Caroline Le Calvez, doctorante du laboratoire de géographie sociale à l'université Rennes 2, a choisi d'étudier l'Aulne canalisée, section aménagée d'un petit fleuve à saumons de Bretagne. Dans un article paru dans la revue Norois, elle dresse un bilan de deux siècles d'aménagements de la rivière et de projets de restauration de sa population de grands migrateurs. Ce cas concret a sa spécificité, mais bien des dimensions font écho à nos propres expériences et interrogations. Malgré plus d'un siècle d'actions et un soutien croissant des institutions, la situation du saumon n'est toujours pas bonne sur l'Aulne. L'expérimentation de "débarrage" à partir de 2010 a suscité de fortes oppositions et la restauration écologique de la rivière ne possède ni base sociale élargie, ni enjeu économique évident. En fait, sur l'Aulne comme ailleurs, il manque un vrai projet inclusif de territoire qui serait susceptible de justifier la remise en cause des usages et des paysages. Mais le discours actuel de "renaturation" est-il seulement capable de porter un tel projet, vu que son horizon programmatique est finalement de minimiser les interactions entre l'homme et la rivière?
La Bretagne, région qui compte 25 cours d’eau fréquentés par le saumon atlantique, est depuis longtemps sensible à la question des grands migrateurs. Le fleuve côtier Aulne, choisi par Caroline Le Calvez (ESO-UMR 6590 CNRS, Université Rennes 2) pour son analyse historique et institutionnelle, est un bon reflet de ces préoccupations et de la difficulté de construire des consensus de gestion.
Après 1810, 28 barrages implantés sur l'Aulne pour la navigation
Les problèmes des saumons de l'Aulne ne viennent pas des moulins ni des pêcheries d'Ancien Régime mais, comme souvent, des aménagements plus récents. Ici, pour la navigation. Comme le relève la scientifique, "
l’Aulne est un fleuve côtier anciennement aménagé par les populations locales pour la pêche au saumon (pêcheries) et l’utilisation de la force hydraulique (moulins). À partir des années 1810, la canalisation de l’aval de l’Aulne sur près de 70 km fait disparaître les habitats favorables à la reproduction du saumon et transforme les conditions d’accès aux sites de frai situés à l’amont sur l’Aulne rivière. (..) Le rehaussement du niveau d’eau pour la navigation est réalisé par l’implantation de 28 barrages, chacun équipé d'une écluse destinée au passage des bateaux, d'un déversoir droit ou en 'V' et d’un pertuis pour l’évacuation de l’eau notamment lors des vidanges d’entretien".
Le dépeuplement des saumons contrarie les pêcheurs qui, à la fin du XIXe siècle, se répartissent en pêche de subsistance, pêche commerciale et pêche sportive naissante. Un acteur local amodiataire de la pêche sur l’Aulne canalisée propose dans les années 1860 d'installer des échelles à poissons. "
Ce premier projet se heurte à l’Administration qui reconnaît l’intérêt de la remontée des saumons mais remet en cause les échelles à poissons, considérées comme des dispositifs très onéreux et à l’efficacité incertaine. De plus, pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées ce ne sont pas les ouvrages du canal qui sont responsables du déclin des saumons mais la pêche en estuaire et le braconnage qui détruisent la ressource". On retrouve ici le scepticisme qui a accompagné la mise en oeuvre de la loi de 1865 (
voir cet article). Une initiative privée mais soutenue par le Conseil général et par un député (lui-même amodiataire de lots de pêche) voit le jour au début du XXe siècle, sur 5 barrages. Entre 1906 et 1919, ce sont 14 échelles à poissons qui sont mises en place sur l’Aulne.
La pêche sportive devient le premier acteur militant, dans un contexte légal et réglementaire de plus en plus favorable
"
Progressivement, remarque Caroline Le Calvez,
l’enjeu se déplace d’un type de pêche à un autre pour se fixer sur la pêche sportive. Le tourisme de la pêche devient alors la justification majeure dans l’Entre-deux-guerres". Le cours d’eau est classé en "
cours d’eau à migrateurs" au titre du décret du 31 janvier 1922 dressant la liste des cours d’eau où la libre circulation des espèces migratrices doit être garantie. Une nouvelle méthode est expérimentée puisque la Fédération de Pêche fait installer des échancrures dans les déversoirs de certains barrages. Cette disposition est alors facilitée par la raréfaction du transport fluvial sur la partie finistérienne du canal.
Malgré l’équipement en échelles à poissons et échancrures, le repeuplement artificiel, la réglementation plus sévères des pratiques halieutiques, le repeuplement du saumon n’est pas correctement assuré dans l'Aulne. Après-guerre, des ingénieurs du canal proposent une "
suppression de toutes les installations du canal [pour favoriser] le rétablissement de l’Aulne dans son état naturel", mais cette option n'est pas retenue.
Vient ensuite une série d'évolutions régionales ou nationales:
- loi sur l’eau de 1964 avec l’émergence de la "nature milieu",
- création en 1969 de l’Association pour la Protection et la Promotion du Saumon en Bretagne (APPSB),
- loi de protection de la nature de 1976 et premier Plan Saumon lancé la même année,
- premier plan quinquennal poissons migrateurs (1981-1985),
- Contrats de Plan Etat-Région en 1982, intégrant les migrateurs,
- loi sur la pêche de 1984, qualifiant le poisson de "bien commun" et rappelant l'obligation d'aménagement pour les migrateurs de 1922,
- création des Cogepomi (Comités de gestion des poissons migrateurs) et des Plagepomi (Plans de gestion des poissons migrateurs) en 1994,
- directive cadre européenne sur l'eau de 2000 (transposée en droit français en 2004), citant la "continuité de la rivière" dans une annexe et posant le principe d'un "état de référence" du bon état écologique et chimique,
- loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 réaffirmant la nécessité de restaurer la continuité écologique (piscicole et sédimentaire) sur des rivières classées,
- SDAGE 2010- 2015 Loire-Bretagne identifiant l'ouverture des axes migrateurs comme orientation fondamentale.
Des décennies d'investissement, avec des résultats jugés trop modestes par les pêcheurs
Qu'en est-il sur l'Aune ? "
La succession des plans migrateurs depuis 1975 a conduit à l’équipement de 21 dispositifs de franchissement par le Syndicat mixte d’aménagement touristique de l’Aulne et de l’Hyères (SMATAH) en charge des travaux pour le compte de la Direction départementale de l’équipement. Des rénovations de passes à poissons sont réalisées sur certains ouvrages afin d’en améliorer la franchissabilité. Sur les barrages non équipés, des passes à poissons 'nouvelle génération' sont construites. Des dispositifs datant des années 1950-1960 sont conservés sur 7 barrages. Les campagnes des années 1990 visent à compléter l’équipement ou le rénover."
Ces choix occasionnent des coûts, relève Caroline Le Calvez : "
les mesures prises pour restaurer et protéger la population de saumons représentent un effort financier très supérieur à celui consenti pour les autres espèces migratrices. Par ailleurs, c’est sur ce cours d’eau breton que se concentre l’effort financier régional. La libre circulation constitue en moyenne 24% des dépenses dans les différents plans et arrive en deuxième position après le soutien d’effectifs (Dartiguelongue, 2012)". Pourtant le résultat n'est pas au rendez-vous : "
à la fin des années 1990, le constat d’une dégradation généralisée de l’état du canal fait réagir les acteurs locaux. La voie d’eau n’est presque plus empruntée sur l’ensemble de la section finistérienne faute d’entretien suffisant des aménagements, la pollution de l’Aulne est perçue comme problématique par les acteurs locaux. Pour les pêcheurs de saumon, la mauvaise qualité de l’eau est citée comme la principale cause limitant la qualité de la pêche devant l’impact de la canalisation (Salanié et al, 2004)".
Années 2000 : le SAGE relance le processus de débarage de l'Aulne
Le SAGE Aulne est lancé en 2001. Deux projets opposés voient le jour, "
l’un organisé autour de l’Aulne comme voie de navigation fluviale et patrimoniale, l’autre en proposant de supprimer son caractère canalisé". Cette politique coïncide avec un projet de débarrage définitif qui remet en cause l’existence du canal. "
Portée par la Fédération de Pêche et soutenue notamment par Eau et Rivières de Bretagne, cette suppression des barrages repose sur un argumentaire écologique : il s’agit d’apporter une réponse efficace à la problématique du saumon dans l’Aulne, améliorer la qualité paysagère de la vallée et retrouver une eau de qualité (Eau et Rivières de Bretagne, 1997)". Une étude de radiopistage du début des années 2000 montre que 3 à 4 % des saumons suivis parviennent sur les frayères à l’amont de la partie canalisée, proportion jugée insuffisante par les partisans du débarrage.
Du côté des institutions, des messages contradictoires sont envoyés : l’Aulne canalisée est classée en 2007 en "
masse d’eau fortement modifiée" par le Comité de bassin de l’Agence de l’Eau Loire-Bretagne, une catégorie DCE permettant d'acter le changement anthropique profond d'un écoulement et l'impossibilité de revenir à un "
état de référence" dans un court délai. Mais le programme Natura 2000 "vallée de l’Aulne" réaffirme de son côté la nécessité de garantir la circulation des poissons migrateurs.
Une expérience est alors menée : l’ouverture expérimentale des vannes des pertuis situés sur les barrages, pour former une "
onde de migration temporaire et progressive aval-amont", deux fois par an (printemps et automne).
Le débarrage perçu comme une politique imposée et hors-sol, des usagers et riverains s'y opposent
Cette expérimentation est l’objet d’une controverse et engendre un conflit impliquant des usagers du canal opposés au débarrage, réunis au sein de l’Association de Sauvegarde de l’Aulne Canalisée (ASAC) depuis 2013. Ces usagers "
nient l’efficacité de l’opération pour la restauration du saumon et l’accusent de détruire l’écosystème en place depuis la création du canal pour favoriser une espèce qui n’est quasiment plus pêchée. Ils expriment la crainte que cette expérimentation soit un coup d’essai avant une suppression définitive du canal".
Caroline Le Calvez souligne le caractère déconnecté de cette expérimentation, "
développée comme une émanation de la politique européenne et nationale, que l’on pourrait qualifier de 'hors-sol',
d’autant plus exogène qu’elle n’a pas été l’occasion d’une concertation sur sa justification locale avec l’ensemble des acteurs. Actuellement, la reconquête du saumon sur l’Aulne est dissociée des questions économiques et touristiques qui étaient un principe et moteur de l’action au début du XXe siècle. Ainsi, en un siècle de politique en faveur de la remontée des saumons, un basculement s’est opéré dans la justification de l’aménagement des ouvrages. Alors que le caractère expérimental pourrait être un moment privilégié de réflexion et de détermination d’un projet partagé, le processus d’ouverture des pertuis reste une intervention confidentielle, impliquant matériellement quelques animateurs-techniciens et usagers intéressés".
Deux visions s'opposent sur le rapport à la rivière
Le débarrage cristallise l'opposition deux visions du monde, l'une centrée sur les écosystèmes et demandant l'adaptation voire la disparition des patrimoines et paysages en place ; l'autre centrée sur le canal existant, ses représentations et ses usages, considérant que l'inadaptation partielle du saumon au site anthropisé est un motif secondaire d'action publique. "
Très profondément, note la scientifique,
l’expérimentation d’ouverture des pertuis a déclenché la manifestation de blocages sociaux, avec la mobilisation de groupes rétifs à la négociation et au compromis ; s’y cristallisent des clivages politiques et idéologiques plus généraux sur la légitimité de l’application locale de politiques publiques nationales et européennes. In fine, derrière cette confrontation de visions territoriales, se pose la question de la préservation des 'patrimoines' et des 'paysages' construits, représentés par le canal et ses aménagements d’une part, par les espèces migratrices et leur écosystème d’autre part".
Caroline Le Calvez souligne également le caractère clivant et définitif du démantèlement des ouvrages, qui modifie tout un territoire: "
l’effacement des ouvrages, même temporaire, se distingue de l’équipement en passes à poissons par son impact socio-spatial. Il entraîne une transformation fonctionnelle du cours d’eau avec une diversification des écoulements. La baisse du niveau de l’eau induit des changements paysagers en fond de vallée. Les usages de l’eau doivent s’adapter à la nouvelle configuration du cours d’eau. Ce nouveau mode d’aménagement entre en tension avec le paysage hérité auquel la population locale est attachée, tensions que les discours et les prises de position des acteurs de l’opération retranscrivent".
Une solution politique? En attente de porteurs d'une vision intégrative du territoire
Sur l'Aulne comme ailleurs, des "camps" se forment selon leur préférence pour telle ou telle option. Les observations et enquêtes de l'universitaire amènent à remarquer que "
la pensée des écologues, biologistes et hydrologues tend à plaider pour la qualité des conditions d’épanouissement des espèces migratrices en l’absence d’ouvrages, tout en restant incertains sur l’effet potentiellement contre-productif de la restauration des débits sans barrages. Les riverains, l’organisme de gestion du canal tendent à considérer le canal comme un écosystème de qualité, avec ses rythmes, ses caractéristiques paysagères, son histoire, ses espèces de poissons blancs. Pour ces acteurs locaux, dont font partie certains élus, le saumon doit transiger avec l’existant, alors que la politique publique portée par le Conseil départemental, l’EPAGA et la Fédération de Pêche vise à l’inverse à adapter la voie d’eau au saumon sans pour autant approuver les propositions de débarrage définitif qui avaient été formulées à deux reprises au siècle précédent"
Au final, face à cette diversité des attentes, valeurs et intérêts, face au caractère potentiellement conflictuel des visions en présence, c'est une solution politique qui doit émerger, et une solution venant du territoire, pour le territoire : "
Les prises de positions favorables ou à charge font glisser ces projets initialement écologiques vers une réflexion sur le devenir socio-économique des territoires. Ils ne peuvent faire l’économie d’une appréhension par le politique. Ainsi, les controverses qui se développent conduisent à penser que la restauration de la continuité écologique doit sortir des cercles scientifiques et techniques et dépasser l’approche écologique dominante qui conduit à faire des cours d’eau des linéaires déterritorialisés."
Discussion
L'analyse sur la longue durée de Caroline Le Calvez nous rappelle opportunément que les problèmes de continuité écologique, ici le franchissement des obstacles par des grands migrateurs salmonidés, ne datent pas d'hier. Son travail nous inspire les observations suivantes.
Prépondérance (mais déclin) du lobby de la pêche dans la problématique de continuité – Le milieu des pêcheurs a toujours été et reste aujourd'hui le fer de lance des demandes d'aménagement ou d'effacement d'ouvrages hydrauliques, en particulier sur les cours d'eau à salmonidés. Mais depuis son âge d'or après-guerre, ce milieu a largement perdu de son importance sociale et économique, malgré des soutiens publics forts et répétés à l'occasion des grandes lois sur l'eau ou des planifications régionales. Du même coup, les réformes de type continuité écologique ont du mal à prétendre à une large assise citoyenne ou à de forts enjeux d'usage, puisqu'elles sont portées par une minorité de sachants et pratiquants associés à des institutionnels, avec au passage une dommageable confusion entre le service instructeur référent de l'écologie et le monde des pêcheurs (puisque l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques créé en 2006 n'est autre que l'ancien Conseil supérieur de la pêche).
Le nécessaire bilan de la politique de restauration du saumon – Selon l'Observatoire Bretagne grands migrateurs (
données 2015), malgré des déversements conséquents depuis 30 ans (centaines de milliers de juvéniles), malgré les aménagements des ouvrages et l'expérience de débarrage depuis 2010, la situation du saumon n'est toujours pas satisfaisante sur l'Aulne. Le niveau du recrutement en juvénile est très mauvais à passable, toujours très inférieur à la moyenne régionale, avec des retours de géniteurs insuffisants à la reconstitution d’un stock sauvage de saumon. Sur l'Aulne et au-delà, cela fait 40 ans qu'il existe une politique des grands migrateurs. On est en droit d'en attendre un bilan qui ne soit pas seulement écologique, mais aussi économique, social et politique. A notre connaissance, il n'existe pas. Quel est le coût annuel actuel et la somme des dépenses consenties? Quels sont les conflits d'usage (et/ou coûts indirects) dans la restauration migratoire? Quelles sont les tendances de long terme observées sur la recolonisation des grands migrateurs et le gain sur chaque bassin une fois débruitée la variabilité naturelle? Quel est l'effet cumulé et tendanciel sur le loisir pêche comme activité économique? Quels sont les succès et les échecs, comment les objective-t-on et quelles leçons en tire-t-on? A-t-on progressé dans la modélisation des repeuplements de saumons (grands migrateurs par extension) avec capacité de prédire des résultats? Quelles sont les perspectives et quel sera leur coût pour la collectivité? L'écologie est passée avec un grand enthousiasme d'une phase militante à une phase institutionnelle au cours des quatre décennies concernées. Elle devient conséquemment soumise à une évaluation plus rigoureuse des politiques publiques (y compris au sein des politiques écologiques de qualité de l'eau et des milieux, où les besoins sont plus importants que les capacités, donc où l'optimalité de la dépense publique doit être recherchée).
Démesure du classement de 15.000 ouvrages en 2012-2013 – Les précédents classements de rivière à fin migratoire ont dans l'ensemble connu des échecs ou des applications très lentes depuis 1865, et le cas de l'Aulne en est un bon exemple malgré une sensibilité et une mobilisation locales. Ce n'est pas une découverte mais un trait assez constant de la politique des rivières depuis 150 ans. Au vu de ces difficultés connues de longue date pour trouver des solutions consensuelles et mobiliser des porteurs de projet, au vu de l'ancienneté de la plupart des "
obstacles à l'écoulement" (digues, écluses, seuils, barrages) et de leur place dans la lente construction des territoires français, le choix administratif de 2012-2013 consistant à classer 15.000 ouvrages à aménager en l'espace de 5 ans a été (selon la meilleure hypothèse) inconscient, irrationnel ou irresponsable. De toute évidence, une telle ambition demanderait plusieurs décennies d'engagement, à supposer qu'elle ait un sens sur des rivières où il n'existe pas d'enjeux grands migrateurs immédiats. Tant que le politique et le gestionnaire n'admettront pas que ce type de programme a pour temporalité le siècle (et non pas la prochaine ré-élection ou la planification quinquennale), nous produirons des effets d'annonce ou des pressions absurdes, suscitant la confusion et dépréciant finalement l'intérêt pour l'écologie des rivières.
Les visions antagonistes de la rivière doivent amener à poser les vraies questions – Par rapport à l'étagement moyen des rivières françaises, l'Aulne canalisée est sans doute un cas extrême de discontinuité puisque toute la moitié aval du fleuve (70 km sur 145 km de linéaire) est formée d'une succession de biefs à écluses. Malgré cela, les antagonismes qui s'y dessinent peuvent être observés ailleurs. On ne saurait euphémiser ces antagonismes ou nier leur profondeur sous la forme d'un supposé "
manque de pédagogie" (au sens où des citoyens ignares de l'écologie verraient nécessairement la lumière après une leçon donnée par une association environnementaliste, une fédération de pêche ou une agence de l'eau). Posé simplement, la question réduite à son enjeu piscicole est : à quoi consentent les citoyens (en dépense et en perte de l'existant) pour voir revenir le saumon (et d'autres migrateurs) en plus grand nombre sur le bassin supérieur de l'Aulne? La question élargie au territoire est : en dehors de la fonctionnalité du cours d'eau selon les "canons" de l'écologie, qui intéresse les spécialistes mais ne forme pas en soi une finalité politique, les gestionnaires ont-ils un projet de "renaturation" de l'Aulne canalisée qui produirait des services rendus aux riverains et susciterait leur adhésion? Enfin, la question la plus fondamentale pour la politique des rivières en France est : doit-on aujourd'hui et demain réduire pour l'essentiel l'aménagement de la rivière à un objectif de naturalité (convergence vers un "état de référence" peu anthropisé) ou doit-on assumer que la rivière n'est pas ou plus uniquement un fait naturel, car elle répond à une pluralité de valeurs, d'intérêts et d'actions (économie, paysage, patrimoine, loisir, etc.) modifiant son cours spontané, hier, aujourd'hui et (probablement) demain? Si l'on veut faire progresser la "démocratie de l'eau", les citoyens doivent avoir l'opportunité de se prononcer sur de telles questions à échelle de leurs territoires et sur la base d'enjeux concrets, de même que les élus doivent se saisir de la problématique sans langue de bois. Aujourd'hui, les normes, les objectifs et les procédures de la politique des rivières sont à la fois très complexes et non inclusives, même pour des élus et a fortiori pour de simples citoyens. L'effet "
hors-sol" (technocratie coupée des gens) observé par Caroline Le Calvez en découle nécessairement. Ce n'est pas une fatalité.
Référence : Le Calvez C (2015),
Rétablir la libre circulation piscicole dans les vallées fluviales : mise en perspective des enjeux et des aménagements à partir du cas de l’Aulne (XIXe-XXIe siècles), Norois, 237, 33-50
Illustrations : en haut, l'Aulne (Canal de Nantes à Brest) à Pont-Triffen (juste en aval de la confluence avec l'Hyères) ; en bas le moulin de la Roche (en ruine), en Cléden-Poher, sur les bords de l'Aulne, en amont de Pont-Triffen,
photographies de Henri Moreau CC BY-SA 4.0