Ce document (téléchargeable ici ou ici) est une présentation d'une responsable du bureau des milieux aquatiques (Direction de l'eau et de la biodiversité, Ministère de l'Environnement) à un séminaire de France Nature Environnement (FNE) sur la mise en oeuvre du Plan national pour la restauration de la continuité écologique (PNRCE, plus souvent appelé PARCE aujourd'hui).
Petit rappel pour comprendre le contexte :
- la continuité écologique est entrée en droit français dans la loi sur l'eau (LEMA) de 2006, avec création d'un article du Code de l'environnement (L 214-17 CE) reprenant et modifiant des dispositions antérieures,
- cet article de loi demande de "gérer, équiper, entretenir" les ouvrages à fin de continuité, sans préjuger de l'importance du futur classement des rivières où cette obligation de continuité s'appliquera,
- dans le cadre du Grenelle de l'environnement, le gouvernement de l'époque a multiplié des effets d'annonce dont le PARCE 2009 désignant 1200 ouvrages prioritaires à traiter au nom de la continuité écologique (on les a appelés des "ouvrages Grenelle");
- malgré l'échec de ce PARCE (très peu d'ouvrages traités, déjà de nombreux conflits), le classement des rivières de 2012-2013 a étendu la même obligation à près de 15.000 ouvrages en France, avec obligation de mettre en conformité chaque seuil ou barrage en 5 ans seulement;
- tout au long de ce processus, le souhait parlementaire initial de l'équipement ou de la gestion des ouvrages a été transformé en acharnement administratif à les détruire (araser, déraser), avec comme instrument la menace réglementaire DDT-Onema et le chantage financier des Agences de l'eau (au moins certaines).
Le document que nous commentons ici est donc une simple pièce de ce puzzle de la continuité écologique, dont le contenu rappelle comment la réforme a été promue. Sa date (2010, mise en oeuvre du PARCE) indique la précocité de l'impulsion à détruire les ouvrages. Sa forme signale quant à elle la confidentialité de ces pratiques : si l'on n'est pas un expert du domaine (la plupart des élus ne le sont pas, par exemple), on ne comprend pas l'importance relative des "petites phrases" glissées de-ci de-là, au sein d'un jargon complexe où des notions abstraites croisent des sigles sibyllins. On est là entre "initiés" de la politique de l'eau, dans les cercles qui font et défont nos choix fondamentaux sur les rivières – le lobby FNE, comme le lobby pêcheur FNPF, ayant été inclus de longue date dans ces cercles d'initiés par le Bureau des milieux aquatiques, contrairement aux représentants de riverains et moulins qui n'étaient pas à l'époque, ni aujourd'hui d'ailleurs, conviés en routine dans toutes les instances de concertation et de programmation sur la politique des ouvrages en rivières.
Syllogisme de la pelleteuse: 90% des ouvrages sont sans usage, or un ouvrage sans usage doit être arasé, donc…
Au cours de cette conférence, une première diapositive indique qu'au regard du référentiel des obstacles à l'écoulement (ROE) de l'Onema, c'est-à-dire le référentiel des ouvrages hydrauliques, "~ 10% ont un 'usage' dont 2 000 hydroélectricité". La notion d'usage n'est pas précisée – on croit comprendre que seul l'usage économique intéresse la fonctionnaire représentant le ministère, ce qui est une définition pour le moins limitative quand on parle d'éléments du patrimoine hydraulique (dont l'intérêt ne se limite pas à un chiffre d'affaires ou une utilité matérielle).
Par la suite, une autre diapositive expose la doctrine administrative sur le traitement des ouvrages classés dans le PARCE, c'est-à-dire la "préférence d'intervention". Cette préférence est ainsi énoncée: "ouvrage avec usage : aménagement" ; "ouvrage sans usage / abandonné : arasement".
Les règles élémentaires de la logique nous disent que si 90% des ouvrages sont sans usage et si les ouvrages sans usage doivent être arasés, alors 90% des ouvrages sont promis à la destruction au regard de la "préférence" administrative. Tout le monde comprend ce syllogisme, en particulier les services instructeurs qui se sont fait un devoir de l'appliquer dès le PARCE adopté.
On observe certes une précision: "toujours au cas par cas". C'est heureux que l'administration française n'en soit pas à rayer de la carte les moulins par lot entier! Mais "au cas par cas", le message du ministère a été clairement interprété comme un signal à chasser l'ouvrage à détruire, ainsi que s'en souviennent très bien tous les maîtres d'ouvrages "classés Grenelle" ayant reçu entre 2010 et 2012 la visite conjointe des gestionnaires (Agence de l'eau DDT, Onema, syndicat) et ayant constaté le soutien public quasi exclusif aux seules solutions d'arasement ou dérasement. Rappelons que l'association Hydrauxois est née en défense d'un "ouvrage Grenelle", l'usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois, particulièrement en réaction à la position de l'Agence de l'eau Seine-Normandie qui a refusé de débourser un seul centime pour une solution non destructrice, alors qu'elle était prête à signer un chèque d'un million d'euros pour tout casser. Le "cas par cas", c'était tout pour la casse et rien pour son alternative – même des sites inscrits aux Monuments historiques ont dû subir à l'époque les assauts empressés des casseurs, c'est dire comme on fit attention aux contextes et aux autres enjeux des ouvrages hydrauliques!
Encercler le récalcitrant pour faire pression
Par la suite, la présentation du Bureau des milieux aquatiques n'hésite pas à employer un ton quasi-militaire pour la tactique à employer pour mettre en oeuvre la réforme. On peut lire ainsi : "pragmatisme aval puis amont, mais sans s’arrêter au 1er blocage (récalcitrant) : encercler par résultats aval et amont d’un point noir : renforce la pression".
"Encercler" le "récalcitrant" pour "renforcer la pression" sur le "point noir" : qu'un tel vocabulaire soit utilisé par une haut fonctionnaire du Ministère de l'Environnement, de surcroît dans un briefing organisé par un lobby militant (France Nature Environnement), dit assez les excès qui ont présidé à la mise en oeuvre du PARCE en 2009, puis du classement des rivières de 2012-2013. Cela dit aussi combien les promoteurs de cette réforme, tout en prétendant que les ouvrages étaient "sans usage", savaient très bien en réalité que les propriétaires et riverains y sont attachés, avec nécessité de "pression" pour les faire plier.
Cette technique du harcèlement pour faire pression décrit parfaitement le sentiment qu'ont les propriétaires face aux effaceurs qui alternent promesses ("le chantier sera gratuit, votre ouvrage est vétuste et inutile, c'est joli une petite rivière qui coule librement") et menaces ("une passe vous coûtera très cher, n'espérez pas d'aide car ce n'est pas efficace, les services feront des mises en demeure car vous serez hors la loi").
Les gens ? Ils n'existent pas pour le Bureau des milieux aquatiques
Un autre aspect du document est remarquable : c'est une absence, cette fois, l'absence totale de mention du maître d'ouvrage ou des riverains. On pourrait se dire qu'une réforme visant à produire des aménagements lourds, voire des effacements purs et simples, demande comme toute première condition de succès de prendre une considération particulière des propriétaires des ouvrages concernés. Y a-t-il des diapositives sur les dispositions d'esprit de ce propriétaire, sur la concertation avec lui, sur ses intérêts et ses attentes? Y a-t-il une mention de la nécessité de consulter les avis des riverains qui sont dans l'influence de l'ouvrage ? Rien de cela.
La présentation du Bureau des milieux aquatiques parle plutôt des "opportunités" d'agir comme les renouvellements d'autorisation (quand le maître d'ouvrage est sensible à un chantage, donc), elle évoque des "porteurs forts" comme les syndicats ou les EPTB ou les parcs naturels (ceux qui vont pouvoir exercer la "pression" locale sur le propriétaire), elle assomme son monde de tout le jargon administratif dont se repaissent les experts en réglementations invivables et ingérables de la haute fonction publique (les ZAP, RNABE, SDAGE, PLAGEPOMI, ROE, ICE…). Mais pas un début d'intérêt pour ceux qui ont le plus à perdre dans la réforme.
Les gens n'existent pas, pour le Bureau des milieux aquatiques du Ministère de l'Environnement. Ces gens sont des paramètres ajustables aux pressions qu'on exercera sur eux. Au demeurant, depuis la loi sur l'eau de 2006 jusqu'à la charte des moulins de 2016, ce même Bureau s'est montré complètement et constamment indifférent aux objections qu'on lui fait.
Une conception inacceptable de l'action publique, largement dénoncée depuis 2010
Cette mise en oeuvre brutale, autoritaire et destructrice de la continuité écologique a entraîné depuis 5 ans une levée de boucliers. Un premier rapport d'audit du CGEDD (2012) avait déjà été critique sur le PARCE 2009, mais la plupart de ses recommandations n'ont pas été suivies. Un autre rapport du même CGEDD est en cours. La tentative récente de produire une "charte des moulins" a été un échec, car les représentants du Ministère de l'Environnement sont toujours incapables de poser que le choix radical et non inscrit dans la loi de la destruction a vocation à être une exception, sur des ouvrages abandonnés, avec une dépense publique justifiée par des gains écologiques substantiels et démontrés.
Depuis 2015, pas moins d'une centaine de parlementaires (chiffre énorme pour un sujet modeste dans l'actualité chargée de la France) se sont émus auprès du Ministère du sort fait aux moulins, de la suppression de leur potentiel énergétique ou de la disproportion des "solutions" qui sont proposées par l'administration et les syndicats de rivière. Plus de 1300 élus, de 300 associations et des centaines de personnalités ont signé un appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages. Le rapport Dubois-Vigier de février 2016 et le rapport Pointereau de juillet 2016 ont appelé à des remises en question, parfois profondes, des modalités d'application de cette continuité écologique. De premières réformes législatives (loi Patrimoine, loi Biodiversité), encore bien trop timides, viennent tout juste de modifier l'article L 214-17 du Code de l'environnement ayant institué la continuité écologique en 2006.
Ségolène Royal a répété à de nombreuses reprises qu'il fallait stopper la destruction des moulins, mais ces belles paroles tardent à devenir réalité. L'instruction donnée aux préfets en décembre 2015 n'est pas suivie d'effet, syndicats et services instructeurs continuent à détruire comme si de rien n'était, au point qu'il faut signaler et faire signaler à la ministre combien sa parole est inaudible. Le Bureau des milieux aquatiques a lâché bride aux casseurs d'ouvrages, le Ministère n'a jamais posé les conditions élémentaires de rigueur dans leur diagnostic écologique ni jamais sanctionné le manque de sérieux présidant aux aménagements, alors la machine folle continue sur sa lancée, confortée par les généreuses lignes budgétaires dédiées par les Agences de l'eau à la casse des seuils et barrages.
Rien n'a changé sur l'essentiel : effacement inacceptable, aménagement hors de prix, gains écologiques disproportionnés au coût et au trouble induits
Si de nombreux responsables reconnaissent désormais le problème et les excès de la première mise en oeuvre de la continuité écologique, si le texte de loi commence à évoluer, rien n'a réellement changé sur l'essentiel.
Dans les bassins les plus militants, les Agences de l'eau financent publiquement entre 80 et 100% la destruction, mais ne s'engagent à aucune aide précise pour d'autres solutions ou laissent un restant dû inabordable pour la plupart des particuliers, des petits exploitants ou des collectivités modestes. Comme ces autres solutions sont hors de prix en raison d'un cahier des charges souvent disproportionné à l'enjeu écologique, rien ne se passe. Par ailleurs, des témoignages récemment transmis par des maîtres d'ouvrage ayant échangé avec leurs DDT(-M) nous informent que les mêmes fonctionnaires du Bureau des milieux aquatiques continuent d'appeler les services instructeurs à la fermeté et à la répression, manifestement incapables d'entendre le message de désarroi et de colère du terrain, incapables aussi de remettre en question leur vision dogmatique des ouvrages hydrauliques, leur lecture partiale et excessive des conclusions scientifiques de l'écologie des milieux aquatiques, leurs interprétations plus que tendancieuses des textes de loi.
Agir aussi longtemps que dureront la casse du patrimoine hydraulique et les chantages financiers pour des aménagements hors de portée
Propriétaires, riverains et usagers doivent donc reprendre et intensifier leur campagne d'information des élus et de la Ministre de l'Environnement dès la rentrée, pour que l'administration centrale cesse ses pratiques discrétionnaires hors-sol et que les services administratifs (dont ceux des Agences de l'eau, clé financière du problème) changent leurs arbitrages en faveur des solutions non destructrices d'aménagement des seuils et barrages. Ce changement de doctrine administrative sur les ouvrages hydrauliques est nécessaire : entre 10% à 20% seulement des seuils et barrages classés L2 auraient été mis en conformité selon les bassins, la poursuite de la réforme sur les autres – qui sont de loin les plus complexes et qui ont été différés pour cette raison – ne peut que dégénérer en conflit permanent si les méthodes ne changent pas.
Pour sortir du conflit, il existe des solutions :
- engager une vraie concertation collective en lieu et place des pressions individuelles et de la gouvernance opaque,
- reconnaître que la destruction des ouvrages anciens n'est pas un choix de première intention et que cette option radicale demande des justifications fortes,
- développer une approche démocratique des aménagements locaux et de la pluralité des attentes citoyennes vis-à-vis de la rivière, impliquant les maîtres d'ouvrage, les riverains, les associations,
- chercher en première intention des solutions simples de bonne gestion écologique des ouvrages, avec une responsabilisation plutôt q'une répression des propriétaires,
- financer correctement donc solvabiliser les solutions non destructrices de franchissabilité,
- poser des grilles rigoureuses de diagnostic et de priorisation écologique des travaux, afin d'arrêter la gabegie d'argent public sur des rivières qui ne sont pas en mauvais état du fait de leurs ouvrages.
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