Dans les cinq opérations en cours d'effacement sur les rivières du Nord de la Bourgogne, nous avons constaté la persistance des travers que nous déplorons depuis plusieurs années déjà. Autant l'écologie comme orientation de l'action en rivière est brandie par le gestionnaire avec fierté (mais de manière souvent assez abstraite et générique), autant l'écologie comme science et comme pratique est très négligée par la faible exigence des travaux préparatoires. Le cas particulier des ouvrages hydrauliques fait l'objet de diagnostics biaisés quand il s'agit d'objectiver l'intérêt relatif du chantier au plan écologique et d'estimer son intérêt général par la conciliation entre l'écologie et d'autres enjeux relevant eux aussi d'une forme de bien commun (paysage, patrimoine, etc.).
Certains pensent que l'association Hydrauxois s'oppose systématiquement à l'effacement. C'est inexact : notre association s'oppose (et s'opposera) systématiquement à l'effacement défini a priori et de manière dogmatique comme une solution préférable, ainsi qu'à la dépense publique sans garantie de résultat. L'écologie n'est pas un domaine où l'on procède par décision centralisée, lointaine et autoritaire : on doit toujours partir des faits d'observation de l'écosystème concerné. Nous attendons en conséquence des syndicats (donc des Agences de l'eau qui financent la connaissance et l'action) la base élémentaire de toute concertation sur une masse d'eau : une information complète (des données), un régime de démonstration (des preuves ou faisceaux de présomption), un engagement de résultats (des suivis). Mais aussi une écoute des citoyens dont la rivière est le cadre de vie, écoute ne pouvant se résumer à l'imposition d'une programmation définie à l'avance.
Ce que les syndicats doivent réunir sur chaque bassin (des données objectives et complètes)
Les informations ci-dessous sont la base d'un modèle de décision : idéalement un modèle conçu par des chercheurs (mais l'écologie appliquée est très en retard par rapport à ses prétentions de conservation et restauration des milieux), par défaut un arbre de décision dont chaque étape s'appuie sur des réponses objectives, avec des niveaux de confiance dans la robustesse de l'information disponible – des données peu fiables devant conduire, par précaution, à l'abstention.
Analyse morphologique et sédimentaire : l'ensemble des descripteurs sur les berges et le lit, la granulométrie, le substrat et son colmatage, les annexes, la connectivité latérale aux écotones du lit majeur, etc. Vue d'ensemble de la dynamique fluviale par l'usage de l'outil SYRAH avec descriptions des pressions de bassin connues (dont usages des sols) et application du protocole CARHYCe sur des stations représentatives.
Description complète des obstacles à l'écoulement : au sein de la morphologie, le cas des obstacles longitudinaux doit faire l'objet d'un focus détaillé en rivière classée au titre de la continuité écologique, c'est-à-dire calcul du taux d'étagement ou taux de fractionnement, du taux de fragmentation (discontinuité rapportée à la connectivité des affluents et annexes de l'exutoire principal analysé), indices de franchissabilité ICE sur chaque ouvrage par espèces et par gamme de débit.
Analyse piscicole détaillée : analyse par indice poisson rivière révisé IPR+ (et non pas des biotypologies théoriques relativement désuètes comme Verneaux 1976-77), avec toutes ses métriques constitutives (pour un diagnostic fin), sur des stations représentatives du bassin, en zone de libre écoulement et en zone anthropisée, selon une répartition pertinente par rapport à la nature de la fragmentation (zoom autour des grands obstacles, des accumulations d'obstacles). Focus si nécessaire sur le cycle de vie local des migrateurs.
Inventaire de biodiversité : outre les motivations factuelles des zonages de protection (Znieff, Natura 2000, corridors biologiques TVB), il est utile de disposer de l'inventaire le plus complet possible de la biodiversité des masses d'eau (dont lacs, étangs, retenues) du bassin, en s'appuyant sur les travaux naturalistes et des campagnes d'observation.
Recherche en histoire de l'environnement local : l'état instantané d'un système ne dit rien sur sa trajectoire, sur la manière dont il se comporte (évolue, bifurque, oscille, etc.), alors que le vivant est par nature dynamique. Il est préférable d'avoir le maximum de données en profondeur historique, pour comprendre la variabilité de la rivière sur ses paramètres biologiques, physiques, chimiques (par exemple données hydro-climatiques, archives de pêches anciennes, relevés CSP depuis 50 ans, phylogénie moléculaire, paléo-écologie, archéologie et histoire du bassin dont stratigraphie, cartographies anciennes, etc.).
Bancarisation et intégration de ces données : il ne suffit pas d'avoir des données, encore faut-il les exploiter. Nombre de gestionnaires souffrent du syndrome d'empilement des "rapports enfermés dans le tiroir" : on commande des tas d'études (pour avoir un sentiment de confiance), sans vérifier que les résultats seront exploitables et additionnables aux travaux déjà existants, ni intégrables aux référentiels développés par l'expertise publique (Onema Irstea). Parfois même sans tirer les conséquences de ce que dit réellement l'étude!
Ce que les bureaux d'études doivent réaliser sur chaque ouvrage (de vraies analyses multicritères)
Une fois que l'on a un diagnostic satisfaisant de la rivière, on peut décider de quelques priorités de l'action. Quand on en vient au cas des ouvrages hydrauliques, les descripteurs biologiques, physiques et chimiques sont requis sur une analyse stationnelle (amont retenue, retenue, aval chute).
S'y ajoutent les éléments indispensables de la grille multicritères demandée par le CGEDD depuis 2012, mais presque jamais mise en place :
- enquête historique et culturelle (valeur patrimoniale du bien)
- enquête de riveraineté du plan d'eau et du bief (représentations, attentes et usages par rapport à l'hydrosystème existant / futur)
- analyse de risque (espèces invasives, perte de biodiversité locale, remobilisation de sédiments pollués, érosion régressive, tenue du bâti riverain)
- analyse chimique de l'effet épurateur du ralentissement local de l'écoulement
- analyse juridique et économique (droit d'eau, droit des tiers, indemnisation, analyse coût-avantage de hypothèses d'aménagement, bilan objectivé des services rendus par les écosystèmes avant/après).
- dans un chantier écologique, il faut exposer clairement et principalement l'impact du système actuel (en quoi il présente un caractère de gravité) ainsi que les gains écologiques attendus (comment on les garantit et comment on les mesure);
- l'élément-clé de tout dossier devrait être l'analyse coût-avantage avec tous les critères correctement pris en compte, car c'est cela qui intéresse les citoyens (comprendre les avantages, les inconvénients, le sens de la dépense d'argent public);
- les informations (volumineuses, souvent plus de la moitié du dossier) sur le contexte réglementaire servent principalement au service instructeur de l'administration pour vérifier la validité du projet, elles peuvent aller en annexes ou dans un livret séparé (pour ne pas égarer le citoyen dans une masse d'information sans rapport direct avec l'objet du chantier)
Les objections irrecevables à nos demandes
"Ces informations sont inutiles, on en sait déjà assez" : c'est évidemment absurde, l'écologie est une science du contexte et de la complexité. Faire des choix sur une base lacunaire ou en appliquant mécaniquement des préceptes trop généraux produira des échecs voire des effets négatifs (ce qui est hélas fréquent, voir cette synthèse). La moindre des choses quand on intervient sur un tronçon en vue d'améliorer son environnement, c'est de posséder tous ses descripteurs pertinents. Dans tout domaine un tant soit peu technique et scientifique, on agit ainsi : aurait-on confiance dans le prescription d'un médecin qui ne vérifie pas tous les symptômes de son patient, ne procède pas à tous les examens nécessaires au diagnostic, ne se renseigne pas sur l'état actuel des sciences de la vie et de la santé? Eh bien la rivière, que l'on prétend justement "soigner " voire "sauver", attend exactement le même engagement de rigueur.
"Ces informations sont impossibles à réunir" : beaucoup d'entre elles sont obligatoires au regard de nos engagements européens nés de diverses directives sur l'eau, notamment depuis 16 ans pour la DCE. Il serait inquiétant pour les citoyens d'entendre que nous sommes incapables de caractériser l'état de nos masses d'eau. Après, il est clair que réunir toutes les informations prend du temps, exige une planification rigoureuse et demande une vision claire des besoins propres à l'écologie des rivières. Mais c'est justement le but des SDAGE, des SAGE, des contrats rivières et autres outils de programmation à échelle de bassins ou de rivières. On ne crée pas ces outils pour produire des catalogues approximatifs de dépense de l'argent public, mais pour garantir l'intelligence, la cohérence et le pertinence des actions.
"Ces informations sont bien trop coûteuses" : nous l'avons déjà fait observer, c'est une question de répartition des lignes budgétaires au sein des programmes d'intervention des Agences. L'argent existe (de l'ordre de 3 milliards d'euros à investir par an sur la métropole), c'est son utilisation qui est en question. Agissons un peu moins dans la précipitation (ce qui coûte cher), travaillons un peu plus sur les connaissances et les diagnostics, ainsi que sur la concertation. Nous dépensons déjà des fortunes pour des rapports locaux de bureaux d'études qui ne servent pas toujours à grand chose, au lieu de financer une solide base publique et interopérable de données, ainsi que des modèles de priorisation qui permettraient pas la suite de dépenser moins, mais mieux.
"Ces informations demandent un temps que nous n'avons pas". Cette objection est sans doute la plus fondée, mais elle révèle un dysfonctionnement majeur de la politique publique de l'eau. Nous nous sommes donnés des objectifs irréalistes, dont chacun sait qu'ils sont impossibles à atteindre : par exemple traitement de 10.000 à 15.000 ouvrages hydrauliques en 5 ans (classement de continuité 2013-2018), bon état chimique et écologique des 100% des masses d'eau en une génération (DCE 2000-2027). Ces programmations sont assorties d'obligations de rapportage et de contrôle se traduisant par une manie du bilan "autojustificateur". L'effet est catastrophique : perte de crédibilité de la parole institutionnelle par des objectifs insensés, produisant d'inévitables échecs suivis de contorsions dissimulatrices ; pressions court-termistes d'urgence voire de précipitation contraire à la sérénité d'une politique publique et, particulièrement dans le domaine de l'environnement, à l'exigence de concertation avec les citoyens ; caractère de plus en plus désincarné, mécanique (programmes et normes indiscutables) de l'action en rivière au lieu d'un travail d'implication des riverains.
Illustration : la Cure à Bessy. Sur ce chantier d'aménagement d'ouvrage, tout comme sur la Brenne à Montbard, notre association a d'ores et déjà alerté le gestionnaire et les services instructeurs sur le fait que le diagnostic réalisé n'est pas complet. Soit on continue à vouloir "faire du chiffre" en appliquant le dogme d'effacement prioritaire du financeur des études et des chantiers (ici Agence de l'eau Seine-Normandie), soit on prend le temps d'estimer complètement les impacts et les enjeux, d'objectiver le gain écologique attendu, de discuter les attentes et les objections des citoyens concernés, de chercher des solutions de consensus dans une logique de "gestion durable et équilibrée" voulue par la loi.