La petite hydro-électricité fait partie des énergies renouvelables soutenues au plan régional, national et européen. Mais alors que le potentiel des ouvrages hydrauliques en place et celui de la pente naturelle de la rivière sont largement sous-exploités, les gestionnaires de rivière négligent le plus souvent cette dimension, traitée à la va-vite ou ignorée. Officiellement soutenue, l'hydro-électricité est regardée par certains comme un problème au lieu d'une opportunité, ce qui entrave son dynamisme. Pourtant, dans les zones rurales, les cours d'eau recèlent une capacité de production énergétique non négligeable par rapport à la population. Le taux d'étagement des rivières visant à restaurer de la pente naturelle, c'est un angle intéressant ; mais si l'on parlait un peu de leur taux d'équipement, horizon lui aussi légitime à l'heure de la transition énergétique?
Un point est notable dans les différents chantiers d'effacement que nous avons critiqués cet été en Nord Bourgogne (
Tonnerre,
Perrigny-sur-Armançon,
Avallon,
Belan-sur-Ource, Buncey) : à aucun moment le gestionnaire ou le propriétaire n'a sérieusement envisagé l'exploitation hydro-électrique des sites concernés. L'argument avancé quand on soulève la question revient toujours un peu au même : le site serait "non-équipable" ou "non-rentable", cela sans étude préalable.
Faisabilité : presque tout site hydraulique peut produire de l'énergie
Au plan de la faisabilité, il est possible d'exploiter énergétiquement tout flux d'écoulement, hier comme aujourd'hui, qu'il s'agisse de récupérer l'énergie cinétique d'un courant et/ou l'énergie potentielle d'une chute. Il existe de longue date des roues et des turbines, plus récemment des hydroliennes et des vis d'Archimède, et des pompes-turbines pour les réseaux d'eau. Un équipement sera toujours adaptable pour produire de l'énergie mécanique (puis électrique ou chimique) à partir de l'énergie hydraulique.
Au demeurant, les sites effacés sont généralement des sites de moulins ou usines à eau : cela implique l'existence d'une production historique et la possibilité d'une production future. C'est d'autant plus vrai que, pour la partie électrotechnique, il est aujourd'hui possible de produire du courant à partir d'une vitesse de rotation lente, de manière assez compacte, avec un minimum de multiplication. L'évolution technologique rend donc l'exploitation des chutes plus accessible aujourd'hui qu'hier, elle n'est pas un facteur limitant.
Rentabilité : un critère à analyser sur chaque cas, et à relativiser pour l'énergie renouvelable
Au plan de la rentabilité des projets, l'argument est davantage fondé. Un équipement de basse chute est généralement plus difficile à rentabiliser sur un délai court qu'un équipement de haute chute. En particulier pour la très petite hydraulique des têtes de bassin non montagneuses. Sa puissance (quelques kW à dizaines de kW) et son productible (quelques milliers à dizaines de milliers de kWh) sont de l'ordre de grandeur de toitures de quelques dizaines à centaines de mètres carrés de panneaux solaires. C'est modeste, avec davantage de surveillance que le photovoltaïque mais des tarifs de rachat moins intéressants (le kWh hydraulique est racheté environ deux fois moins cher que le kWh solaire, ledit tarif de rachat étant un soutien public aux énergies renouvelables).
Cela étant dit, l'argument de la rentabilité est à étudier sur chaque cas. Il dépend beaucoup de la nature des sites, du sérieux dans le benchmarking de chaque poste (qui éviterait les surfacturations si souvent observées dans des marchés publics), de la possibilité d'automatiser le site, de la proximité du raccordement, des dispositions du maître d'ouvrage, de la complexité du dossier réglementaire, etc. Aussi du taux de retour que l'on attend sur le capital investi (les attentes très gourmandes de certains investisseurs privés n'étant pas forcément celles des collectivités, des syndicats d'énergie ou des coopératives, par exemple).
Par ailleurs, l'énergie n'est pas considérée comme un bien marchand pur et réductible à sa dimension de rentabilité. Elle est centrale pour la collectivité, stratégique pour son gouvernement, indispensable pour chaque individu, soumise à divers arbitrages ne relevant pas de la seule profitabilité (pollution, changement climatique, cadre de vie, sécurité). Si les énergies renouvelables devaient aujourd'hui se déployer sans aucun autre débouché que le prix de gros du MWh sur le marché européen de l'électricité, bien peu de projets verraient le jour en solaire, éolien, hydrolien, géothermie ou biomasse.
Il en résulte que la rentabilité du kWh produit n'est pas le seul critère à estimer. Au demeurant, le bilan de nombreuses mesures d'écologie des rivières est plutôt
mauvais en analyse coût-bénéfice ou en
services rendus aux riverains par les écosystèmes, cela n'empêche pas des investissements. Il serait curieux que les mêmes personnes raisonnent en pure rentabilité sur l'énergie renouvelable quand elles se montrent parfois si indifférentes à cette dimension dans leurs choix de dépense publique.
Le potentiel hydraulique des rivières est sous-exploité aujourd'hui
On entend souvent dire que l'essentiel du potentiel hydro-électrique serait déjà exploité. Cet argument est tout simplement faux quand on raisonne à la dimension des rivières et de leurs ouvrages. Si l'on prend les rivières concernées par les effacements en Nord Bourgogne – Seine, Ource, Armançon, Cousin –, il est aisé de constater au contraire que :
- 90 % des ouvrages existants sont aujourd'hui sans production énergétique, donc la chute artificielle existe mais dépourvue d'usage;
- le taux d'étagement des rivières (proportion de pente impactée par les ouvrages par rapport à la pente totale) se situe entre 30 et 60 %, donc il reste une marge importante d'écoulement aménageable.
Au final, l'essentiel du potentiel énergétique de ces cours d'eau – comme de la majorité des rivières françaises – n'est pas exploité aujourd'hui, alors qu'il l'était bien davantage hier, à l'époque de l'hydraulique ancienne des moulins. C'est un paradoxe : notre époque se gargarise de transition énergétique ni fossile ni fissile, mais elle n'est pas capable d'utiliser correctement l'une des plus anciennes sources naturelles d'énergie, que les générations précédentes maîtrisaient déjà. Et cela alors même que les infrastructures de génie civil (seuils, chaussées, barrages, biefs, canaux, chambres d'eau) sont souvent en place, ce qui limite le coût économique (et le coût carbone) des projets.
La transition énergétique : une question de mentalité
La transition énergétique, c'est aussi une question de mentalité. Certaines habitudes ont été prises au cours du siècle écoulé, à l'âge de l'abondance et de l'insouciance : attendre passivement l'énergie produite "ailleurs", si possible dans des centrales de grande puissance ; croire que les sources actuelles seront plus ou moins éternelles ou que de nouvelles sources seront très vite disponibles et à très bas prix (biais d'optimisme constant et constamment démenti dans l'histoire de l'énergie) ; ne pas penser aux risques présents ou futurs liés à certaines de ces sources d'énergie ; considérer que la transition, c'est important mais c'est pour les autres, c'est-à-dire qu'il n'est pas urgent ni même utile de réfléchir à la production et à la consommation locales. Plus basiquement encore, ne pas bien connaître les ordres de grandeur de l'énergie, ce qui pousse à des propos ou à des attentes peu réalistes.
Dans la vie moderne, chaque individu a besoin d'une
énergie finale utile de 80 à 100 kWh par jour (en France). En réduisant progressivement ce chiffre grâce à une politique volontariste et continue de réduction de la consommation, il resterait comme objectif 50 kWh à produire pour chacun et pour chaque jour (en incluant tout, éclairage, chauffage, transport, besoins domestiques, etc., mais en excluant le solde des biens que nous importons par rapport à ceux que nous exportons, biens qui pèseraient sur ce budget en énergie s'ils étaient produits localement).
Donc pour fixer les idées : on cherche une puissance de 2 kW en permanence au service de chaque habitant. Il est possible de produire cette énergie localement, en particulier dans les zones rurales qui ont l'avantage d'avoir beaucoup d'espace et peu d'habitants, au contraire des villes (les zones rurales peuvent non seulement produire leur énergie, mais aussi en exporter vers les villes). Encore faut-il y mettre les moyens. Car 2 kW, cela ne paraît pas beaucoup... mais en permanence et pour tout le monde, ce n'est pas rien.
Un exemple : le Cousin à Avallon
Prenons l'exemple de la commune d'Avallon, dont la municipalité souhaite effacer trois de ses seuils. Sur le territoire de la commune (de Méluzien aux Ruats), le Cousin a une chute totale d'environ 50 m et pour un débit moyen d'environ 5 m3/s. La puissance totale brute est de l'ordre de 2500 kW. En exploitant la moitié seulement de la chute (pour laisser autant d'écoulements naturels) puis en prenant un facteur de charge et rendement de 40 % (incluant l'absence de turbinage à débit trop fort ou trop faible), il serait possible de développer environ 500 kW de puissance hydraulique sur le territoire communal. Soit l'énergie pour un peu plus de 250 de ses habitants (environ 4% de la population d'Avallon).
Si l'on n'a pas bien compris (ou accepté) le sens de la transition énergétique, on dira: "
c'est négligeable, faisons venir l'énergie d'ailleurs, par exemple du projet éolien de Cussy-Saint Magnance, et laissons la rivière tranquille". En fait, il n'y a rien de "
négligeable" à produire une énergie très bas carbone pour des centaines de personnes à partir d'une seule source entièrement locale. Il n'est pas très avisé d'encourager les gens à toujours attendre que l'énergie vienne d'ailleurs. Et quand certains veulent laisser la rivière "
tranquille", d'autres veulent sauvegarder un paysage "
intact" (c'est-à-dire qu'aucune source d'énergie ne convient à tout le monde). De surcroît, le parc éolien en question produira l'énergie pour 1200 personnes (selon nos critères ci-dessus, 12000 kW de puissance à facteur de charge 0,2 dans le cas de l'éolien de plaine en Bourgogne et pour 2 kW de besoin individuel), donc si l'on soustrait les habitants concernés sur les 2 communes du projet (700), il n'en resterait "que" l'équivalent de 500 habitants pour Avallon… un chiffre finalement pas très éloigné du potentiel de couverture hydraulique (d'autant qu'il y a d'autres communes à alimenter avant Avallon autour du projet éolien).
A noter : nous avons pris Avallon comme exemple, qui est une zone plutôt "peuplée" de notre région par ailleurs peu dense. Le potentiel hydraulique du Cousin est sensiblement le même sur le territoire de la commune de Magny à l'amont (débit plus faible, chute plus importante), mais comme il n'y a que 860 habitants, l'hydraulique pourrait fournir environ le tiers de l'énergie locale dans ce cas.
Conclusion : le taux d'équipement des rivières, un objectif que le gestionnaire doit intégrer
Au fond, la question est de savoir s'il est bon que notre société encourage le développement de la petite hydro-électricité. Certains pensent le contraire (c'est leur droit) et ils sont nombreux dans le milieu particulier des gestionnaires de la rivière. D'autres (dont nous sommes) considèrent que la petite hydraulique a des avantages évidents, assez peu d'opposants farouches dans la société, moins d'impacts sociaux, sécuritaires, territoriaux et environnementaux que l'implantation de la grande hydraulique, donc qu'elle est légitime à condition de contrôler ses impacts écologiques.
Au demeurant, des choix publics sont plutôt favorables à cette petite hydro-électricité : le
Schéma régional climat air énergie de Bourgogne a prévu son développement (qui est donc soutenu par le Conseil régional et l'Ademe), les
appels d'offres du Ministère de l'environnement concernent désormais également les sites hydro-électriques de petite puissance, le
paquet énergie climat de l'Union européenne (directives 2009 révisées en 2014) inclut bien sûr l'hydro-électricité dans la production encouragée d’énergie à partir de sources renouvelables.
Dans ces conditions, il serait bon d'intégrer plus systématiquement le développement du potentiel hydro-électrique dans la réflexion et l'action en rivière. Certains défendent l'objectif de taux d'étagement pour garantir que la rivière conserve une quantité suffisante de zones d'écoulement "naturel" (à tout le moins non modifié longitudinalement, car un écoulement est par ailleurs "dénaturé" de nombreuses manières). Ce n'est pas absurde en soi, à condition que les taux en question ne soient pas un nouveau gadget dogmatiquement imposé, mais un outil fondé dans sa motivation, argumenté dans sa fixation et concerté dans sa réalisation. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas leur adjoindre des objectifs de taux d'équipement énergétique des chutes aménagées de la rivière?
Illustrations : moulin sur le Cousin à Méluzien ; profil en long de la rivière par l'IGN.
Prochain rendez-vous hydro en Bourgogne Franche-Comté
4e rencontre de l'hydroélectricité en Bourgogne Franche-Comté - 14 octobre 2016 à Fraisans (39). Au programme des échnages : optimisation technique, écologique et financière de son installation hydroélectrique. Au programme de visite : l'installation hydroélectrique des Forges de Fraisans. Forum avec des professionnels de l'hydroélectricité.