05/04/2016

Déclin mondial et séculaire des migrateurs diadromes en rivière (Limburg et Waldman 2009)

Agir sur la rivière au plan écologique, ce n'est pas déployer un catalogue de bons sentiments ni engager un répertoire d'actions désordonnées entretenant l'illusion trompeuse d'une "renaturation" à portée de main, à forte visibilité et à grands services rendus. La dynamique des espèces dans leurs milieux s'inscrit toujours dans le long terme des temps géologiques, biologiques et historiques. Il s'y dessine des tendances et des contraintes, dont la compréhension est complémentaire de l'analyse plus théorique (structurelle et fonctionnelle) du vivant. L'histoire est aussi une leçon de prudence et un garde-fou précieux: mieux on la connaît, plus on apprend de ses erreurs, plus on évite également l'illusion néfaste et narcissique de la toute-puissance du présent. C'est en ayant cela à l'esprit que l'on lira avec profit l'article de Limburg et Waldman sur la reconstruction de données historiques des grands migrateurs en rivières du bassin atlantique, suggérant la variabilité passée de leurs stocks couplée à une tendance lourde au déclin, avec des niveaux aujourd'hui historiquement et mondialement bas.

Les espèces diadromes vivent dans deux milieux (eaux douces et eaux salées) avec une phase migratoire sur une plus ou moins longue distance. Elles sont dites anadromes si la reproduction se passe en rivière, catadromes si elle se déroule en mer. Ces espèces représentent 1% de la faune mondiale de poissons, mais beaucoup ont ou ont eu une valeur importante pour les populations humaines : anguille et saumon en Europe, alose savoureuse (Alosa sapidissima, American shad) en Amérique du Nord, esturgeon, etc.

Karine E Limburg et Joh R Waldman (Université de New York) ont collecté les données sur 24 espèces diadromes, 3 communes au bassin Atlantique, 12 restreintes à l'Amérique du Nord, 9 à l'Europe et l'Afrique. Sur 35 séries historiques reconstituées, dont certaines remontent au début du XIXe siècle, les auteurs documentent 3 tendances à la hausse et 32 au déclin. Les niveaux atteints à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle sont historiquement bas. Sur les 35 séries, on observe une perte de 98% du maximum historique pour 13 d'entre elles, et d'environ 90% pour 11 autres.

De manière intéressante, on peut voir ci-dessous quelques courbes (esturgeon, alose savoureuse, grande alose, alose feinte, anguille, saumon, bar rayé).

Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

On observe que :
  • les courbes convergent pour la plupart avec une chute marquée dans la seconde moitié du XXe siècle, surtout à compter des années 1960-1970;
  • les courbes sont souvent très similaires de part et d'autre de l'Atlantique;
  • les courbes ne montrent pas forcément des recrutements constants aux époques antérieures (voir par exemple la courbe du saumon sur le Rhin au XIXe siècle ou celle de l'alose feinte aux Pays-Bas dans la première partie du XXe siècle, dans les deux cas une croissance à partir d'un état initial faible);
  • l'existence d'une variabilité interannuelle et pluridécennale marquée (d'origine incertaine, naturelle ou anthropique) doit inciter à développer des approches sur le long terme pour en comprendre les causes;
  • le niveau atteint dans la période récente est au plus bas.

Parmi les causes de ce déclin, les auteurs mettent en avant:
  • la construction des grands barrages, forcément impactante pour la phase migratoire, bloquant complètement les habitats amont de croissance (catadrome) ou de reproduction (anadrome), surtout dans la période 1920-1970 (pic de construction en Europe et aux Etats-Unis);
  • la surpêche, surtout dans la période 1850-1950 pour la phase dulçaquicole, ensuite pour la phase maritime, cette prédation ayant fait complètement disparaître certaines populations comme l'esturgeon et ayant un rôle majeur dans le déclin de l'anguille prélevée dès la phase juvénile;
  • les aménagements des fleuves (endiguement, canalisation), les artificailisations des berges et bassins versants, les extractions de granulat;
  • la pollution ou l'altération des eaux et des substrats (effluents agricoles, pollutions industrielles, domestiques et sanitaires, matière fine en suspension liés aux changement d'usages des sols, pluies acides), surtout à compter des années 1940-1960; 
  • le changement climatique, qui inclut la variation naturelle (passage du petit âge glaciaire des XIVe-XVIIIe siècle au réchauffement moderne pré-anthropique), la hausse forcée de température des rivières et les événements extrêmes plus fréquents (sécheresses, crues) mais aussi les impacts des changements océaniques de salinité, de circulation et de productivité du bassin Atlantique Nord;
  • les effets de l'aquaculture et des essais anarchiques de repeuplement sur certaines espèces (émergence de pathogènes, introgression génétique).

Limburg et Waldman proposent finalement une courbe "illustrative" des deux derniers siècles pour les espèces diadromes (images ci-dessous) où l'on voit des conditions correctes d'abondance jusqu'au XVIIe siècle, une tendance au déclin à compter du XVIIIe siècle, qui s'accélère ensuite nettement avec la hausse des pressions décrites ci-dessus et la perte d'intérêt pour les espèces diadromes. Les auteurs parlent en conclusion d'une "anomie sociale" comme étant à la fois cause et effet du déclin : les stocks diminuent, les pêcheries disparaissent, l'indifférence s'installe et renforce (à tout le moins laisse agir) les facteurs de déclin des stocks. Mais cet argument mériterait d'être discuté plus largement, car si certains écosystèmes ne rendent effectivement plus de services sociaux et économiques majeurs dans les sociétés industrialisées, il devient artificiel d'invoquer dans la sphère publique ces mêmes services comme supposé motif de restauration.


Illustration in Limnurg et Waldman 2009, art. cit., droit de courte citation.

Discusion
Un point que nous retiendrons en premier lieu pour discuter de cette étude, c'est l'impact quasi-nul de l'ancienne hydraulique dans le déclin historique des migrateurs diadromes. Rien dans les données rassemblées ne suggère que les aménagements modestes des rivières jusqu'au XVIIIe siècle (notamment la plupart des moulins) auraient une part notable dans la baisse de ces espèces de poissons, surtout marquée à compter du XXe siècle. Au demeurant, ce point est confirmé par des études plus fines de bassin permettant de comprendre quels aménagements ou contaminations ont entraîné des régressions historiques (voir par exemple cet article sur le saumon, cette recherche sur l'anguille) – sachant que des rehausses de moulins couplées à la surpêche vivrière pouvaient effectivement provoquer localement des raréfactions de migrateurs, notamment à partir du milieu du XIXe siècle. Quant à l'effet relatif de chacun des facteurs énumérés ci-dessus, il reste encore à déterminer pour la plupart des espèces. La suppression des barrages ré-ouvre "mécaniquement" des zones de fraie et de nourricerie mais à diverses conditions limitantes (si la rivière n'est pas polluée, ses substrats non colmatés, son eau en quantité suffisante et à température idoine, etc.), sans que l'on dispose d'un retour suffisant pour évaluer un effet à long terme sur la population globale des espèces.

Si l'on en devait en croire le protocole ICE de l'Onema, un obstacle de quelques dizaines de centimètres suffirait à représenter une grave entrave à la quasi-totalité des espèces mobiles ou migratrices. Les savants calculs hydrauliques et halieutiques de nos ingénieurs paraissent assez théoriques par rapport à la dynamique du vivant en situation réelle, car s'il fallait des conditions aussi drastiques de franchissabilité pour garantir la transparence migratoire et/ou la régénération des populations locales, nos rivières seraient dépeuplées de très longue date (même les castors ont fait des obstacles plus élevés pendant quelques millions d'années). Il paraît donc urgent de développer l'histoire de l'environnement (archéologie halieutique, analyse d'archives, phylogénie moléculaire) pour disposer de longues séries indispensables à la compréhension de l'évolution des populations et des milieux comme pour produire des données exploitables à échelle des bassins versants que l'on veut aménager.

Au regard du déclin mondial et moderne des stocks de grands migrateurs diadromes comme du coût public des politiques de rivières, il convient aussi de prendre du recul et de réfléchir au niveau de biodiversité que l'on peut et veut retrouver dans des bassins versants, sachant que l'on ne reviendra pas aux conditions pré-industrielles à horizon prévisible. Même si le retour d'espèces à forte symbolique sociale est un motif d'action partagé, on doit être capable de dresser une analyse critique sur les résultats réels des premières décennies d'effort pour recoloniser certains bassins.

La gestion écologique de la rivière est une nécessité née de notre meilleure connaissance des milieux. Mais cette écologie doit d'abord être une science appuyée sur des modélisations robustes, des expérimentations rigoureuses et des assertions prudentes, pas une politique administrative précipitée et encore moins une idéologie confuse de la renaturation.

Référence
Limburg KE, JR Waldman (2009), Dramatic declines in North Atlantic diadromous fishes, BioScience, 59, 11, 955-965

04/04/2016

Les barrages stockent 12% des excès mondiaux de phosphore (Maavara et al 2016)

L'Onema et les Agences de l'eau prétendent que les ouvrages hydrauliques nuisent à l'auto-épuration des rivières, argument pour mieux les effacer. Les chercheurs préfèrent s'intéresser à la réalité, à savoir l'exact opposé de la propagande administrative française : le rôle des barrages dans l'épuration des eaux polluées de divers effluents d'origine humaine. Une nouvelle étude de Taylor Maavara et sept collègues parue dans les PNAS établit ainsi qu'à l'échelle mondiale, 12% de la charge totale en phosphore sont éliminés par les barrages, chiffre qui pourrait atteindre 17% en 2030. Le phosphore est l'un des principaux responsables de l'eutrophisation des bassins aval, des lacs, des estuaires et des baies. Supprimer les barrages, c'est donc aggraver le bilan chimique de qualité de l'eau, ce qu'interdit la DCE 2000. 

L'activité humaine moderne perturbe à échelle planétaire les grands cycles naturels : eau, carbone, azote, phosphore, etc. Les fertilisants agricoles, l'érosion ou le lessivage des sols et les effluents des stations d'épuration induisent un excès de composés phosphorés dans l'eau. La charge globale en phosphore a ainsi doublé depuis l'époque pré-humaine, c'est-à-dire que plus de la moitié du phosphore circulant dans les masses d'eau est d'origine anthropique.

Le phosphore est rare dans la nature, et donc très vite assimilé dans les écoystèmes. Etant l'un des principaux facteurs limitants de la productivité primaire des milieux aquatiques, ses excès entraînent une eutrophisation des milieux. Si les barrages sont reconnus comme étant eux aussi un impact anthropique sur les rivières, ils interagissent avec le phosphore dans un sens plutôt favorable, en retenant, stockant ou éliminant une partie de la charge qui se trouve ainsi soustraite du continuum fluvial.

Pour évaluer le phénomène, Taylor Maavara et ses collègues ont produit un modèle de bilan de masse en séparant le phosphore total (PT) en quatre composantes : phosphore total dissous (TDP), phosphore organique particulaire (POP), phosphore échangeable (EP, les orthophosphates) et phosphore particulaire non réactif (UPP). La part biodisponible du phosphore (celle qui peut changer l'équilibre nutritif et que l'on nomme sa fraction réactive) concerne les trois premières formes. Le modèle consiste à estimer la part retenue par les barrages dans chaque compartiment, en fonction des autres paramètres d'efficacité de la séquestration comme le temps de résidence hydraulique (ci-dessous, représentation simplifiée des flux entrants et sortants du modèle).



Extrait de Maavra et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Résultat de ce travail : les grands barrages retiennent en moyenne environ 40% de la charge de phosphore qu'ils reçoivent. Mais à l'échelle globale, compte-tenu de l'absence de barrages sur un grand nombre de rivières et de leurs dimensions variables, la proportion effectivement retenue serait de 12% de la charge totale de phosphore en 2000. Au regard des projets hydro-électriques annoncés dans les pays émergents d'Amérique du Sud, Afrique et Asie (3700 ouvrages programmés), ce chiffre pourrait monter à 17% en 2030.

Malgré ce rôle positif des ouvrages hydrauliques, la séquestration n'est donc pas suffisante pour contenir les excès de nutriments dont souffrent les milieux aquatiques. Cela suppose d'agir à la source des émissions ou sur d'autres modes de rétention dans les bassins versants.

Conclusion
Cette nouvelle étude vient après bien d'autres pour montrer le rôle positif des barrages dans la régulation des pollutions chimiques de l'eau (voir cette synthèse et notre rubrique auto-épuration) Pour quelle raison la France met-elle en avant la mystification de "l'auto-épuration des cours d'eau", comme si les contaminants disparaissaient magiquement des milieux une fois supprimés les seuils et barrages? Il faut probablement y voir la enième pseudo-rationalisation administrative de notre incapacité à lutter contre les pollutions à la source. Cette question est à mettre en avant dans tout projet d'effacement, car la Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) telle qu'elle est interprétée par la Cour de justice de l'Union européenne interdit tout projet dont on sait à l'avance qu'il peut dégrader l'un des compartiments de qualité de l'eau. Par exemple, alors que les pêcheurs de saumons et autres improbables "amis de la nature" trépignent pour effacer les barrages de la Sélune au profit de leur loisir auto-proclamé d'intérêt général, a-t-on au moins modélisé l'effet futur sur la baie du Mont Saint-Michel, sachant que le bassin versant de la rivière est très dégradé?

Référence : Maavara T et al (2016), Global phosphorus retention by river damming, PNAS, 112, 51, 15603–15608

03/04/2016

Michel Le Scouarnec: classement des rivières et harassement des seuils des moulins

Le sénateur Michel Le Scouarnec écrit aux Ministres de l'Environnement et de la Culture et leur demande quelles actions sont envisagées pour sortir du blocage complet de la politique de continuité écologique, en particulier de la pression sur la destruction des ouvrages de moulins. Rappelons que malgré les annonces, les Agences de l'eau continuent de financer la destruction du patrimoine historique et de son potentiel énergétique (lui donnant même des scandaleuses primes à 100% d'argent public en Adour-Garonne), les services DDT continuent d'envoyer aux maîtres d'ouvrage des menaces de mise en demeure au nom du L 214-17 CE, les services Onema continuent d'exiger des aménagements pharaoniques pour des gains minuscules, les syndicats de rivière continuent de détruire des seuils en rivière à état piscicole bon ou excellent (exemples à Nod-sur-Seine, à Tonnerre) ou en rivière massivement dégradée par d'autres facteurs que les moulins (exemple  à Champlost). La politique autoritaire de harassement des ouvrages hydrauliques est un naufrage au plan démocratique, une gabegie au plan économique et une absurdité au plan écologique : elle n'appelle plus des belles paroles ni des mesurettes symboliques, mais un complet changement de cap

Madame la Ministre,

Les moulins présents sur l’ensemble de notre territoire constituent une véritable richesse patrimoniale mais aussi environnementale. Pourtant, leur situation est source d’inquiétudes depuis plusieurs années, notamment en ce qui concerne les enjeux de la destruction des seuils.

En effet, la Directive cadre européenne 2000 sur l’eau (DCE2000), oblige les Etats membres à obtenir le bon état écologique et chimique des rivières et des masses d’eau. Pourtant, l’application de la loi dite LEMA de 2006, suite à l’application de la circulaire du 25 janvier 2010 dite Borloo, a remis en cause le principe de continuité écologique sur plusieurs points concernant particulièrement la gestion de l’eau. Les exemples sont nombreux en la matière entre le potentiel hydroélectrique délaissé, ou la perte de fonction des réserves d’eau, l’absence de garanties concernant les risques en aval… Cette circulaire Borloo prône même l’effacement systématique des ouvrages et des seuils des moulins.

De nombreux propriétaires ou professionnels du secteur s’interrogent sur le devenir de leur structure ou de leur ouvrage. Tous reconnaissent l’importance de la continuité écologique. Ils demandent simplement de mieux prendre en compte la réalité des milieux aquatiques.

Notre pays s’est engagé dans la transition énergétique avec une loi portant la volonté d’un nouveau mode de consommation et de production de notre énergie. Lors des débats, nous avions l’occasion d’échanger sur le sujet afin de trouver des solutions entre la gestion équilibrée de la ressource en eau et la préservation du patrimoine.

Par ailleurs, l’examen de la loi CAP n’a pas apporté de réponse satisfaisante pour le moment. Mais la prochaine lecture de ce texte permettra peut-être de construire une solution concertée et satisfaisante pour toutes les parties.

Aussi, je sais pouvoir compter sur toute votre bienveillance pour veiller à une conciliation harmonieuse des différents usages de l’eau dans le respect du patrimoine et des obligations de notre pays dans le cadre de la DCE2000.

Je vous prie de croire, Madame la Ministre, en l’assurance de mes sincères salutations.

Elus, associations, personnalités : rejoignez la campagne nationale pour un moratoire sur les effacements d'ouvrages et une politique raisonnée de continuité écologique. Près de 2000 soutiens dont 1000 élus et 275 associations représentant plus de 100.000 personnes en rivière classée.

01/04/2016

Impact écologique des moulins: cessons de tromper le public

Imaginons une politique de santé faisant grand cas des rhumes, une politique climatique s'acharnant sur les feux de cheminée ou une politique de prévention routière s'alarmant de la saleté des pare-brises. Ce serait jugé ridicule et inefficace. En politique des rivières, sans doute parce que le sujet est moins familier, on parvient pourtant à produire des idées aussi loufoques. L'une d'entre elles : les moulins d'Ancien Régime auraient un impact majeur dans la dégradation des milieux aquatiques et leur effacement produirait une amélioration significative des mêmes milieux. Dans la "continuité écologique à la française", on applique ainsi à l'hydraulique ancienne et modeste des moulins à eau des concepts et méthodes qui ont été conçus à l'origine pour analyser des impacts majeurs sur les hydrosystèmes (grands barrages réservoirs ou hydro-électriques, recalibrages des fleuves, endiguements des plaines d'inondation, etc.). Cette confusion doit se dissiper car derrière les termes compliqués des bureaux d'études et des services instructeurs de l'administration, on s'aperçoit que le dossier de l'impact écologique des moulins est presque vide. S'ils ne veulent pas être confondus avec des militants et perdre la confiance des citoyens, les "sachants" ont un devoir d'honnêteté intellectuelle: celle-ci commande de reconnaître que les altérations de la petite hydraulique des moulins, quand elles existent, sont minuscules par rapport aux facteurs ayant modifié les propriétés physiques, chimiques et biologiques de l'eau depuis 2 siècles, particulièrement après les années 1950.

La rivière est un flux d'eau, d'énergie, de matière, de vie. L'approche par la morphologie consiste à savoir dans quelle mesure un obstacle à l'écoulement contrarie ce flux au plan énergétique, hydrologique et sédimentaire. L'approche par les habitats consiste à savoir si l'hydrosystème du moulin (retenue, bief) a un impact sur le vivant à travers les niches écologiques qu'il colonise.

Pour les seuils, chaussées ou petits barrages des moulins, on peut généralement observer les points suivants :

- l'effet sur le débit est quasi-nul, il n'y a pas de capacité de stockage dans la retenue donc tout le débit entrant est restitué à l'aval, l'ouvrage ne barre pas le lit majeur et n'empêche pas la connexion à des annexes ou à une plaine d'inondation, l'ouvrage ne procède pas à des éclusées qui "scrappent" les substrats. Ci-dessous, on voit un seuil à Guillon sur le Serein, l'eau n'est évidemment pas retenue à l'amont comme dans certains grands barrages réservoirs ;


- l'effet sur les sédiments est très faible, il n'y a pas non plus de forte capacité de stockage, les crues emportent sans difficulté les matériaux vers l'aval (des limons et sables en suspension pour les faibles crues jusqu'au galets et blocs en charriage pour des fortes crues), les retenues non curées sont atterries (comblées) et retrouvent l'équilibre sédimentaire de part et d'autre de la chute, les ouvrages sont presque toujours ennoyés quand la crue atteint des propriétés morphogènes, on n'observe pas ou peu de phénomène d'incision et de pavage du lit. Ci-dessous, on voit par exemple en haut l'aval du seuil de Flamerey sur l'Armançon après la crue de 2013 (les dépôts conséquents de sables et graviers au premier plan montrent que la retenue amont a été vidée d'une partie de sa charge solide) et en bas le seuil de l'Hopital à Montbard sur la Brenne, haut de 2 m mais complètement noyé (donc invisible et franchissable) lors la même crue de 2013 ;


- l'effet sur les habitats revient le plus souvent à créer des formes nouvelles et naturellement inexistantes dans les rivières à débits faibles à modérés où sont implantés les moulins, soit une fosse plus ou moins profonde à eau lente, fond souvent limoneux ou vaseux, milieu eutrophe (retenue ou remous liquide à l'amont du barrage) et, quand le moulin n'est pas au fil de l'eau, un chenal à l'écoulement plus ou moins simple (le bief, tantôt canal rectiligne à écoulement fluvial, tantôt paysagé et de formes variées). Il est souvent dit à tort que cet habitat artificiel né du moulin est "banalisé" ou "simplifié", simplement parce que la retenue ne présente pas les formes d'écoulement naturel (radiers, plats, mouilles, etc.) de la rivière. Mais cette retenue ne fait qu'ajouter un nouvel habitat à ceux qui pré-existent et le vivant s'adapte aux propriétés physiques de l'écoulement et du substrat ainsi créés. Donc les populations (algues, planctons, plantes, insectes, vers, nématodes, poissons, mollusques, crustacés, etc. ainsi que les espèces de rives) jouissant d'une retenue seront différentes de celles d'une eau rapide à l'amont ou à l'aval de cette retenue. Ce n'est pas une perte de biodiversité de l'hydrosystème retenue-bief-rivière, on peut au contraire trouver dans une retenue de moulin des espèces qui ne vivraient pas ailleurs sur le cours d'eau (inversement, on y trouvera plus difficilement certaines espèces spécialisées de ce cours d'eau, par exemple celles d'eaux vives et froides). Ci-dessous ces images montrent l'habitat lentique à l'amont du seuil de Montzeron sur le Serein (en haut), et les quatre autres vues des habitats naturels variés que l'on trouve à l'aval et l'amont du remous de ce seuil. La retenue du seuil est un biotope parmi les autres, et n'empêche pas l'existence sur la même rivière de zones à propriétés hydrologiques, rhéologiques ou thermiques variées.


L'impact des moulins est donc faible : ils modifient les milieux, mais avec un effet modeste en proportion des modestes hauteur et largeur de leurs ouvrages hydrauliques. Il faudrait au demeurant écrire qu'ils ont modifié les milieux, car leur influence dure depuis une dizaine de siècles : ce sont les aménagements les plus anciens de rivière dont on conserve trace aujourd'hui, outre quelques vestiges de l'hydraulique romaine. Le vivant n'a cessé d'évoluer dans l'intervalle. La biodiversité n'est pas un concept statique, fixe, une sorte de musée où chaque espèce devrait être à sa place ad vitam aeternam. Au cours des deux derniers siècles, on a par exemple introduit davantage de nouvelles espèces de poissons dans les eaux françaises qu'on en a fait disparaître depuis l'époque romaine. Comment soutenir l'idée d"une "intégrité biotique" dans ces conditions? Comment oublier l'idée de base de la biologie évolutionniste, à savoir que le vivant a lui aussi une histoire, des trajectoires sans retour dictées par le hasard et la nécessité, par les mutations des gènes et les transformations des milieux comme par la sélection des traits les plus adaptatifs? Quelle est cette écologie fantasmée où l'on voudrait produire une sorte de quota administratif de "bonnes" espèces et de "bons" habitats en supposant une évolution naturelle déconnectée de l'influence humaine?

Au demeurant, si les moulins sont la cible de quelques idéologues ayant nourri l'idée qu'on pourrait en détruire un grand nombre sur argent public, ils n'ont jamais été au centre de la littérature scientifique internationale sur la connectivité des hydrosystèmes. Les chercheurs s'intéressent aux altérations majeures des débits liquides et charges solides liées pour l'essentiel aux aménagements des XIXe et surtout XXe siècles : construction de grands barrages, endiguement et canalisation de fleuves, déconnexion de la plaine d'inondation, enfoncement des lits par extraction industrielle de granulats, changements des propriétés érosives du bassin par emprise ou déprise agricole, etc. Il est patent d'observer dans cette littérature scientifique que les discontinuités latérales (suppression des divagations vers la plaine d'inondation du lit majeur et les écotones associés) produisent des pertes locales de biodiversité bien plus substantielles que les discontinuités longitudinales.

Qui aura l'honnêteté intellectuelle de reconnaître que nous faisons fausse route sur le dossier des moulins et de la continuité écologique?
Une mauvaise habitude a été prise en France depuis une dizaine d'années : les bureaux d'études appliquent "mécaniquement" des concepts construits pour étudier les grands aménagements à la très petite hydraulique des moulins. Il en résulte des diagnostics faussés car ne donnant aux parties prenantes aucune intelligence de l'impact réel des ouvrages étudiés. Exemple lu récemment : "Des conditions d’habitats pour la faune aquatique du tronçon fortement dégradées sur environ 2,7 km du fait du remous en amont des ouvrages et de la simplification de l’hydrosystème". Un tel propos ne dit rien s'il n'est pas démontré a) que la faune aquatique du tronçon souffre effectivement (et non théoriquement) de la présence d'un remous, b) que le remous n'abrite pas une faune et une flore spécifiques, c) que le remous ne joue pas un rôle protecteur de la faune ou de la flore à certaines conditions de débit. Un tel diagnostic complet (qui n'existe hélas pas) produirait logiquement des objectifs de résultats précis (qui n'existent hélas pas davantage), et non pas des engagements flous comme "renaturer la rivière" ou "restaurer l'habitat" ou "récréer des fonctionnalités",  toutes choses dont l'abstraction masque mal la difficulté à présenter aux citoyens des effets réellement délétères liés aux moulins.

Pareillement, les services techniques de l'Onema ou des Fédérations de pêche ne font pas des analyses réelles de biodiversité sur le tronçon (incluant ses stations artificielles comme ses stations naturelles), plutôt du scoring sur certaines espèces (poissons le plus souvent) et selon des indices normalisés (IPR, IBD, I2M2, etc.) ou des biotypologies (Huet, Verneaux) dont l'objectif par construction n'est pas un inventaire complet. Il manque donc dans tous les dossiers l'information essentielle : à échelle de la rivière ou du tronçon de rivière, le vivant est-il réellement affecté dans sa diversité, dans sa résilience et dans sa capacité à faire émerger de nouvelles formes  par la fragmentation du lit? Et que nous dit l'histoire singulière de cette rivière, de ses écoulements et de ses peuplements?

En conclusion, il faut souhaiter que cesse la confusion entre la très petite hydraulique, dont l'implantation est ancienne et l'effet modeste, et les grands aménagements ayant substantiellement modifié le fonctionnement de certains cours d'eau et des plaines alluviales. Cela ne veut pas dire qu'il faut refuser tout objectif de continuité et conserver tous les moulins, simplement arrêter de s'acharner à les détruire en prétendant qu'il y aura un effet majeur sur la rivière et des gains écologiques justifiant la liquidation du patrimoine historique et paysager. Le principal enjeu hydro-écologique d'un ouvrage de moulin est généralement sa franchissabilité piscicole s'il existe à son amont des déficits avérés de populations migratrices ou à forte mobilité, et à l'aval un pool de population suffisant pour recoloniser le lit. En se concentrant sur cet objectif, en procédant de manière progressive et concertée sur les linéaires à fort enjeu de continuité longitudinale, en améliorant les modèles écologiques des rivières pour être plus sélectif sur les interventions, on diminuera le coût et la complexité des instructions, des études, des chantiers. On pourra surtout faire des moulins les partenaires d'une écologie raisonnée des rivières, au lieu de les désigner comme des adversaires et de dissoudre dans la confusion idéologique toute envie d'agir ensemble.

A lire pour aller plus loin :
Du continuum fluvial à la continuité écologique, réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières
Différentes manières de regarder la même rivière (ou l'origine de certains malentendus)

30/03/2016

La pisciculture de Champlost (89) détruite sous prétexte de continuité écologique

Sur le Créanton (affluent icaunais de l’Armançon) à Champlost, un ouvrage hydraulique a été détruit afin de "renaturer" la rivière. Coût estimé de l’opération : 345 k€ d’argent public pour moins de 500 m de linéaire concernés, sans protocole scientifique de suivi sur la durée pour connaître le bénéfice réel sur les milieux. Cette opération soutenue par le Sirtava (Syndicat de l’Armançon) et l’Agence de l’eau Seine-Normandie est une gabegie supplémentaire conduisant à détruire le patrimoine historique (ouvrage fondé en titre) et le potentiel économique (le site avait servi d’usine hydro-électrique et de pisciculture). L’examen des données disponibles révèle plus clairement l’absurdité du chantier: le Créanton est massivement recalibré au XXe siècle et pollué sur l’ensemble de son lit, il subit des flux de particules fines liés aux usages du bassin versant et des prélèvements dès la source, l’état piscicole vers 1900 (reconstruit par des chercheurs) montre que les moulins n’ont guère d’impact sur la biodiversité et, de l’aveu même du rapport de la Fédération de pêche de l’Yonne, la zone aval soi-disant "renaturée" est celle qui avait de toute façon les meilleurs peuplements de poissons à l’époque contemporaine. Quand cette mascarade va-t-elle donc cesser ? Nous demandons de geler les opérations d’effacement en rivière, comme Ségolène Royal en a instruit les Préfets.

Le Créanton est un affluent de l’Armançon, long de 19 km environ. Son bassin versant représente une superficie de 135 km2.  En 2015, le moulin et la pisciculture de Champlost (89), situés à 5 km de la confluence, n’ont pas échappé au rouleau compresseur de la continuité écologique. Le moulin figurant sur la carte de Cassini est fondé en titre. Il a bénéficié d’un règlement d’eau en 1857. Un projet d’usine électrique a été mis en œuvre avant 1920 et a produit jusqu’en 1949. Une pisciculture a été installée en 1980 et le parc accueillait du public (pêche à la ligne, mini-golf, buvette). Le moulin a donc prouvé, si besoin était, ses fonctionnalités au cours des siècles et l’argument de son actuelle "absence d’activité" témoigne d’un manque élémentaire de prise en considération du long terme (voir cette idée reçue).

Le fonds était à vendre avant 2010. L’arrêté préfectoral trentenaire autorisant l’exploitation piscicole était à renouveler. A cette occasion, il était normal que la DDT subordonne la délivrance d’un nouvel arrêté à des travaux de mise en conformité au titre du Code de l’environnement. Compte tenu de la topographie, de la modestie de l’ouvrage répartiteur et de la retenue (remous amont de moins de 300 m), ces travaux ne constituaient pas une contrainte technique compliquée et n’auraient pas dû engager un coût démesuré, à condition de choisir des solutions sobres. Le maître d’ouvrage aurait donc pu obtenir un nouvel arrêté préfectoral, puis vendre sa pisciculture dans de bonnes conditions. Au lieu de cela, une désinformation organisée sur ses obligations et sur les coûts annoncés a fortement suggéré au requérant esseulé, désemparé, d’endosser le rôle de "porteur de projet" ambitieux en restauration de rivière. Il serait en cela assisté par le Sirtava (Syndicat de l’Armançon) et couvert de subventions.


C’est le procédé habituel des autorités et gestionnaires de rivière pour imposer la continuité écologique : on repère des sites en situations de faiblesse ou de dépendance à un acte administratif, on procède à un chantage à la subvention pour l’effacement tout en brandissant en parallèle le spectre d’une mise en demeure avec des coûts d’aménagement très élevés. Tous les maîtres d’ouvrage qui ont subi ces pressions peuvent témoigner de leur caractère insupportable et insidieux.

Le Créanton, rivière dont la morphologie a été remaniée de la source à la confluence
Qu’en est-il du Créanton, cette rivière que ses "sauveurs" autoproclamés prétendent améliorer en détruisant un moulin ? En 2009 la Fédération de pêche de l’Yonne a produit un rapport intitulé Première estimation de la fonctionnalité piscicole du Créanton et de ses affluents. Voilà ce qui est dit des multiples remaniements du lit de la rivière :

"La quasi totalité du linéaire du Créanton a subi des aménagements divers et variés ayant pour but d’en améliorer la capacité hydraulique ou d’en utiliser la force motrice,
- aménagements anciens pour l'utilisation de la force hydraulique qui font obstacle à la libre circulation du poisson et au transport sédimentaire. Ils n'ont pour la plupart plus aucune activité économique connue et pourraient valablement être aménagés ou plus simplement détruits.
- aménagements hydrauliques récents ou anciens du bassin versant en vue en autre chose de favoriser l'agriculture. Ceci a conduit non seulement à une modification drastique des profils en long et travers de ce ruisseau mais aussi à une vraisemblable transformation de son régime hydrologique.
Pour exemple nous citerons de l’amont vers l’aval:
- curage et recalibrage total entre Vaudevanne et le Ponceau dans les années 70,
- busage sur 100 ml au terrain de football à Chailley en 1998/2000,
- curage sur le bief du moulin d’en haut à Venizy au début des années 90 avec destruction des zones de frayère au lieu dit la planche,
- suppression progressive du vrai lit du Créanton au ponceau par comblement et non respect du débit réservé,
- curage et recalibrage en 1987 du Créanton du pont des lames jusqu’à la route départementale 129 au lieu-dit les Pommerats, soit une longueur de 500 ml, sur la base d’une autorisation de recépage et faucardage. Ceci a conduit à la destruction d’une vaste zone de frayères à truite identifiée au préalable par le Conseil Supérieur de la Pêche,
- disparition des frayères sur tout le parcours du Créanton entre le pont de la RD943 à Avrolles et l’usine du Boutoir ayant pour cause le curage de la rivière en 1976.
Cette liste n’est bien évidement pas exhaustive !"

Le Créanton face aux pollutions chimiques et aux particules fines
Concernant la qualité chimique et physico-chimique, cette même étude relevait : "on notera la mauvaise qualité observée pour les nitrates sur la totalité des mesures disponibles. Pour ce paramètre, les valeurs relevées sont en progression constantes et il est vraisemblable que la situation ne se soit pas près de s’améliorer de façon notable au vu de la pression agricole exercée sur ce bassin versant. (…) Pour les pollutions autres que diffuses (agriculture) et chroniques (domestiques), le Créanton est en passe de battre le record des citations départementales avec le lauréat sans concurrent que constitue la commune de Chailley et son industrie agroalimentaire. La liste ci dessous dresse un bilan non exhaustif des diverses pollutions portées à la connaissance de la FYPPMA sur le Créanton,
- mai 1983, pollution par traitement agricole avec mortalité de poissons à Venizy, 
- octobre 1993, pollution industrielle à Brienon sur Armançon, 
- septembre 1996, pollution industrielle à Chailley, 
-mars 1998, pollution industrielle à Chailley,
- décembre 1999, pollution industrielle à Chailley, 
- janvier 2000, pollution communale à Chailley, 
- juin 2003, pollution industrielle à Chailley, 
- décembre 2004, pollution industrielle à Chailley, 
- août 2005, pollution industrielle à Chailley, ... 
Cette liste est bien évidemment non exhaustive.
(…)
Pour les sédiments, nous noterons un colmatage très important par des matières en suspension fine dont l'origine est liée principalement au ruissellement des terres agricoles."

Malgré ce contexte assez catastrophique, la zone de la pisciculture de Champlost (située entre les points de contrôle Cr1 et Cr2) possédait les meilleurs recrutements piscicoles, comme le prouve ce relevé de la Fédération de pêche qui montre une dégradation croissante de la faune piscicole vers l’amont. Hors la truite qui aurait pu faire l'objet d'un aménagement de franchissement peu coûteux, on trouve de part et d'autre de l'ouvrage détruit des chabots, des lamproies de Planer, des vairons, etc.

Source : rapport FYAPPMA 2009, op. cit., droit de courte citation.

Dans un travail mené par des chercheurs sur l’histoire des peuplements du bassin de Seine (Beslagic 2013a, 2013b), il a été montré que malgré ces dégradations et aussi surprenant que cela puisse paraître, le Créanton a un peuplement dans la période moderne 1981-2010 qui a moins d’espèces limnophiles qu’au XIXe siècle. Ce même travail (ci-dessous les peuplements en 1900 grisé et en 2000 noir)  montre qu’à l’époque où le moulin existait déjà et depuis longtemps, il n’y avait pas de problèmes particuliers pour les barbeaux, anguilles, brochets et autres espèces d’intérêt.
Source : Beslagic 2013a, art. cit., droit de courte citation.

Bureau d’études aux ordres pour un projet pharaonique à 350 k€
Ces données indiquent assez clairement qu'un ouvrage vieux de plusieurs siècles n'est certainement pas le premier souci de la rivière, donc le premier motif à dépenser de l'argent public pour viser des gains de qualité. Malgré cela, le bureau d’études SEGI missionné par le Sirtava et financé par l’Agence de l’eau Seine-Normandie n’a pas manqué de prétendre que le moulin et la pisciculture représentaient une grave dégradation du Créanton et de son peuplement biologique. On retrouve dans le rapport les habituelles généralités à mots demi-savants qui servent à justifier n’importe quelle destruction d’ouvrage aujourd’hui (alors que l’essentiel de la recherche scientifique internationale sur la continuité écologique concerne des altérations de débit et donc de morphologie sans commune mesure avec l’impact quasi-nul de la petite hydraulique).

Voilà ce que dit le rapport du Coderst sur les ambitions du projet de restauration :

"Le projet prévoit la suppression de l’ouvrage hydraulique de dérivation des eaux vers la pisciculture et la modification du tracé du Créanton sur un linéaire d’environ 500 m. L’objectif étant de se rapprocher du tracé originel, avant aménagement du site, tel que déterminé par l’analyse topographique du terrain et la recherche des points bas. Les caractéristiques morphologiques du nouveau lit (sinuosité, profondeur, largeur...) ont été dimensionnées à partir de relevés réalisés sur des tronçons références situés à proximité. Cet aspect du projet vise à augmenter la quantité (longueur du linéaire) et la diversité (différents faciès d’écoulements) des habitats disponibles pour la faune aquatique sur le tronçon afin de maximiser les gains écologiques attendus suite à la suppression de l’ouvrage. Avec une énergie relativement faible, les capacités physiques d’ajustement du Créanton ne sont pas suffisantes pour qu’il remodèle de lui-même une diversité de formes de son lit."

Donc :
  • il s’agit de "renaturer" 500 m d’un cours d’eau qui est massivement dégradé par ailleurs, (mais qui l’est clairement moins dans la zone du moulin visé, en termes piscicoles),
  • pour une rivière qui n’a pas l’énergie de dessiner son lit, c’est-à-dire une prétendue renaturation artificielle, par ingénierie et travaux publics – les tresses et méandres ne sont pas des fins en soi en tête de bassin sur les petits cours d’eau, c’est absurde de vouloir répéter les traits physiques que les manuels observent sur les lits moyens à forte activité sédimentaire et crues morphogènes !
Coût estimé de cette opération : 345.206,40 € TTC. L’argent public des Français une nouvelle fois jeté dans la rivière, avec destruction du patrimoine historique et du potentiel économique pour des renaturations dont 10 ans de littérature scientifique internationale montrent qu’elles ont des effets modestes, nuls voire parfois négatifs sur la biodiversité.

A notre connaissance, aucun protocole de suivi n’a été décidé : on dépense sans chercher à savoir ce qu’il en sera de la comparaison avant / après, sur le long terme (plus de 12 ans sont considérés comme nécessaires), non seulement pour les poissons, mais aussi bien les insectes, crustacés, amphibiens, reptiles, oiseaux et autres espèces qui définissent la vraie biodiversité, laquelle ne se résume pas à quelques proies potentielles des pêcheurs à la ligne. Parmi les éléments du projet expliquant son coût : la création d’un pont d’une capacité de 16 tonnes alors que le pont sur une voie publique à l’entrée de la propriété n’offre, sauf erreur, qu’une capacité d’environ 5 tonnes… sûrement pour permettre aux pelleteuses et bulldozers de venir "renaturer" la rivière tous les 20 ans. Et tous les services valident ces idées dépourvues de bon sens.

Enquête publique bâclée
L’enquête publique fut un modèle de mascarade démocratique. Le commissaire enquêteur avoua ne pas être compétent en hydromorphologie ni en continuité écologique, il cherche des réponses aux questions posées dans "les services compétents où il a reçu un très bon accueil" (p. 27). Il les obtient par le "maître d’ouvrage", dont il copie-colle les idées sans commentaires critiques. Cette grande complaisance  ("réponse détaillée et argumentée que j’estime tout à fait satisfaisante")  vis-à-vis de son mandant décrédibilise l’enquête publique. Celle-ci pèche une seconde fois quand elle ne donne aucun écho à plusieurs remarques qui auraient dû attirer son attention:
  • l’insistance appuyée sur le projet "le plus ambitieux" alors qu’aucune autre solution n’a été sérieusement étudiée,
  • une délibération du conseil municipal de Champlost qui se prononce à 14 voix plus 1 abstention (sur 15)  pour une solution technique alternative logique et peu onéreuse,
  • une disproportion des coûts (donc des options "ambitieuses") "qui peut sembler supérieure à ce qui est raisonnablement nécessaire" (p17)
  • des diagnostics peu robustes, voire aberrants, avec une ignorance quasi-complète du contexte de la rivière et de son bassin versant,
  • des lacunes sur le potentiel énergétique du moulin, la pérennisation de la production piscicole, l’emploi futur, la valorisation touristique, le patrimoine culturel, etc.

Conclusion : stop !
Comme beaucoup de syndicats de rivière soumis à la pression financière de l’Agence de l’eau Seine-Normandie et à la pression règlementaire DDT-Onema, auxquelles s’adjoignent divers lobbies sectoriels dont souvent les fédérations de pêche, le Sirtava déploie une politique des ouvrages hydrauliques dont le principal horizon paraît l’effacement au profit d’une fantasmatique renaturation. On l’observe aujourd’hui à Tonnerre comme hier à Champlost. Ce choix n’est pas rigoureusement établi au plan scientifique, n’est pas correctement débattu au plan démocratique, ne correspond pas à des priorités écologiques par rapport à nos obligations européennes de qualité de l’eau, ne respecte pas le patrimoine historique et culturel de nos rivières, néglige les nombreux avantages que présentent les ouvrages hydrauliques, représente des coûts exorbitants (il y a plus de 300 ouvrages comme celui de Champlost à traiter dans l’Yonne et autant en Côte d’Or).  En un mot, ce choix est mauvais : il doit cesser.