29/03/2016

12 partenaires nationaux, 275 institutions, 1200 élus s’engagent pour une autre vision de la continuité écologique

  • Le mouvement pour un moratoire sur la continuité écologique est porté par 12 partenaires nationaux et plus de 250 associations et institutions locales, représentant l’ensemble des usagers de l’eau, des propriétaires d’ouvrages hydrauliques et des riverains.
  • L’appel à moratoire a déjà recueilli plus de 1800 grandes signatures en sept mois, dont 29 parlementaires et plus de 500 maires ou maires-adjoints.
  • Plus de 100.000 adhérents directs au bord des rivières classées au titre de la continuité écologique sont représentés par les associations ou institutions signataires.
  • Depuis le lancement du moratoire, et suite à d’innombrables interpellations des élus, le  gouvernement et le Parlement ont commencé à acter la réalité des problèmes posés par la réforme de continuité écologique : indifférence au patrimoine historique et culturel ; manque de concertation ; prime à la destruction des ouvrages ; changement des paysages de vallée contre l’avis des riverains ; coût exorbitant de certains aménagements ; insolvabilité des particuliers et mise en danger des petites exploitations ; absence de suivi sérieux du Ministère (pas de base de données nationale) ; retard considérable sur les chantiers (moins de 10% de sites aménagés à 2 ans seulement de l’issue du délai légal).
  • La mission confiée au CGEDD par la Ministre de l’Ecologie en décembre 2015 pour faciliter le consensus autour de la mise en conformité des seuils, chaussées et barrages en rivière, comme le vote des lois Patrimoine et Biodiversité doivent permettre d'entériner des évolutions substantielles de la loi, de la réglementation et de la mise en oeuvre de la continuité écologique.
  • Les partenaires nationaux du moratoire font 10 propositions pour une réforme en profondeur de la gouvernance et de l’application des réformes de continuité écologique.


L’Observatoire de la continuité écologique et des usages de l’eau (OCE), la Fédération des moulins de France (FMDF), la Fédération française des associations de sauvegarde des moulins (FFAM), l’Association des riverains de France (ARF), l’Union nationale des syndicats et associations des aquaculteurs en étangs et bassins (UNSAAEB), Electricité autonome française (EAF),  France hydro électricité (FHE), Fédération nationale des syndicats de forestiers privés (FRANSYLVA), la Coordination rurale (CR) , Maisons paysannes de France (MPF), Vieilles maisons françaises (VMF), la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (SPPEF) portent un appel commun pour demander un moratoire sur la mise en œuvre de la continuité écologique.

En sept mois, le mouvement a déjà reçu plus de 1800 grandes signatures d’élus, d’associations, d’institutions et de personnalités de la société civile.

Un mouvement sans précédent des riverains, des usagers et des défenseurs du patrimoine
Ce mouvement est sans précédent par la diversité des partenaires qui le portent, rassemblant les riverains et les usagers de la rivière, ainsi que les défenseurs du patrimoine culturel et paysager. Cette unité témoigne si besoin était de la pertinence de la démarche, de l’urgence de la situation au bord des rivières et de l’absence de concertation réelle dont a souffert la politique de continuité écologique depuis 10 ans.

Cette politique était notamment conçue pour contribuer à l’atteinte du ‟bon état des masses d’eau en 2015”.  La loi demandait simplement des mesures de gestion, entretien et équipement des ouvrages hydrauliques, mais l’administration a ciblé l’hydromorphologie des rivières comme un élément supposé essentiel de ce bon état en allant bien au-delà des prescriptions initiales. Cela a conduit à un projet irréaliste de « renaturation » des cours d’eau classés et de « restauration des habitats » entraînant souvent des reprofilages complets des écoulements.

L’application bien trop systématique, autoritaire et radicale de cette politique s’est révélée inefficace. Elle a donné lieu à toutes sortes d’improvisations sur le choix des ouvrages traités, sans aucune cohérence écologique. Elle a eu pour principal effet de braquer les populations riveraines face à des préceptes d’aménagements dont la rationalité scientifique est difficile à percevoir, impliquant des coûts considérables et des bénéfices non quantifiés ni garantis. L’extension des ‟migrateurs” à toutes sortes d’espèces non migratrices ni menacées d’extinction, la volonté de privilégier l’effacement des ouvrages comme solution prioritaire, l’absence de prise en compte de l’attachement des riverains et usagers aux autres dimensions de la rivière ont dénaturé l’objectif initial visant plus modestement à améliorer certaines fonctionnalités des ouvrages là où il était prouvé que cela était nécessaire. La gestion « équilibrée et durable » de la ressource en eau prévue par l’article L 211-1 du code de l’environnement a été remise en question par ces choix.

Le ministère de l’Ecologie (Direction de l’eau et de la biodiversité), les Agences de l’eau et l’Onema ont ainsi favorisé depuis 2009 des options de destruction du patrimoine hydraulique, ou des aménagements d’une complexité excessive. Cette attitude a entraîné un blocage de nombreux projets, de vives interrogations des riverains et des usagers inquiets de voir disparaître leur paysage familier ainsi qu’un refus de beaucoup de propriétaires ou d’exploitants de s’engager dans un dossier « à charge », sans issue raisonnable pour eux (effacement ou endettement) et sans prise en compte des préjudices subis pour leurs biens ou leurs exploitations.

1200 élus dont 30 parlementaires et 508 maires ou maires-adjoints
Les élus sont très concernés par la continuité écologique car la gestion des rivières est au cœur de la vie locale. Leur soutien à la demande de moratoire témoigne des difficultés de mise en œuvre de cette continuité et de son déficit massif d’acceptabilité par les populations.

Alors que les collectivités voient leur dotation baisser et que l’État ponctionne le budget des Agences de l’eau, des sommes conséquentes sont dépensées pour des objectifs dont l’intérêt environnemental est souvent peu démontré, sans engagement de résultats pour les espèces piscicoles et la biodiversité en général, qui ne résume pas aux poissons. Pourtant, l’argent manque pour l’amélioration de l’efficacité réelle des assainissements et l’aide aux bonnes pratiques environnementales qui participent à l’amélioration de la qualité de l’eau.

275 associations et institutions, représentant 100.000 adhérents directs, et de nombreux acteurs de la société civile
Des associations de sauvegarde de moulins et de riverains, des associations de défense de la rivière ou de ses ouvrages, des associations de pêche (AAPMA), parfois des syndicats de rivière ont déjà rejoint le mouvement pour un moratoire sur la continuité écologique.

Ces institutions sont présentes dans toutes les régions françaises, en particulier dans les rivières classées en liste 2 au titre de la continuité écologique. Toutes ont rejoint le moratoire en exprimant le sentiment qu’elles n’avaient jamais été entendues et, si par hasard des réunions de concertation avaient été organisées, que leurs objections n’avaient jamais été prises en compte. Le déficit démocratique de la continuité écologique est patent.

Dans les signataires de la société civile, outre des chercheurs, des auteurs, des artistes, on compte aussi des chefs d’entreprise qui expriment le regret de l’absence fréquente de réalisme économique des mesures proposées par l’administration dans le domaine de la continuité écologique. Quand ces entreprises produisent de l’énergie bas carbone, l’incompréhension est totale car le Ministère de l’Ecologie envoie des signaux contradictoires, demandant une montée en puissance des énergies renouvelables mais contrariant l’hydro-électricité par toutes sortes de mesures rendant les dossiers longs, les investissements risqués et la rentabilité de plus en plus incertaine.

Le gouvernement et le Parlement commencent à mesurer l’ampleur du problème
Au cours des derniers mois et suite aux interpellations du gouvernement (questions écrites de parlementaires et courriers de propriétaires ou d’associations), les nombreux problèmes liés aux effacements d'ouvrage ou à l’imposition de travaux à coûts exorbitants ont commencé à être pris en compte. La Ministre de l'Ecologie a missionné une enquête du CGEDD pour comprendre les blocages. Elle a écrit aux Préfets en décembre 2015 pour demander l’arrêt des destructions de sites.  La ministre de l’Ecologie et la ministre de la Culture ont appelé à plusieurs reprises devant le Parlement à cesser les effacements de seuils de moulins.

L'article L 214-17 du Code de l’environnement, qui a créé en 2006 le principe de classement des rivières en vue d’assurer la continuité écologique, est actuellement débattu dans le cadre de l'examen des lois Patrimoine et Biodiversité, avec dépôts de plusieurs amendements émanant de partenaires du moratoire.

Le rapport parlementaire Dubois-Vigier (février 2016) sur les continuités écologiques aquatiques a demandé une évolution substantielle de la continuité écologique sur plusieurs points, dont le financement et la priorisation sur le vrai enjeu des grands migrateurs amphihalins. Il apparaît que le ministère de l’Ecologie ne dispose toujours pas en 2016 d’une base de données sur l’ensemble des chantiers mis en œuvre, leur coût public, les solutions choisies et les bénéfices constatés pour les milieux aquatiques. Les parlementaires se sont émus de cette opacité.

Selon les données disponibles, alors que 2200 rivières et 15.000 ouvrages sont concernés d’ici à 2018, il semble qu’environ 600 dossiers seulement seraient engagés chaque année. Et comme bien souvent les solutions préconisées ne rencontrent pas l’assentiment spontané des propriétaires ou des populations, le nombre d’ouvrages réellement effacés ou aménagés depuis les classements de 2012-2013 serait plus faible encore.

Les publications de SDAGE et de leurs états des lieux de bassin ont indiqué que la France est très loin de son objectif de deux-tiers des massées d’eau en ‟bon état 2015”. Dans certains bassins ayant privilégié de longue date la restauration morphologique et la continuité des rivières, comme Loire-Bretagne, les progrès de l’état chimique et écologique des masses d’eau superficielles sont quasi-nuls depuis 10 ans. Il y a la matière à nourrir de sérieux doutes sur notre capacité à atteindre les objectifs 2027 de la DCE 2000 et sur l’efficience des dépenses publiques en rivière.


Les dérives et conflits ont été trop nombreux depuis 2006 pour accepter des mesures superficielles
Les partenaires du moratoire souhaitent que la mission du CGEDD décidée par la Ministre de l’Ecologie soit l’occasion de remettre à plat les modalités de la mise en œuvre de la continuité écologique et l’interprétation administrative très problématique de la partie législative du Code de l’environnement.

Ils souhaitent également que les parlementaires, travaillant actuellement à l’examen des lois Patrimoine et Biodiversité, actent l’urgence des problèmes, la détérioration des rapports des parties prenantes avec l‘administration en charge de l’eau et la nécessité de prendre d’ores et déjà des mesures pour corriger certains effets collatéraux des choix actuels en matière de continuité écologique.

Rappelons qu’après un article L 432-6 CE inopérant durant des décennies, le Plan d’action pour la restauration de la continuité écologique (PARCE 2009) avait déjà montré les nombreuses incompréhensions sur le terrain et justifié une première enquête du CGEDD en 2012. Le Conseil avait fait 11 recommandations : 2 seulement ont été réalisées et 2 ont été amorcées par la DEB (Direction de l’eau et de la biodiversité), qui a pour l’essentiel maintenu sa lecture très orientée des textes de loi relatifs à la continuité écologique.

L’administration centrale ne montre aucune écoute réelle des usagers de l’eau depuis 10 ans, les services déconcentrés développent des interprétations imprévisibles de la loi ou de la réglementation, l’ensemble produit une doctrine par trop radicale, dont la mise en application multiplie les problèmes, les retards, voire les conflits. Sans un changement de cap complet, la continuité écologique court droit à l’échec. Il en va de même pour la démarche de cartographie des cours d'eau lancée en 2015, où les riverains et usagers ne se retrouvent pas davantage dans les objectifs et les méthodes de l'administration.

Les partenaires du moratoire attendent 10 mesures de fond

  • Poser le caractère exceptionnel du choix de l’effacement (arasement ou dérasement) des ouvrages, ce qui était le texte et l’esprit de la LEMA 2006 et de la loi de Grenelle 2009 ; l’entourer de toutes les précautions nécessaires pour la rupture d’équilibre qu’il induit sur les écoulements, les berges, les habitations et ouvrages d’art, les usages, le patrimoine et les écosystèmes.
  • Garantir la faisabilité économique des réformes, en particulier des dispositifs de franchissement dont les coûts sont actuellement inabordables sans aides publiques massives ; privilégier quand c’est possible des solutions de bon sens relevant de la bonne gestion des ouvrages et des vannages ; revoir le régime de subvention des agences de l’eau et cesser les inégalités devant les charges publiques, chaque agence ayant son barème alors que la loi est commune pour tous.
  • Proroger d’au moins 5 ans les délais de mise en conformité prévus par la loi (L 214-17 CE) sur les rivières en liste 2, à condition que des moyens soient réellement mobilisés par toutes les Agences de l’eau pour des solutions non destructives, sinon les mêmes problèmes se poseront au terme de ce nouveau délai.
  • Réviser les classements liste 2 des masses d’eau en se concentrant sur celles qui sont en état écologique mauvais ou moyen sur des compartiments liés (de manière démontrée par démarche scientifique) aux ouvrages hydrauliques, ainsi que sur celles qui ont des enjeux migrateurs amphihalins attestés.
  • Mettre au point de façon concertée une grille multicritères d'évaluation de l'intérêt des ouvrages, considérant les dimensions multiples du cours d’eau – écologique, énergétique, économique, touristique, sportive, foncière, paysagère, culturelle, historique, sociétale –, pour mener une analyse coûts-avantages non biaisée ; intégrer tous les services rendus par les écosystèmes aménagés et éclairer la prise de décision sur des bases objectives ; associer de façon systématique et individuelle les riverains concernés lors des visites et des analyses réalisées par les DDT(-M) et l'Onema.
  • Procéder à un suivi scientifique des effets observés de la politique de continuité écologique, avec des indicateurs annuels permettant de mesurer objectivement le bénéfice de la réforme en termes d’amélioration de l’état écologique et chimique de l’eau. Il conviendra d’inclure dans les conclusions des études réalisées les outils d'évaluation et leur modalités d'utilisation par l'administration, et de fournir les résultats des opérations réalisées aux comités de pilotage et aux riverains concernés.
  • Procéder à un audit de la politique française de continuité écologique et de ses résultats, incluant un comparatif avec d’autres pays, par un board européen de chercheurs.
  • Lancer des projets de recherche académique visant à mieux modéliser la dynamique écologique des rivières, à construire des outils de priorisation utilisables par les établissements en charge de l’eau (EPCI, EPTB), à définir des solutions techniques de franchissement conciliant efficacité écologique et réalisme économique, en particulier pour les ouvrages modestes de moins de 2 m formant 80 % des seuils, chaussées et barrages concernés.
  • Intégrer l’ensemble des représentants des ouvrages et des riverains, dont la plupart sont encore tenus à l’écart en 2016, dans les instances locales, nationales et régionales de l'eau : Comité de bassin, Commission locale de l’eau, Conseil national de l’eau, commissions techniques des Agences, comités de pilotage des projets locaux et études diagnostiques de bassin versant, groupes de travail des SRCAE et SRCE.
  • Poursuivre la simplification réglementaire des dossiers lois sur l’eau (IOTA) et revoir le processus de cartographie des cours d'eau, en gelant toute nouvelle contrainte dans un domaine d’une complexité déjà illisible, avec des règles pénalisantes à interprétation locale variable selon les services instructeurs ; nommer une commission permanente de concertation chargée du suivi des types de dossiers posant encore problème et de la recherche de solutions consensuelles vers plus de simplicité et d’efficacité.
Texte de l’appel : à diffuser pour amplifier le soutien à la demande de moratoire sur la mise en oeuvre de la continuité écologique

27/03/2016

Armançon aval: état chimique et écologique de la masse d'eau

Concernant le chantier d'effacement de deux seuils prévu à Tonnerre sous la houlette de la Commune et du Sirtava, nous avons déjà exposé les motifs de refuser le projet en l'état lors de l'enquête publique, souligné la qualité piscicole excellente du tronçon et rappelé son peuplement historique assez stable de poissons. Dans ce nouvel article, nous examinons les données disponibles de qualité écologique et chimique de l'eau. Elles montrent que le seul enjeu des 5 dernières années en physico-chimie a été la présence excessive de nitrates trois années de suite (2010-2012), et que l'état chimique reste dégradé aux HAP, avec par ailleurs une absence de mise à disposition des relevés détaillés sur les pesticides. Rien de tout cela ne suggère qu'il est urgent ou prioritaire d'effacer deux ouvrages modestes parmi des dizaine d'autres – et encore moins d'engager des dépenses pharaoniques pour les aménager tous !  On mesure à travers ce cas particulier l'imperfection du classement massif des rivières de 2012-2013 et l'urgente nécessité d'une révision substantielle de la politique de continuité écologique 



Nous avions exposé dans un précédent article comment se mesure la qualité de l'eau pour la directive cadre européenne (DCE 2000), en focalisant sur l'indice poisson rivière (IPR), qui analyse les peuplements piscicoles. La masse d'eau qui nous intéresse est l'Armançon aval, dont la station de surveillance est à Tronchoy.

Concernant l'état écologique (données biologiques et physico-chimiques), on peut trouver les relevés détaillés de Seine-Normandie à cette adresse. L'analyse des mesures 2010-2014 sur la station de contrôle de Tronchoy ne montre que deux altérations sur l'ensemble des paramètres : la saturation en oxygène sur la seule année 2013, les nitrates NO3- de 2010 à 2012 (mais niveaux corrects en 2013 et 2014). Tous les autres paramètres de l'état écologique (données biologiques, données physico-chimiques, substances prioritaires) sont bons (sur ce lien le fichier xls de synthèse).

Au regard de la DCE 2000, en dehors de la vigilance sur les contaminations aux nitrates en raison de trois années en état moyen, il n'y a pas lieu d'intervenir sur ce tronçon pour son état écologique. Rappelons que la suppression de seuil n'est pas favorable au bilan nitrates des cours d'eau, car les eaux plus lentes de retenues et leur activité microbienne contribuent à la dénitrification, donc à l'épuration de la rivière (voir cette synthèse). Avant d'engager des destructions, il conviendrait de s'assurer qu'elles ne risquent pas d'aggraver les bilans sur ce contaminant.

Un point à noter au passage: l'application Qualité Rivière ne reproduit pas les résultats que l'on trouve sur les répertoires de l'Agence de l'eau (lien ci-dessus), lesquels ne sont pas toujours convergents avec le fichier du rapportage à l'Union européenne. Il est particulièrement pénible pour les citoyens et les associations qu'il n'existe pas au niveau national une base de données certifiées et homogénéisées, facile d'accès tout en étant complète, avec sur chaque masse d'eau l'intégralité des résultats, la liste complète des substances identifiées, la précision sur les mesures non réalisées ou simplement estimées par modèle. En l'état de dispersion des informations, nous ne sommes pas capables d'évaluer la qualité du suivi sur une masse d'eau.

Concernant la pollution chimique, les données publiques manquent ainsi de transparence. L'Agence de l'eau avance un bon état chimique hors HAP, sans indiquer de données détaillées. Mais on peut trouver en ligne des mesures DREAL (année 2010) sur l'Armançon à Tronchoy  montrant des doses excessives d'isoproturon et de chlortoluron, ainsi que des substances aujourd'hui interdites (dinoterbe, atrazine déséthyl). Pourquoi les relevés de ces substances (pesticides) ne sont-ils pas intégralement publiés (ou alors perdus au fond de répertoires inaccessibles aux citoyens)? Qu'en est-il des relevés récents? Combien de pesticides différents (effet cocktail) sont-ils trouvés, même en dessous des normes jugées admissibles pour les milieux?

La pollution aux HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) concerne 92% des eaux du bassin Seine-Normandie, et appelle des mesures de fond pour collecter les eaux de ruissellement des routes et limiter l'usage des carburants fossiles. Autant d'évolution qui sont lentes et coûteuses à mettre en action, donc qui demanderaient des efforts constants de la part des gestionnaires (au lieu de l'actuel fatalisme consistant à considérer la pollution aux HAP comme trop diffuse et trop massive pour être combattue).

Dernier point : les analyses chimiques de l'eau pour la DCE 2000 sont loin d'être complètes. L'Union européenne va élargir sous peu (2018) la liste des substances chimiques à contrôler. Mais même avec cette extension à quelques dizaines de nouveaux contaminants, on ne sera pas vraiment capable de mesurer et de comprendre l'effet des milliers de molécules de synthèse circulant dans nos eaux, qu'il s'agisse des résidus médicamenteux et des perturbateurs endocriniens (déjà connus pour affecter la reproduction de la faune piscicole et non surveillés en routine), des microplastiques et de tant d'autres qui ne sont pas aujourd'hui suivis ni traités avant rejets en rivière. Un assainissement durable demanderait une mise aux normes des stations d'épuration, généralement repoussée en raison de ses coûts conséquents.

En conclusion
Les budgets des Agences de l'eau sont loin de couvrir tous les besoins des collectivités pour assurer la gestion équilibrée et durable de la ressource en eau, la prévention des inondations et la protection des milieux aquatiques. C'est d'autant plus vrai que l'Etat ponctionne désormais le budget de ces Agences pour réduire son déficit public, en rupture avec le principe historique "l'eau paie l'eau" (c'est-à-dire les taxes propres à l'eau financent les travaux). Il faut donc choisir les mesures qui paraissent les plus essentielles pour le bénéfice qu'elles apportent à la rivière et aux riverains. Il n'est pas acceptable pour notre association que l'Agence de l'eau Seine-Normandie et les syndicats de rivières qu'elle abonde continuent de choisir des dépenses futiles, plus idéologiques que scientifiques, comme des effacements de seuils sans bénéfice garanti pour les milieux, sans assurance sur la stabilité à long terme des berges et du bâti dans le nouvel écoulement ainsi produit, avec par ailleurs une disparition du patrimoine bâti et du potentiel énergétique. L'avenir de nos rivières demande un débat démocratique élargi : les adoptions de SDAGE et SAGE sont très peu suivies par les citoyens alors que les orientations choisies modifient leur cadre de vie, engagent des dépenses d'argent public et décident de l'avenir des cours d'eau.

26/03/2016

Lutte contre les nitrates: toujours pas probant

Le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), agissant comme Autorité environnementale, vient de rendre un avis pour le moins critique sur le nouveau Programme d'actions national nitrates proposé par le gouvernement. Le CGEDD est obligé de se référer à ses deux précédents rapports, qui n'avaient pas été suivis d'effets (une mauvaise habitude que connaît hélas le monde des ouvrages hydrauliques). Parmi les reproches: pas d'analyse quantitative permettant de suivre les effets des mesures, mauvaise prise en compte de la qualité de l'eau et des objectifs DCE 2000, pas de garantie sur l'eutrophisation, simple nettoyage formel des programmes précédents pour éviter la condamnation de la Cour de justice de l'Union européenne suite à la mise en demeure de 2014. Ce bricolage permanent sans queue ni tête, ce pilotage à vue où l'on navigue de mesures inappliquées en objectifs inapplicables et de diagnostics sans preuves en actions sans effets, nous le retrouvons désormais dans toutes les strates de la politique française de l'eau. Pendant ce temps-là, les destructeurs du patrimoine hydraulique nous jurent la main sur le coeur que "tout est fait pour les autres impacts sur la rivière, les pollutions sont déjà traitées". Allons donc... Ci-dessous synthèse du rapport.


"La directive n°91/676/CEE du 12 décembre 1991, dite directive « nitrates », vise la réduction et la prévention de la pollution des eaux par l’azote d’origine agricole (engrais chimiques, déjections animales et effluents d’élevage). Elle a notamment instauré des « zones vulnérables » (définies sur des critères de concentration en nitrates dans l’eau ou d’eutrophisation), dans lesquelles doivent être mis en œuvre des « programmes d’action » visant à restaurer la qualité des eaux et des milieux aquatiques. En France, un programme d’actions national est établi sous la responsabilité des ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement. Il est complété dans chaque région par un programme d’actions régional.

Les principaux enjeux environnementaux du programme d’action nitrates sont liés à l’équilibre du cycle de l’azote et à son impact sur les différents milieux : la contamination par les nitrates des eaux souterraines et superficielles ; les impacts sur les milieux en particulier l’eutrophisation des milieux aquatiques continen- taux et marins ; l’intégrité des sites Natura 2000.

Le document transmis à l’Ae est un nouveau projet d’arrêté modifiant le programme d’actions national en vigueur depuis 2013 ; l’Ae avait déjà formulé deux avis sur les programmes nationaux précédents2. Elle renouvelle les recommandations qu'elle avait déjà faites en 2011 et en 2013, toujours non prises en compte dans ce document et recommande, en conséquence, que les avis n° 2011-49 et n° 2013-53 soient joints au dossier de consultation.

Les modifications apparaissent davantage motivées par la nécessité de répondre a minima aux attendus d’un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne que par l’ambition de restaurer les écosystèmes perturbés par l’excès d’azote. Alors que ce programme d’actions nitrates devrait être un levier de mise en oeuvre de la directive cadre sur l’eau, visant à restaurer la qualité des écosystèmes, l’analyse privilégie un seuil de qualité chimique des eaux qui ne garantit pas l'absence d’eutrophisation.

L’évaluation environnementale, qui est claire, ne concerne que les modifications prévues par ce projet d’arrêté et revient très peu sur l’évaluation du programme dans son ensemble.

L’évaluation environnementale ne recourt pas à des méthodes quantitatives qui permettraient de vérifier l’efficacité des mesures. L'Ae renouvelle sa recommandation de réaliser une évaluation globale du programme d’actions national et des programmes d'actions régionaux, indispensable pour vérifier la pertinence de l’ajustement des mesures pour l’atteinte des résultats recherchés, tout particulièrement vis-à-vis des milieux les plus sensibles.

L’Ae recommande que l’évaluation environnementale démontre et quantifie dans quelle mesure le programme rendra possible la diminution de l’eutrophisation des milieux aquatiques vulnérables aux nitrates, et qu’elle démontre l’existence ou l’absence d’incidence significative sur les sites Natura 2000. S’appuyant sur le concept de «cascade de l’azote», l’Ae recommande également que l’évaluation du programme d’actions prenne en compte, d’autres questions environnementales liées à l’excès d’azote (qualité de l’air, santé humaine, émissions de gaz à effet de serre...)."

Source : CGEDD, Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le programme d'actions national nitrates, n°2015-101 adopté lors de la séance du 16 mars 2016

Illustration : marée verte dans le Finistère, par Thesupermat - travail personnel, GFDL

25/03/2016

Quelles espèces circulent dans les passes à poissons ? (Benitez et al 2015)

Des chercheurs belges ont procédé pendant 6 ans à des prises hebdomadaires dans deux passes à poissons installées sur les rivières Berwinne et Amblève, affluents de taille intermédiaire de la Meuse et de l'Ourthe. Le nombre total de poissons capturés annuellement est de l'ordre de quelques centaines, avec un effet d'appel la première année. Si les salmonidés et les grands cyprinidés dominent en biomasse, de nombreuses petites espèces les utilisent également. Une proportion importante des passages des adultes est liée à des périodes migratoires, les juvéniles ayant des comportements plus variables. Les auteurs concluent qu'il vaut mieux concevoir des passes toutes espèces. Ce travail montre une certaine efficacité des passes, utilisées (même très sporadiquement) par 80 à 100% des espèces présentes dans les rivières, mais il pose cependant plusieurs questions complémentaires, non envisagées dans l'article de recherche. Quelle proportion de poisson au sein de chaque espèce emprunte la passe par rapport à ceux qui restent sur leur territoire aval? Quels bénéfices durables observe-t-on pour l'évolution des peuplements aval et amont, au-delà du constat de franchissement? Si le gain écologique est jugé d'intérêt, comment finance-t-on la généralisation de ces passes à poissons, dispositifs connus pour être coûteux, en particulier s'ils sont conçus pour toutes les capacités de nage et de saut? 

Les poissons présentent tous des comportements de mobilité dans le fluide qui les abrite. Certains mouvements de longue distance correspondent à des migrations périodiques, assez bien documentées chez les espèces concernées. Mais les autres facteurs et traits de mobilité restent peu connus à ce jour. Les passes à poissons sont les dispositifs les plus souvent implémentés pour restaurer une connectivité longitudinale dans la rivière, en particulier pour assurer la montaison des migrateurs, qui cherchent des habitats spécifiques pour y déposer leurs oeufs et dont les larves seront ensuite ramenées vers l'aval par le courant. Ces passes sont souvent conçues pour des espèces "nobles" (désignées comment telles par les pêcheurs) : "les espèces de poissons moins nobles ont été longtemps négligées et restent pauvrement comprises quant à leur utilisation des passes à poissons", notent les auteurs qui travaillent à l'Université de Liège, Unité de biologie du comportement (Jean-Philippe Benitez, Billy Nzau Matondo, Arnaud Dierckx, Michaël Ovidio). De là cette étude du passage observé dans les dispositifs de franchissement.


Le contexte des passes étudiées, illustration extraite de Benitez et al 2015, art cit, droit de courte citation

Les sites des passes de Berneau (rivière Berwinne) et Lorcé (rivière Amblève) ont respectivement les caractéristiques suivantes : linéaires de 29 et 93 km, bassin versant de 131 et 1083 km2, module de 1,9 et 19,3 m3/s, pente moyenne 7,5 et 5,2‰, hauteur des obstacles de 1,4 et 3,3 m, longueur des passes de 16 et 67 m, 4 et 15 bassins, chutes interbassins de 0,3 et 0,25 m, zone à ombre / barbeau (Huet) à dominante truite et à dominante barbeau, qualité bonne et moyenne de l'eau. Ce sont donc des dimensions et des caractéristiques représentatives des têtes et milieux de bassin.

Les passes ont été suivies deux à trois fois par semaine pendant six ans (2002-2008 et 2007-2013), avec capture (dans le dernier bassin) et mesure des individus. Ce n'est pas un test d'efficacité relative où l'on place des puces sur une population témoin de poissons (protocole coûteux si l'on veut obtenir un échantillon représentatif), mais une analyse empirique de franchissement.

Voici quelques-uns des principaux résultats :
  • 1513 individus de 14 espèces ont emprunté la passe de Berneau et 3720 de 22 espèces la passe de Lorcé, soit un nombre d'individus par an de 150-378 et 151-1197 respectivement;
  • 80% des espèces présentes dans le cours d'eau ont emprunté au moins une fois la passe à Berneau, 100% à Lorcé;
  • les petits cyprinidés (goujon, spirlin, vairon) ont représenté 53% et 71% des individus, soit le groupe le plus important en abondance numérique, les salmonidés (truite, ombre) étant dominant en biomasse à Berneau (69%) et les grands cyprinidés rhéophiles (barbeau, chevesne) à Lorcé (55%);
  • les espèces autres que la truite, l'ombre et les cyprinidés rhéophiles sont rares et représentent moins de 1% des captures (gardon, perche, anguille, carpe, brème, etc.);
  • la première année a vu la plus grande abondance de poissons de toutes espèces en biomasse, suivie d'années avec des passages plus sporadiques, soit un "effet d'ouverture" vers un nouveau milieu;
  • les adultes dominent chez la truite et les petits cyprinidés, les juvéniles chez les grands cyprinidés, mais toutes les tailles s'observent;
  • les deux pics du printemps et de l'automne représentent entre 80 et 90% des captures chez les espèces les plus fréquemment observées, mais des passages sporadiques sont observés toute l'année, et certaines espèces sont plus actives en été (spirlin, goujon, loche chez les adultes);
  • les salmonidés sont plus nombreux en température fraîche (6-12 °C chez les truites et ombre adultes), sans condition particulière de débit, les autres espèces ont des activités à des températures plus élevées (14 à 20°C chez les chevesnes et barbeaux adultes, les juvéniles de toutes espèces ayant tendance à être plus mobiles à des températures plus élevées que les adultes);
  • les mouvements coïncident avec des migrations de reproduction chez des adultes pour 57% des truites, 80% des ombres, 95% des barbeaux et 60% des chevesnes, ce qui laisse d'autres motivations comportementales (recherche de refuge, de nourriture...).
Les auteurs concluent que les passes à poissons sont empruntées par un grand nombre d'espèces dans une variété de circonstances, donc que le gestionnaire devrait réfléchir à des modèles peu sélectifs, non spécialisés sur des espèces cibles.

Discussion
Les chercheurs de l'Université de Liège montrent que les passes à poissons peuvent être empruntées par des espèces diverses, même si par conception les grands poissons des familles salmonidés et cyprinidés rhéophiles en sont souvent les premières cibles.

Plusieurs données complémentaires importantes seraient utiles pour mesurer l'intérêt réel des passes étudiées. La première est une estimation du recrutement potentiel des poissons dans la zone aval, afin d'avoir une idée de l'usage rapporté à la population. Par exemple si l'on compte une population estimée de 5000 barbeaux à l'aval (dans la zone de mobilité habituelle de cette espèce, quelques kilomètres) mais que quelques dizaines empruntent la passe chaque année, soit cette dernière n'est pas attractive ou efficace, soit elle ne correspond pas à un besoin essentiel de la population de barbeau, dont la mobilité est réduite. La seconde donnée d'intérêt, ce sont des pêches de contrôle dans la zone amont, tout au long des six ans de l'étude : trouve-t-on un gain significatif dans l'évolution et la structure des populations amont ? Ce n'est pas garanti en soi, le niveau d'occupation des niches et de compétition intra-ou interspécifique dans la zone colonisée permet d'accueillir plus ou mois de nouveaux individus, par exemple. La réponse de la population amont en richesse spécifique, biomasse, abondance individuelle et structure d'âge reste quand même le premier motif de construction d'une passe à poissons.

Dans l'absolu, des passes ou autres dispositifs de franchissement ouverts à toutes espèces sont préférables car elles restaurent la fonctionnalité perdue au droit de l'ouvrage pour le spectre le plus large du peuplement piscicole du cours d'eau. Mais l'aménagement de rivière ne se réalise jamais dans l'absolu, ni dans l'idéal du chercheur en hydrobiologie ! En général, moins une passe est sélective, plus elle est coûteuse : elle doit en effet garantir à toutes saisons une vitesse, une pente, une différence de hauteur (si bassins), une puissance spécifique et un tirant d'eau adaptés à des capacités de nage et de saut très variables des espèces, et des âges des individus dans chaque espèce. Donc, la conception sera plus complexe et le chantier plus important (pente faible, davantage d'emprise amont et aval du barrage) qu'une passe plus standardisée pour des migrateurs à fortes capacités de franchissement.

Or, il est aujourd'hui manifeste que le coût est un facteur limitant du déploiement des passes à poissons, notamment dans l'expérience française : ces coûts sont inabordables aux particuliers, posent problème aux petits exploitants (parfois plusieurs années de chiffres d'affaire donc non-envisageable économiquement), grèvent le budget des Agence de l'eau s'il faut engager un grand nombre de chantiers. Prenons l'exemple des départements de Côte d'Or et de l'Yonne. On compte environ 300 ouvrages en rivières classées liste 2 dans chaque département. Si l'on considère un coût moyen de 100 k€ par passe (ce qui est optimiste pour des passes toutes espèces), le total atteint les 60 millions d'euros. Cette somme est considérable pour deux départements : elle ne peut être engagée qu'après avoir garanti des gains écologiques substantiels pour les populations piscicoles concernées, pas simplement pour "tester" s'il passe plusieurs dizaines ou centaines d'individus par an dans chaque passe.

Au regard de forte contrainte financière pesant sur la restauration de franchissabilité par les passes à poissons, et dans l'hypothèse où l'on ne déploie pas des solutions standardisées à moindre coût (mais moindre efficacité), il ne paraît pas viable d'en généraliser l'exigence sur tous les ouvrages, au moins à court terme. Il faudrait donc faire des choix dictés par l'intérêt écologique : niveaux passé, actuel et potentiel de biodiversité du tronçon ; structures des populations présentes ; déficit des espèces-cibles d'intérêt patrimonial ; connectivité retrouvée avec des affluents de dimension assez importante à l'amont de l'ouvrage, etc. Au demeurant, ce travail détaillé aurait dû être réalisé avant le classement des rivières de 2012-2013, au lieu de masses d'eau entières sans réalisme sur le financement et le calendrier ni précision sur la dynamique piscicole. Une fois les rivières mieux modélisées, et donc certains sites priorisés pour leur poids en terme de connectivité sur des linéaires à biodiversité appauvrie, le choix de passes toutes espèces serait éventuellement plus avisé.

Référence : Benitez JP et al (2015), An overview of potamodromous fish upstream movements in medium-sized rivers, by means of fish passes monitoring, Aquat Ecol, 49, 481–497

Nous remercions les auteurs (JP Benitez) de nous avoir transmis une copie de leur travail. Une version courte du compte-rendu de leurs observations est disponible en libre accès dans la conférence Benitez et al 2014 (pdf, anglais).

24/03/2016

Armançon aval: peuplements piscicoles stables depuis un siècle, effacements inutiles à Tonnerre

Selon le dogme de la continuité écologique "à la française", la présence d'ouvrages hydrauliques sur un linéaire conduit à faire disparaître les espèces d'eaux vives (rhéophiles) et les migrateurs par le jeu combiné de la fragmentation, du réchauffement, du stockage de pollution et de la disparition des habitats. Des travaux d'histoire de l'environnement montrent que sur l'Armançon aval, les populations piscicoles rhéophiles sont remarquablement stables depuis un siècle, malgré l'existence de nombreux seuils et barrages, et que les anguilles sont toujours présentes. Les espèces rhéophiles sont même plus nombreuses aujourd'hui qu'en 1900 sur le Créanton, un affluent de l'Armançon. Cette stabilité séculaire rend peu probable un changement significatif des peuplements aujourd'hui, en tout cas au court terme de nos obligations européennes de qualité de l'eau ; d'autant que l'indice poisson rivière (IPR) de la masse d'eau est déjà en classe "excellente". Le projet d'effacement de deux seuils de Tonnerre (sur une trentaine de la masse d'eau) n'en apparaît que plus dérisoire, avec des effets environnementaux à peu près nuls (changement de répartition des espèces sur quelques centaines de mètres), mais avec des incertitudes sur la tenue du bâti à l'amont des seuils. Cessons d'entretenir les citoyens dans l'ignorance des réalités et refusons la gabegie administrative d'argent public pour des dogmes éloignés de l'intérêt général comme des enjeux écologiques.

Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.

Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).

Extrait de Beslagic 2013b, cité ci-dessous, droit de courte citation

Les histogrammes ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la répartition des espèces (en gris données historiques, en noir données actuelles). On voit que la truite (Salmo trutta fario) est apparue dans des pêches récentes, que des espèces typiquement rhéophiles comme le barbeau (Barbus barbus) ou le chevesne (Leuciscus cephalus) sont constantes, ou en hausse pour le vairon (Phoxinus phoxinus). Cela ne correspond pas à une tendance vers des espèces banalisées d'eaux chaudes et lentiques, ni à une pression vers l'extinction des rhéophiles.

Extrait de Beslagic 2013a, cité ci-dessous, droit de courte citation.  

Les auteurs observent notamment : "Ainsi, la situation des peuplements ne semble guère avoir évolué sur l’Armançon (un affluent de l’Yonne) entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, puisque pour chacune des décennies d’observation (1890-1900 et 2000-2010), les peuplements se situent en positions très voisines. Si les peuplements paraissent avoir été stables pendant tout ce temps, c’est sans doute dû au fait que cette rivière a été aménagée très tôt, non seulement pour la navigation mais également pour le flottage du bois. La navigation sur la rivière de l’Armançon est attestée très anciennement. Déjà au XIIe siècle, elle était naviguée sur sa partie aval de Brienon-sur-Armançon à la confluence avec l’Yonne. Puis la navigation s’est étendue et jusqu’au XVIe siècle, l’Armançon était navigué jusqu’à Tonnerre, soit plus d’une trentaine de kilomètres en amont de Brienon-sur-Armançon (Quantin, 1888). Plus tard, l’activité de flottage du bois est apparue. Celle-ci était pratiquée sur l’Armançon depuis au moins le XVIIIe siècle, soit bien avant les plus anciennes données d’observation qui ont été utilisées dans cette analyse. Selon Ravinet (1824), le flottage du bois sur l’Armançon n’était pratiqué que depuis son entrée dans le département de l’Yonne. Des pertuis destinés à l’activité de flottage étaient présents sur la rivière ; un au niveau de Brienon-sur-Armançon et le second au niveau de Cheny. Les aménagements sur cette rivière sont donc relativement anciens et ont probablement impacté très tôt la faune piscicole. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun changement significatif n’est perceptible sur ce secteur et que le résultat de notre analyse montre une situation stable depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui."

Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.

La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?

On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).

Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.

La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?

La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.

Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.