27/03/2016

Armançon aval: état chimique et écologique de la masse d'eau

Concernant le chantier d'effacement de deux seuils prévu à Tonnerre sous la houlette de la Commune et du Sirtava, nous avons déjà exposé les motifs de refuser le projet en l'état lors de l'enquête publique, souligné la qualité piscicole excellente du tronçon et rappelé son peuplement historique assez stable de poissons. Dans ce nouvel article, nous examinons les données disponibles de qualité écologique et chimique de l'eau. Elles montrent que le seul enjeu des 5 dernières années en physico-chimie a été la présence excessive de nitrates trois années de suite (2010-2012), et que l'état chimique reste dégradé aux HAP, avec par ailleurs une absence de mise à disposition des relevés détaillés sur les pesticides. Rien de tout cela ne suggère qu'il est urgent ou prioritaire d'effacer deux ouvrages modestes parmi des dizaine d'autres – et encore moins d'engager des dépenses pharaoniques pour les aménager tous !  On mesure à travers ce cas particulier l'imperfection du classement massif des rivières de 2012-2013 et l'urgente nécessité d'une révision substantielle de la politique de continuité écologique 



Nous avions exposé dans un précédent article comment se mesure la qualité de l'eau pour la directive cadre européenne (DCE 2000), en focalisant sur l'indice poisson rivière (IPR), qui analyse les peuplements piscicoles. La masse d'eau qui nous intéresse est l'Armançon aval, dont la station de surveillance est à Tronchoy.

Concernant l'état écologique (données biologiques et physico-chimiques), on peut trouver les relevés détaillés de Seine-Normandie à cette adresse. L'analyse des mesures 2010-2014 sur la station de contrôle de Tronchoy ne montre que deux altérations sur l'ensemble des paramètres : la saturation en oxygène sur la seule année 2013, les nitrates NO3- de 2010 à 2012 (mais niveaux corrects en 2013 et 2014). Tous les autres paramètres de l'état écologique (données biologiques, données physico-chimiques, substances prioritaires) sont bons (sur ce lien le fichier xls de synthèse).

Au regard de la DCE 2000, en dehors de la vigilance sur les contaminations aux nitrates en raison de trois années en état moyen, il n'y a pas lieu d'intervenir sur ce tronçon pour son état écologique. Rappelons que la suppression de seuil n'est pas favorable au bilan nitrates des cours d'eau, car les eaux plus lentes de retenues et leur activité microbienne contribuent à la dénitrification, donc à l'épuration de la rivière (voir cette synthèse). Avant d'engager des destructions, il conviendrait de s'assurer qu'elles ne risquent pas d'aggraver les bilans sur ce contaminant.

Un point à noter au passage: l'application Qualité Rivière ne reproduit pas les résultats que l'on trouve sur les répertoires de l'Agence de l'eau (lien ci-dessus), lesquels ne sont pas toujours convergents avec le fichier du rapportage à l'Union européenne. Il est particulièrement pénible pour les citoyens et les associations qu'il n'existe pas au niveau national une base de données certifiées et homogénéisées, facile d'accès tout en étant complète, avec sur chaque masse d'eau l'intégralité des résultats, la liste complète des substances identifiées, la précision sur les mesures non réalisées ou simplement estimées par modèle. En l'état de dispersion des informations, nous ne sommes pas capables d'évaluer la qualité du suivi sur une masse d'eau.

Concernant la pollution chimique, les données publiques manquent ainsi de transparence. L'Agence de l'eau avance un bon état chimique hors HAP, sans indiquer de données détaillées. Mais on peut trouver en ligne des mesures DREAL (année 2010) sur l'Armançon à Tronchoy  montrant des doses excessives d'isoproturon et de chlortoluron, ainsi que des substances aujourd'hui interdites (dinoterbe, atrazine déséthyl). Pourquoi les relevés de ces substances (pesticides) ne sont-ils pas intégralement publiés (ou alors perdus au fond de répertoires inaccessibles aux citoyens)? Qu'en est-il des relevés récents? Combien de pesticides différents (effet cocktail) sont-ils trouvés, même en dessous des normes jugées admissibles pour les milieux?

La pollution aux HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) concerne 92% des eaux du bassin Seine-Normandie, et appelle des mesures de fond pour collecter les eaux de ruissellement des routes et limiter l'usage des carburants fossiles. Autant d'évolution qui sont lentes et coûteuses à mettre en action, donc qui demanderaient des efforts constants de la part des gestionnaires (au lieu de l'actuel fatalisme consistant à considérer la pollution aux HAP comme trop diffuse et trop massive pour être combattue).

Dernier point : les analyses chimiques de l'eau pour la DCE 2000 sont loin d'être complètes. L'Union européenne va élargir sous peu (2018) la liste des substances chimiques à contrôler. Mais même avec cette extension à quelques dizaines de nouveaux contaminants, on ne sera pas vraiment capable de mesurer et de comprendre l'effet des milliers de molécules de synthèse circulant dans nos eaux, qu'il s'agisse des résidus médicamenteux et des perturbateurs endocriniens (déjà connus pour affecter la reproduction de la faune piscicole et non surveillés en routine), des microplastiques et de tant d'autres qui ne sont pas aujourd'hui suivis ni traités avant rejets en rivière. Un assainissement durable demanderait une mise aux normes des stations d'épuration, généralement repoussée en raison de ses coûts conséquents.

En conclusion
Les budgets des Agences de l'eau sont loin de couvrir tous les besoins des collectivités pour assurer la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau, la prévention des inondations et la protection des milieux aquatiques. C'est d'autant plus vrai que l'Etat ponctionne désormais le budget de ces Agences pour réduire son déficit public, en rupture avec le principe historique "l'eau paie l'eau" (c'est-à-dire les taxes propres à l'eau financent les travaux). Il faut donc choisir les mesures qui paraissent les plus essentielles pour le bénéfice qu'elles apportent à la rivière et aux riverains. Il n'est pas acceptable pour notre association que l'Agence de l'eau Seine-Normandie et les syndicats de rivières qu'elle abonde continuent de choisir des dépenses futiles, plus idéologiques que scientifiques, comme des effacements de seuils sans bénéfice garanti pour les milieux, sans assurance sur la stabilité à long terme des berges et du bâti dans le nouvel écoulement ainsi produit, avec par ailleurs une disparition du patrimoine bâti et du potentiel énergétique. L'avenir de nos rivières demande un débat démocratique élargi : les adoptions de SDAGE et SAGE sont très peu suivies par les citoyens alors que les orientations choisies modifient leur cadre de vie, engagent des dépenses d'argent public et décident de l'avenir des cours d'eau.

26/03/2016

Lutte contre les nitrates: toujours pas probant

Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), agissant comme Autorité environnementale, vient de rendre un avis pour le moins critique sur le nouveau Programme d'actions national nitrates proposé par le gouvernement. Le CGEDD est obligé de se référer à ses deux précédents rapports, qui n'avaient pas été suivis d'effets (une mauvaise habitude que connaît hélas le monde des ouvrages hydrauliques). Parmi les reproches: pas d'analyse quantitative permettant de suivre les effets des mesures, mauvaise prise en compte de la qualité de l'eau et des objectifs DCE 2000, pas de garantie sur l'eutrophisation, simple nettoyage formel des programmes précédents pour éviter la condamnation de la Cour de justice de l'Union européenne suite à la mise en demeure de 2014. Ce bricolage permanent sans queue ni tête, ce pilotage à vue où l'on navigue de mesures inappliquées en objectifs inapplicables et de diagnostics sans preuves en actions sans effets, nous le retrouvons désormais dans toutes les strates de la politique française de l'eau. Pendant ce temps-là, les destructeurs du patrimoine hydraulique nous jurent la main sur le coeur que "tout est fait pour les autres impacts sur la rivière, les pollutions sont déjà traitées". Allons donc... Ci-dessous synthèse du rapport.


"La directive n°91/676/CEE du 12 décembre 1991, dite directive « nitrates », vise la réduction et la prévention de la pollution des eaux par l’azote d’origine agricole (engrais chimiques, déjections animales et effluents d’élevage). Elle a notamment instauré des « zones vulnérables » (définies sur des critères de concentration en nitrates dans l’eau ou d’eutrophisation), dans lesquelles doivent être mis en œuvre des « programmes d’action » visant à restaurer la qualité des eaux et des milieux aquatiques. En France, un programme d’actions national est établi sous la responsabilité des ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement. Il est complété dans chaque région par un programme d’actions régional.

Les principaux enjeux environnementaux du programme d’action nitrates sont liés à l’équilibre du cycle de l’azote et à son impact sur les différents milieux : la contamination par les nitrates des eaux souterraines et superficielles ; les impacts sur les milieux en particulier l’eutrophisation des milieux aquatiques continen- taux et marins ; l’intégrité des sites Natura 2000.

Le document transmis à l’Ae est un nouveau projet d’arrêté modifiant le programme d’actions national en vigueur depuis 2013 ; l’Ae avait déjà formulé deux avis sur les programmes nationaux précédents2. Elle renouvelle les recommandations qu'elle avait déjà faites en 2011 et en 2013, toujours non prises en compte dans ce document et recommande, en conséquence, que les avis n° 2011-49 et n° 2013-53 soient joints au dossier de consultation.

Les modifications apparaissent davantage motivées par la nécessité de répondre a minima aux attendus d’un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne que par l’ambition de restaurer les écosystèmes perturbés par l’excès d’azote. Alors que ce programme d’actions nitrates devrait être un levier de mise en oeuvre de la directive cadre sur l’eau, visant à restaurer la qualité des écosystèmes, l’analyse privilégie un seuil de qualité chimique des eaux qui ne garantit pas l'absence d’eutrophisation.

L’évaluation environnementale, qui est claire, ne concerne que les modifications prévues par ce projet d’arrêté et revient très peu sur l’évaluation du programme dans son ensemble.

L’évaluation environnementale ne recourt pas à des méthodes quantitatives qui permettraient de vérifier l’efficacité des mesures. L'Ae renouvelle sa recommandation de réaliser une évaluation globale du programme d’actions national et des programmes d'actions régionaux, indispensable pour vérifier la pertinence de l’ajustement des mesures pour l’atteinte des résultats recherchés, tout particulièrement vis-à-vis des milieux les plus sensibles.

L’Ae recommande que l’évaluation environnementale démontre et quantifie dans quelle mesure le programme rendra possible la diminution de l’eutrophisation des milieux aquatiques vulnérables aux nitrates, et qu’elle démontre l’existence ou l’absence d’incidence significative sur les sites Natura 2000. S’appuyant sur le concept de «cascade de l’azote», l’Ae recommande également que l’évaluation du programme d’actions prenne en compte, d’autres questions environnementales liées à l’excès d’azote (qualité de l’air, santé humaine, émissions de gaz à effet de serre...)."

Source : CGEDD, Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le programme d'actions national nitrates, n°2015-101 adopté lors de la séance du 16 mars 2016

Illustration : marée verte dans le Finistère, par Thesupermat - travail personnel, GFDL

25/03/2016

Quelles espèces circulent dans les passes à poissons ? (Benitez et al 2015)

Des chercheurs belges ont procédé pendant 6 ans à des prises hebdomadaires dans deux passes à poissons installées sur les rivières Berwinne et Amblève, affluents de taille intermédiaire de la Meuse et de l'Ourthe. Le nombre total de poissons capturés annuellement est de l'ordre de quelques centaines, avec un effet d'appel la première année. Si les salmonidés et les grands cyprinidés dominent en biomasse, de nombreuses petites espèces les utilisent également. Une proportion importante des passages des adultes est liée à des périodes migratoires, les juvéniles ayant des comportements plus variables. Les auteurs concluent qu'il vaut mieux concevoir des passes toutes espèces. Ce travail montre une certaine efficacité des passes, utilisées (même très sporadiquement) par 80 à 100% des espèces présentes dans les rivières, mais il pose cependant plusieurs questions complémentaires, non envisagées dans l'article de recherche. Quelle proportion de poisson au sein de chaque espèce emprunte la passe par rapport à ceux qui restent sur leur territoire aval? Quels bénéfices durables observe-t-on pour l'évolution des peuplements aval et amont, au-delà du constat de franchissement? Si le gain écologique est jugé d'intérêt, comment finance-t-on la généralisation de ces passes à poissons, dispositifs connus pour être coûteux, en particulier s'ils sont conçus pour toutes les capacités de nage et de saut? 

Les poissons présentent tous des comportements de mobilité dans le fluide qui les abrite. Certains mouvements de longue distance correspondent à des migrations périodiques, assez bien documentées chez les espèces concernées. Mais les autres facteurs et traits de mobilité restent peu connus à ce jour. Les passes à poissons sont les dispositifs les plus souvent implémentés pour restaurer une connectivité longitudinale dans la rivière, en particulier pour assurer la montaison des migrateurs, qui cherchent des habitats spécifiques pour y déposer leurs oeufs et dont les larves seront ensuite ramenées vers l'aval par le courant. Ces passes sont souvent conçues pour des espèces "nobles" (désignées comment telles par les pêcheurs) : "les espèces de poissons moins nobles ont été longtemps négligées et restent pauvrement comprises quant à leur utilisation des passes à poissons", notent les auteurs qui travaillent à l'Université de Liège, Unité de biologie du comportement (Jean-Philippe Benitez, Billy Nzau Matondo, Arnaud Dierckx, Michaël Ovidio). De là cette étude du passage observé dans les dispositifs de franchissement.


Le contexte des passes étudiées, illustration extraite de Benitez et al 2015, art cit, droit de courte citation

Les sites des passes de Berneau (rivière Berwinne) et Lorcé (rivière Amblève) ont respectivement les caractéristiques suivantes : linéaires de 29 et 93 km, bassin versant de 131 et 1083 km2, module de 1,9 et 19,3 m3/s, pente moyenne 7,5 et 5,2‰, hauteur des obstacles de 1,4 et 3,3 m, longueur des passes de 16 et 67 m, 4 et 15 bassins, chutes interbassins de 0,3 et 0,25 m, zone à ombre / barbeau (Huet) à dominante truite et à dominante barbeau, qualité bonne et moyenne de l'eau. Ce sont donc des dimensions et des caractéristiques représentatives des têtes et milieux de bassin.

Les passes ont été suivies deux à trois fois par semaine pendant six ans (2002-2008 et 2007-2013), avec capture (dans le dernier bassin) et mesure des individus. Ce n'est pas un test d'efficacité relative où l'on place des puces sur une population témoin de poissons (protocole coûteux si l'on veut obtenir un échantillon représentatif), mais une analyse empirique de franchissement.

Voici quelques-uns des principaux résultats :
  • 1513 individus de 14 espèces ont emprunté la passe de Berneau et 3720 de 22 espèces la passe de Lorcé, soit un nombre d'individus par an de 150-378 et 151-1197 respectivement;
  • 80% des espèces présentes dans le cours d'eau ont emprunté au moins une fois la passe à Berneau, 100% à Lorcé;
  • les petits cyprinidés (goujon, spirlin, vairon) ont représenté 53% et 71% des individus, soit le groupe le plus important en abondance numérique, les salmonidés (truite, ombre) étant dominant en biomasse à Berneau (69%) et les grands cyprinidés rhéophiles (barbeau, chevesne) à Lorcé (55%);
  • les espèces autres que la truite, l'ombre et les cyprinidés rhéophiles sont rares et représentent moins de 1% des captures (gardon, perche, anguille, carpe, brème, etc.);
  • la première année a vu la plus grande abondance de poissons de toutes espèces en biomasse, suivie d'années avec des passages plus sporadiques, soit un "effet d'ouverture" vers un nouveau milieu;
  • les adultes dominent chez la truite et les petits cyprinidés, les juvéniles chez les grands cyprinidés, mais toutes les tailles s'observent;
  • les deux pics du printemps et de l'automne représentent entre 80 et 90% des captures chez les espèces les plus fréquemment observées, mais des passages sporadiques sont observés toute l'année, et certaines espèces sont plus actives en été (spirlin, goujon, loche chez les adultes);
  • les salmonidés sont plus nombreux en température fraîche (6-12 °C chez les truites et ombre adultes), sans condition particulière de débit, les autres espèces ont des activités à des températures plus élevées (14 à 20°C chez les chevesnes et barbeaux adultes, les juvéniles de toutes espèces ayant tendance à être plus mobiles à des températures plus élevées que les adultes);
  • les mouvements coïncident avec des migrations de reproduction chez des adultes pour 57% des truites, 80% des ombres, 95% des barbeaux et 60% des chevesnes, ce qui laisse d'autres motivations comportementales (recherche de refuge, de nourriture...).
Les auteurs concluent que les passes à poissons sont empruntées par un grand nombre d'espèces dans une variété de circonstances, donc que le gestionnaire devrait réfléchir à des modèles peu sélectifs, non spécialisés sur des espèces cibles.

Discussion
Les chercheurs de l'Université de Liège montrent que les passes à poissons peuvent être empruntées par des espèces diverses, même si par conception les grands poissons des familles salmonidés et cyprinidés rhéophiles en sont souvent les premières cibles.

Plusieurs données complémentaires importantes seraient utiles pour mesurer l'intérêt réel des passes étudiées. La première est une estimation du recrutement potentiel des poissons dans la zone aval, afin d'avoir une idée de l'usage rapporté à la population. Par exemple si l'on compte une population estimée de 5000 barbeaux à l'aval (dans la zone de mobilité habituelle de cette espèce, quelques kilomètres) mais que quelques dizaines empruntent la passe chaque année, soit cette dernière n'est pas attractive ou efficace, soit elle ne correspond pas à un besoin essentiel de la population de barbeau, dont la mobilité est réduite. La seconde donnée d'intérêt, ce sont des pêches de contrôle dans la zone amont, tout au long des six ans de l'étude : trouve-t-on un gain significatif dans l'évolution et la structure des populations amont ? Ce n'est pas garanti en soi, le niveau d'occupation des niches et de compétition intra-ou interspécifique dans la zone colonisée permet d'accueillir plus ou mois de nouveaux individus, par exemple. La réponse de la population amont en richesse spécifique, biomasse, abondance individuelle et structure d'âge reste quand même le premier motif de construction d'une passe à poissons.

Dans l'absolu, des passes ou autres dispositifs de franchissement ouverts à toutes espèces sont préférables car elles restaurent la fonctionnalité perdue au droit de l'ouvrage pour le spectre le plus large du peuplement piscicole du cours d'eau. Mais l'aménagement de rivière ne se réalise jamais dans l'absolu, ni dans l'idéal du chercheur en hydrobiologie ! En général, moins une passe est sélective, plus elle est coûteuse : elle doit en effet garantir à toutes saisons une vitesse, une pente, une différence de hauteur (si bassins), une puissance spécifique et un tirant d'eau adaptés à des capacités de nage et de saut très variables des espèces, et des âges des individus dans chaque espèce. Donc, la conception sera plus complexe et le chantier plus important (pente faible, davantage d'emprise amont et aval du barrage) qu'une passe plus standardisée pour des migrateurs à fortes capacités de franchissement.

Or, il est aujourd'hui manifeste que le coût est un facteur limitant du déploiement des passes à poissons, notamment dans l'expérience française : ces coûts sont inabordables aux particuliers, posent problème aux petits exploitants (parfois plusieurs années de chiffres d'affaire donc non-envisageable économiquement), grèvent le budget des Agence de l'eau s'il faut engager un grand nombre de chantiers. Prenons l'exemple des départements de Côte d'Or et de l'Yonne. On compte environ 300 ouvrages en rivières classées liste 2 dans chaque département. Si l'on considère un coût moyen de 100 k€ par passe (ce qui est optimiste pour des passes toutes espèces), le total atteint les 60 millions d'euros. Cette somme est considérable pour deux départements : elle ne peut être engagée qu'après avoir garanti des gains écologiques substantiels pour les populations piscicoles concernées, pas simplement pour "tester" s'il passe plusieurs dizaines ou centaines d'individus par an dans chaque passe.

Au regard de forte contrainte financière pesant sur la restauration de franchissabilité par les passes à poissons, et dans l'hypothèse où l'on ne déploie pas des solutions standardisées à moindre coût (mais moindre efficacité), il ne paraît pas viable d'en généraliser l'exigence sur tous les ouvrages, au moins à court terme. Il faudrait donc faire des choix dictés par l'intérêt écologique : niveaux passé, actuel et potentiel de biodiversité du tronçon ; structures des populations présentes ; déficit des espèces-cibles d'intérêt patrimonial ; connectivité retrouvée avec des affluents de dimension assez importante à l'amont de l'ouvrage, etc. Au demeurant, ce travail détaillé aurait dû être réalisé avant le classement des rivières de 2012-2013, au lieu de masses d'eau entières sans réalisme sur le financement et le calendrier ni précision sur la dynamique piscicole. Une fois les rivières mieux modélisées, et donc certains sites priorisés pour leur poids en terme de connectivité sur des linéaires à biodiversité appauvrie, le choix de passes toutes espèces serait éventuellement plus avisé.

Référence : Benitez JP et al (2015), An overview of potamodromous fish upstream movements in medium-sized rivers, by means of fish passes monitoring, Aquat Ecol, 49, 481–497

Nous remercions les auteurs (JP Benitez) de nous avoir transmis une copie de leur travail. Une version courte du compte-rendu de leurs observations est disponible en libre accès dans la conférence Benitez et al 2014 (pdf, anglais).

24/03/2016

Armançon aval: peuplements piscicoles stables depuis un siècle, effacements inutiles à Tonnerre

Selon le dogme de la continuité écologique "à la française", la présence d'ouvrages hydrauliques sur un linéaire conduit à faire disparaître les espèces d'eaux vives (rhéophiles) et les migrateurs par le jeu combiné de la fragmentation, du réchauffement, du stockage de pollution et de la disparition des habitats. Des travaux d'histoire de l'environnement montrent que sur l'Armançon aval, les populations piscicoles rhéophiles sont remarquablement stables depuis un siècle, malgré l'existence de nombreux seuils et barrages, et que les anguilles sont toujours présentes. Les espèces rhéophiles sont même plus nombreuses aujourd'hui qu'en 1900 sur le Créanton, un affluent de l'Armançon. Cette stabilité séculaire rend peu probable un changement significatif des peuplements aujourd'hui, en tout cas au court terme de nos obligations européennes de qualité de l'eau ; d'autant que l'indice poisson rivière (IPR) de la masse d'eau est déjà en classe "excellente". Le projet d'effacement de deux seuils de Tonnerre (sur une trentaine de la masse d'eau) n'en apparaît que plus dérisoire, avec des effets environnementaux à peu près nuls (changement de répartition des espèces sur quelques centaines de mètres), mais avec des incertitudes sur la tenue du bâti à l'amont des seuils. Cessons d'entretenir les citoyens dans l'ignorance des réalités et refusons la gabegie administrative d'argent public pour des dogmes éloignés de l'intérêt général comme des enjeux écologiques.

Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.

Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).

Extrait de Beslagic 2013b, cité ci-dessous, droit de courte citation

Les histogrammes ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la répartition des espèces (en gris données historiques, en noir données actuelles). On voit que la truite (Salmo trutta fario) est apparue dans des pêches récentes, que des espèces typiquement rhéophiles comme le barbeau (Barbus barbus) ou le chevesne (Leuciscus cephalus) sont constantes, ou en hausse pour le vairon (Phoxinus phoxinus). Cela ne correspond pas à une tendance vers des espèces banalisées d'eaux chaudes et lentiques, ni à une pression vers l'extinction des rhéophiles.

Extrait de Beslagic 2013a, cité ci-dessous, droit de courte citation.  

Les auteurs observent notamment : "Ainsi, la situation des peuplements ne semble guère avoir évolué sur l’Armançon (un affluent de l’Yonne) entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, puisque pour chacune des décennies d’observation (1890-1900 et 2000-2010), les peuplements se situent en positions très voisines. Si les peuplements paraissent avoir été stables pendant tout ce temps, c’est sans doute dû au fait que cette rivière a été aménagée très tôt, non seulement pour la navigation mais également pour le flottage du bois. La navigation sur la rivière de l’Armançon est attestée très anciennement. Déjà au XIIe siècle, elle était naviguée sur sa partie aval de Brienon-sur-Armançon à la confluence avec l’Yonne. Puis la navigation s’est étendue et jusqu’au XVIe siècle, l’Armançon était navigué jusqu’à Tonnerre, soit plus d’une trentaine de kilomètres en amont de Brienon-sur-Armançon (Quantin, 1888). Plus tard, l’activité de flottage du bois est apparue. Celle-ci était pratiquée sur l’Armançon depuis au moins le XVIIIe siècle, soit bien avant les plus anciennes données d’observation qui ont été utilisées dans cette analyse. Selon Ravinet (1824), le flottage du bois sur l’Armançon n’était pratiqué que depuis son entrée dans le département de l’Yonne. Des pertuis destinés à l’activité de flottage étaient présents sur la rivière ; un au niveau de Brienon-sur-Armançon et le second au niveau de Cheny. Les aménagements sur cette rivière sont donc relativement anciens et ont probablement impacté très tôt la faune piscicole. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun changement significatif n’est perceptible sur ce secteur et que le résultat de notre analyse montre une situation stable depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui."

Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.

La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?

On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).

Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.

La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?

La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.

Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.

23/03/2016

La restauration physique des rivières peine à prédire ses résultats (Muhar et al 2016)

Connaissez-vous la différence entre la communication politico-administrative et la littérature spécialisée sur les rivières? La première affiche des certitudes, annonce des succès et promet des triomphes ; la seconde examine des faits, souligne des limites et appelle à la prudence modeste dans nos progrès théoriques et pratiques. Nous faisons plutôt confiance aux chercheurs pour notre part. Un numéro spécial de la revue Hydrobiologia analyse le retour d'expérience sur 20 sites de restauration physique de rivière en Europe. Bilan : il existe des gains dans ces opérations, mais souvent sur des traits spécialisés ou des fonctionnalités discrètes. L'effet sur la biodiversité totale est faible à nul, et les changements observés sur les sites restaurés ne répondent pas vraiment à la manière dont la DCE 2000 évalue aujourd'hui des gains écologiques. Ni sans doute le citoyen quand il imagine une rivière restaurée.

Dans le cadre du projet européen REFORM (REstoring rivers FOR effective catchment Management) d'évaluation des restaurations de rivières, des chercheurs ont essayé de cerner la variabilité des résultats observés pour ce type de travaux. Rappelons que cette restauration physique des habitats donne des résultats très contrastés, ce qui est considéré comme un sujet de discussion majeur dans la communauté scientifique depuis une dizaine d'années. Plusieurs raisons pour lesquelles les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous sont suspectées : mauvaise qualité de l'eau, exploitation intensive du bassin versant, altération hydrologique (quantitative), manque de populations sources pour ré-occuper les habitats, existence d'autres barrières de colonisation, effets faibles des restaurations sur des micro-habitats très spécialisés, temps de réponse du milieu excédant le temps de suivi.

Des équipes de chercheurs ont suivi 20 projets en Europe centrale, orientale et septentrionale. Ces projets avaient des ambitions variables : 10 projets larges (médiane 1,6 km de chenal modifié) et 10 projets plus modestes (0,5 km), sur des bassins versants de 339 à 6275 km2, dans deux types de rivière : petite rivière de montagne à substrat graveleux, rivière de plaine à substrat sableux. Nous restons donc dans la catégorie des projets de petit dimensionnement, par rapport à des travaux menés sur des fleuves et des larges tronçons de plaine alluviale (voir par exemple les publications récentes de l'équipe de Lamouroux sur le Rhône dans Freshwater Biology, synthèse in Lamouroux 2015).

Les mesures de restauration physique consistaient en élargissement de lit chenalisé, création de méandres ou de bras latéraux, modification d'écoulement par pose de gros bois ou rocher, reconnexion d'annexes latérales. Pour l'évaluation, 20 stations de contrôle non restaurées ont été choisies à proximité des 20 sites restaurés. Le tronçon de suivi mesurait 200 à 500 m selon le critère d'intérêt. Les chercheurs ont analysé soit des indices génériques de qualité biologique (macrophytes aquatiques, invertébrés benthiques, poissons) soit des groupes plus spécialisés (scarabées, végétation de plaine inondable).

Dans le papier de synthèse du numéro, S. Mular et leurs collègues donnent quelques indications sur les principaux résultats :
  • la taille ne compte pas sur l'échantillon étudié, les effets observés ne sont pas corrélés à la longueur du linéaire restauré (sauf pour la catégorie des petits rhéophiles au sein des poissons);
  • aucune mesure de restauration ne donne des résultats clairement meilleurs que les autres, celle qui a le plus d'effet étant l'élargissement du lit (effets sur les scarabées, les macrophytes, les espèces sensibles aux crues) mais à prendre avec précaution car elle intervient souvent des zones d'altitude où le bassin versant est moins dégradé (la restauration répond généralement mieux dans cette hypothèse) ;
  • il paraît plus important de restaurer des habitats très spécifiques que de la diversité d'habitats en général (exemple de la bonne réponse des scarabées selon la végétation rivulaire, contre-exemple de l'absence d'effet des opérations sur les macro-invertébrés benthiques) ;
  • la restauration donne des résultats plus probants en richesse spécifique sur les espèces terrestres et amphibiennes plutôt que sur les espèces aquatiques (réponse faible à nulle des invertébrés et poissons, meilleure réponse des macrophytes, mais contre-exemple des végétations de plaine inondable, qui n'ont pas répondu en biodiversité) ;
  • l'analyse en services rendu par les écosystèmes donne des résultats positifs, il est intéressant d'observer que c'est surtout en usage culturel (appréciation du paysage) et en fonction de régulation (crue). 
Un point soulevé par les chercheurs : la focalisation sur les objectifs de la directive-cadre européenne sur l'eau donnera de mauvais résultats, car la DCE estime surtout des gains en biodiversité (richesse spécifique totale, peu affectée par les mesures) alors que les effets des restaurations concernent des fonctionnalités plus discrètes ou des espèces spécialisées.


Quelques commentaires
Ce numéro spécial, dont nous avions commenté plus en détail le travail de Schmutz et al 2015 sur les poissons en prépublication électronique, intéressera l'écologiste, le naturaliste, le gestionnaire. Pour le citoyen se demandant où mène la politique de restauration engagée au nom de la DCE, il provoque bien sûr un certain scepticisme.

L'examen de la littérature spécialisée est aux antipodes des effets d'annonce de la communication politique et administrative. Le discours dominant laisse  entendre qu'au terme de 3 exercices quinquennaux étalés entre 2010 et 2027, les eaux européennes vont toutes retrouver un bon état morphologique, écologique, chimique, à quelques exceptions près. Et dans l'imaginaire, cela signifie une biodiversité florissante qui aura reconquis comme par magie les rivières et les berges. Il n'en est manifestement rien : les progrès seront lents, incertains et coûteux, en particulier dans le domaine de la restauration physique des masses d'eau où le succès n'est pas du tout garanti compte-tenu des altérations persistantes du bassin versant (dont celles affectant la qualité chimique de l'eau), du caractère encore expérimental des opérations et de la complexité de la réponse biologique aux changements d'habitats à différentes échelles spatiales et temporelles.

Au-delà, la question se pose des progrès que les citoyens consentent à financer. Les gains biologiques mis en avant sont souvent ténus et spécialisés; la notion de services rendus renvoie surtout à des attentes classiques d'appréciation paysagère ou de lutte contre l'aléa; on a dans cet article des exemples d'aménagements non destructifs, donc ceux qui ne sont pas les plus problématiques en terme d'acceptabilité sociale, de coûts d'indemnisation et de changement du cadre de vie des riverains. On risque donc de voir se creuser le fossé culturel et démocratique déjà existant entre des gestionnaires de rivière qui dépensent  l'argent public pour des gains hydrobiologiques et hydromorphologiques relevant d'une appréciation de spécialistes sur des dimensions perçues comme assez minuscules par le commun des mortels, des citoyens dont les attentes dominantes vis-à-vis de la rivière ne se situent pas dans ces priorités, des normes bruxelloises de réussite qui ont leur propre logique d'évaluation. Il vaudrait mieux ne pas attendre 2027, année d'échéance de la DCE 2000, pour mettre ces questions sur la table.

Référence : Muhar S et al (2016), Evaluating good-practice cases for river restoration across Europe: context, methodological framework, selected results and recommendations, Hydrobiologia, 769, 1, 3-19

Illustration : site de restauration de la rivière Drau, extrait de Muhar et al 2016 cité ci-dessus, image publiée en licence Creative Commons.