05/05/2016

Pollution chimique ou altération physique: quelle priorité pour l'écologie des rivières? (Turunen et al 2016)

Une étude finlandaise compare des rivières dont la morphologie a été modifiée (pour le flottage du bois) avec celles subissant des pollutions chimiques diffuses. Il en ressort que la pollution d'origine agricole est le facteur principal qui désorganise les communautés aquatiques et qui dégrade la qualité écologique de l'eau telle qu'elle est mesurée notamment par la DCE 2000. Les chercheurs appellent à établir les vraies priorités en gestion publique des rivières. Une démarche dont on gagnerait à s'inspirer en France, au lieu de l'exigence pharaonique et précipitée d'aménagement de 15.000 ouvrages hydrauliques avant 2018, en absence de toute analyse scientifique de l'effet attendu. La science des rivières au service de l'environnement, oui. L'arbitraire administratif au gré des idéologies et des lobbies, non. 

Jarno Turunen et ses six collègues travaillent au Centre finnois de l'environnement (une agence publique) et dans diverses universités de Finlande (Oulu, Jyväskyla et Lappeenranta). Comme toute la recherche appliquée à la gestion écologique des rivières, ils sont confrontés à la nécessité de comprendre et mesurer le poids relatif des activités humaines sur les écosystèmes. Une difficulté, observent-ils, est que les impacts humains sont souvent associés sur le bassin versant: "Les rivières impactées par la pollution diffuse des bassins versants agricoles sont aussi communément altérées au plan hydromorphologique (…) Des approches rigoureuses sont donc requises pour différencier les effets de la pollution diffuse et de la morphologie modifiée du chenal sur les communautés aquatiques". Cette exigence est nécessaire au plan de la connaissance, mais aussi bien sûr de l'action car les moyens publics au service des rivières sont limités : "Une gestion rentable de la ressource doit se concentrer sur l'atténuation des stresseurs les plus dommageables pour la qualité écologique", soulignent les chercheurs.

Pour parvenir à différencier l'effet des activités humaines, 91 sites d'étude ont été répartis en quatre ensembles selon que ces sites sont impactés par la pollution diffuse, par des altérations hydromorphologiques, par les deux facteurs ou par aucun des deux. Les modifications morphologiques sont essentiellement des canalisations et rectifications de cours d'eau pour l'exploitation et le flottage du bois.

Les chercheurs ont analysé la richesse spécifique et la structure de population de quatre communautés biotiques : les diatomées, les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Ils ont également étudié les "ratios de qualité écologique" (RQE) de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000), c'est-à-dire les bio-indicateurs permettant de définir une classe d'état écologique (bon, moyen, mauvais). Une analyse en composante principale a été réalisée pour réduire ces variables aux principaux facteurs de variance.

Il en ressort que
  • les trois principaux facteurs de variance (63,5%) des populations sur l'ensemble de l'échantillon sont le taux de nutriments (36,9%), le gradient de dégradation morphologique (15,2%) et le taux d'acidité (11,5%);
  • la richesse spécifique des macro-invertébrés est affectée par la pollution diffuse, l'hydromorphologie n'a aucun impact significatif sur la richesse spécifique des quatre groupes biologiques de contrôle;
  • la structure de population de tous les groupes est affectée par la pollution diffuse, elle ne l'est pas par les changements morphologiques;
  • les RQE de la DCE 2000 ont des réponses négatives face à la pollution pour les diatomées, les invertébrés et les poissons, mais pas pour la modification physique des cours d'eau.


Extrait de Turunen et al 2016, art. cit., droit de courte citation. Variations des RQE (indicateurs biologiques) sur les quatre types de tronçons analysés. Il est notable que les tronçons de référence (proches des conditions naturelles, Ref) et les tronçons affectés sur leur morphologie (Hydro) ont des scores très semblables. 

Les chercheurs concluent : "La canalisation des rivières boréales pour le transport du bois n'a pas suffisamment altéré les conditions hydromorphologiques pour avoir un impact fort sur les biotes du cours d'eau. Le contrôle des pollutions diffuses et des usages des sols associés doit être priorisé par rapport à la restauration des structures d'habitat pour améliorer la condition écologique des rivières boréales".

Commentaire
Tous les hydrosystèmes ne sont pas comparables, et toutes les altérations non plus. Les résultats du travail de Jarno Turunen et de ses collègues ne sont pas transposables comme tels aux rivières françaises. En revanche, la méthode l'est clairement. La plupart des études quantitatives (sur un grand nombre de masses d'eau et non un site isolé) ayant tenté soit de mesurer l'impact de la morphologie sur des indicateurs biologiques de qualité, soit de comparer les effets de la morphologie avec d'autres facteurs arrivent à des conclusions similaires à celle de Turunen et al (voir en particulier Villeneuve et al 2015 en France, Dahm et al 2013 en Allemagne, voir aussi cette synthèse). La France ayant une pression agricole sur les bassins versants autrement plus forte que la Finlande, ce type d'analyse devrait être un prérequis de tout SDAGE, SAGE, contrat territorial, classement des rivières à fin de continuité écologique et autres outils de programmation de l'action publique. Ce n'est pas le cas.

L'hydromorphologie dans la politique publique française concerne à titre principal la continuité longitudinale (question des obstacles transversaux à l'écoulement), même si d'autres pressions morphologiques existent (altération des berges et ripisylves, extraction de matériaux en lit majeur, rupture de continuité latérale et de divagation en plaine d'inondation, érosion des sols de culture et transfert accéléré de sédiments fins, etc.) Le Ministère de l'Environnement prétend aujourd'hui dans sa communication publique qu'il serait impossible d'isoler l'impact écologique des seuils et barrages par rapport aux autres stresseurs (voir idée reçue #12). C'est tout à fait inexact et trompeur: la France dispose au contraire des données nécessaires pour comparer l'état des rivières en fonction de leurs taux d'étagement et des autres pressions sur le bassin versant (au demeurant, certains services de l'Onema ou des Agences de l'eau exploitent des études partielles et préliminaires sur ce taux d'étagement… en se gardant d'aller au bout de la logique, c'est-à-dire de pondérer le taux d'étagement par les autres facteurs limitant de la qualité de l'eau, comme l'ont fait Turunen et al. en rapportant les chenalisations-rectifications aux polluants agricoles).

Il est dommageable pour l'écologie des rivières que celle-ci se trouve instrumentalisée à des fins idéologiques ou stratégiques n'ayant pas grand chose à voir avec une politique fondée sur la preuve et la concertation. L'action et la parole publiques s'en trouvent décrédibilisées en même temps que l'on prend du retard dans l'amélioration de l'état chimique et écologique des rivières. Alors que le CGEDD est censé produire une nouvelle analyse de la politique de continuité écologique et de restauration physique des masses d'eau, nous plaçons plus que jamais comme critère de recevabilité des évolutions proposées la mise en oeuvre d'un audit scientifique de cette politique et l'urgence d'un gel de toute opération en rivière ne respectant pas les bonnes pratiques de programmation.

Référence : Turunen J et l (2016), Disentangling the responses of boreal stream assemblages to low stressor levels of diffuse pollution and altered channel morphology, Science of The Total Environment, 544, 954-962, doi: 10.1016/j.scitotenv.2015.12.031

04/05/2016

L'épopée des flotteurs de l'Yonne

Sans les eaux et forêts du Morvan, Paris n'aurait jamais pu se développer : durant plus de deux siècles, le flottage a joué un rôle déterminant en acheminant jusqu’à la capitale la majeure partie de son bois de chauffage. Cette activité a modifié les écoulements du bassin versant comme elle a marqué l’économie des départements de l’Yonne et de la Nièvre. Le flottage a mobilisé dans le bassin de l’Yonne plusieurs milliers d’ouvriers, véritable prolétariat rural dont l’univers social et professionnel reste largement méconnu, bien qu’il ait acquis au fil du temps une image quasi héroïque. Dans un ouvrage aussi précis que passionnant, Dimitri Langoureau propose une ample synthèse abordant les différentes facettes de l’histoire du flottage et des flotteurs. 

En 1546, Gilles Defroissez s'installe sur les bords de la Cure et lance l'idée de faire flotter du bois jusqu'à Cravant, pour l'emmener ensuite vers Paris. Le bureau de l'Hôtel de ville de la capitale refuse cependant toute avance, malgré la caution de Jean Rouvet, argentier de François 1er. Rouvet décide se soutenir l'idée sur ses deniers. La preuve de concept est faite en 1547 avec un radeau de bois. En 1549, le premier train complet de bois arrive sur les quais de Paris depuis le Morvan : le Roi ordonne une fête pour célébrer l'événement. Le flottage est né. Les forêts morvandelles vont chauffer Paris jusqu'au début du XXe siècle, grâce à l'épopée des flotteurs.

Comme la disette et la famine, la pénurie de bois de chauffage est une cause majeure de troubles sociaux et politiques sous l'Ancien Régime. Rendre l'Yonne navigable et flottable est donc un enjeu de première importance pour la royauté. Vauban le relève déjà en 1698: «L’Yonne est une des mères nourricières de Paris». Le maximum de la consommation de bois à Paris est atteint en 1789, avec 4000 stères par jour soit environ 1,5 million sur l'année. En 1910, la ville consomme encore 100 000 stères par an. La flottage depuis l'Yonne perdure jusqu'en 1923. Plutôt que de stères (1 m3 de bois), on parle sous l'Ancien Régime de voie (environ 2 stères) et de corde (environ 4,7 stères). Le corde empile alors des bûches de 114 cm sur 8 pieds de haut et 4 de large, selon la règle fixée par une ordonnance de 1669. La Haute Yonne fournit près des trois-quarts du bois parisien, qui vient d'abord de la rivière Yonne, ensuite des bassins de la Cure et l'Armançon

L'année 1763 voit la création de la Compagnie de la Haute-Yonne par des marchands de bois locaux voulant échapper à la tutelle des échevins de l'Hôtel de ville parisien. Bien que de nature corporative, cette compagnie ayant le quasi monopole du flottage sur l'Yonne perdure après la Révolution. Les marchands "forains" de cette corporation gèrent le bois jusqu'au port de Clamecy, plaque tournante du flottage icaunais au XIXe siècle. Ce sont ces marchands que l'on appelle les "flotteurs" à l'époque, alors qu'aujourd'hui on désigne plutôt sous ce terme les ouvriers chargés de la tâche.

Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés. De la forêt morvandelle à la chambre parisienne, les étapes sont innombrables : abattage, ébranchage, mise au chevalet, sciage, empilage, martelage, jetage, tirage et flot, réception et construction du train, marquage, conduite du train, déchargement, distribution. Au total, il n'y a pas moins de six empilages des bûches dans le processus.


Le flottage lui-même distingue ce que des voyageurs ont appelé (tardivement, fin XIXe siècle) le "petit flot" ou "premier flot" des ruisseaux du Morvan et le "grand flot" ou "deuxième flot" de l'Yonne. Le premier est plutôt nommé flottage à bûches perdues : on jette les bûches dans la rivière dont le débit est augmenté de manière coordonnée par l'ouverture des étangs (crue ou courue). Le hêtre est plutôt flotté en hiver, le chêne au printemps ; les bûches au bois trop lourd "plongent en canards", et il faut les récupérer pour les faire sécher en berge, ce qui provoque parfois des conflits avec d'autres usages. Ces conflits seront d'ailleurs une constante de l'histoire du flottage, qu'il s'agisse de vol de bois, d'occupation des berges ou de revendication sociale. "Un vice commun dans le Morvan est l'habitude de voler du bois, observe par exemple Dupin en 1853 dans un mémoire plein d'affliction. Quand un Morvandiau est dans un bois, il se regarde comme chez lui; il visite il parcourt, il reluque l'arbre et l'essence qui lui convient; là est un morceau qui fera une belle fourche, un bon manche de pioche, une perche de charrue; ce qu'il ne peut prendre de suite, il sait où il le retrouvera plus tard".

Après un premier flot assez tumultueux depuis les zones de coupes, lorsque les bûches arrivent sur un cours au lit plus large, l'écoulage les porte vers l'aval. Il faut des "poules d'eau" tout au long du parcours pour surveiller ce flot et le guider si nécessaire à l'aide de longues perches terminées de crocs. C'est une véritable marée de bûches, recouvrant tout le miroir d'eau, qui arrive à Clamecy où des barrages en bois puis en acier sont placés pour l'arrêt du flot. Une fois les bûches retirées, marquées, empilées et comptabilisées, la seconde grande étape commence : confection des fameux "trains de bois", des radeaux qui vont acheminer le bois de l'Yonne à Paris et qui mobilisent  une main d'oeuvre spécialisée sous l'autorité du maître-flotteur. La difficulté du conducteur de train sera de franchir les nombreux pertuis du parcours, ouvertures d'écluse dont certaines comme à Coulanges sont à angle droit par rapport à la direction du flot.

A ce travail de coupe, préparation et transport du bois s'ajoutent les aménagements hydrauliques. On voit naître en tête des bassins versants du Morvan les étangs de flottage, impliquant une bonne maîtrise de la construction des chaussées de pierre ou d'argile. Leurs "déchargeoirs" contrôlent les niveaux d'eau. Une cinquantaine d'étangs sont bâtis à cette fin unique, avec un maximum de création vers la décennie 1780. Les ruisseaux sont localement rectifiés, curés et calibrés pour éviter les embouteillages des flottants, les bras secondaires étant bouchés pour assurer un débit suffisant dans le chenal ouvrier. On observera au passage que la "naturalité" des écoulements, même dans des têtes de bassin et des régions assez peu peuplées comme le Morvan, reste une vue de l'esprit. D'autant que les déboisements (puis reboisements ultérieurs, souvent par d'autres essences) des versants ont modifié le régime hydrologique et sédimentaire, outre l'intervention directe sur les cours d'eau.

Mobilisant des milliers d'ouvriers ruraux, le flottage a marqué l'histoire sociale du bassin de l'Yonne. Le flotteur a fait l'objet d'une représentation tardive et "héroïque" en raison de l'extrême pénibilité des tâches. Trempé et couvert de boue aux mauvaises saisons, risquant sa vie par noyade ou par choc quand il tente de démanteler les fréquents bouchons de bûches perdues ou de manier aux pertuis les lourds trains de bois, le flotteur a la vie dure. Le revenu du flottage ne suffit généralement pas à sa subsistance, et la pluri-activité est la règle (vendanges, moissons). Au XIXe siècle, la réputation des ouvriers du bois est cependant peu flatteuse pour la bourgeoisie de la Restauration et du Second Empire. Primaires, sauvages voire barbares, enfants terribles des "Celtes bagarreurs", les flotteurs font peur. En contact avec les idées avancées de la Capitale, bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont effectivement des convictions progressistes et n'hésitent pas à recourir à la grève pour faire avancer leurs revendications. Voire à l'insurrection, comme lors du soulèvement durement réprimé de 1851. L'ouvrage de Dimitri Langoureau apporte des informations très utiles sur cette histoire sociale du mouvement flotteur, qu'il s'agisse de la diversité des tâches, de l'évolution des techniques, des représentations religieuses, des conflits avec les marchands de la Compagnie de Haute-Yonne ou les autorité politiques impériales.

Référence : Langoureau D (2015), Flottage et flotteurs sur l'Yonne. XVIIIe siècle-1923, Cahiers d'Adiamos 89, 12, 443 pages.

03/05/2016

Le lac de Marcenay, masse d'eau artificielle et réservoir de biodiversité

Le Conservatoire d’espaces naturels de Bourgogne et la Fédération de Côte-d’Or pour la pêche et la protection du milieu aquatique sont devenus le mois dernier propriétaires et gestionnaires du lac de Marcenay, promu au titre de "site Conservatoire" de Bourgogne. Au programme: réparation de la digue, reprofilage du fond de l’étang et aménagement pédagogique de découverte. C'est un exemple de création de biodiversité par une retenue artificielle née d'un "obstacle à l'écoulement" au XIIIe siècle, et entretenue depuis. C'est aussi une contradiction manifeste pour l'idéologie de la "renaturation", qui considère les retenues et plans d'eau comme des catastrophes écologiques. 



Voici ce qu'en dit Infos Dijon: "Aménagé par les moines de l’abbaye de Molesme au XIIIème siècle, le lac artificiel de Marcenay a fait l’objet, au fil du temps, de vocations piscicole (pisciculture) et hydraulique (fonctionnement d’un haut- fourneau). Aujourd’hui, outre ses attraits paysager et touristique, de nombreuses spécificités révèlent son caractère remarquable.

Sur les 115 hectares de site devenus co-propriété du Conservatoire et de la Fédération, 92 correspondent à l’étendue d’eau. Une superficie remarquable qui abrite très certainement la plus grande roselière de Bourgogne (30 hectares de roselière sur la superficie totale de l’étang). Cet habitat d’intérêt patrimonial à valeur écopaysagère, présente une particularité unique pour la France en plaine : un marais alcalin. Celui-ci abrite pas moins de 10 espèces floristiques patrimoniales, soit rares, soir protégées, tel que la gentiane pneumonanthe et l’Orchis incarnata.

Le lac de Marcenay est également un site privilégié de l’ornithologie en Bourgogne et demeure un site de grand intérêt pour l’observation des oiseaux notamment suivi par la LPO de Côte d’Or. De nombreuses espèces y séjournent toute l’année. Grèbes huppés et castagneux, grande aigrette, foulque macroule, râle d’eau, butor étoilé, mouettes rieuses, milan royal, balbuzard pêcheur, grue cendrée, vanneau huppé et pigeon ramier entre printemps et automne; cygne tuberculé, milans noirs, rossignol philomèle, pigeon colombin, faucon crécerelle et pics vert du printemps à l’été. [voir fiche LPO]

Enfin le Lac de Marcenay est un site reconnu de longue date pour son grand intérêt halieutique et piscicole. Pas moins de 7 espèces piscicoles peuplent les eaux du Lac. La faible profondeur du Lac de Marcenay et l’abondance de la végétation aquatique font de ce site un lieu particulièrement favorable au développement du Brochet. Il est ainsi un site hautement prisé pour la pêche des carnassiers dans le nord du département."

Selon l'idéologie de la renaturation, les retenues et plans d'eau sont des catastrophes pour l'environnement : elles réchauffent le température de l'eau, créent des zones lentiques, bloquent le transport sédimentaire, favorisent des espèces de poissons ubiquistes et banalisées au détriment des espèces natives, empêchent la circulation des migrateurs, provoquent des eutrophisations, nuisent à l'auto-épuration des masses d'eau, etc. De toute évidence, le cas de l'étang artificiel de Marcenay ne valide aucune de ces idées reçues (et parfois véhiculées par la même Fédé de pêche devenue propriétaire du site) : depuis huit siècles de perturbation de l'écoulement naturel des eaux, ce lac devrait être une mare chaude et eutrophe impropre à toute vie autre que dégradée, or ce n'est manifestement pas le cas.

C'est une réalité que l'on observe partout : les Dombes, la Sologne, la Camargue, le Marais poitevin, les étangs et lacs du Morvan, les canaux et béals de Provence sont autant de biotopes ou paysages à fort intérêt patrimonial et écologique, créés ou remaniés par l'homme. En fait, à l'exception de quelques zones de montagne non peuplées, tous les paysages ruraux de France sont le fruit d'une co-évolution plurimillénaire culture-nature ayant fait émerger une "biodiversité hybride" (Christian Lévêque). Le reconnaître et l'étudier serait une première étape pour sortir des approches extrémistes visant à démanteler le maximum de modifications humaines de l'écoulement (étangs, lacs, plans d'eau, biefs, retenues, etc.) au nom d'une fantasmatique "intégrité biotique", d'une obsessionnelle "continuité écologique" ou d'une absurde promotion de "rivières sauvages".

Mais combien de rivières de Bourgogne et d'ailleurs ont fait l'objet d'inventaires complets de biodiversité, au lieu du service minimum où l'on comptabilise quelques poissons en deux ou trois points de contrôle?

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Illustration : DR.

30/04/2016

Pollution chimique des eaux: la France n'applique pas les règles

Les centaines de millions d'euros dépensées annuellement pour la "restauration physique" des rivières n'ont pas seulement des effets négligeables sur la qualité chimique et biologique de l'eau, voire des effets négatifs si l'on supprime des étangs, biefs, retenues et réservoirs: ce sont autant d'investissements qui manquent pour mesurer et combattre efficacement la contamination des milieux aquatiques. La France vient de subir un nouveau rappel à l'ordre de la Commission européenne à ce sujet. Nous devons surveiller une infime partie des contaminants qui circulent réellement dans les eaux superficielles et souterraines, et nous n'en sommes même pas capables. Manque de moyens? Allons donc, pour casser un moulin, l'Agence de l'eau sera toujours prête à dilapider l'argent public…

Dans un avis motivé publié cette semaine, la Commission européenne demande à la France d’envoyer des informations complémentaires sur la mise en œuvre de la directive relative aux substances prioritaires dans le domaine de l’eau (la directive 2013/39/UE) dans la législation française. Cette obligation devait être remplie pour le 14 septembre 2015.

Les substances prioritaires sont des produits chimiques qui présentent un risque significatif pour ou via l’environnement aquatique au niveau de l’Union. La directive vise à réduire à la source ce type de pollution des eaux en fixant des niveaux de concentration ne présentant de dangers ni pour l’environnement aquatique, ni pour la santé humaine – du moins selon l'évaluation dominante des experts, qui n'ont pas de consensus à ce sujet. La France ne s’étant pas conformée au délai initial fixé, la Commission européenne lui a adressé une lettre de mise en demeure le 20 novembre 2015. La législation nationale transposant la directive présentée par les autorités françaises restant incomplète à ce jour, la Commission lui fait cette fois parvenir un avis motivé. Si la France ne donne pas suite dans un délai de deux mois, la Commission pourra saisir la Cour de justice de l’Union européenne.

De quoi s'agit-il?
La Directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) impose, pour le volet chimique de qualité de l'eau, le suivi d'un certain nombre de contaminants. Dans un premier temps, 20 substances ont été définies comme "prioritaires", 13 substances comme "prioritaires et dangereuses" : des pesticides (triazines, organophosphorés, organochlorés, chlorobenzènes, urée substituée, chlorophénols, dinitroanilines), des solvants, plastifiants, isolants, surfactants et autres intermédiaires industriels (esters, composés organiques volatils, hydrocarbures halogénés, phénols, composés du tributylétain), des hydrocarbures aromatiques (HAP) et halogénés, des métaux et métalloïdes, des retardateurs de flamme (diphényléthers bromés). S'y ajoutent 8 substances supplémentaires déjà surveillées depuis 1976 soit un total de 41 contaminants définissant initialement l'état chimique au sens de l'annexe 9 et 10 de la DCE 2000. Il faut noter que les excès d'azote et phosphore sont traités dans le volet écologique de la DCE 2000, et non le volet chimique.

La Directive de 2013 a ajouté 12 nouvelles substances prioritaires à l'annexe 10 de la DCE 2000: dicofol, acide perfluorooctane sulfonique et ses dérivés (perfluoro-octanesulfonate PFOS), quinoxyfène, dioxines et composés de type dioxine, aclonifène, bifénox, cybutryne, cypermethrine, dichlorvos, hexabromocyclododécanes (HBCDD), heptachlore et époxyde d'heptachlore, terbutryne. Cette Directive a aussi élevé les normes de qualité environnementale pour 7 substances déjà suivies : anthracène, diphényléhers bromés, fluoranthène, plomb et ses composés, naphtalène, nickel et ses composés, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Enfin, cette Directive a posé le principe d'une liste de vigilance sur 10 polluants émergents, à mesurer avant d'établir des valeurs-seuils, avec 3 molécules déjà définies en 2013 : diclofénac, 17-bêta-estradiol et 17-alphaéthinylestradiol.

La France n'est donc pas en conformité avec cette mise à jour de la surveillance de la pollution chimique de ses eaux.



Une situation autrement plus inquiétante qu'un simple retard
Cet avis motivé de la Commission européenne n'est pas une surprise pour les lecteurs de ce site, qui connaissent la faillite de la politique publique de l'eau en de nombreux domaines, à commencer par le plus élémentaire et le plus indispensable à tout débat démocratique : la disposition des informations et connaissances sur l'environnement, des pressions sur les milieux et des effets de ces pressions.
  • La première inquiétude vient du fait que l'état chimique au sens de la DCE 2000 représente déjà un service très minimal d'évaluation des eaux. Ce volet chimique reflète davantage le poids des lobbies industriels à Bruxelles que la réalité des contaminations des milieux aquatiques. Pour rappeler les ordres de grandeur, on estime que circulent 100.000 composés de synthèse dans notre environnement, dont l'évaluation systématique avance péniblement dans le cadre du règlement REACH. Une cinquantaine de substances surveillées dans les rivières, les lacs et les nappes, ce n'est pas rien… mais ce n'est pas grand chose non plus.
  • Par exemple, si l'on prend la seule famille des pesticides, il existe 500 molécules utilisées en France dans 2900 produits commerciaux. 92% des rivières françaises comportent au moins une de ces substances, le nombre moyen de molécules identifiées par point de mesure est de 15 (CGEDD 2015). De l'aveu même des chercheurs, la toxicité des expositions multiples (effet cocktail) reste peu connue et évaluée. Certains scientifiques considèrent que les normes de qualité européennes (fondées sur un seuil de concentration par molécule en dessous duquel on présume une absence d'effet) ne tiennent pas compte correctement de la toxicité déjà reconnue pour la faune aquatique et que les 3/4 des relevés français disponibles dépassent la dose admissible (voir Stehle et Schulz 2015).
  • Les pesticides ne doivent pas être l'épouvantail qui fait oublier le reste : nous rejetons dans les rivières des molécules provenant d'usages pharmaceutiques, vétérinaires, cosmétiques, etc. ainsi que tous les composés chimiques présents dans les objets de consommation courants. Les stations de traitement des eaux usées ont été conçues pour épurer principalement les dérivés de l'azote et du phosphore, elles ne sont pas aptes à traiter efficacement les micropolluants émergents à moins de consentir à des investissements conséquents.
  • Non seulement nous sommes très loin de mesurer tous ces polluants, mais nous sommes également très loin de les contrôler partout en ce qui concerne les cours d'eau. Il existe 11.523 masses d'eau superficielles en France métropolitaine (plus de 500.000 km de linéaire), pour 1881 stations de contrôle de surveillance (mesures réellement pérennes) et 4588 stations de contrôle opérationnel (mesures généralement plus ponctuelles). Cela signifie que la grande majorité des ruisseaux, étangs, lacs, rivières ne font pas l'objet d'une analyse régulière de la qualité chimique de leurs eaux. 
  • La Commission européenne reproche (pudiquement) à la France le manque de clarté de ses rapportages de qualité des eaux (voir l'avis le plus récent). Ce qui permet de nourrir les plus vives inquiétudes: quand une administration déjà peu exigeante sur les normes de qualité reproche à une autre administration de lui transmettre des rapports confus, on craint que l'opacité du processus dépasse de loin la dose admissible pour les esprits soucieux de clarté, de vérité et de transparence sur les données publiques.
  • Les citoyens et associations qui tentent d'accéder à ces données s'arrachent rapidement les cheveux face à la confusion organisée des publications en ligne de chaque Agence de l'eau, sans banque nationale consolidée où l'on peut réellement et facilement accéder aux données brutes et corrigées des mesures (voir le site d'Anne Spiteri qui a tenté une alerte scientifique et citoyenne là-dessus, sans aucun effet sur le monolithe politico-administratif).
Rassurez-vous cependant, chers lecteurs : le gouvernement français n'est certes pas capable de lutter efficacement contre les pollutions des eaux, mais avec les représentants attitrés et subventionnés de la société civile en charge de la vigilance aquatique (à savoir les écologistes de FNE et les pêcheurs de FNPF), il a quand même engagé une mesure tout à fait audacieuse, intelligente et prioritaire, la destruction systématique des seuils de moulins et étangs qui "nuisent  à l'auto-épuration de rivières". Casser à la pelleteuse de vénérables chaussées de pierres parfois présentes depuis l'époque médiévale, ou les bétonner de passes à poissons moribonds, voilà la grande urgence écologique du moment selon nos gestionnaires.

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Illustration : Zil, travail personnel, Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0

29/04/2016

Un appel d'offres pour relancer la petite hydro-électricité

Le gouvernement vient d'annoncer un appel d'offres visant à relancer la petite hydro-électricité, et incluant les moulins de 36 à 150 kW. Cette évolution reste certes symbolique, puisque 50 sites seulement de petite puissance seront concernés. Mais elle témoigne incontestablement de la volonté de Ségolène Royal de tourner la page de la destruction à marche forcée des ouvrages hydrauliques en vue de développer une approche plus constructive. Il reste cependant beaucoup de chemin à parcourir pour favoriser l'équipement des moulins, en encourageant les porteurs de projet au lieu de les assommer de dossiers complexes et exigences disproportionnées.  

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte fixe l’objectif d’atteindre 40 % d’énergies renouvelables dans le mix électrique en 2030. Ségolène Royal a lancé, le 26 avril, en clôture de la conférence environnementale 2016, un appel d’offres pour le développement de petites installations hydroélectriques. Son objectif est de développer près de 60 MW de nouvelles capacités pour relancer la filière.

Les projets éligibles à l’appel d’offres se répartissent en trois catégories :

  • la construction de nouvelles installations complètes (barrage et installation électrique) dans les zones propices : ce sont surtout les régions montagneuses qui seront concernées. Des installations de puissance supérieure à 500kW et jusqu’à quelques MW pourront être sélectionnées. Cette catégorie représente un volume de 25 MW dans l’appel d’offres ;
  • l’équipement d’ouvrages existants, mais ne produisant à ce jour pas d’électricité, d’une puissance supérieure à 150 kW : l’appel d’offres prévoit notamment d’orienter les producteurs vers l’équipement des barrages publics, ayant une fonction de navigation ou d’alimentation en eau potable. Cette catégorie représente un volume de 30 MW dans l’appel d’offres ;
  • l’équipement de petits seuils et barrages (entre 36 et 150 kW), et en particulier la réhabilitation de sites d’anciens moulins. La réhabilitation devra se faire en conformité avec les règles relatives à la continuité écologique. 50 projets seront retenus dans cette catégorie.

Le cahier des charges peut être téléchargé à ce lien (pdf).


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Cette annonce du Ministère de l'Environnement est une bonne nouvelle : elle signale que toute l'hydroélectricité, pas seulement les grandes et moyennes puissances, a vocation à participer à la transition énergétique. Certaines se souviennent de ces réunions à la Direction de l'eau et de la biodiversité où des hauts fonctionnaires affirmaient péremptoirement que l'on pouvait garder un ou deux moulins par rivière, pour le folklore, mais que les autres étaient appelés à disparaître. Le ton a clairement changé, tant du côté du Ministère de l'Environnement où l'on commence à vanter l'intérêt énergétique des petits sites que du côté du Ministère de la Culture, où la destruction systématique du troisième patrimoine de France au nom de l'idéologie amnésique de la "renaturation" suscite des réserves de plus en plus clairement exprimées.

Il reste cependant beaucoup de progrès à faire : l'administration française est traditionnellement plus à l'aise avec la grande industrie qu'avec les petits producteurs, elle a du mal à dimensionner ses exigences et ses réglementations à la réalité des chutes les plus modestes. On observera ainsi que:

  • l'appel d'offres 36-150 kW ne concerne que 50 sites, ce qui est très peu par rapport aux milliers d'ouvrages de cette gamme de puissance susceptibles de recevoir un équipement;
  • les moulins de moins de 36 kW sont majoritaires en France, probablement entre 40.000 et 60.000 sites. Il faut dans ce cas favoriser l'équipement en autoconsommation avec injection du surplus, en simplifiant notamment les régimes fiscaux et les dossiers d'instruction;
  • sur toutes les puissances modestes, les normes environnementales de qualité doivent être adaptées à la réalité du risque pour les espèces aquatiques et à la capacité d'investissement des porteurs. Par exemple, les modèles de mortalité proposés par l'Onema n'ont aucun réalisme sur des petites turbines (voir aussi ici) : ils doivent impérativement être révisés sur la base d'une analyse empirique d'un panel de sites représentatifs de la très petite hydro-électricité, selon des méthodologies fondées sur le comportement réel (et non forcé) des poissons. De même, autant les passes à poissons ou autres dispositifs de franchissement se conçoivent sur les sites à construire, qui peuvent assez aisément intégrer la contrainte dans la conception du génie civil, autant leur demande sur des sites déjà existants ne doit pas être automatique. Il faut établir des grilles réalistes de priorisation en fonction des peuplements piscicoles à l'amont et à l'aval du site. Le coût très élevé d'une passe à poissons est susceptible de faire avorter nombre de projets: si l'enjeu migrateur n'est pas établi au droit de l'ouvrage hydraulique, mieux vaut réfléchir à de simples ouvertures de vannes en période de hautes eaux ou à des mesures compensatoires plus réalistes. 
Personne ne se lancera dans la production hydroélectrique si les 5 ou 6 premières années de production (sur un contrat de 20 ans) servent uniquement à rembourser des équipements environnementaux surdimensionnés pour l'impact des petites puissances, avec derrière le temps d'amortissement du génie civil, du raccordement, de l'équipement hydromécanique et électrotechnique.

Des avancées, mais trop timides
Enfin, dans la page Internet annonçant cet appel d'offres, le service de communication du Ministère en profite pour suggérer que tout va pour le mieux entre les moulins et les services administratifs. C'est inexact.

Les "pages pédagogiques" publiées récemment sur le site du Ministère sont remplies de généralités, approximations et parfois contre-vérités caractéristiques de ce que nous n'acceptons plus. Bien loin d'attendre de la "vulgarisation" (ce que font depuis 10 ans les Agences, les syndicats, l'Onema, etc.), nous voulons au contraire un audit scientifique multidisciplinaire et rigoureux de la réforme de continuité écologique, afin de cesser une politique publique fondée sur des assertions invérifiables, des bénéfices non quantifiés, des modèles et des suivis à peu près inexistants, etc. La charte des moulins a pour sa part avorté dans sa forme actuelle, car les services de Ministère refusent de sortir clairement du réductionnisme écologique qui leur sert d'horizon quand ils doivent traiter la question du patrimoine hydraulique, de même qu'ils manifestent fort peu de capacité d'autocritique sur la réforme de continuité écologique telle qu'elle est (mal) menée depuis 10 ans. La mission du CGEDD à ce sujet est certes lancée par Ségolène Royal, mais certains acteurs importants n'ont pas été auditionnés à ce jour (alors que le rapport était censé être rendu en mai...), et comme la précédente mission du CGEDD n'a pas été suivie d'effets, les interlocuteurs du Ministère restent très sceptiques. Pendant ce temps-là, les signatures de soutien à l'appel à moratoire sur la continuité écologique continuent de s'accumuler : élus, associations et personnalités attendent une évolution de la politique des ouvrages hydrauliques posant le caractère exceptionnel de leur effacement, aidant à leur équipement écologique de manière non-destructive et promouvant en priorité leur valorisation au service des territoires.

Donc oui, nous allons dans la bonne direction. Mais le chemin sera long.

Illustration : installation de deux turbines bulbes semi-Kaplan dans la chambre d'eau d'un moulin du Morvan.

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