs sur l'opportunité de chercher d'autres méthodes. Non pas que l'ACB soit l'alpha et l'oméga de l'évaluation des politiques publiques, mais cette proposition de Feuillette et al ressemble fort à la recherche d'une technique permettant de valider malgré tout des objectifs posés a priori en sélectionnant l'outil qui finit par y parvenir – et en évacuant ainsi l'hypothèse dérangeante selon laquelle la politique en question est tout simplement mauvaise au regard de ce que la majorité des citoyens peut en retirer!
DCE 2000 et implémentation française,
entre sclérose technocratique et déficit démocratique
Deux chercheurs avaient déjà observé que "l'état de référence" écologique d'une masse d'eau, outil méthodologique central des visées normatives de la DCE, présente des biais dans sa conception et ne fait nullement consensus chez les scientifiques (voir Bouleau et Pont 2015). Ce nouvel article suggère que l'évaluation des coûts et bénéfices est lui aussi un exercice qui peut être biaisé. Sa conclusion actuelle (avec ou sans biais) paraît que les coûts de la DCE 2000 pour les citoyens excèdent le plus souvent les bénéfices qu'ils peuvent en attendre, en particulier dans les zones rurales peu peuplées, les plus riches en linéaires de cours d'eau.
Des normes complexes sont décidées à partir des savoirs (partiels, parfois concurrents) des experts et spécialistes, puis elles sont imposées de manière verticale. L'essentiel de la posture politique et administrative consiste aujourd'hui à habiller l'exercice d'application de ces normes d'un faux-semblant de débat démocratique, en prenant soin d'anesthésier l'opinion d'assertions grandiloquentes, forcément consensuelles et indiscutables ("il faut sauver la rivière", "nous devons préserver la nature", etc.), mais en modulant au final la rigueur d'application des normes dans des négociations très discrètes avec les principaux lobbies concernés.
Est-ce la "démocratie de l'eau" que nous voulons? En quoi le citoyen peut-il adhérer, ou même faire confiance, à une politique dont il est méthodiquement exclu – sauf comme contribuable sommé de payer ses coûts? Des blocages complets (Sivens, Notre-Dame-des-landes) vont-ils devenir la norme de politiques incapables de trouver une voie politique pour asseoir sinon des consensus, du moins des choix majoritaires ? Nos sociétés ne vivent-elles pas dans l'illusion qu'elles ont encore les moyens de payer des politiques publiques environnementales à forte ambition alors qu'il est de plus en plus difficile de solvabiliser ces mêmes politiques publiques dans des domaines jugés plus centraux par une large majorité de citoyens (emploi, santé, logement, etc.)? Y a-t-il une cohérence à poser la croissance marchande classique comme premier objectif de l'économie tout en demandant de réduire les impacts propres à la plupart des activités productives permettant cette croissance? La politique de l'eau souffre déjà de sclérose technocratique et de déficit démocratique : elle ne pourra pas échapper indéfiniment à ces questions de fond.
Référence : Feuillette S et al (2016), The use of cost–benefit analysis in environmental policies: Some issues raised by the Water Framework Directive implementation in France, Environmental Science & Policy, 57, 79–85
Illustration : la suppression des seuils et barrages est un cas classique de restauration des rivières, présentée en France comme l'un des moyens de remplir les objectifs de la DCE 2000 (ce qui est contesté au plan des résultats). La rigueur de l'analyse coût-bénéfice est mise à l'épreuve dans ce genre de travaux. Comment évalue-t-on les bénéfices réels (changements d'usage avérés) des pêcheurs, promeneurs, kayakistes, etc. en face des coûts pour la collectivité, le propriétaire, les riverains? Que vaut le manque à gagner au plan du patrimoine, du paysage, de l'esthétique? Avec quelle précision est évalué l'apport du chantier pour la biodiversité de la rivière (c'est-à-dire en quoi l'hydrosystème sans retenue a-t-il davantage d'espèces, des bactéries aux oiseaux en passant par les insectes, les poissons, les mammifères et toute la flore)? Si l'effet est de simplement changer des répartitions de telle ou telle espèce, quelle valeur a le changement en équivalent monétaire? Comment intègre-t-on les coûts d'accompagnement, y compris parfois à long terme si l'érosion des berges ou la fragilisation des bâtis demandent des travaux supplémentaires ? Il serait intéressant de disposer des méthodologies des Agences de l'eau pour contrôler la qualité de l'analyse des consentements à payer et des transferts de bénéfice dans ce genre de situation, d'autant que ces Agences financent de 80 à 100% les destructions, soit les barèmes les plus élevés en soutien public (chantier en Irlande, source, tous droits réservés).
Sarah Feuillette et ses collègues sont économistes dans les Agences de l'eau de la métropole, Harold Levrel chercheur à AgroParisTech et Blandine Boeuf à l'Université de Leeds. Ces auteurs viennent de publier un article sur l'utilisation des analyses coût-bénéfice dans les politiques environnementale à partir de l'exemple de la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000).
La DCE 2000 prévoyait que le bon état écologique et chimique des masses d'eau devait être atteint en 2015, sauf reports et exemptions prévus dans plusieurs cas : motif technique (pas de moyen pour arriver au bon état), motif naturel (temps trop long de réponse du milieu à la mesure) ou motif économique (coût des mesures disproportionné). L'article 4 en particulier indique que le coût disproportionné justifie soit le report 2021 ou 2017, soit un objectif moins ambitieux que les critères usuels du "bon état".
Plus généralement, les politiques publiques de l'environnement demandent des critères d'évaluation de leurs normes et de leur implémentation, en particulier la proportion dans laquelle l'amélioration de l'environnement contribue au bien-être et à l'intérêt général. Les analyses coût-bénéfice (ACB) font partie de la panoplie des instruments pour procéder à de telles évaluations.
L'ACB exige d'évaluer les coûts comme les bénéfices en équivalent monétaire. Les coûts ne posent pas de problème majeur, car ils correspondent au budget des mesures et de leurs suivis. (On notera qu'il y a cependant des incertitudes sur le coût final, par exemple quand des mesures environnementales ont des effets adverses imprévus demandant des travaux correctifs 5 ou 10 ans plus tard, ce qui n'est pas rare dans le domaine de l'eau).
Les bénéfices sont plus complexes : on distingue ceux qui ont une valeur d'usage (cas le plus simple, par exemple usage indirect comme la vente de carte de pêche ou usage direct comme la prévention de dommages liés aux inondations) et ceux qui ont une valeur de non-usage ou valeur d'existence. Ces derniers sont beaucoup plus subjectifs. Une méthode pour essayer d'objectiver est le consentement à payer sur un marché hypothétique : on analyse ce qu'une population de référence est prête à payer pour un service non-marchand, on rapporte au nombre d'usagers ou adeptes connus de ce service. Mais d'autres cas sont plus complexes, par exemple savoir le prix que l'on accorde à la présence ou l'absence de certaines espèces. Vu la difficulté donc le coût à réunir les conditions d'une bonne ACB, on tend à utiliser la technique des transferts de bénéfices, c'est-à-dire à adapter les bénéfices connus d'une situation déjà évaluée à une autre. Ce qui n'est pas sans poser d'autres problèmes, car toutes les populations n'ont pas forcément les mêmes évaluations de tous les usages.
Durant le premier cycle d'implémentation de la DCE 2010-2015, les Agences de l'eau ont procédé à 710 analyses coût-bénéfice. On notera que ce chiffre est faible en comparaison des 11.523 masses d'eau superficielles que compte le pays, même si un peu moins de la moitié d'entre elles sont considérées comme en bon état écologique ou chimique (la masse d'eau est l'unité hydrographique de mesure du bon état et donc, en théorie, d'ACB sur les moyens d'y parvenir). Les Agences de l'eau ont retenu comme critère du coût disproportionné le fait que le bénéfice représente moins de 80% du coût. Ce critère est arbitraire – on aurait aussi bien pu considérer que le bénéfice devait valoir le coût, ce qui serait logique si l'on vise l'intérêt général.
Les auteurs font observer que "les trois-quarts des 710 ACB ont montré des bénéfices considérablement moins élevés que les coûts". Ils donnent un exemple sur la masse d'eau Béthune et Arques où le coût est de 235 M€ pour un bénéfice de 18,2 M€. Le rôle de la population de référence joue : une zone rurale avec peu de bénéficiaires affronte des coûts relatifs plus importants qu'une zone urbaine. Par exemple, un train de mesures similaire sur la Vidourle (42.000 habitants) et sur le Lez-Mosson (414.000 habitants en raison de Montpellier) va produire une ACB très défavorable dans un cas, favorable dans l'autre. Dans un bassin comme Artois-Picardie, aucune analyse n'avait un bénéfice supérieur à 80% des coûts. En Seine-Normandie, 10% seulement étaient dans ce cas. C'est Adour-Garonne qui parvient au meilleur résultat (66% d'ACb favorables) à ceci près que ce bassin en met en avant que 4 ACB (contre par exemple 150 pour Loire-Bretagne).
Outre le biais géographique et démographique, les auteurs soulignent les autres limites : la difficulté à ramener à des termes monétaires des bénéfices relatifs à l'environnement; l'utilisation des ACB par des usagers économiques pour influer sur le processus en exagérant ses coûts pour défendre des intérêts privés. Ils suggèrent en conclusion d'utiliser des méthodes non-monétaires ou semi-qualitatives pour certaines dimensions des politiques de l'eau.
Les biais potentiels sont nombreux, pas seulement ceux des lobbies économiques
Les biais dans la réalisation et l'exploitation des ACB peuvent être nombreux, et on aurait tort de les limiter aux seules stratégies des entreprises pour défendre des intérêts privés (même si ces luttes d'influence sont une réalité) ou aux démographies des territoires. Les valeurs que l'on donne aux écosystèmes, à la biodiversité, à la présence de certaines espèces peuvent aussi bien être déformées par la pression organisée des convictions idéologiques (par exemple le conservationnisme) et des usages sectoriels non-marchands (par exemple la pêche). Plus généralement, il y a un problème de méconnaissance de ces questions dans la population générale, pour qui la rivière est d'abord un phénomène paysager et récréatif, éventuellement une menace (pollution, inondation) mais rarement un processus écologique complexe. Qui dit consentement à payer dit que le consentement ne doit pas être vicié, notamment que la personne doit se représenter correctement les tenants et aboutissants des objectifs comme des moyens. Or, c'est rarement le cas, notre action associative ne cesse de l'éprouver sur le terrain.
Les biais peuvent donc exister aussi bien dans la manière dont sont évalués des consentements à payer, en fonction par exemple du niveau de précision sur les bénéfices attendus ou des coûts à venir dans des enquêtes avec questionnaires. Ainsi, dans un domaine connexe, on observe que les sondages produits par les Agences en accompagnement des SDAGE (consultation du public) sont conçus de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir un avis négatif sur la question posée ou de comprendre ses attendus (personne n'est contre une "biodiversité plus riche" ou une "rivière moins polluée" ; mais si ce genre de questions devient "avoir davantage d'insectes d'eaux vives", "démanteler les seuils, barrages et digues", "utiliser les propriétés riveraines comme champ d'expansion des crues" ou "interdire les pesticides et herbicides dans votre jardinage", ce sera nettement moins évident de recueillir de l'adhésion citoyenne… alors que ce serait beaucoup plus honnête).
Le principal enseignement de l'article étant que les coûts de la DCE semble outrepasser largement ses bénéfices sur les 710 ACB menées, on regardera avec un certain scepticisme la conclusion (peu développée) des auteurs sur l'opportunité de chercher d'autres méthodes. Non pas que l'ACB soit l'alpha et l'oméga de l'évaluation des politiques publiques, mais cette proposition de Feuillette et al ressemble fort à la recherche d'une technique permettant de valider malgré tout des objectifs posés a priori en sélectionnant l'outil qui finit par y parvenir – et en évacuant ainsi l'hypothèse dérangeante selon laquelle la politique en question est tout simplement mauvaise au regard de ce que la majorité des citoyens peut en retirer!
DCE 2000 et implémentation française,
entre sclérose technocratique et déficit démocratique
Deux chercheurs avaient déjà observé que "l'état de référence" écologique d'une masse d'eau, outil méthodologique central des visées normatives de la DCE, présente des biais dans sa conception et ne fait nullement consensus chez les scientifiques (voir Bouleau et Pont 2015). Ce nouvel article suggère que l'évaluation des coûts et bénéfices est lui aussi un exercice qui peut être biaisé. Sa conclusion actuelle (avec ou sans biais) paraît que les coûts de la DCE 2000 pour les citoyens excèdent le plus souvent les bénéfices qu'ils peuvent en attendre, en particulier dans les zones rurales peu peuplées, les plus riches en linéaires de cours d'eau.
Des normes complexes sont décidées à partir des savoirs (partiels, parfois concurrents) des experts et spécialistes, puis elles sont imposées de manière verticale. L'essentiel de la posture politique et administrative consiste aujourd'hui à habiller l'exercice d'application de ces normes d'un faux-semblant de débat démocratique, en prenant soin d'anesthésier l'opinion d'assertions grandiloquentes, forcément consensuelles et indiscutables ("il faut sauver la rivière", "nous devons préserver la nature", etc.), mais en modulant au final la rigueur d'application des normes dans des négociations très discrètes avec les principaux lobbies concernés.
Est-ce la "démocratie de l'eau" que nous voulons? En quoi le citoyen peut-il adhérer, ou même faire confiance, à une politique dont il est méthodiquement exclu – sauf comme contribuable sommé de payer ses coûts? Des blocages complets (Sivens, Notre-Dame-des-landes) vont-ils devenir la norme de politiques incapables de trouver une voie politique pour asseoir sinon des consensus, du moins des choix majoritaires ? Nos sociétés ne vivent-elles pas dans l'illusion qu'elles ont encore les moyens de payer des politiques publiques environnementales à forte ambition alors qu'il est de plus en plus difficile de solvabiliser ces mêmes politiques publiques dans des domaines jugés plus centraux par une large majorité de citoyens (emploi, santé, logement, etc.)? Y a-t-il une cohérence à poser la croissance marchande classique comme premier objectif de l'économie tout en demandant de réduire les impacts propres à la plupart des activités productives permettant cette croissance? La politique de l'eau souffre déjà de sclérose technocratique et de déficit démocratique : elle ne pourra pas échapper indéfiniment à ces questions de fond.
Référence : Feuillette S et al (2016), The use of cost–benefit analysis in environmental policies: Some issues raised by the Water Framework Directive implementation in France, Environmental Science & Policy, 57, 79–85
Illustration : la suppression des seuils et barrages est un cas classique de restauration des rivières, présentée en France comme l'un des moyens de remplir les objectifs de la DCE 2000 (ce qui est contesté au plan des résultats). La rigueur de l'analyse coût-bénéfice est mise à l'épreuve dans ce genre de travaux. Comment évalue-t-on les bénéfices réels (changements d'usage avérés) des pêcheurs, promeneurs, kayakistes, etc. en face des coûts pour la collectivité, le propriétaire, les riverains? Que vaut le manque à gagner au plan du patrimoine, du paysage, de l'esthétique? Avec quelle précision est évalué l'apport du chantier pour la biodiversité de la rivière (c'est-à-dire en quoi l'hydrosystème sans retenue a-t-il davantage d'espèces, des bactéries aux oiseaux en passant par les insectes, les poissons, les mammifères et toute la flore)? Si l'effet est de simplement changer des répartitions de telle ou telle espèce, quelle valeur a le changement en équivalent monétaire? Comment intègre-t-on les coûts d'accompagnement, y compris parfois à long terme si l'érosion des berges ou la fragilisation des bâtis demandent des travaux supplémentaires ? Il serait intéressant de disposer des méthodologies des Agences de l'eau pour contrôler la qualité de l'analyse des consentements à payer et des transferts de bénéfice dans ce genre de situation, d'autant que ces Agences financent de 80 à 100% les destructions, soit les barèmes les plus élevés en soutien public (chantier en Irlande, source, tous droits réservés).
Inscription à :
Articles (Atom)