La continuité écologique "à la française" vise à effacer le maximum d'ouvrages en rivière, tout en avançant des informations très lacunaires sur les enjeux biologiques associés aux seuils et barrages. Les citoyens étant mal informés, ils pensent parfois qu'un ouvrage détruit une bonne partie du vivant. Il n'en est rien. Nous revenons ici sur l'une des (rares) études consacrées à des ouvrages de petite dimension, avec analyse du périphyton, des macrophytes, des invertébrés et des poissons. On s'aperçoit que l'impact est observable, mais qu'il n'a pas du tout le caractère de gravité que lui attribuent en France les gestionnaires de rivière. La variation des habitats produit une variation des espèces amont/aval dans la proximité du seuil, ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose pour la biodiversité. Seule une vision intégriste de la conservation (supprimer tout habitat anthropisé comme "dégradé") défend la nécessité de détruire préférentiellement les singularités que représentent les seuils et barrages en rivière. Nous devons sortir de ces dogmes et exiger des diagnostics complets sur chaque rivière, afin que les citoyens jugent en toute connaissance de cause de l'intérêt de la dépense publique en continuité écologique.
Melanie Mueller, Joachim Pander et Juergen Geist (Université de Münich) ont analysé 5 sites sur des rivières allemandes (Günz, Leitzach, Moosach, Sächsische Saale, Wiesent), aux modules allant de 2,64 à 8,35 m3/s, dotés de barrages de petite dimension (hauteur de 1,3 à 4,2 m), la plupart construits au XXe siècle.
L'objectif des auteurs est d'analyser les modifications biologiques et morphologiques induites par les ouvrages, afin de produire des données pour la construction d'un indicateur multivarié d'impact. Ils ont pour cela procédé à 15 analyses amont et 15 analyses aval, dans une zone d'influence très proche du barrage (quelques centaines de mètres).
Nous n'entrerons pas dans le détail de leurs observations, qui intéresse surtout le chercheur ou l'ingénieur. Nous allons nous concentrer sur l'effet biologique pour les 4 communautés observées, périphyton (algues essentiellement, 129 espèces), macrophytes (18 espèces, 13 familles), macro-invertébrés (93 espèces, 51 familles) et poissons (27 espèces, neuf familles, et une espèce d'agnathe, lamproie).
Ce graphique ci-dessus compare pour l'amont (gris foncé) et pour l'aval (gris clair) trois scores : la richesse spécifique (total des espèces), l'indice de Shannon (mesure de biodiversité incluant la précédente avec des correcteurs) et l'équitabilité ("
evenness", permettant de vérifier si les espèces se répartissent égalitairement dans la diversité ou si l'une domine très largement la métapopulation). Les "boites à moustaches" exposent la valeur médiane et les quantiles 25-75%, les pointillés indiquant les valeurs minima et maxima.
On constate que :
- les populations amont et aval diffèrent;
- les médianes de la population amont sont plus faibles que celles de la population aval;
- les différences restent néanmoins modestes car les scores se superposent largement sur l'ensemble de leur distribution, et les médianes sont généralement très proches (sauf certains cas comme les invertébrés en richesse spécifique ou les macrophytes en indice de Shannon).
Un deuxième schéma donne la bêta-diversité, c'est-à-dire la comparaison des populations présentes dans les écosystèmes amont-aval. Un score de 0 indique qu'il n'y a aucune espèce commune (donc une diversité maximale entre les deux écosystèmes), un score de 1 indique la parfaite identité de deux assemblages.
Le point intéressant à observer ici, c'est que nous sommes loin de l'identité entre l'écosystème amont et l'écosystème aval. Cela tend à indiquer que la différenciation des habitats se traduit aussi par une différenciation des espèces présentes. En d'autres termes, un gain de biodiversité totale.
Discussion
Du point de vue de l'écologue, ces variations sont certainement significatives. Du point de vue du citoyen, elles paraissent assez triviales. On sait que les habitats à l'amont et à l'aval d'un barrage diffèrent, on s'attend à ce que les populations biologiques diffèrent aussi puisqu'elles ne rencontrent pas les mêmes conditions de milieu. Et alors? En quoi est-ce grave pour le vivant?
C'est tout le problème d'une certaine posture présente dans les sciences de la conservation et de la restauration depuis leur naissance dans les années 1980: à partir du moment où l'on trouve une différence entre un habitat anthropisé et un habitat non anthropisé (et par définition, on en trouvera toujours), on va considérer que la réhabilitation du premier est plus ou moins une nécessité.
Même si elle paraît scientifiquement argumentée (par des calculs, des mesures, etc.), cette injonction à "
renaturer" n'a en soi rien de particulièrement scientifique: les écosystèmes naturels / artificiels sont différents, dire que l'un est "
bon" et l'autre "
mauvais" relève d'un jugement de valeur étranger à l'exercice de la science (voir
Lévêque 2013, nous reviendrons dans d'autres articles sur la genèse d'une confusion présente dès le début des sciences de la conservation). Dans l'exemple de Mueller et al 2011 ici commenté, on voit bien que l'enjeu n'est pas de choisir entre un système quasiment dépourvu de vivant d'un côté, un système d'une grande richesse d'un autre : les communautés sont diverses, au sein de chaque biotope comme entre eux.
Aujourd'hui, cette vulgarisation des résultats de la recherche n'est pas faite, alors même qu'on engage des programmes de conservation ou de restauration généralistes, non pas centrés sur des espèces en danger critique d'extinction ou sur des "points chauds" de biodiversité, mais sur des reprofilages fonctionnels des bassins versants entiers. Ce qui a un coût considérable, des effets indésirables sur les usages de l'eau et sur d'autres facteurs d'intérêt écologique. Or, la société a le droit de se voir exposer les détails de ces programmes, d'obtenir la mesure de l'impact au départ et du gain écologique attendu, d'estimer si la dépense d'argent public est justifiée, de juger si l'état futur de l'hydrosystème renaturé est, ou non, préférable à l'état actuel de l'hydrosystème anthropisé.
Ceux qui entretiennent la société dans l'ignorance sur ces questions sont ceux qui profitent de cette ignorance. La dépense publique en écologie n'a pas à satisfaire des intérêts sectoriels ni à conforter des mandarinats locaux: elle doit améliorer la qualité écologique des milieux, pour cela déjà décrire leur état et comprendre leur dynamique, tout en intégrant les attentes sociales des riverains et usagers.
Référence : Mueller M et al (2011),
The effects of weirs on structural stream habitat and biological communities, Journal of Applied Ecology, 48, 6, 1450-1461