Imaginons une politique de santé faisant grand cas des rhumes, une politique climatique s'acharnant sur les feux de cheminée ou une politique de prévention routière s'alarmant de la saleté des pare-brises. Ce serait jugé ridicule et inefficace. En politique des rivières, sans doute parce que le sujet est moins familier, on parvient pourtant à produire des idées aussi loufoques. L'une d'entre elles : les moulins d'Ancien Régime auraient un impact majeur dans la dégradation des milieux aquatiques et leur effacement produirait une amélioration significative des mêmes milieux. Dans la "continuité écologique à la française", on applique ainsi à l'hydraulique ancienne et modeste des moulins à eau des concepts et méthodes qui ont été conçus à l'origine pour analyser des impacts majeurs sur les hydrosystèmes (grands barrages réservoirs ou hydro-électriques, recalibrages des fleuves, endiguements des plaines d'inondation, etc.). Cette confusion doit se dissiper car derrière les termes compliqués des bureaux d'études et des services instructeurs de l'administration, on s'aperçoit que le dossier de l'impact écologique des moulins est presque vide. S'ils ne veulent pas être confondus avec des militants et perdre la confiance des citoyens, les "sachants" ont un devoir d'honnêteté intellectuelle: celle-ci commande de reconnaître que les altérations de la petite hydraulique des moulins, quand elles existent, sont minuscules par rapport aux facteurs ayant modifié les propriétés physiques, chimiques et biologiques de l'eau depuis 2 siècles, particulièrement après les années 1950.
La rivière est un flux d'eau, d'énergie, de matière, de vie. L'approche par la morphologie consiste à savoir dans quelle mesure un obstacle à l'écoulement contrarie ce flux au plan énergétique, hydrologique et sédimentaire. L'approche par les habitats consiste à savoir si l'hydrosystème du moulin (retenue, bief) a un impact sur le vivant à travers les niches écologiques qu'il colonise.
Pour les seuils, chaussées ou petits barrages des moulins, on peut généralement observer les points suivants :
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l'effet sur le débit est quasi-nul, il n'y a pas de capacité de stockage dans la retenue donc tout le débit entrant est restitué à l'aval, l'ouvrage ne barre pas le lit majeur et n'empêche pas la connexion à des annexes ou à une plaine d'inondation, l'ouvrage ne procède pas à des éclusées qui "scrappent" les substrats. Ci-dessous, on voit un seuil à Guillon sur le Serein, l'eau n'est évidemment pas retenue à l'amont comme dans certains grands barrages réservoirs ;
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l'effet sur les sédiments est très faible, il n'y a pas non plus de forte capacité de stockage, les crues emportent sans difficulté les matériaux vers l'aval (des limons et sables en suspension pour les faibles crues jusqu'au galets et blocs en charriage pour des fortes crues), les retenues non curées sont atterries (comblées) et retrouvent l'équilibre sédimentaire de part et d'autre de la chute, les ouvrages sont presque toujours ennoyés quand la crue atteint des propriétés morphogènes, on n'observe pas ou peu de phénomène d'incision et de pavage du lit. Ci-dessous, on voit par exemple en haut l'aval du seuil de Flamerey sur l'Armançon après la crue de 2013 (les dépôts conséquents de sables et graviers au premier plan montrent que la retenue amont a été vidée d'une partie de sa charge solide) et en bas le seuil de l'Hopital à Montbard sur la Brenne, haut de 2 m mais complètement noyé (donc invisible et franchissable) lors la même crue de 2013 ;
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l'effet sur les habitats revient le plus souvent à créer des formes nouvelles et naturellement inexistantes dans les rivières à débits faibles à modérés où sont implantés les moulins, soit une fosse plus ou moins profonde à eau lente, fond souvent limoneux ou vaseux, milieu eutrophe (retenue ou remous liquide à l'amont du barrage) et, quand le moulin n'est pas au fil de l'eau, un chenal à l'écoulement plus ou moins simple (le bief, tantôt canal rectiligne à écoulement fluvial, tantôt paysagé et de formes variées). Il est souvent dit à tort que cet habitat artificiel né du moulin est "banalisé" ou "simplifié", simplement parce que la retenue ne présente pas les formes d'écoulement naturel (radiers, plats, mouilles, etc.) de la rivière. Mais cette retenue ne fait qu'ajouter un nouvel habitat à ceux qui pré-existent et le vivant s'adapte aux propriétés physiques de l'écoulement et du substrat ainsi créés. Donc
les populations (algues, planctons, plantes, insectes, vers, nématodes, poissons, mollusques, crustacés, etc. ainsi que les espèces de rives) jouissant d'une retenue seront différentes de celles d'une eau rapide à l'amont ou à l'aval de cette retenue. Ce n'est pas une perte de biodiversité de l'hydrosystème retenue-bief-rivière, on peut au contraire trouver dans une retenue de moulin des espèces qui ne vivraient pas ailleurs sur le cours d'eau (inversement, on y trouvera plus difficilement certaines espèces spécialisées de ce cours d'eau, par exemple celles d'eaux vives et froides). Ci-dessous ces images montrent l'habitat lentique à l'amont du seuil de Montzeron sur le Serein (en haut), et les quatre autres vues des habitats naturels variés que l'on trouve à l'aval et l'amont du remous de ce seuil. La retenue du seuil est un biotope parmi les autres, et n'empêche pas l'existence sur la même rivière de zones à propriétés hydrologiques, rhéologiques ou thermiques variées.
L'impact des moulins est donc faible : ils modifient les milieux, mais avec un effet modeste en proportion des modestes hauteur et largeur de leurs ouvrages hydrauliques. Il faudrait au demeurant écrire qu'ils
ont modifié les milieux, car leur influence dure depuis une dizaine de siècles : ce sont les aménagements les plus anciens de rivière dont on conserve trace aujourd'hui, outre quelques vestiges de l'hydraulique romaine. Le vivant n'a cessé d'évoluer dans l'intervalle. La biodiversité n'est pas un concept statique, fixe, une sorte de musée où chaque espèce devrait être à sa place ad vitam aeternam. Au cours des deux derniers siècles, on a par exemple introduit davantage de nouvelles espèces de poissons dans les eaux françaises qu'on en a fait disparaître depuis l'époque romaine. Comment soutenir l'idée d"une "intégrité biotique" dans ces conditions? Comment oublier l'idée de base de la biologie évolutionniste, à savoir que le vivant a lui aussi une histoire, des trajectoires sans retour dictées par le hasard et la nécessité, par les mutations des gènes et les transformations des milieux comme par la sélection des traits les plus adaptatifs? Quelle est cette écologie fantasmée où l'on voudrait produire une sorte de quota administratif de "bonnes" espèces et de "bons" habitats en supposant une évolution naturelle déconnectée de l'influence humaine?
Au demeurant, si les moulins sont la cible de quelques idéologues ayant nourri l'idée qu'on pourrait en détruire un grand nombre sur argent public, ils n'ont jamais été au centre de la littérature scientifique internationale sur la connectivité des hydrosystèmes. Les chercheurs s'intéressent aux altérations majeures des débits liquides et charges solides liées pour l'essentiel aux aménagements des XIXe et surtout XXe siècles : construction de grands barrages, endiguement et canalisation de fleuves, déconnexion de la plaine d'inondation, enfoncement des lits par extraction industrielle de granulats, changements des propriétés érosives du bassin par emprise ou déprise agricole, etc. Il est patent d'observer dans cette littérature scientifique que les discontinuités latérales (suppression des divagations vers la plaine d'inondation du lit majeur et les écotones associés) produisent des pertes locales de biodiversité bien plus substantielles que les discontinuités longitudinales.
Qui aura l'honnêteté intellectuelle de reconnaître que nous faisons fausse route sur le dossier des moulins et de la continuité écologique?
Une mauvaise habitude a été prise en France depuis une dizaine d'années : les bureaux d'études appliquent "mécaniquement" des concepts construits pour étudier les grands aménagements à la très petite hydraulique des moulins. Il en résulte des diagnostics faussés car ne donnant aux parties prenantes aucune intelligence de l'impact réel des ouvrages étudiés. Exemple lu récemment : "
Des conditions d’habitats pour la faune aquatique du tronçon fortement dégradées sur environ 2,7 km du fait du remous en amont des ouvrages et de la simplification de l’hydrosystème". Un tel propos ne dit rien s'il n'est pas démontré a) que la faune aquatique du tronçon souffre effectivement (et non théoriquement) de la présence d'un remous, b) que le remous n'abrite pas une faune et une flore spécifiques, c) que le remous ne joue pas un rôle protecteur de la faune ou de la flore à certaines conditions de débit. Un tel diagnostic complet (qui n'existe hélas pas) produirait logiquement des objectifs de résultats précis (qui n'existent hélas pas davantage), et non pas des engagements flous comme "
renaturer la rivière" ou "
restaurer l'habitat" ou "
récréer des fonctionnalités", toutes choses dont l'abstraction masque mal la difficulté à présenter aux citoyens des effets réellement délétères liés aux moulins.
Pareillement, les services techniques de l'Onema ou des Fédérations de pêche ne font pas des analyses réelles de biodiversité sur le tronçon (incluant ses stations artificielles comme ses stations naturelles), plutôt du scoring sur certaines espèces (poissons le plus souvent) et selon des indices normalisés (IPR, IBD, I2M2, etc.) ou des biotypologies (Huet, Verneaux) dont l'objectif par construction n'est pas un inventaire complet. Il manque donc dans tous les dossiers l'information essentielle : à échelle de la rivière ou du tronçon de rivière, le vivant est-il réellement affecté dans sa diversité, dans sa résilience et dans sa capacité à faire émerger de nouvelles formes par la fragmentation du lit? Et que nous dit l'histoire singulière de cette rivière, de ses écoulements et de ses peuplements?
En conclusion, il faut souhaiter que cesse la confusion entre la très petite hydraulique, dont l'implantation est ancienne et l'effet modeste, et les grands aménagements ayant substantiellement modifié le fonctionnement de certains cours d'eau et des plaines alluviales. Cela ne veut pas dire qu'il faut refuser tout objectif de continuité et conserver tous les moulins, simplement arrêter de s'acharner à les détruire en prétendant qu'il y aura un effet majeur sur la rivière et des gains écologiques justifiant la liquidation du patrimoine historique et paysager. Le principal enjeu hydro-écologique d'un ouvrage de moulin est généralement sa franchissabilité piscicole s'il existe à son amont des déficits avérés de populations migratrices ou à forte mobilité, et à l'aval un pool de population suffisant pour recoloniser le lit. En se concentrant sur cet objectif, en procédant de manière progressive et concertée sur les linéaires à fort enjeu de continuité longitudinale, en améliorant les modèles écologiques des rivières pour être plus sélectif sur les interventions, on diminuera le coût et la complexité des instructions, des études, des chantiers. On pourra surtout faire des moulins les partenaires d'une écologie raisonnée des rivières, au lieu de les désigner comme des adversaires et de dissoudre dans la confusion idéologique toute envie d'agir ensemble.
A lire pour aller plus loin :
Du continuum fluvial à la continuité écologique, réflexions sur la genèse d'un concept et son interprétation en France
Anthropocène, grande accélération et qualité des rivières
Différentes manières de regarder la même rivière (ou l'origine de certains malentendus)