La biodiversité est une notion apparue au cours des années 1980. Elle est aussi parfois désignée comme diversité biologique (expression dont elle est à la contraction) ou diversité du vivant (pour des introductions générales en français, voir le classique de Wilson 1993, les manuels de Lévêque et Mounolou 2008, Gauthier-Clerc ed 2014).
Une notion intuitive, mais sans définition consensuelle
Il n'existe pas de définition universellement reconnue de la biodiversité, qui reste un sujet de débat scientifique. Son idée maîtresse est néanmoins assez simple à concevoir : l'évolution du vivant sur Terre a produit une grande diversité d'espèces. Cette diversité résulte en dernier ressort de la variabilité des habitats disponibles sur la planète et de l'évolution par sélection adaptative, faisant émerger sans cesse des formes de vie capables d'occuper presque tout l'espace disponible, y compris les zones qui paraissent les plus inhospitalières à la vie. Des déserts de glace aux déserts de sable en passant par les abysses océaniques, le vivant parvient à s'installer et se reproduire partout. Les zones bien pourvues en énergie et en eau (ceinture intertopicale) lui sont particulièrement favorables. Bien que la vie ait connu cinq extinctions massives au cours des 500 millions d'années écoulées, elle a toujours recolonisé la Terre. On considère d'après les archives fossiles que la biodiversité actuelle est supérieure (en nombre d'espèces) à celle de toutes les époques antérieures.
L'invocation de la biodiversité est généralement associée au souhait de sa conservation, à la fois parce que la diversité du vivant possède une valeur en soi (elle stocke les informations sur l'histoire de la vie, elle préserve des possibles pour des adaptations à venir) et parce que les sociétés humaines en ont des usages, actuels ou futurs (exploitation de richesses génétiques, de ressources alimentaires, de services fonctionnels rendus par certaines espèces ou certains milieux, d'agréments et de loisirs divers) (voir une revue chez Cardinale et al 2012). Toutes les formes de vie ne suscitent cependant pas le même intérêt de conservation (les microbes sont par exemple très largement majoritaires sur la planète, mais encore assez peu étudiés en dehors des approches en santé humaine ou animale).
La Convention sur la diversité biologique de Rio (1992), considérée comme un tournant du droit international de l'environnement et célébrée de manière consensuelle par les grands acteurs de la question, a défini ainsi la diversité biologique : "Variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes."
Les évaluations de la biodiversité
Le Millenium Ecosystem Assessment (2005), autre initiative internationale ayant connu une forte mobilisation, a rappelé que la biodiversité est un "concept multidimensionnel" qui "pose de formidables défis pour sa mesure". Qu'en est-il?
L'approche la plus couramment utilisée pour évaluer la biodiversité est de réaliser l'inventaire des espèces ou taxons sur un espace donné (qui peut être de dimension très variable), soit la richesse spécifique ou taxonomique. On parle alors de trois formes de diversité biologique.
- Diversité alpha : nombre d'espèces d'un habitat au moment de l'échantillonnage.
- Diversité bêta : variation des espèces sur un milieu contigu, formé de plusieurs habitats, climats, etc.
- Diversité gamma : variation des espèces à un niveau plus régional, par comparaison des peuplements d'habitats similaires mais séparés.
- Diversité génétique : la variété des composantes moléculaires d'une population, d'une espèce ou d'un ensemble d'espèces.
- Diversité spécifique : la variété des espèces dans une aire donnée (voir ci-dessus).
- Diversité écosystémique : la variété des habitats (biotopes) et des assemblages biologiques (biocénoses) dans un territoire donné.
- Diversité fonctionnelle : la variété des fonctions accomplies par le vivant ou par un écosystème (par exemple prédation, mutualisme, filtration, oxygénation, pollinisation, etc.).
- Diversité structurelle : la variété des relations entre les organismes et les flux d'énergie, les cycles biogéochimiques de la matière, les réseaux trophiques (ou chaînes alimentaires).
L'action humaine et la biodiversité
L'action des hommes peut créer des formes de biodiversité: par exemple, l'apparition des espèces domestiques n'existant pas à l'état naturel ou l'introduction locale d'une espèce nouvelle, ce qui accompagne les migrations depuis toujours. Mais le bilan de la colonisation humaine de la Terre est plutôt un déclin de la biodiversité. Ce déclin a été causé par la prédation et la surexploitation (chasse, pêche, braconnage, trafic), par l'occupation des sols (brûlis, déforestation, agriculture, urbanisation), par les pollutions et destructions d'habitats, par l'introduction d'espèces concurrentes ou de pathogènes. A ces causes locales s'ajoutent désormais des causes globales comme le changement climatique sur un laps de temps court (quelques siècles) au regard des durées propres à l'évolution biologique (voir par exemple Steffen at al 2015 sur l'accélération des pressions anthropiques ; voir Dudgeon et al 2006 pour une revue sur la biodiversité des milieux aquatiques d'eaux douces et les menaces qui pèsent sur elle).
Malgré cela, la biodiversité ne se confond pas avec l'intégrité ou la naturalité d'un milieu vierge, un milieu qui serait exempt de l'influence humaine (idée d'une nature "sauvage" ou "pristine"). Cette situation n'existe plus aujourd'hui, même face à des paysages qui semblent peu anthropisés (l'influence humaine ayant de longue date modifié les écosystèmes terrestres et leurs composants, voir par exemple Boivin et al 2016 sur 200 millénaires de changement des milieux; dans le cas particulier des bassins versants, voir par exemple Walter et Merritts 2008 ou Lespez et al 2015 sur les modifications anciennes des régimes sédimentaires et morphologiques, donc des écosystèmes fluviaux). Les choses ne changeront pas dans un avenir prévisible, bien au contraire : la croissance démographique humaine devrait continuer et se stabiliser à un niveau élevé d'habitants sur Terre (11 milliards d'habitants vers 2100, dont 9 milliards dans les zones Asie et Afrique à fort enjeu de biodiversité, ONU 2015).
Les sujets en débat ou en travaux chez les chercheurs et les gestionnaires
L'écologie est une discipline scientifique relativement jeune, n'ayant émergé que progressivement à l'interface d'autres champs de recherche (la zoologie, la botanique, la géographie, la géologie, la génétique, la théorie de l'évolution, etc.). Au sein de l'écologie, des sous-domaines sont d'émergence encore plus récente, avec des visées tantôt fondamentales tantôt applicatives (comme l'écologie de la conservation ou de la restauration, apparue dans le sillage de l'intérêt pour la biodiversité, soit au début des années 1980).
Il existe un corpus de connaissances écologiques diffus et en très forte croissance, mais inégal dans la qualité des données et la maturité de modèles, divers également dans certains choix épistémologiques quand on en vient à des recherches appliquées ayant des implications politiques, sociales ou culturelles (voir Lévêque 2013 sur certaines de ces ambiguïtés de l'écologie entre science, gestion et militance). La création en 2012 de l'IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), sur le modèle du GIEC pour le climat, a notamment pour but de produire des synthèses sur l'état actuel des connaissances, par une communauté internationale de chercheurs.
Voici par exemple quelques grands débats en cours sur la biodiversité, n'ayant pas à ce jour de réponse consensuelle chez les scientifiques ni dans la société.
Quelle est la bonne définition de la biodiversité? Nous l'avons vu, il n'y a pas vraiment de définition unanime. Mais ce point n'est pas rédhibitoire en science, où la définition exacte des concepts est assez secondaire par rapport aux relations de cause à effet que l'on peut mettre en lumière dans les phénomènes de la nature (décrire, expliquer, prédire). Par exemple, il n'y a pas non plus de strict consensus sur ce qu'est un gène, pourtant la génétique produit d'énormes avancées depuis un siècle. Les chercheurs préfèrent en fait utiliser des indicateurs reproductibles de qualité des milieux plus fins que le concept "étendard" de biodiversité. Ils laissent aux gestionnaires le soin de juger ce qui est important et ne l'est pas (aussi ce qui est implémentable et ne l'est pas) dans une politique destinée à améliorer les milieux.
Comment évaluer au mieux la biodiversité? L'estimation de la biodiversité (perte ou gain, effet des pressions) dépend des traits retenus, de l'espace et de la durée, avec des résultats variables selon les bases de données utilisées, la référence spatiale choisie, l'information historique disponible. On peut lire par exemple beaucoup de débats récents pour clarifier la réponse des écosystèmes ou des espèces aux impacts humains, et pour savoir notamment s'il existe ou non de "pertes nettes locales moyennes" de biodiversité (Vellend et al 2013, Hudson et al 2014, Dornelas et al 2014, Elahi et al 2015, Newbold et al 2015, Gonzalez et al 2016). Il ne nous revient pas de trancher sur cette discussion très technique, elle rappelle simplement que le choix du référentiel et de l'outil statistique peut aboutir à des conclusions divergentes, voire opposées. Cela pose parfois un problème pour la décision publique (sa légitimité, son efficacité) car on attend des conclusions robustes et des directions claires... ce que l'écologie scientifique n'est pas toujours assez avancée pour produire
Quel est le rythme de disparition de la biodiversité? Les chercheurs pensent de manière quasi-certaine que les espèces disparaissent beaucoup plus vite aujourd'hui que leur rythme moyen d'extinction dans l'évolution pré-humaine (hors grande crise d'origine cosmique ou géo-climatique), au point que certains parlent d'une "sixième extinction" massive. Mais l'estimation de l'ampleur du phénomène peut varier d'au moins un ordre de grandeur (extinction 100 à 1000 fois plus rapide). On peut retenir l'estimation actuelle de 100 E/MSY (extinctions / millions d'espèces et par an, voir Pimm et al 2014 pour une revue). Au demeurant, on ne sait pas non plus le nombre total d'espèces, l'estimation varie cette fois de plusieurs ordres de grandeur (de 8,7 millions au global selon Mora et al 2011 à… 1000 milliards rien que pour les microbes selon Locey et al 2016).
La biodiversité d'un écosystème est-elle garante de stabilité ou résilience? L'un des premiers arguments d'alerte de l'écologie (vers le milieu du XXe siècle) a été que la diversité et la complexité d'un écosystème serait la garantie de sa stabilité (aussi appelée résistance, résilience ou robustesse depuis). Inversement, l'appauvrissement pourrait être le prélude à un effondrement, par la perte de fonctions essentielles. Cette idée a ensuite été remise en question (dans les années 1970 et 1980) par des modèles théoriques, montrant que les systèmes trop complexes sont au contraire les plus fragiles. Finalement, ni la théorie ni l'observation ne permet aujourd'hui de trancher clairement la question du lien entre diversité et stabilité d'un écosystème, et l'on s'accorde plutôt à considérer que la problématique a été posée trop grossièrement par rapport aux différentes manières de caractériser la réponse du vivant aux impacts (des revues chez Montoya et al 2006, Ives et Carpenter 2007, Donohue et al 2016, une synthèse chez Hooper et al 2005)
La biodiversité artificielle vaut-elle la biodiversité naturelle? L'action humaine peut augmenter localement le nombre d'espèces par création de variétés de culture, d'élevage ou d'agrément, introduction accidentelle d'espèces exotiques, ré-introduction volontaire d'espèces endémiques, hybridation, etc. Les avancées de l'ingénierie procréative et de la biologie de synthèse ouvre des perspectives encore plus étonnantes (re-recréation d'espèces disparues, production d'espèces entièrement nouvelles). Il n'y a pas unanimité chez les chercheurs ni les gestionnaires sur cette tendance. Certains considèrent qu'un gain d'espèces ou de fonctions est toujours un gain de biodiversité quelle qu'en soit la cause, d'autres que la biodiversité doit s'interpréter comme conservation d'écosystèmes le moins anthropisés possible, donc le plus conforme à leur fonctionnement et peuplement spontanés, sans impact humain. Mais la transformation humaine des milieux est déjà tellement avancée qu'elle est considérée comme une donnée d'entrée de toute analyse des espèces et des écosystèmes. Pour la même raison, certains appellent à repenser la notion d'espèces "invasives" ou "indésirables" (voir en France des éléments dans l'essai de Tassin 2014 ; voir la tribune débattue de Thomas 2013).
Quelle est la meilleure stratégie de protection de la biodiversité? Le sujet a suscité de nombreux échanges entre les partisans des hot spots (concentrer les efforts sur certaines zones à très grande richesse faunistique et floristique de nature endémique) et des cold spots (disséminer plutôt les efforts de conservation sur tous les territoires). Autre question : comment faut-il justifier le choix entre une approche de prévention (éviter, réduire, compenser les impacts sur la biodiversité) ou une approche d'interdiction (exclure un projet, un produit ou une activité) ? De même, face à l'impossibilité de sauver toutes les espèces menacées d'extinction à court terme (estimées à 20.000 selon l'IUCN 2015, doublement depuis 2000), les critères de priorisation des actions (quelles espèces, quels écosystèmes) sont débattus. Il est admis que les zones les plus importantes en enjeu immédiat de biodiversité (pays pauvres en développement rapide, transformation importante de milieux relativement préservés à forte densité d'espèces) sont celles où l'on dispose des données les moins fiables et des leviers sociopolitiques les plus délicats (antagonismes développement-environnement, reproche d'antériorité de la croissance des pays riches, conflits culturels dans la représentation du vivant).
Quelle est la valeur de la biodiversité? En dernier ressort, l'action humaine est motivée par la valeur qu'elle donne à ses objectifs ou ses résultats. Mais les représentations de la nature, et donc de la biodiversité, sont très différentes parmi les humains en raison de leurs croyances, leurs cultures, leurs intérêts, etc (voir Lévêque et van Der Leeuw ed 2003 sur la "socio-écologie"). On a pu distinguer par grande famille des approches écocentrique (protéger toute la nature vivante et non vivante), biocentrique (protéger le vivant seul pour sa valeur intrinsèque), anthropocentrique (protéger le vivant dans la mesure où il procure une utilité ou un plaisir à l'homme), mais avec beaucoup d'options philosophiques dans chaque école de pensée, voir le volume collectif récent de Roche P et al 2016. La valeur de la biodiversité nourrit également beaucoup de discussions sur la validité des outils d'évaluation des politiques publiques, quand il faut comparer les coûts-bénéfices de plusieurs actions possibles ou estimer un consentement à payer des citoyens.
Biodiversité des rivières et ouvrages hydrauliques: le caractère préliminaire de nos connaissances
On peut examiner la question de la biodiversité à travers un cas particulier qui est au coeur de notre action associative : les ouvrages hydrauliques ont-ils un effet positif ou négatif sur la biodiversité des rivières, et s'il est négatif, comment peut-on évaluer sa gravité relative?
Au regard de ce qui précède, la réponse à cette question sous un angle scientifique nous paraît difficile aujourd'hui. Ceux qui lancent des affirmations tranchées (le plus souvent pour affirmer que les ouvrages détruisent massivement la biodiversité) le font de manière plus idéologique qu'autre chose, ou alors ils ont la sauvegarde d'une espèce précise en tête, ce qui ne se confond pas en soi avec la promotion de la biodiversité (même si cela y contribue dans le cas général).
Voici en premier lieu quelques observations non pas sur des résultats de recherche, mais sur les limites observables dans les protocoles permettant d'obtenir ces résultats :
- les vrais bilans de biodiversité des systèmes d'eaux douces sont rarissimes, on a le plus souvent des approches centrées sur certains assemblages de poissons, au mieux intégrant également des insectes et des plantes (voir ce point sur le biais halieutique et les données de Balian 2008 en Europe);
- un autre biais d'analyse est que l'on étudie parfois non pas la biodiversité en soi de l'hydrosystème fragmenté, mais plutôt son écart (en fonctionnement ou peuplement) par rapport à un idéal-type non fragmenté (une "intégrité" biotique ou abiotique, un "glissement typologique" par rapport à ce que "devrait être" le milieu), cette approche étant de notre point de vue plus normative que proprement scientifique (en raison de ses présupposés entre un "bon" et un "mauvais" milieu, des espèces "désirables" ou "indésirables") et conduisant à des conclusions évidentes par construction (un système fragmenté par l'homme est toujours différent de son équivalent naturel, le problème est plutôt d'objectiver une gravité de cette différence);
- l'impact des ouvrages n'est presque jamais isolé sur les bassins versants, donc l'attribution d'une cause de variation biologique à un seul facteur parmi d'autres est un exercice difficile, que l'on peut approcher par des analyses quantitatives multivariées à condition d'avoir des données assez nombreuses sur des descripteurs assez complets (voir par exemple Dahm et al 2013, Villeneuve et al 2015);
- les fragmentations ou discontinuités induites par les ouvrages sont de natures diverses (longitudinale, latérale, verticale), avec peu d'études de terrain et de long terme avant-après, ou peu de comparaison système fragmenté-système libre ("peu" signifie ici de l'ordre de quelques centaines de travaux internationaux en littérature revue par les pairs, ce qui n'est pas beaucoup compte tenu de la forte variabilité des milieux, des espèces, des ouvrages, des autres impacts, ainsi que de la complexité des échelles spatiales et temporelles d'évaluation, cf infra);
- les impacts sont nécessairement variables selon les ouvrages eux-mêmes et leur gestion (une chaussée de moulin n'est pas un grand barrage industriel, une buse de fossé n'est pas une digue d'étang, une retenue collinaire n'est pas une mare agricole, etc.), selon le caractère cumulé ou non des ouvrages sur un même lit, selon les propriétés physico-chimiques et morphologiques de la rivière en son bassin versant (donc les contraintes locales sur le peuplement dulçaquicole), ce qui défie la généralisation des conclusions à partir d'un site isolé ou d'un bassin (majorité des études);
- le temps de relaxation du milieu est le plus souvent inconnu et les données historiques fiables sont encore plus rares que les données actuelles d'inventaire, donc on ne sait généralement pas si le milieu étudié est aujourd'hui à l'équilibre autour d'une variabilité interannuelle / interdécennale ou non (par exemple, il peut être en dette d'extinction avec raréfaction tendancielle de populations sur le long terme);
- l'échelle spatiale de l'analyse est aussi fondamentale que l'échelle temporelle pour l'évaluation de la biodiversité, les études complètes étant à peu près inexistantes (c'est-à-dire par exemple les calculs de richesses spécifiques alpha, bêta, gamma avec des mesures complètes de terrain aux échelles station, tronçon, bassin versant, sur une granularité assez fine pour estimer les dynamiques des espèces présentes).
Des effets variables des ouvrages sur la biodiversité selon les critères considérés
En ayant à l'esprit les réserves précédemment émises, on peut classer les effets des ouvrages hydrauliques sur la biodiversité selon trois catégories : positif, négatif et ambigu (pour des synthèses sur la fragmentation, voir par exemple Rosernberg et al 2000, Poff et Hart 2002, Nilsson et al 2005, Poff et al 2007, Fuller et al 2015).
En général, l'effet écologique est d'autant plus marqué (en positif comme en négatif) que l'ouvrage est de grande dimension, sachant que la plus grande part de la littérature sur la fragmentation longitudinale concerne des barrages (plus de 5 m) et souvent des grands barrages (plus de 15 m), de sorte que les effets de la petite hydraulique sont une quasi-inconnue scientifique (ce qui suffit notons-le à remettre en question la programmation française actuelle sur ces petits ouvrages, conçue dans un vide de données et de modèles voir cette histoire de la continuité, cet exemple sur un rapport très incomplet alimentant des choix publics, cette synthèse sur les diagnostics écologiques qui devraient être réalisés mais ne le sont pas).
Effets potentiellement négatifs
- l'impact négatif le plus documenté des ouvrages sur la biodiversité concerne la raréfaction tendancielle des espèces migratrices, en particulier celles qui accomplissent des migrations de montaison à longue distance entre l'eau salée et l'eau douce, avec nécessité d'examiner la franchissabilité des ouvrages et les données historiques pour évaluer leur bilan (voir cet exemple sur le saumon);
- les ouvrages tendent à produire des barrières reproductives entre populations, ce qui peut amener dans la meilleure hypothèse (la plus rare a priori) une émergence d'espèce par isolement reproductif et dérive (sur la fragmentation et la spéciation voir Dias et al 2013), mais plus souvent à une pression locale d'extinction si les reproducteurs ne sont plus assez nombreux;
- les ouvrages dont la gestion provoque des altérations importantes du débit naturel ont généralement des effets perturbateurs sur le régime hydrologique et morphologique, par extension sur les populations vivant à aval (lissage des crues et des étiages dont l'alternance produit de la diversité, effet de lessivage en cas de forts lâchers en débits de pointe, altération sédimentaire et pavage du lit sur une longue distance, etc.);
- les retenues de barrages tendent à favoriser les espèces exotiques ou envahissantes (ce point est qualifié d'ambigu pour trois raisons : les successions de barrages ont l'effet inverse de prévention de certaines invasions, voir les références citées dans ce texte; une espèce exotique peut être un gain de biodiversité si elle ne conduit pas à une pullulation et un remplacement des espèces existantes; ce n'est pas l'ouvrage qui introduit l'espèce, mais des usages qui lui sont ou non associés, par exemple la pêche de loisir en retenue pour les poissons);
- les habitats créés par les ouvrages sont généralement différents des habitats naturels (profondeur, largeur, vitesse, substrat), d'un côté ils sont plus homogènes ("banalisés") en analyse stationnelle (quand on compare linéaire à linéaire un écoulement naturel et une retenue), mais d'un autre côté ils créent des conditions originales qui ne pré-existaient pas sur le tronçon (lentique versus lotique, substrat organique plutôt que minéral, etc.) et qui peuvent accueillir d'autres espèces que celles endémiques aux rivières concernées (voir cet article ; voir la corrélation positive entre richesse spécifique et densité de barrage chez Van Looy et 2014, malgré les altérations fonctionnelles pour la classe des espèces rhéophiles);
- pour les poissons (de loin les plus étudiés), les ouvrages créent des habitats plutôt favorables à des espèces ubiquistes et peu exigeantes en milieu (adaptées à des variations thermiques, chimiques, physiques) mais plutôt défavorables à des espèces spécialisées (eaux vives, substrat sable-gravier), avec un effet généralement plus marqué en tête de bassin (ce qui se retrouve en études quantitatives chez Wang et al 2011, Van Looy et al 2014, Cooper et al 2015). Là encore le résultat est dans notre rubrique "ambigu" car du point de vue de la diversité biologique d'une masse d'eau, et à partir du moment où la fragmentation ne produit pas d'extinction d'espèces endémiques, la co-existence d'assemblages piscicoles différents (lentiques / lotiques, eurythermes / sténothermes, limnophiles / lithophiles, etc.) peut difficilement être considérée comme un problème grave de diversité biologique et une altération prioritaire à corriger pour le gestionnaire (les richesses alpha et bêta sont augmentées, les propriétés fonctionnelles du milieu ne sont pas remises en question);
- les ouvrages hydrauliques augmentent la surface et le volume instantanés d'eau douce disponible sur les continents (profondeur des retenues, canaux et biefs de dérivations, etc), donc toutes choses égales par ailleurs, ils augmentent les habitats offerts au vivant par rapport au système antérieur. Les hydrosystèmes comme les lacs et les étangs profitent à des espèces diverses (pas seulement aquatiques) et sont parfois de ce fait considérés comme des réservoirs de biodiversité (classement ZNIEFF ou Natura 2000 en France), ce qui peut même valoir pour des canaux dans la reproduction d'espèces menacées (par exemple Aspe et al 2014) et concerne aussi bien des hydrosystèmes très anthropisés dans leur conception et leur gestion (par exemple marais poitevin, Camargue, etc.);
- les retenues tendent à accumuler de l'énergie et des nutriments nécessaires à la productivité primaire, ce qui accroît la capacité à héberger du vivant et à alimenter des réseaux trophiques plus importants (voir par exemple à partir d'un autre angle d'observation que le cas des ouvrages, mais sur le même mécanisme Van Looy et al 2016).
Au final, si la littérature en écologie de la conservation et de la restauration (notamment nord-américaine) tend à dresser un bilan négatif des ouvrages hydrauliques en raison des dysfonctionnements qu'ils produisent par rapport à un système naturel non fragmenté et posé comme référence, leur bilan réel sur la biodiversité ne paraît pas clairement établi à ce jour. Ce bilan va presque toujours dépendre du contexte local, de l'ancienneté de la fragmentation, de la densité et de la nature des obstacles à l'écoulement, de la présence d'espèces endémiques menacées en lien avec les effets des obstacles, de l'approche choisie (richesse spécifique, richesse fonctionnelle, etc.).
Pour conclure : quelques propositions sur la biodiversité et la politique des rivières
Un patrimoine naturel à léguer - D'apparition récente, le souci de la biodiversité est légitime, c'est un progrès dans la représentation de leur environnement par les sociétés humaines. On peut définir la biodiversité comme un patrimoine naturel que l'on veut léguer aux générations futures, au même titre que le patrimoine culturel.
Un choix politique ouvert au débat démocratique - La préservation de la biodiversité est avant tout une volonté politique, pas une obligation morale ou métaphysique s'imposant d'elle-même. Elle a un coût immédiat, pour des bénéfices généralement indirects ou différés. Par ailleurs, l'adaptation des nombreuses activités humaines ayant un impact sur la biodiversité est contraignante. Tout n'est pas possible et ces limites à notre action impliquent des choix. L'arbitrage doit en être démocratique, sans refuser les débats de fond impliqués par les représentations différentes de la nature et par la nécessité de préserver des équilibres sociaux (outre les équilibres naturels).
Ni catastrophisme ni extrémisme - L'enjeu de la biodiversité est parfois présenté sous un angle alarmiste voire catastrophiste, ou bien comme un réquisitoire général et radical contre la société actuelle. C'est contre-productif car les excès rhétoriques n'ont pas de pouvoir durable de mobilisation, et finissent par nourrir l'indifférence ou l'incapacité de discernement sur les vrais problèmes. L'écologie n'est plus une révolte militante annonçant l'effondrement prochain du monde moderne, mais un choix institutionnel devant assumer la complexité des décisions.
Valorisation(s) de la nature - La modification de l'ensemble des milieux de la planète et l'extinction locale d'espèces accompagnent l'expansion d'Homo sapiens depuis 200 millénaires. La transformation de la nature est consubstantielle à la stratégie de construction de niche de l'espèce humaine. La question posée par la biodiversité n'est donc pas celle d'une improbable valorisation de la "nature vierge" sans humains ni impacts humains, mais bien celle d'une nouvelle valorisation du vivant et des milieux au sein des choix de développement humain.
Des données robustes sont indispensables - La priorité n°1 du chercheur comme du gestionnaire est la donnée sur cette biodiversité, en quantité et en qualité : cette information est nécessaire pour alimenter le débat sur nos choix publics et pour adresser correctement la réalité du vivant. L'acquisition de données doit être un pré-requis des politiques publiques de l'environnement, de la rivière en particulier.
Des modèles fiables pour agir avec discernement - Les données concernent les espèces et les écosystèmes, ainsi que les impacts les perturbant, afin de construire des modèles de la biodiversité. C'est la priorité n°2 car sans modèle, une programmation ne sera pas capable de définir les bonnes mesures, c'est-à-dire les mesures susceptibles de maximiser la biodiversité à coût minimal et contrainte acceptable. Agir pour la biodiversité n'est pas en soi un blanc-seing de qualité et d'efficacité de l'action, l'analyse critique est nécessaire en ce domaine comme en d'autres.
Priorité et vulnérabilité - Concernant les rivières françaises, l'enjeu le plus évident de la biodiversité est constitué par les espèces endémiques en danger d'extinction. Les interventions doivent de manière générale être motivée et objectivée par un indice de vulnérabilité, afin de ne pas divertir les efforts sur des préoccupations mineures, c'est-à-dire des espèces assez largement réparties ou des écosystèmes ne présentant pas de dysfonctionnements tels que leur biodiversité est menacée.
Restaurer les continuités en conciliant les usages - L'amélioration des corridors pour les poissons migrateurs (franchissabilité en continuité longitudinale) ou des berges pour les espèces à besoins spécifiques (annexes hydrauliques en continuité latérale) est une action légitime au regard de l'impact de certains aménagements hydrauliques passés. Les diagnostics comme les remèdes doivent être individualisés, concertés et progressifs, leur analyse coût-bénéfice doit être réalisée, avec une recherche de conciliation des usages et des représentations de la rivière.
La biodiversité aquatique au-delà des poissons - Le centrage parfois exclusif des préoccupations de biodiversité aquatique sur les poissons répond à un prisme halieutique d'un autre âge, à l'époque où la pêche d'eau douce était un enjeu social et économique fort. D'une part, le tiers de la biodiversité pisciaire est déjà d'origine artificielle en France (ce qui rend malvenue l'invocation d'une "naturalité" sur ces populations en particulier) ; d'autre part la biodiversité aquatique concerne dans 98% des cas d'autres espèces que les poissons. Cette réalité doit apparaître dans les connaissances comme dans les programmations, ainsi que dans l'éducation du public.
La conservation avant la restauration - Entre la préservation des biotopes de qualité (conservation) et le reprofilage d'habitats dégradés (restauration ou renaturation), la première stratégie doit prévaloir. L'écologie de la restauration est encore immature dans ses méthodes et ses résultats, elle est aussi coûteuse. Par ailleurs, seule une petite partie des biotopes modifiés peut être traitée à horizon de quelques décennies. Dans les territoires très anciennement et densément anthropisés (cas de l'Europe), la stratégie de restauration vers un "état de référence" à faible impact anthropique est douteuse dans ses objectifs mêmes. La restauration de milieu a pour le moment besoin d'une phase expérimentale pour en comprendre l'intérêt et les limites.
Individualiser la rivière pour mieux la protéger - La logique de la biodiversité doit nous conduire à considérer la rivière comme un individu, caractérisé par une naissance, une identité, un avenir. Chaque rivière est le fruit d'une histoire naturelle particulière, croisée ensuite avec une histoire sociale, économique, technique et culturelle. Certes, la compréhension d'une rivière engage à la comparer à d'autres pour chercher quelques principes invariants d'organisation physique, chimique et biologique des milieux aquatiques. Mais la vie est aussi faite d'accidents imprévisibles, de bifurcations irréversibles, de différences locales que même les meilleurs modèles ne peuvent décrire ni prédire. Etudier, comprendre et promouvoir chaque rivière comme une singularité garantit de la gérer au plus près de sa réalité et de sa dynamique. C'est aussi une manière de mobiliser les riverains pour sa découverte et sa protection.
Illustrations : extraites de Gervais P et al (1869-1872), Notions élémentaires d'histoire naturelle, Hachette, Paris.