France Nature Environnement (FNE) et la Fédération nationale de la pêche en France (FNPF), faire-valoir de tous les excès en matière de destruction d'ouvrages, publient un communiqué pour manifester leur désolation face à ce qu'ils nomment la "relance de la petite hydraulique". Leur acrimonie paraît bien excessive et empruntée. Mais, dans le bras de fer discret entre la Direction de l'eau et de la biodiversité et sa ministre de tutelle, Ségolène Royal, les bons amis subventionnés n'ont-ils pas pour fonction de faire croire que la "société civile" réclame massivement les effacements de seuils et barrages? Ce communiqué ressemble fort à un service commandé...
Sur le fond, il n'y a pas grand chose à ajouter à ce que nous avions déjà écrit à propos d'exercices du même acabit. Voir notamment notre idée reçue "un moulin produit moins qu'une éolienne, inutile de l'équiper" pour le volet énergétique et notre idée reçue "les seuils et barrages ont un rôle majeur dans la dégradation des rivières et des milieux aquatiques" pour le volet écologique. Essayer de faire croire que l'élimination de moulins pluricentenaires à la pelleteuse représente un enjeu écologique de premier ordre pour les cours d'eau français restera comme une formidable escroquerie intellectuelle, et un effrayant rappel de la capacité de l'administration à rationaliser des décisions absurdes et à pousser son personnel à leur exécution.
Il est difficile de parler de "fond" cependant, puisque ni FNE ni FNPF ne paraissent capables de la moindre distance critique vis-à-vis du concept de continuité écologique. Ils qualifient donc de "décision catastrophique pour l’état des fleuves, rivières, et ruisseaux" le malheureux appel d'offres de Ségolène Royal, ne concernant jamais qu'une centaine de projets et dont le volet environnemental est tellement rigoureux que beaucoup d'industriels et collectivités se disent sceptiques sur l'intérêt d'y donner suite. Voir dans cette mesure symbolique un choix "catastrophique" ne fait jamais que révéler le catastrophisme de celui qui énonce un tel jugement.
Au passage, les auteurs "rappellent que leurs fédérations sont favorables aux investissements qui sont complémentaires du développement des énergies renouvelables et variables : comme ceux récemment engagés par EDF sur les concessions hydroélectriques de La Bathie-Roselend, la Coche en Savoie, le Cheylas et Gavet en Isère, qui, pour un bilan environnemental positif, apporteront un supplément de 370 GWH dont 225 GWH de productible net hors pompage équivalent à plusieurs centaines de microcentrales et 168 MW de puissance de pointe indispensable à l’augmentation de la part d’électricité renouvelable: quand on prétend faire de l’hydroélectricité, il faut le faire sérieusement, et pas avec des moulinettes sur des ruisseaux!" Caricatural éloge des camarades barragistes d'EDF dans un communiqué sur la continuité écologique, et profond mépris de l'appropriation de la transition énergétique par les citoyens. La réforme est-elle si mal en point qu'il faille mobiliser le ban et l'arrière-ban de certains réseaux historiques d'influence dans l'appareil d'Etat?
Sur la forme, FNE et FNPF sont à l'évidence déstabilisés par une Ministre de l'Environnement qui ne cède pas à leur moindre caprice dans le domaine des rivières. C'est une douche froide puisque certains hauts fonctionnaires de la Direction de l'eau et de la biodiversité les avaient habitués à transposer très fidèlement dans la règlementation chacune de leur position anti-barrage et surtout anti-moulin, depuis près de dix ans. Avec le résultat que l'on observe: un vaste soulèvement contre des réformes absurdes, brutales, inefficaces ; une dénonciation croissante de ces choix tellement éloignés de l'intérêt général que leurs porteurs en rivières doivent signer de gros chèques d'argent public pour y pousser quelques tièdes maîtres d'ouvrage ; une oligarchie bousculée et bunkerisée, autocélébrant en vase clos la clairvoyance de ses actions auxquelles les ingrats, les ignares et les idiots ne comprennent rien. Quant au bénéfice écologique réel de ces opérations rapporté à leurs coûts, l'omerta règne. (L'Onema aussi, cela revient un peu au même, d'ailleurs.)
Il est regrettable que des supposés défenseurs des rivières défigurent la nécessaire écologie des milieux aquatiques en une idéologie sectaire de la destruction des ouvrages. Plus regrettable encore que ce sectarisme ait fait office de politique publique pendant dix ans. Car en dernier ressort, ce n'est pas à FNE ni à la FNPF que nous demandons des comptes, mais aux représentants de l'Etat qui ont failli aux exigences d'impartialité, d'équité et d'objectivité propres à une action publique digne de ce nom.
10/05/2016
08/05/2016
Continuité écologique: le Ministère continue de tromper et mépriser les parlementaires
Des dizaines de questions ont été adressées à Ségolène Royal par les députés et sénateurs inquiets de la destruction des moulins et des dérives de la continuité écologique. Après un silence de plusieurs mois, les services du Ministère (c'est-à-dire la Direction de l'eau et de la biodiversité, bureau des milieux aquatiques) viennent de publier leur réponse minimaliste, copiée-collée à l'identique pour chaque élu. On y retrouve l'habituel travestissement de la réalité qui sert de communication au Ministère depuis 10 ans sur ce dossier, sa novlangue indigeste (des ouvrages "déconstruits" plutôt que détruits) et son mépris atavique (les citoyens ou leurs élus auraient avant tout besoin de "pédagogie"). L'action publique en rivière se dégrade dans l'autosatisfaction et le dogmatisme, alors que la perspective d'atteindre un "bon état chimique et écologique" des masses d'eau s'éloigne. Quand va cesser ce naufrage aussi coûteux pour les finances publiques qu'inefficace pour l'environnement aquatique?
Voici le texte de la réponse ministérielle :
La restauration de la continuité écologique de nos cours d'eau est un enjeu majeur pour qu'ils retrouvent leur bon état écologique et puissent continuer à fournir à notre économie des services écosystémiques de qualité. Cet objectif est partagé dans tous les pays d'Europe. Pour sa mise en œuvre, nos cours d'eau ont fait l'objet de classements par arrêtés des préfets coordonnateurs de bassins en fonction des enjeux environnementaux. Ces classements ont fait l'objet d'une étude de leurs impact sur les usages, notamment sur leur potentiel de production d'énergie et l'atteinte des objectifs nationaux de développement de l'hydroélectricité. Le classement de cours d'eau en liste 2 nécessite que les ouvrages en place (seuils, barrages) soient adaptés, transformés ou parfois déconstruits, pour assurer le rétablissement des fonctionnalités écologiques (épuration, tampon de crues, habitats diversifiés support de biodiversité, etc.). Les ouvrages concernés font l'objet d'informations, de concertations, d'études multicritères, afin de rechercher la meilleure solution technique et financière. Cependant, les interpellations nombreuses, notamment de parlementaires sur ce sujet, montrent que le travail de pédagogie et de concertation doit être encore approfondi. Des instructions ont été données aux préfets pour qu'ils ne concentrent plus leurs efforts sur les cas, notamment de moulins, où subsistent des blocages et des incompréhensions durables, et qu'ils renforcent la pédagogie, notamment pour faire connaître les exemples réussis de rétablissement de la continuité écologique. Les services du ministère chargé de l'environnement sont à la disposition des élus pour expliciter de manière plus précise, au cas par cas, la façon de mettre en œuvre ces initiatives en faveur de la continuité écologique de nos cours d'eau. Il est également d'ores et déjà possible de s'appuyer sur les pages pédagogiques qui ont été mises en ligne sur le site internet du ministère expliquant en détail les raisons pour lesquelles la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est un enjeu majeur et précisant les différentes manières de restaurer la continuité avec leurs avantages et leurs limites. Ces pages répondent aux questions sur les retenues, les moulins et la continuité écologique des cours d'eau. Elles sont disponibles à l'adresse suivante : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Un-cours-d-eau-comment-ca-marche.html
Voici pourquoi ce texte du Ministère de l'Environnement persiste dans l'erreur, l'omission et la tromperie :
Illustration : seuil et plan d'eau de Bessy-sur-Cure (89) menacés comme des milliers d'autres de disparition. Le processus est toujours le même, insupportable de mauvaise foi et de violence institutionnelle: vocabulaire abscons de "sachant" pour exclure le simple citoyen du débat, non-intégration de l'ensemble des riverains et usagers de la retenue au processus de décision, diagnostic incomplet et exagérant les impacts environnementaux, solutions disproportionnées, refus de l'Agence de l'eau de financer à 80% autre chose que le démantèlement, pression de l'administration pour pousser le propriétaire insolvable à bout. La confiance est déjà rompue entre les riverains et l'administration sur ce dossier de la continuité écologique, de telles attitudes entièrement orientées vers la destruction ne pouvant que s'achever en contentieux. Le Ministère doit cesser le déni sur cette gouvernance catastrophique et dénoncer de manière claire les erreurs commises dans la première mise en oeuvre de la réforme.
Voici le texte de la réponse ministérielle :
La restauration de la continuité écologique de nos cours d'eau est un enjeu majeur pour qu'ils retrouvent leur bon état écologique et puissent continuer à fournir à notre économie des services écosystémiques de qualité. Cet objectif est partagé dans tous les pays d'Europe. Pour sa mise en œuvre, nos cours d'eau ont fait l'objet de classements par arrêtés des préfets coordonnateurs de bassins en fonction des enjeux environnementaux. Ces classements ont fait l'objet d'une étude de leurs impact sur les usages, notamment sur leur potentiel de production d'énergie et l'atteinte des objectifs nationaux de développement de l'hydroélectricité. Le classement de cours d'eau en liste 2 nécessite que les ouvrages en place (seuils, barrages) soient adaptés, transformés ou parfois déconstruits, pour assurer le rétablissement des fonctionnalités écologiques (épuration, tampon de crues, habitats diversifiés support de biodiversité, etc.). Les ouvrages concernés font l'objet d'informations, de concertations, d'études multicritères, afin de rechercher la meilleure solution technique et financière. Cependant, les interpellations nombreuses, notamment de parlementaires sur ce sujet, montrent que le travail de pédagogie et de concertation doit être encore approfondi. Des instructions ont été données aux préfets pour qu'ils ne concentrent plus leurs efforts sur les cas, notamment de moulins, où subsistent des blocages et des incompréhensions durables, et qu'ils renforcent la pédagogie, notamment pour faire connaître les exemples réussis de rétablissement de la continuité écologique. Les services du ministère chargé de l'environnement sont à la disposition des élus pour expliciter de manière plus précise, au cas par cas, la façon de mettre en œuvre ces initiatives en faveur de la continuité écologique de nos cours d'eau. Il est également d'ores et déjà possible de s'appuyer sur les pages pédagogiques qui ont été mises en ligne sur le site internet du ministère expliquant en détail les raisons pour lesquelles la restauration de la continuité écologique des cours d'eau est un enjeu majeur et précisant les différentes manières de restaurer la continuité avec leurs avantages et leurs limites. Ces pages répondent aux questions sur les retenues, les moulins et la continuité écologique des cours d'eau. Elles sont disponibles à l'adresse suivante : http://www.developpement-durable.gouv.fr/Un-cours-d-eau-comment-ca-marche.html
Voici pourquoi ce texte du Ministère de l'Environnement persiste dans l'erreur, l'omission et la tromperie :
- La continuité écologique dans la recherche scientifique internationale s'intéresse principalement aux changements du régime des débits liés aux grands barrages et à la canalisation des grands fleuves au XXe siècle. Elle est éloignée de la destruction de modestes obstacles (dans 80% des cas, des moulins présents avant la Révolution française) à quoi se résume l'essentiel de l'action publique en continuité dans notre pays (voir cette synthèse). Ce détournement du sens initial de la continuité écologique est d'autant moins recevable que la plupart des grands barrages, parfois sous gestion publique, sont sans projet d'aménagement (voir cet article).
- Les obstacles à la continuité écologique longitudinale (seuils et barrages) modifient localement des habitats et peuplements, mais ils ont relativement peu d'effet sur la biodiversité piscicole totale des cours d'eau, en dehors de quelques espèces spécialisées en migrations à longue distance (voir cette synthèse). La continuité longitudinale ne peut pas être décrite comme un enjeu "majeur" au regard du bon état écologique DCE ou des attentes de l'Union européenne, problématiques qui ne sont pas pas centrées sur l'hydromorphologie ou la restauration d'habitats (voir cette synthèse).
- Le classement des cours d'eau ne demande pas que les ouvrages soient "adaptés, transformés ou parfois déconstruits" (sic). La loi (L 214-17 CE) est claire : l'ouvrage en rivière de liste 2 doit être "géré, équipé, entretenu" (voir cette analyse). L'administration a détourné le texte de la loi sur l'eau (LEMA) de 2006 et de la loi de Grenelle de 2009 dans le sens d'une destruction préférentielle des ouvrages (voir cette analyse, voir cette synthèse). C'est une usurpation démocratique et un détournement idéologique éloigné de l'intérêt général : l'action publique sur les ouvrages sera considérée comme illégitime tant qu'elle ne proclamera pas clairement la fin de cette posture destructive (voir cette synthèse sur les pressions actuelles).
- Les ouvrages hydrauliques contribuent aux services rendus par les écosystèmes (voir cette synthèse) ce qui n'est pas spécialement le cas des opérations de "renaturation" ou de retour aux "rivières sauvages". Les économistes des Agences de l'eau ont admis que les analyses coûts-bénéfices sont défavorables aux mesures de la DCE 2000 (voir cet article); on se demande comment la dépense intrinsèquement improductive de la destruction du patrimoine hydraulique français serait créatrice de valeur pour notre société. La vision extrémiste des lobbies minoritaires ayant l'oreille de la Direction de l'eau et de la biodiversité sur ce dossier est manifestement confondue avec l'intérêt général, alors même que de nombreux usagers, riverains, protecteurs du patrimoine et du paysage défendent une autre vision de la continuité écologique, plus conforme aux attentes sociales majoritaires comme à la réalité des enjeux environnementaux (voir cet article).
- Les retenues d'eau (de manière générale, le ralentissement de l'écoulement et l'augmentation du temps de résidence hydraulique) contribuent à l'épuration chimique des rivières pour les nutriments (voir cette synthèse) mais aussi pour les pesticides (voir cet article). Leur destruction ne favorise en rien l'auto-épuration des cours d'eau, au contraire. La France court le risque d'aggraver l'état chimique de ses masses d'eau.
- Les aménagements hydrauliques en place sur les rivières et leurs berges sont adaptés aux écoulements actuels, notamment en crue et en étiage (voir cette synthèse). La réforme de continuité écologique entend modifier cet état de fait sans modéliser à échelle de bassin versant les conséquences des actions cumulées sur la reprise érosive, les inondations, les épisodes hydriques sévères, la tenue des berges et du bâti riverain, l'alimentation des captages, etc. Cette logique d'apprenti sorcier montre une certaine irresponsabilité envers les biens et personnes.
- Les classements des cours d'eau ont été menés sans aucune concertation avec les propriétaires d'ouvrages hydrauliques et les riverains impactés par les changements d'écoulement. Leurs études d'impact ont été bâclées. A titre d'exemple, l'évaluation de l'impact sur l'hydro-électricité n'a concerné que les ouvrages déjà en place et injectant sur le réseau (5% des seuils et barrages) et non pas les ouvrages en autoconsommation ou le potentiel d'équipement dans le cadre de la transition énergétique (95% des seuils et barrages). Plus largement, ces études d'impact n'ont pas de méthodologie reconnue dans le calcul des coûts et bénéfices liés à la mise en oeuvre de la réforme de continuité écologique, dont les services instructeurs de l'Etat reconnaissent d'ailleurs qu'elle est bien plus complexe et difficile que prévu. La réforme ayant été menée de manière précipitée et non concertée, ses effets indésirables et imprévus sont innombrables. Mais le Ministère persiste dans la négation ou l'euphémisation des ces problèmes.
- Les recueils d'expérience sur la continuité écologique rassemblés par l'Onema n'ont pas davantage de valeur scientifique. Ce sont des histoires ad hoc ne produisant pas des évaluations chiffrées des effets de la restauration et ne donnant pas lieu à publications dans la littérature scientifique revue par les pairs (voir cette analyse). Quand des chercheurs — et non pas des gestionnaires administratifs évaluant leur propre action — analysent les effets de la restauration physique des rivières (dont la restauration de continuité est une option), leur conclusion est sévère sur le manque de sérieux et de suivi, plus généralement sur la faiblesse des résultats (voir cet article sur la France, cette synthèse internationale). Cela signifie que les 2 milliards d'euros d'argent public provisionnés sur ce poste par les Agences de l'eau dans leur programme 2013-2018 ont de bonnes chances d'être dépensés sans effets écologiques importants sur les peuplements aquatiques (parfois avec des effets négatifs), mais avec des conséquences adverses sur le patrimoine historique et le potentiel énergétique des rivières, qui sont eux aussi des thèmes d'intérêt général.
- La mise en oeuvre concrète de la continuité écologique est une catastrophe au plan de la rigueur et de l'objectivité. Alors que toute la littérature scientifique insiste sur la difficulté de mener à bien des restaurations physiques sans prise en compte de la dynamique ancienne et actuelle des bassins versants, l'argent public sert essentiellement à financer des études isolées de site, sans méthodologie commune, avec omission de points essentiels qui devraient figurer dans tout programme de restauration d'une rivière : diagnostic écologique complet du tronçon / du bassin versant, intégration de l'histoire locale de l'environnement (séries longues sur des espèces-repères, analyse des évolutions sédimentaires et usages des sols), modélisation des impacts et des réponses, définition / suivi d'objectifs tangibles de progrès sur les indicateurs DCE ou sur le repeuplement du tronçon, analyse complète de biodiversité (non limitée à quelques poissons, incluant les espèces invasives favorisées par la continuité), évaluation correcte des dimensions non écologiques (patrimoine, culture, paysage, énergie, sociologie) et des conséquences juridiques, économiques, foncières. La plupart de ces travaux diagnostiques de bureaux d'études sont donc considérés comme irrecevables car relevant d'une approche simpliste isolant artificiellement le site, et d'un procès à charge en vue de détruire rapidement des ouvrages, selon le souhait biaisé du principal financeur public (Agence de l'eau).
- Mais pourquoi faire un effort, puisque la Direction de l'eau et de la biodiversité montre le mauvais exemple et n'est même pas capable de donner aux parlementaires et aux associations les informations de base sur la réforme de continuité écologique : nombre exact d'ouvrages classés, nombre exact de chantiers réalisés, répartition des solutions choisies (arasement, dérasement, franchissement, ouverture de vanne, non-action), coût public de chaque chantier (frais d'études et personnels compris) et coût moyen de chaque type de solution, nature du suivi de qualité écologique mis en oeuvre, résultats chiffrés de ce suivi, etc. On nage dans l'improvisation mal dissimulée par des généralités dénuées de toute référence objective et vérifiable. Cette même Direction de l'eau et de la biodiversité n'a respecté quasiment aucune des recommandations faites par le CGEDD en 2012 (voir cet article), un immobilisme manifestant sa complète insensibilité à la critique et son enfermement dans une posture dogmatique.
- Le Ministère de l'Environnement se garde bien de prononcer les trois mesures susceptibles de débloquer la situation : retour à la loi par renonciation sans ambiguïté au principe de l'effacement prioritaire des ouvrages, financement public des dispositifs de franchissement quand ils sont nécessaires, ouverture d'une révision concertée des classements de rivière en liste 2.
- Les citoyens et leurs élus n'ont nul besoin de "pédagogie", surtout pas quand cette pédagogie se tient à l'école de la tromperie et de l'hypocrisie telle que la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Environnement la conçoit.
Illustration : seuil et plan d'eau de Bessy-sur-Cure (89) menacés comme des milliers d'autres de disparition. Le processus est toujours le même, insupportable de mauvaise foi et de violence institutionnelle: vocabulaire abscons de "sachant" pour exclure le simple citoyen du débat, non-intégration de l'ensemble des riverains et usagers de la retenue au processus de décision, diagnostic incomplet et exagérant les impacts environnementaux, solutions disproportionnées, refus de l'Agence de l'eau de financer à 80% autre chose que le démantèlement, pression de l'administration pour pousser le propriétaire insolvable à bout. La confiance est déjà rompue entre les riverains et l'administration sur ce dossier de la continuité écologique, de telles attitudes entièrement orientées vers la destruction ne pouvant que s'achever en contentieux. Le Ministère doit cesser le déni sur cette gouvernance catastrophique et dénoncer de manière claire les erreurs commises dans la première mise en oeuvre de la réforme.
07/05/2016
Idée reçue #15 : "Les poissons sont l'enjeu principal de la biodiversité aquatique"
La biodiversité aquatique en eaux douces ne se limite pas aux poissons: ils représentent moins de 10% des animaux aquatiques documentés à l'échelle de la planète, de l'ordre de 2% en France – des proportions qui seraient plus faibles encore si l'on incluait les plantes et les micro-organismes. Parmi ces espèces piscicoles, une minorité est considérée comme sérieusement menacée. La protection du poisson et la promotion de la biodiversité ne sont donc pas toujours synonymes, la première renvoyant parfois à des finalités plus halieutiques qu'écologiques. Quand la politique publique des rivières fait en France le choix d'effacer des lacs, des retenues ou des étangs au nom de la "continuité écologique", elle ne favorise pas tant la biodiversité que certains assemblages ou certaines espèces piscicoles. Un choix discutable.
La biodiversité aquatique reste très mal connue aujourd'hui dans de larges pans de la planète, y compris en Europe pour certains ordres. Les poissons sont les mieux décrits des animaux aquatiques, en raison de leur grande taille et de leur intérêt historique pour les sociétés humaines, ce qui a très tôt motivé la curiosité des naturalistes. A échelle globale, les poissons ne représentent cependant que 10% environ de la biodiversité animale aquatique, en excluant les micro-organismes et les plantes (ci-dessous, voir bibliographie pour la source des données; nous avons isolé certaines familles au sein des clades pour individualiser les poissons parmi les vertébrés).
En France, où l'on compte une centaine d'espèces de poissons dont 69 sont natives, on estime qu'elles représentent de l'ordre de 2% de la biodiversité aquatique (chiffres in Genin et al 2003, Keith et al 2011). Parmi ces espèces, beaucoup sont ubiquistes et généralistes, un peu plus d'une vingtaine représentent un enjeu de protection patrimoniale.
Bien que les poissons ne soient pas la première composante de la biodiversité aquatique, ils occupent une place de premier plan dans la gestion écologique des rivières et les décisions publiques. Au point qu'il existe un certain biais dans la présentation des réalités biologiques des hydrosystèmes, voire des enjeux de conservation.
Par exemple, l'Onema a organisé un séminaire «Biodiversité aquatique : quelles pistes pour la gestion des rivières et plans d’eau ?» (Rencontre de l'Onema 2012). En lisant le compte-rendu, on s'aperçoit que 90% des échanges ont concerné les poissons, tant au plan de la connaissance qu'au plan de la gestion et de la programmation. On en déduit que l'Onema ne travaille pas à préserver la biodiversité aquatique, mais d'abord à gérer des populations piscicoles. C'est problématique pour un organisme qui a été chargé par le Ministère de l'Environnement de superviser le volet scientifique de la politique des rivières et la mise en oeuvre de la directive cadre-européenne sur l'eau.
Comme l'ont relevé récemment des universitaires (voir Lesprez et al 2015), ce biais s'explique aisément par l'histoire institutionnelle : l'Onema est l'ancien Conseil supérieur de la pêche, une instance par nature orientée sur la gestion halieutique. Ses chercheurs, ingénieurs et techniciens ont pour beaucoup une spécialisation sur les poissons (souvent sur les poissons migrateurs et les poissons rhéophiles de tête ou milieu de bassin). A cela s'ajoute que les institutions officielles des pêcheurs (fédération nationale FNPF et fédérations départementales FDAPPMA) ont un agrément de "protection des milieux aquatiques" et sont fortement impliquées dans la mise en oeuvre de certaines réformes, notamment celle de continuité écologique. Le biais piscicole et halieutique s'en trouve en conséquence renforcé.
Il y a eu beaucoup de débats dans les milieux conservationnistes sur la présentation et la priorisation des enjeux de protection de la biodiversité. La tendance est à mettre en avant des espèces familières et si possible sympathiques au grand public, pour favoriser la communication (en dernier ressort, le consentement à payer). Le saumon ou la loutre seront plus évocateurs qu'un mollusque ou un insecte moins photogéniques...
Le choix des espèces d'intérêt peut néanmoins présenter des biais. On l'observe dans la politique des rivières en France comme dans le choix des priorités de protection à l'échelle européenne. Par exemple, les habitats favorables aux salmonidés ou aux rhéophiles ne sont pas forcément les plus riches en terme de biodiversité totale : quand on supprime certains biotopes en place (lacs, retenues, étangs) sur les têtes ou milieux de bassin pour favoriser ces populations, il est probable qu'on abaisse la richesse spécifique de la masse d'eau concernée (encore faudrait-il le mesurer, ce qui n'est jamais fait dans les projets d'aménagement qui se revendiquent pourtant de l'écologie). Difficile dans ces conditions de présenter la mesure comme une "promotion de la biodiversité". Ou d'affirmer en toute généralité que ce qui est bon pour le saumon / la truite est forcément bon pour tous les autres groupes d'organismes.
Pour finir, rappelons que la biodiversité n'est pas un musée ni une prison où chaque espèce inféodée à son habitat persisterait à l'identique dans le temps: Darwin a fait jeu de ces illusions fixistes et créationnistes depuis bien longtemps, même si les conséquences de son message ne sont pas toujours comprises. L'évolution du vivant fonctionne au contraire par un changement permanent des conditions génétiques et environnementales à partir desquelles s'exerce la sélection et se produit l'adaptation. Le vivant s'adapte ainsi toujours aux habitats et aux propriétés physicochimiques de l'eau qu'il rencontre, même modifiés par l'homme. La défense des espèces menacées est néanmoins une question importante pour nos sociétés, et aussi une question non triviale vu les coûts de protection ou de restauration. Sa mise en oeuvre ne doit en être que plus précise, complète et honnête dans l'information alimentant le débat démocratique.
Références citées :
Balian EV et a (2008), The Freshwater Animal Diversity Assessment: an overview of the results, Hydrobiologia, 595, 627–637
Genin B et al (2003), Cours d'eau et indices biologiques. Pollutions, méthodes, IBGN, Educagri, 222 p.
Keith P et al ed (2011), Les poissons d'eau douce de France, Biotope-Publications scientifiques du Museum, 552 p.
La biodiversité aquatique reste très mal connue aujourd'hui dans de larges pans de la planète, y compris en Europe pour certains ordres. Les poissons sont les mieux décrits des animaux aquatiques, en raison de leur grande taille et de leur intérêt historique pour les sociétés humaines, ce qui a très tôt motivé la curiosité des naturalistes. A échelle globale, les poissons ne représentent cependant que 10% environ de la biodiversité animale aquatique, en excluant les micro-organismes et les plantes (ci-dessous, voir bibliographie pour la source des données; nous avons isolé certaines familles au sein des clades pour individualiser les poissons parmi les vertébrés).
En France, où l'on compte une centaine d'espèces de poissons dont 69 sont natives, on estime qu'elles représentent de l'ordre de 2% de la biodiversité aquatique (chiffres in Genin et al 2003, Keith et al 2011). Parmi ces espèces, beaucoup sont ubiquistes et généralistes, un peu plus d'une vingtaine représentent un enjeu de protection patrimoniale.
Bien que les poissons ne soient pas la première composante de la biodiversité aquatique, ils occupent une place de premier plan dans la gestion écologique des rivières et les décisions publiques. Au point qu'il existe un certain biais dans la présentation des réalités biologiques des hydrosystèmes, voire des enjeux de conservation.
Par exemple, l'Onema a organisé un séminaire «Biodiversité aquatique : quelles pistes pour la gestion des rivières et plans d’eau ?» (Rencontre de l'Onema 2012). En lisant le compte-rendu, on s'aperçoit que 90% des échanges ont concerné les poissons, tant au plan de la connaissance qu'au plan de la gestion et de la programmation. On en déduit que l'Onema ne travaille pas à préserver la biodiversité aquatique, mais d'abord à gérer des populations piscicoles. C'est problématique pour un organisme qui a été chargé par le Ministère de l'Environnement de superviser le volet scientifique de la politique des rivières et la mise en oeuvre de la directive cadre-européenne sur l'eau.
Comme l'ont relevé récemment des universitaires (voir Lesprez et al 2015), ce biais s'explique aisément par l'histoire institutionnelle : l'Onema est l'ancien Conseil supérieur de la pêche, une instance par nature orientée sur la gestion halieutique. Ses chercheurs, ingénieurs et techniciens ont pour beaucoup une spécialisation sur les poissons (souvent sur les poissons migrateurs et les poissons rhéophiles de tête ou milieu de bassin). A cela s'ajoute que les institutions officielles des pêcheurs (fédération nationale FNPF et fédérations départementales FDAPPMA) ont un agrément de "protection des milieux aquatiques" et sont fortement impliquées dans la mise en oeuvre de certaines réformes, notamment celle de continuité écologique. Le biais piscicole et halieutique s'en trouve en conséquence renforcé.
Il y a eu beaucoup de débats dans les milieux conservationnistes sur la présentation et la priorisation des enjeux de protection de la biodiversité. La tendance est à mettre en avant des espèces familières et si possible sympathiques au grand public, pour favoriser la communication (en dernier ressort, le consentement à payer). Le saumon ou la loutre seront plus évocateurs qu'un mollusque ou un insecte moins photogéniques...
Le choix des espèces d'intérêt peut néanmoins présenter des biais. On l'observe dans la politique des rivières en France comme dans le choix des priorités de protection à l'échelle européenne. Par exemple, les habitats favorables aux salmonidés ou aux rhéophiles ne sont pas forcément les plus riches en terme de biodiversité totale : quand on supprime certains biotopes en place (lacs, retenues, étangs) sur les têtes ou milieux de bassin pour favoriser ces populations, il est probable qu'on abaisse la richesse spécifique de la masse d'eau concernée (encore faudrait-il le mesurer, ce qui n'est jamais fait dans les projets d'aménagement qui se revendiquent pourtant de l'écologie). Difficile dans ces conditions de présenter la mesure comme une "promotion de la biodiversité". Ou d'affirmer en toute généralité que ce qui est bon pour le saumon / la truite est forcément bon pour tous les autres groupes d'organismes.
Pour finir, rappelons que la biodiversité n'est pas un musée ni une prison où chaque espèce inféodée à son habitat persisterait à l'identique dans le temps: Darwin a fait jeu de ces illusions fixistes et créationnistes depuis bien longtemps, même si les conséquences de son message ne sont pas toujours comprises. L'évolution du vivant fonctionne au contraire par un changement permanent des conditions génétiques et environnementales à partir desquelles s'exerce la sélection et se produit l'adaptation. Le vivant s'adapte ainsi toujours aux habitats et aux propriétés physicochimiques de l'eau qu'il rencontre, même modifiés par l'homme. La défense des espèces menacées est néanmoins une question importante pour nos sociétés, et aussi une question non triviale vu les coûts de protection ou de restauration. Sa mise en oeuvre ne doit en être que plus précise, complète et honnête dans l'information alimentant le débat démocratique.
Références citées :
Balian EV et a (2008), The Freshwater Animal Diversity Assessment: an overview of the results, Hydrobiologia, 595, 627–637
Genin B et al (2003), Cours d'eau et indices biologiques. Pollutions, méthodes, IBGN, Educagri, 222 p.
Keith P et al ed (2011), Les poissons d'eau douce de France, Biotope-Publications scientifiques du Museum, 552 p.
05/05/2016
Pollution chimique ou altération physique: quelle priorité pour l'écologie des rivières? (Turunen et al 2016)
Une étude finlandaise compare des rivières dont la morphologie a été modifiée (pour le flottage du bois) avec celles subissant des pollutions chimiques diffuses. Il en ressort que la pollution d'origine agricole est le facteur principal qui désorganise les communautés aquatiques et qui dégrade la qualité écologique de l'eau telle qu'elle est mesurée notamment par la DCE 2000. Les chercheurs appellent à établir les vraies priorités en gestion publique des rivières. Une démarche dont on gagnerait à s'inspirer en France, au lieu de l'exigence pharaonique et précipitée d'aménagement de 15.000 ouvrages hydrauliques avant 2018, en absence de toute analyse scientifique de l'effet attendu. La science des rivières au service de l'environnement, oui. L'arbitraire administratif au gré des idéologies et des lobbies, non.
Jarno Turunen et ses six collègues travaillent au Centre finnois de l'environnement (une agence publique) et dans diverses universités de Finlande (Oulu, Jyväskyla et Lappeenranta). Comme toute la recherche appliquée à la gestion écologique des rivières, ils sont confrontés à la nécessité de comprendre et mesurer le poids relatif des activités humaines sur les écosystèmes. Une difficulté, observent-ils, est que les impacts humains sont souvent associés sur le bassin versant: "Les rivières impactées par la pollution diffuse des bassins versants agricoles sont aussi communément altérées au plan hydromorphologique (…) Des approches rigoureuses sont donc requises pour différencier les effets de la pollution diffuse et de la morphologie modifiée du chenal sur les communautés aquatiques". Cette exigence est nécessaire au plan de la connaissance, mais aussi bien sûr de l'action car les moyens publics au service des rivières sont limités : "Une gestion rentable de la ressource doit se concentrer sur l'atténuation des stresseurs les plus dommageables pour la qualité écologique", soulignent les chercheurs.
Pour parvenir à différencier l'effet des activités humaines, 91 sites d'étude ont été répartis en quatre ensembles selon que ces sites sont impactés par la pollution diffuse, par des altérations hydromorphologiques, par les deux facteurs ou par aucun des deux. Les modifications morphologiques sont essentiellement des canalisations et rectifications de cours d'eau pour l'exploitation et le flottage du bois.
Les chercheurs ont analysé la richesse spécifique et la structure de population de quatre communautés biotiques : les diatomées, les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Ils ont également étudié les "ratios de qualité écologique" (RQE) de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000), c'est-à-dire les bio-indicateurs permettant de définir une classe d'état écologique (bon, moyen, mauvais). Une analyse en composante principale a été réalisée pour réduire ces variables aux principaux facteurs de variance.
Il en ressort que
Les chercheurs concluent : "La canalisation des rivières boréales pour le transport du bois n'a pas suffisamment altéré les conditions hydromorphologiques pour avoir un impact fort sur les biotes du cours d'eau. Le contrôle des pollutions diffuses et des usages des sols associés doit être priorisé par rapport à la restauration des structures d'habitat pour améliorer la condition écologique des rivières boréales".
Commentaire
Tous les hydrosystèmes ne sont pas comparables, et toutes les altérations non plus. Les résultats du travail de Jarno Turunen et de ses collègues ne sont pas transposables comme tels aux rivières françaises. En revanche, la méthode l'est clairement. La plupart des études quantitatives (sur un grand nombre de masses d'eau et non un site isolé) ayant tenté soit de mesurer l'impact de la morphologie sur des indicateurs biologiques de qualité, soit de comparer les effets de la morphologie avec d'autres facteurs arrivent à des conclusions similaires à celle de Turunen et al (voir en particulier Villeneuve et al 2015 en France, Dahm et al 2013 en Allemagne, voir aussi cette synthèse). La France ayant une pression agricole sur les bassins versants autrement plus forte que la Finlande, ce type d'analyse devrait être un prérequis de tout SDAGE, SAGE, contrat territorial, classement des rivières à fin de continuité écologique et autres outils de programmation de l'action publique. Ce n'est pas le cas.
L'hydromorphologie dans la politique publique française concerne à titre principal la continuité longitudinale (question des obstacles transversaux à l'écoulement), même si d'autres pressions morphologiques existent (altération des berges et ripisylves, extraction de matériaux en lit majeur, rupture de continuité latérale et de divagation en plaine d'inondation, érosion des sols de culture et transfert accéléré de sédiments fins, etc.) Le Ministère de l'Environnement prétend aujourd'hui dans sa communication publique qu'il serait impossible d'isoler l'impact écologique des seuils et barrages par rapport aux autres stresseurs (voir idée reçue #12). C'est tout à fait inexact et trompeur: la France dispose au contraire des données nécessaires pour comparer l'état des rivières en fonction de leurs taux d'étagement et des autres pressions sur le bassin versant (au demeurant, certains services de l'Onema ou des Agences de l'eau exploitent des études partielles et préliminaires sur ce taux d'étagement… en se gardant d'aller au bout de la logique, c'est-à-dire de pondérer le taux d'étagement par les autres facteurs limitant de la qualité de l'eau, comme l'ont fait Turunen et al. en rapportant les chenalisations-rectifications aux polluants agricoles).
Il est dommageable pour l'écologie des rivières que celle-ci se trouve instrumentalisée à des fins idéologiques ou stratégiques n'ayant pas grand chose à voir avec une politique fondée sur la preuve et la concertation. L'action et la parole publiques s'en trouvent décrédibilisées en même temps que l'on prend du retard dans l'amélioration de l'état chimique et écologique des rivières. Alors que le CGEDD est censé produire une nouvelle analyse de la politique de continuité écologique et de restauration physique des masses d'eau, nous plaçons plus que jamais comme critère de recevabilité des évolutions proposées la mise en oeuvre d'un audit scientifique de cette politique et l'urgence d'un gel de toute opération en rivière ne respectant pas les bonnes pratiques de programmation.
Référence : Turunen J et l (2016), Disentangling the responses of boreal stream assemblages to low stressor levels of diffuse pollution and altered channel morphology, Science of The Total Environment, 544, 954-962, doi: 10.1016/j.scitotenv.2015.12.031
Jarno Turunen et ses six collègues travaillent au Centre finnois de l'environnement (une agence publique) et dans diverses universités de Finlande (Oulu, Jyväskyla et Lappeenranta). Comme toute la recherche appliquée à la gestion écologique des rivières, ils sont confrontés à la nécessité de comprendre et mesurer le poids relatif des activités humaines sur les écosystèmes. Une difficulté, observent-ils, est que les impacts humains sont souvent associés sur le bassin versant: "Les rivières impactées par la pollution diffuse des bassins versants agricoles sont aussi communément altérées au plan hydromorphologique (…) Des approches rigoureuses sont donc requises pour différencier les effets de la pollution diffuse et de la morphologie modifiée du chenal sur les communautés aquatiques". Cette exigence est nécessaire au plan de la connaissance, mais aussi bien sûr de l'action car les moyens publics au service des rivières sont limités : "Une gestion rentable de la ressource doit se concentrer sur l'atténuation des stresseurs les plus dommageables pour la qualité écologique", soulignent les chercheurs.
Pour parvenir à différencier l'effet des activités humaines, 91 sites d'étude ont été répartis en quatre ensembles selon que ces sites sont impactés par la pollution diffuse, par des altérations hydromorphologiques, par les deux facteurs ou par aucun des deux. Les modifications morphologiques sont essentiellement des canalisations et rectifications de cours d'eau pour l'exploitation et le flottage du bois.
Les chercheurs ont analysé la richesse spécifique et la structure de population de quatre communautés biotiques : les diatomées, les macrophytes, les macro-invertébrés et les poissons. Ils ont également étudié les "ratios de qualité écologique" (RQE) de la directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000), c'est-à-dire les bio-indicateurs permettant de définir une classe d'état écologique (bon, moyen, mauvais). Une analyse en composante principale a été réalisée pour réduire ces variables aux principaux facteurs de variance.
Il en ressort que
- les trois principaux facteurs de variance (63,5%) des populations sur l'ensemble de l'échantillon sont le taux de nutriments (36,9%), le gradient de dégradation morphologique (15,2%) et le taux d'acidité (11,5%);
- la richesse spécifique des macro-invertébrés est affectée par la pollution diffuse, l'hydromorphologie n'a aucun impact significatif sur la richesse spécifique des quatre groupes biologiques de contrôle;
- la structure de population de tous les groupes est affectée par la pollution diffuse, elle ne l'est pas par les changements morphologiques;
- les RQE de la DCE 2000 ont des réponses négatives face à la pollution pour les diatomées, les invertébrés et les poissons, mais pas pour la modification physique des cours d'eau.
Extrait de Turunen et al 2016, art. cit., droit de courte citation. Variations des RQE (indicateurs biologiques) sur les quatre types de tronçons analysés. Il est notable que les tronçons de référence (proches des conditions naturelles, Ref) et les tronçons affectés sur leur morphologie (Hydro) ont des scores très semblables.
Les chercheurs concluent : "La canalisation des rivières boréales pour le transport du bois n'a pas suffisamment altéré les conditions hydromorphologiques pour avoir un impact fort sur les biotes du cours d'eau. Le contrôle des pollutions diffuses et des usages des sols associés doit être priorisé par rapport à la restauration des structures d'habitat pour améliorer la condition écologique des rivières boréales".
Commentaire
Tous les hydrosystèmes ne sont pas comparables, et toutes les altérations non plus. Les résultats du travail de Jarno Turunen et de ses collègues ne sont pas transposables comme tels aux rivières françaises. En revanche, la méthode l'est clairement. La plupart des études quantitatives (sur un grand nombre de masses d'eau et non un site isolé) ayant tenté soit de mesurer l'impact de la morphologie sur des indicateurs biologiques de qualité, soit de comparer les effets de la morphologie avec d'autres facteurs arrivent à des conclusions similaires à celle de Turunen et al (voir en particulier Villeneuve et al 2015 en France, Dahm et al 2013 en Allemagne, voir aussi cette synthèse). La France ayant une pression agricole sur les bassins versants autrement plus forte que la Finlande, ce type d'analyse devrait être un prérequis de tout SDAGE, SAGE, contrat territorial, classement des rivières à fin de continuité écologique et autres outils de programmation de l'action publique. Ce n'est pas le cas.
L'hydromorphologie dans la politique publique française concerne à titre principal la continuité longitudinale (question des obstacles transversaux à l'écoulement), même si d'autres pressions morphologiques existent (altération des berges et ripisylves, extraction de matériaux en lit majeur, rupture de continuité latérale et de divagation en plaine d'inondation, érosion des sols de culture et transfert accéléré de sédiments fins, etc.) Le Ministère de l'Environnement prétend aujourd'hui dans sa communication publique qu'il serait impossible d'isoler l'impact écologique des seuils et barrages par rapport aux autres stresseurs (voir idée reçue #12). C'est tout à fait inexact et trompeur: la France dispose au contraire des données nécessaires pour comparer l'état des rivières en fonction de leurs taux d'étagement et des autres pressions sur le bassin versant (au demeurant, certains services de l'Onema ou des Agences de l'eau exploitent des études partielles et préliminaires sur ce taux d'étagement… en se gardant d'aller au bout de la logique, c'est-à-dire de pondérer le taux d'étagement par les autres facteurs limitant de la qualité de l'eau, comme l'ont fait Turunen et al. en rapportant les chenalisations-rectifications aux polluants agricoles).
Il est dommageable pour l'écologie des rivières que celle-ci se trouve instrumentalisée à des fins idéologiques ou stratégiques n'ayant pas grand chose à voir avec une politique fondée sur la preuve et la concertation. L'action et la parole publiques s'en trouvent décrédibilisées en même temps que l'on prend du retard dans l'amélioration de l'état chimique et écologique des rivières. Alors que le CGEDD est censé produire une nouvelle analyse de la politique de continuité écologique et de restauration physique des masses d'eau, nous plaçons plus que jamais comme critère de recevabilité des évolutions proposées la mise en oeuvre d'un audit scientifique de cette politique et l'urgence d'un gel de toute opération en rivière ne respectant pas les bonnes pratiques de programmation.
Référence : Turunen J et l (2016), Disentangling the responses of boreal stream assemblages to low stressor levels of diffuse pollution and altered channel morphology, Science of The Total Environment, 544, 954-962, doi: 10.1016/j.scitotenv.2015.12.031
04/05/2016
L'épopée des flotteurs de l'Yonne
Sans les eaux et forêts du Morvan, Paris n'aurait jamais pu se développer : durant plus de deux siècles, le flottage a joué un rôle déterminant en acheminant jusqu’à la capitale la majeure partie de son bois de chauffage. Cette activité a modifié les écoulements du bassin versant comme elle a marqué l’économie des départements de l’Yonne et de la Nièvre. Le flottage a mobilisé dans le bassin de l’Yonne plusieurs milliers d’ouvriers, véritable prolétariat rural dont l’univers social et professionnel reste largement méconnu, bien qu’il ait acquis au fil du temps une image quasi héroïque. Dans un ouvrage aussi précis que passionnant, Dimitri Langoureau propose une ample synthèse abordant les différentes facettes de l’histoire du flottage et des flotteurs.
En 1546, Gilles Defroissez s'installe sur les bords de la Cure et lance l'idée de faire flotter du bois jusqu'à Cravant, pour l'emmener ensuite vers Paris. Le bureau de l'Hôtel de ville de la capitale refuse cependant toute avance, malgré la caution de Jean Rouvet, argentier de François 1er. Rouvet décide se soutenir l'idée sur ses deniers. La preuve de concept est faite en 1547 avec un radeau de bois. En 1549, le premier train complet de bois arrive sur les quais de Paris depuis le Morvan : le Roi ordonne une fête pour célébrer l'événement. Le flottage est né. Les forêts morvandelles vont chauffer Paris jusqu'au début du XXe siècle, grâce à l'épopée des flotteurs.
Comme la disette et la famine, la pénurie de bois de chauffage est une cause majeure de troubles sociaux et politiques sous l'Ancien Régime. Rendre l'Yonne navigable et flottable est donc un enjeu de première importance pour la royauté. Vauban le relève déjà en 1698: «L’Yonne est une des mères nourricières de Paris». Le maximum de la consommation de bois à Paris est atteint en 1789, avec 4000 stères par jour soit environ 1,5 million sur l'année. En 1910, la ville consomme encore 100 000 stères par an. La flottage depuis l'Yonne perdure jusqu'en 1923. Plutôt que de stères (1 m3 de bois), on parle sous l'Ancien Régime de voie (environ 2 stères) et de corde (environ 4,7 stères). Le corde empile alors des bûches de 114 cm sur 8 pieds de haut et 4 de large, selon la règle fixée par une ordonnance de 1669. La Haute Yonne fournit près des trois-quarts du bois parisien, qui vient d'abord de la rivière Yonne, ensuite des bassins de la Cure et l'Armançon
L'année 1763 voit la création de la Compagnie de la Haute-Yonne par des marchands de bois locaux voulant échapper à la tutelle des échevins de l'Hôtel de ville parisien. Bien que de nature corporative, cette compagnie ayant le quasi monopole du flottage sur l'Yonne perdure après la Révolution. Les marchands "forains" de cette corporation gèrent le bois jusqu'au port de Clamecy, plaque tournante du flottage icaunais au XIXe siècle. Ce sont ces marchands que l'on appelle les "flotteurs" à l'époque, alors qu'aujourd'hui on désigne plutôt sous ce terme les ouvriers chargés de la tâche.
Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés. De la forêt morvandelle à la chambre parisienne, les étapes sont innombrables : abattage, ébranchage, mise au chevalet, sciage, empilage, martelage, jetage, tirage et flot, réception et construction du train, marquage, conduite du train, déchargement, distribution. Au total, il n'y a pas moins de six empilages des bûches dans le processus.
Le flottage lui-même distingue ce que des voyageurs ont appelé (tardivement, fin XIXe siècle) le "petit flot" ou "premier flot" des ruisseaux du Morvan et le "grand flot" ou "deuxième flot" de l'Yonne. Le premier est plutôt nommé flottage à bûches perdues : on jette les bûches dans la rivière dont le débit est augmenté de manière coordonnée par l'ouverture des étangs (crue ou courue). Le hêtre est plutôt flotté en hiver, le chêne au printemps ; les bûches au bois trop lourd "plongent en canards", et il faut les récupérer pour les faire sécher en berge, ce qui provoque parfois des conflits avec d'autres usages. Ces conflits seront d'ailleurs une constante de l'histoire du flottage, qu'il s'agisse de vol de bois, d'occupation des berges ou de revendication sociale. "Un vice commun dans le Morvan est l'habitude de voler du bois, observe par exemple Dupin en 1853 dans un mémoire plein d'affliction. Quand un Morvandiau est dans un bois, il se regarde comme chez lui; il visite il parcourt, il reluque l'arbre et l'essence qui lui convient; là est un morceau qui fera une belle fourche, un bon manche de pioche, une perche de charrue; ce qu'il ne peut prendre de suite, il sait où il le retrouvera plus tard".
Après un premier flot assez tumultueux depuis les zones de coupes, lorsque les bûches arrivent sur un cours au lit plus large, l'écoulage les porte vers l'aval. Il faut des "poules d'eau" tout au long du parcours pour surveiller ce flot et le guider si nécessaire à l'aide de longues perches terminées de crocs. C'est une véritable marée de bûches, recouvrant tout le miroir d'eau, qui arrive à Clamecy où des barrages en bois puis en acier sont placés pour l'arrêt du flot. Une fois les bûches retirées, marquées, empilées et comptabilisées, la seconde grande étape commence : confection des fameux "trains de bois", des radeaux qui vont acheminer le bois de l'Yonne à Paris et qui mobilisent une main d'oeuvre spécialisée sous l'autorité du maître-flotteur. La difficulté du conducteur de train sera de franchir les nombreux pertuis du parcours, ouvertures d'écluse dont certaines comme à Coulanges sont à angle droit par rapport à la direction du flot.
A ce travail de coupe, préparation et transport du bois s'ajoutent les aménagements hydrauliques. On voit naître en tête des bassins versants du Morvan les étangs de flottage, impliquant une bonne maîtrise de la construction des chaussées de pierre ou d'argile. Leurs "déchargeoirs" contrôlent les niveaux d'eau. Une cinquantaine d'étangs sont bâtis à cette fin unique, avec un maximum de création vers la décennie 1780. Les ruisseaux sont localement rectifiés, curés et calibrés pour éviter les embouteillages des flottants, les bras secondaires étant bouchés pour assurer un débit suffisant dans le chenal ouvrier. On observera au passage que la "naturalité" des écoulements, même dans des têtes de bassin et des régions assez peu peuplées comme le Morvan, reste une vue de l'esprit. D'autant que les déboisements (puis reboisements ultérieurs, souvent par d'autres essences) des versants ont modifié le régime hydrologique et sédimentaire, outre l'intervention directe sur les cours d'eau.
Mobilisant des milliers d'ouvriers ruraux, le flottage a marqué l'histoire sociale du bassin de l'Yonne. Le flotteur a fait l'objet d'une représentation tardive et "héroïque" en raison de l'extrême pénibilité des tâches. Trempé et couvert de boue aux mauvaises saisons, risquant sa vie par noyade ou par choc quand il tente de démanteler les fréquents bouchons de bûches perdues ou de manier aux pertuis les lourds trains de bois, le flotteur a la vie dure. Le revenu du flottage ne suffit généralement pas à sa subsistance, et la pluri-activité est la règle (vendanges, moissons). Au XIXe siècle, la réputation des ouvriers du bois est cependant peu flatteuse pour la bourgeoisie de la Restauration et du Second Empire. Primaires, sauvages voire barbares, enfants terribles des "Celtes bagarreurs", les flotteurs font peur. En contact avec les idées avancées de la Capitale, bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont effectivement des convictions progressistes et n'hésitent pas à recourir à la grève pour faire avancer leurs revendications. Voire à l'insurrection, comme lors du soulèvement durement réprimé de 1851. L'ouvrage de Dimitri Langoureau apporte des informations très utiles sur cette histoire sociale du mouvement flotteur, qu'il s'agisse de la diversité des tâches, de l'évolution des techniques, des représentations religieuses, des conflits avec les marchands de la Compagnie de Haute-Yonne ou les autorité politiques impériales.
Référence : Langoureau D (2015), Flottage et flotteurs sur l'Yonne. XVIIIe siècle-1923, Cahiers d'Adiamos 89, 12, 443 pages.
En 1546, Gilles Defroissez s'installe sur les bords de la Cure et lance l'idée de faire flotter du bois jusqu'à Cravant, pour l'emmener ensuite vers Paris. Le bureau de l'Hôtel de ville de la capitale refuse cependant toute avance, malgré la caution de Jean Rouvet, argentier de François 1er. Rouvet décide se soutenir l'idée sur ses deniers. La preuve de concept est faite en 1547 avec un radeau de bois. En 1549, le premier train complet de bois arrive sur les quais de Paris depuis le Morvan : le Roi ordonne une fête pour célébrer l'événement. Le flottage est né. Les forêts morvandelles vont chauffer Paris jusqu'au début du XXe siècle, grâce à l'épopée des flotteurs.
Comme la disette et la famine, la pénurie de bois de chauffage est une cause majeure de troubles sociaux et politiques sous l'Ancien Régime. Rendre l'Yonne navigable et flottable est donc un enjeu de première importance pour la royauté. Vauban le relève déjà en 1698: «L’Yonne est une des mères nourricières de Paris». Le maximum de la consommation de bois à Paris est atteint en 1789, avec 4000 stères par jour soit environ 1,5 million sur l'année. En 1910, la ville consomme encore 100 000 stères par an. La flottage depuis l'Yonne perdure jusqu'en 1923. Plutôt que de stères (1 m3 de bois), on parle sous l'Ancien Régime de voie (environ 2 stères) et de corde (environ 4,7 stères). Le corde empile alors des bûches de 114 cm sur 8 pieds de haut et 4 de large, selon la règle fixée par une ordonnance de 1669. La Haute Yonne fournit près des trois-quarts du bois parisien, qui vient d'abord de la rivière Yonne, ensuite des bassins de la Cure et l'Armançon
L'année 1763 voit la création de la Compagnie de la Haute-Yonne par des marchands de bois locaux voulant échapper à la tutelle des échevins de l'Hôtel de ville parisien. Bien que de nature corporative, cette compagnie ayant le quasi monopole du flottage sur l'Yonne perdure après la Révolution. Les marchands "forains" de cette corporation gèrent le bois jusqu'au port de Clamecy, plaque tournante du flottage icaunais au XIXe siècle. Ce sont ces marchands que l'on appelle les "flotteurs" à l'époque, alors qu'aujourd'hui on désigne plutôt sous ce terme les ouvriers chargés de la tâche.
Ces ouvriers étaient nombreux et spécialisés. De la forêt morvandelle à la chambre parisienne, les étapes sont innombrables : abattage, ébranchage, mise au chevalet, sciage, empilage, martelage, jetage, tirage et flot, réception et construction du train, marquage, conduite du train, déchargement, distribution. Au total, il n'y a pas moins de six empilages des bûches dans le processus.
Le flottage lui-même distingue ce que des voyageurs ont appelé (tardivement, fin XIXe siècle) le "petit flot" ou "premier flot" des ruisseaux du Morvan et le "grand flot" ou "deuxième flot" de l'Yonne. Le premier est plutôt nommé flottage à bûches perdues : on jette les bûches dans la rivière dont le débit est augmenté de manière coordonnée par l'ouverture des étangs (crue ou courue). Le hêtre est plutôt flotté en hiver, le chêne au printemps ; les bûches au bois trop lourd "plongent en canards", et il faut les récupérer pour les faire sécher en berge, ce qui provoque parfois des conflits avec d'autres usages. Ces conflits seront d'ailleurs une constante de l'histoire du flottage, qu'il s'agisse de vol de bois, d'occupation des berges ou de revendication sociale. "Un vice commun dans le Morvan est l'habitude de voler du bois, observe par exemple Dupin en 1853 dans un mémoire plein d'affliction. Quand un Morvandiau est dans un bois, il se regarde comme chez lui; il visite il parcourt, il reluque l'arbre et l'essence qui lui convient; là est un morceau qui fera une belle fourche, un bon manche de pioche, une perche de charrue; ce qu'il ne peut prendre de suite, il sait où il le retrouvera plus tard".
Après un premier flot assez tumultueux depuis les zones de coupes, lorsque les bûches arrivent sur un cours au lit plus large, l'écoulage les porte vers l'aval. Il faut des "poules d'eau" tout au long du parcours pour surveiller ce flot et le guider si nécessaire à l'aide de longues perches terminées de crocs. C'est une véritable marée de bûches, recouvrant tout le miroir d'eau, qui arrive à Clamecy où des barrages en bois puis en acier sont placés pour l'arrêt du flot. Une fois les bûches retirées, marquées, empilées et comptabilisées, la seconde grande étape commence : confection des fameux "trains de bois", des radeaux qui vont acheminer le bois de l'Yonne à Paris et qui mobilisent une main d'oeuvre spécialisée sous l'autorité du maître-flotteur. La difficulté du conducteur de train sera de franchir les nombreux pertuis du parcours, ouvertures d'écluse dont certaines comme à Coulanges sont à angle droit par rapport à la direction du flot.
A ce travail de coupe, préparation et transport du bois s'ajoutent les aménagements hydrauliques. On voit naître en tête des bassins versants du Morvan les étangs de flottage, impliquant une bonne maîtrise de la construction des chaussées de pierre ou d'argile. Leurs "déchargeoirs" contrôlent les niveaux d'eau. Une cinquantaine d'étangs sont bâtis à cette fin unique, avec un maximum de création vers la décennie 1780. Les ruisseaux sont localement rectifiés, curés et calibrés pour éviter les embouteillages des flottants, les bras secondaires étant bouchés pour assurer un débit suffisant dans le chenal ouvrier. On observera au passage que la "naturalité" des écoulements, même dans des têtes de bassin et des régions assez peu peuplées comme le Morvan, reste une vue de l'esprit. D'autant que les déboisements (puis reboisements ultérieurs, souvent par d'autres essences) des versants ont modifié le régime hydrologique et sédimentaire, outre l'intervention directe sur les cours d'eau.
Mobilisant des milliers d'ouvriers ruraux, le flottage a marqué l'histoire sociale du bassin de l'Yonne. Le flotteur a fait l'objet d'une représentation tardive et "héroïque" en raison de l'extrême pénibilité des tâches. Trempé et couvert de boue aux mauvaises saisons, risquant sa vie par noyade ou par choc quand il tente de démanteler les fréquents bouchons de bûches perdues ou de manier aux pertuis les lourds trains de bois, le flotteur a la vie dure. Le revenu du flottage ne suffit généralement pas à sa subsistance, et la pluri-activité est la règle (vendanges, moissons). Au XIXe siècle, la réputation des ouvriers du bois est cependant peu flatteuse pour la bourgeoisie de la Restauration et du Second Empire. Primaires, sauvages voire barbares, enfants terribles des "Celtes bagarreurs", les flotteurs font peur. En contact avec les idées avancées de la Capitale, bien organisés dans les faubourgs ouvriers de Clamecy, ils ont effectivement des convictions progressistes et n'hésitent pas à recourir à la grève pour faire avancer leurs revendications. Voire à l'insurrection, comme lors du soulèvement durement réprimé de 1851. L'ouvrage de Dimitri Langoureau apporte des informations très utiles sur cette histoire sociale du mouvement flotteur, qu'il s'agisse de la diversité des tâches, de l'évolution des techniques, des représentations religieuses, des conflits avec les marchands de la Compagnie de Haute-Yonne ou les autorité politiques impériales.
Référence : Langoureau D (2015), Flottage et flotteurs sur l'Yonne. XVIIIe siècle-1923, Cahiers d'Adiamos 89, 12, 443 pages.
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