16/11/2016

Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau

La réforme de continuité écologique suscite des débats politiques sur les modifications du patrimoine et du paysage des rivières, sur ses coûts élevés et son calendrier irréaliste. Mais avant cela, elle souffre d'un problème fondateur : l'insuffisance d'information scientifique dans sa programmation et sa mise en oeuvre, avec une restriction des perspectives à certaines spécialités (hydrobiologie d'orientation halieutique, hydromorphologie) et une absence de prise en compte des nombreux retours critiques de la recherche sur la restauration de rivière. Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques ainsi que l'Union française d'électricité se sont joints pour demander aux 6 Agences de l'eau de la métropole une saisine de leur conseil scientifique en vue de produire une évaluation de l'état de la recherche sur la question et un audit des mises en oeuvre. Voici le texte de cette demande.


Depuis la loi sur l’eau de 2006 ayant institué le principe de continuité écologique (art L 214-17 CE) et le classement des rivières ayant planifié sa mise en œuvre, des problèmes importants sont apparus, menant à une contestation du bien-fondé de certains choix programmatiques. Les 12 institutions nationales – dont certaines sont représentées au Comité de bassin, notamment à travers l’UFE –, plus de 300 associations locales et 1500 élus signataires de l’appel à moratoire sur la mise en œuvre de la continuité écologique en témoignent.

Une partie de ces problèmes relève non pas seulement du débat démocratique local et national, mais aussi d’une expertise proprement scientifique devant éclairer ce débat.

Voici, à titre d’exemple, quelques questions posées par la réforme de continuité écologique et de restauration physique des lits mineurs qui lui est directement associée :

  • il existe des pressions sur la ressource quantitative en eau et des incertitudes sur le futur régime hydrologique des bassins en situation de changement climatique. La destruction des retenues (dont ses effets sur les nappes) liée aux effacements de barrages ou digues d’étangs à fin de continuité écologique a-t-elle été évaluée en couplage avec les différents scénarios d’évolution hydroclimatique et des prospectives sur les besoins en eau, en particulier pour l’alimentation (eau potable, production agricole) des territoires  ?
  • les épisodes récents de crues et inondations ont montré que la « mémoire du risque » s’efface alors même que nos sociétés sont plus vulnérables que jamais aux aléas naturels. La politique de continuité écologique a pour ambition de modifier de manière globale les systèmes hydrauliques de rivières entières, avec des conséquences sur l’onde de crue, sa diffusion et sa cinétique (par exemple, suppression de ressauts hydrauliques et des annexes formés par les biefs, abaissement du niveau amont et risque d’incision empêchant l’expansion latérale, etc.). Ces points ont-ils été modélisés sur chaque bassin versant avant d'entreprendre des arasements ou dérasements coordonnés? 
  • des travaux récents en hydro-écologie quantitative (par exemple Van Looy et al 2014 , Villeneuve et al 2015 en France) montrent que la densité de barrage en rivière a un impact modeste sur les peuplements piscicoles utilisés comme bio-indicateurs de qualité pour la DCE (incluant certaines espèces migratrices concernées par le classement de continuité). Par ailleurs, les habitats lentiques des retenues peuvent avoir des effets positifs sur la biodiversité totale d’un tronçon, laquelle ne se réduit pas à des espèces piscicoles migratrices ou rhéophiles (ni aux poissons en général). Le choix d’effacer ou aménager des milliers d’ouvrages au titre de la continuité écologique répond-il à une priorité pour l’état écologique des rivières, et en ce cas avec quelle prédictibilité sur l’évolution des peuplements piscicoles ?
  • de manière assez constante, la recherche scientifique montre que la restauration physique des cours d’eau a peu d’effets sur la qualité des peuplements biologiques si le bassin versant présente d’autres pressions importantes, liées notamment aux usages des sols (Haase et al 2013, Dahm et al 2013, Verdonschot et al 2013, Nilsson et al 2015). Le classement des cours d’eau à fin de continuité écologique et restauration des habitats a-t-il été validé par des modèles de priorisation ?
  • des travaux également nombreux montrent qu’en augmentant le temps de résidence hydraulique et la sédimentation locale, les plans d’eau, retenues et étangs liés à des ouvrages hydrauliques ont des effets positifs sur l’auto-épuration de la charge en nutriments, mais aussi en produits phytopharmaceutiques (Gaillard et al 2016, Expertise collective Irseta-Onema-Inra 2016). Cette dimension a-t-elle été étudiée dans chaque programme de restauration de continuité, notamment sur les bassins soumis à des pressions de pollution et de forts enjeux estuariens ?
  • les millions de mètres cubes de sédiments remobilisés par le libre transit alimentent les bouchons estuariens. Les surcoûts de dragage sont très élevés. L’impact environnemental du clapage est-il étudié ? Cette surcharge sédimentaire a-t- elle un lien (consistance chimique, pathologies) avec les calamités déplorées par la filière conchylicole sinistrée ?
  • en France (Morandi et al 2014, Lespez et al 2015) comme dans d’autres pays (Palmer et al 2014), des chercheurs ont tiré le signal d’alarme sur le manque de qualité scientifique dans le diagnostic initial et dans le suivi des chantiers de restauration morphologique (dont ceux de continuité écologique), ainsi que sur la mauvaise appréciation de l’histoire sédimentaire des bassins dont la dynamique fluviale doit être restaurée. Comment s’assurer du point de vue méthodologique que l’investissement public dans la continuité écologique produise des résultats tangibles à partir d’une information scientifique solide dès la phase de planification ?
  • les ouvrages hydrauliques intéressent l’expert en hydrobiologie et hydromorphologie, mais ils ont également de nombreuses autres dimensions en usages et en représentations sociales. Or, nous constatons que les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, droit, économie, science politique) sont très peu mobilisées sur la question. Comment mettre en oeuvre une approche multidisciplinaire des ouvrages hydrauliques, capable de nourrir une programmation publique répondant à l’ensemble des enjeux ?

Pour répondre à ces questions, à tout le moins pour statuer déjà sur leur pertinence, nous sollicitons du Conseil scientifique de l’Agence de l’eau un avis sur les attendus de la politique de restauration de continuité écologique menée dans le bassin hydrographique.

Illustration : destruction du seuil Nageotte d'Avallon, qui avait fait l'objet de restauration dans les années 2000, à l'exutoire d'un affluent reconnu comme massivement pollué. Ce n'est qu'un des 360 ouvrages de l'Yonne devant être détruits ou aménagés à brève échéance. Cette politique française de continuité écologique heurte un nombre croissant de citoyens, car elle change leur cadre de vie, dépense un argent public indisponible pour d'autres postes, s'appuie sur un discours de spécialistes mettant en avant des gains modestes et généralement non mesurés, dont le rapport à l'intérêt général de la collectivité est loin d'être évident. Mais cette réforme dispose-t-elle d'une base scientifique solide sur ses attendus, ses méthodes, ses résultats? On demande aux conseils scientifiques des Agences de l'eau de produire un avis informé sur la question.

14/11/2016

Quelle densité de truite à l'hectare définit un intérêt général? (Et autres questions sans réponses)

Les relevés piscicoles de densité de truite à l'hectare dans le Cousin et ses affluents nous inspirent quelques questions sur les finalités et les performances de la restauration de rivière.  

Le Cousin est une rivière du Nord-Morvan modifiée depuis longtemps sur son lit et dans son bassin, d'abord par l'agriculture, le flottage, les moulins et étangs, plus récemment par des rectifications, drainages, pollutions, productions hydro-électriques et activités sylvicoles. Le changement climatique modifie progressivement les conditions générales d'hydrologie et de température, passant de la période froide du petit âge glaciaire (jusqu'au XVIIIe siècle) à la période chaude moderne. Des facteurs locaux (baisse démographique, faible emprise agricole, socle granitique, forte pente) font que le bassin du Cousin paraît moins "anthropisé" que d'autres, même si en réalité il a connu des influences durables liées à l'histoire.

Comme d'autres, la rivière fait l'objet de travaux d'étude et restauration par le Parc naturel régional du Morvan, qui en est le gestionnaire principal. L'objectif écologique prioritaire du Cousin est l'entretien d'une population relique de moules perlières, dont le cycle de vie dépend de la truite (les larves des moules colonisent les branchies du poisson pour croître et se diffuser).

Le tableau ci-dessous reproduit quelques mesures de densité de truite fario (Salmo trutta fario), telles qu'elles ont été relevées depuis 10 ans sur le Cousin et ses affluents (d'autres relevés existent, mais nous ne les avons pas trouvé en libre accès ou ils n'avaient pas calculé une densité à l'hectare).



Quelques remarques sur ces données :
  • il y a des truites dans le Cousin (au cas où l'on aurait fini par l'oublier à force d'entendre des propos catastrophistes!);
  • certaines zones n'ont pas fait l'objet de mesure (ou nous ne les avons pas retrouvées), par exemple le Trinquelin de Saint-Agnan à Cussy, le cours aval de la rivière après Avallon;
  • les stations ont des densités très variables;
  • le cours principal du Cousin présente des densités plutôt faibles, sauf à l'amont, parfois nulles dans les habitats non favorables;
  • les affluents du Cousin présentent pour certains des densités fortes à très fortes;
  • les résultats sont variables d'un relevé l'autre, comme le montrent les stations ayant 3 mesures (Les Cordins prairie : 0, 284, 2901) et d'autres où l'on a un facteur 10 de variation;
  • sur les stations sans truite, il y a d'autres poissons mieux adaptés aux habitats concernés.

A partir de ce tableau, on peut se poser diverses questions :
  • Connaît-on la variabilité des populations de truite?
  • Connaît-on la fourchette de population totale de la truite (et de la moule perlière) sur le Cousin?
  • Quelle densité de truite à l'hectare est considérée comme un objectif raisonnable?
  • En quoi cette densité de truite à l'hectare correspond-elle à l'intérêt général des citoyens?
  • Juge-t-on utile de consulter les citoyens pour savoir ce qu'ils en pensent?
  • Quelle a été la somme totale dépensée pour la restauration du Cousin et affluents depuis 20 ans?
  • Quelle a été l'évolution globale des populations de truites / moules perlières depuis 20 ans?
  • Quelles dépenses et quels délais seront encore nécessaires pour atteindre l'objectif posé (s'il existe)?
  • Avec quel degré de certitude sur le résultat?
  • Pense-t-on que les truites (et les moules) seront toujours présentes au XXIIe siècle en situation de réchauffement climatique?

Ces questions restent généralement sans réponse, et l'on a droit à deux types d'évitement:
  • le propos généraliste (exemple : "l'enjeu est de restaurer la fonctionnalité des milieux aquatiques afin d'accroître leur résilience et de viser un bon état de la masse d'eau") dont le caractère passe-partout ne satisfait pas les informations demandées;
  • le propos spécialiste (exemple : "le colmatage des substrats et de la zone hyporhéique induit des déficits bien réels dans le cycle de vie de nombreux assemblages des biocénotypes attendus sur une rivière comme le Cousin") dont la complexité formelle noie le débat de fond dans un jargon peu accessible aux citoyens et évite, lui aussi, de répondre à des questions assez simples sur le diagnostic et le bilan global.

Cette esquive n'est pas durable. Depuis que les Agences de l'eau ont basculé vers un paradigme de gestion écologique de bassin, des sommes croissantes d'argent public sont engagées. L'environnement aquatique n'est plus le combat isolé de quelques associations lançeuses d'alerte ou l'apanage de certains usagers (pêcheurs), mais une politique publique qui crée des contraintes, engage des coûts, modifie des pratiques. La contrepartie est nécessaire: il faut répondre de l'intérêt général et de l'efficacité (écologique) des actions menées. Cette demande est de plus en plus forte sur les décideurs, tant dans les échanges avec l'Union européenne concernant la mise en place de la directive cadre sur l'eau et ses garanties d'efficience que dans la littérature scientifique d'évaluation de l'écologie de la restauration, où de trop nombreux retours d'expérience négatifs conduisent les chercheurs à se poser des questions (voir cette synthèse).

La demande d'explication sur l'intérêt, la portée et le succès de la restauration écologique devient également plus pressante de la part des citoyens quand leur cadre de vie se trouve modifié – ce qui est inévitable si la restauration de milieux doit réellement primer sur d'autres considérations. Il y a par exemple une soixantaine de moulins et étangs sur le bassin du Cousin, leur effacement et leur aménagement représentent un coût conséquent, un changement du paysage historique des vallées et la modification de biotopes qui peuvent avoir leur intérêt, même s'ils n'hébergent pas des salmonidés. Cette évolution ne s'obtiendra pas sans qu'on en explique et justifie l'intérêt général. Et faire simplement varier des densités de truite risque de ne pas suffire à cela...

A lire sur ce thème
Les moulins ont-ils fait disparaître les truites du Cousin?
Les moulins ont-ils fait disparaître les moules du Cousin?

13/11/2016

L'opposition à la destruction des barrages aux Etats-Unis (Cox et al 2016)

Pour les partisans de la destruction des ouvrages hydrauliques, les Etats-Unis apparaissent parfois comme un pays de Cocagne : celui où l'on démantèlerait petits et grands barrages dans un grand enthousiasme collectif face à l'évidence des bienfaits de la "nature renaturée". Le travail de trois chercheurs, géographes au Dartmouth College, sur l'opposition à la destruction des ouvrages de Nouvelle Angleterre vient opportunément rappeler qu'il n'en est rien. Les Etats-Unis effacent peu (par rapport au parc installé) et ces effacements rencontrent des oppositions, poussant au report ou à l'abandon d'un nombre non négligeable de projets. Les opposants revendiquent l'esthétique, l'histoire, la vie sociale et même l'écosystème d'une nature anthropisée, avec la ferme volonté de la transmettre comme telle aux générations futures. Outre-Atlantique comme en France, la micropolitique de la contestation pointe l'attitude lointaine des administrations et ONG apportant leurs projets  de destruction des cadres de vie locaux au nom d'enjeux environnementaux peinant à convaincre qu'ils représentent un quelconque bien commun pour les populations concernées. Analyse des mobilisations citoyennes en marche.

En 2008, après 8 ans d'études, la ville de Greenfield (Massachusetts) accepte d'effacer deux barrages (Wiley et Russell, Mill Street) sur la rivière Green. Le second chantier se révèle trop coûteux, les efforts se concentrent sur le premier. Un plan, soutenu par 17 administrations et organisations non gouvernementales (de la NOAA à Trout Unlimited), propose de dépenser 500.000 $ sur 5 ans pour la suppression du barrage de Wiley et Russell. En août 2014, après une campagne locale des habitants, le maire de Greenfield prend la décision unilatérale d'arrêter le projet.

Cette anecdote introduit l'article de Coleen A. Fox, Francis J. Magilligan et Christopher S. Sneddon, trois géographes du Dartmouth College. Leur objectif : comprendre la manière dont s'articulent les oppositions aux effacements de barrage en Nouvelle Angleterre.

La région de la Nouvelle-Angleterre, au Nord-Est des États-Unis, est composée de six États (Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island et Connecticut). C'est une de régions dont les cours d'eau sont le plus fragmentés,avec 14.000 ouvrages. Certains datent de la Révolution industrielle. D'autres, plus anciens, coïncident avec de premiers moulins et sont contemporains de la colonisation des Etats-Unis d'Amérique par les Européens.

A date, 127 ouvrages ont été démantelés volontairement dans cette région, plus d'une cinquantaine sont en étude de démantèlement. L'objectif écologique principal est de restaurer la connectivité des cours d'eau, en particulier pour les poissons migrateurs. L'argument le plus souvent avancé est que les barrages sont vieillissants, ont perdu leur finalité industrielle originale, présentent des risques et ne font pas l'objet de projet d'investissement en réparation de la part de leur maître d'ouvrage.  Mais environ 50 projets de destructions ont été différés ou annulés en raison de l'opposition locale au chantier, soit plus du quart de l'ensemble.


Exemples de barrages dont le démantèlement fait l'objet de contestation, Cox et al 2016, art cit, droit de courte citation.


Pas hors de mon jardin (NOOMBY) ! Un défi pour une industrie de la renaturation au budget de 1 milliards USD par an...
Au cours de leur enquête, Coleen Fox et ses collègues ont rencontré les parties prenantes des projets d'effacement et analysé leurs argumentaires (réseaux sociaux, documents de campagne). "A l'opposé du phénomène longtemps observé 'pas dans mon jardin' (NIMBY, not in my backyard), 'pas hors de mon jardin' (not out of my backyard, NOOMBY) est en train de devenir rapidement le cri de ralliement informel des individus et des groupes hostiles à la suppression de barrage dans la région", soulignent les chercheurs. Et ils précisent: "Les enjeux politico-économiques sont importants: aujourd'hui aux Etats-Unis, la restauration de rivière est une industrie à 1 milliard $ par an".

Voici quelques exemples de citations exprimant le ressenti des citoyens hostiles à la suppression des barrages :

  • "vous tuez le barrage, vous tuez une part de moi-même"
  • "ce serait une honte de perdre cette magnifiique ressource naturelle"
  • "vous saviez, vous saviez à leur attitude, à leur posture, que leur stratégie était de le détruire"
  • "sauvez le barrage et son écosystème unique pour que les générations futures en profitent"
  • "mes parents l'ont apprécié. Je l'apprécie. Mes enfants l'apprécient et, espérons-le, mes petits-enfants pourront l'apprécier"
  • "sauver le barrage, sauver la nature, sauver le plaisir"
  • "une fois que l'histoire a disparu, elle a disparu pour toujours"
  • "c'est une super aire de loisir et même temps qu'un écosystème établi. Drainer cette ressource affectera non seulement la communauté, mais aurait aussi des effets drastiques sur la faune et la flore du coin"

Comment se structure l'opposition aux destructions de barrage?

Le premier angle est l'attachement au cadre de vie formé par l'histoire, l'identité et l'esthétique du territoire. Les ouvrages sont décrits par leurs défenseurs comme "une part de l'histoire", "une part de la culture", qui a toujours été présente de mémoire d'homme. La communauté locale s'articule autour d'eux. Il y a souvent un simple plaisir esthétique à la retenue "qui a toujours été là", sans qu'il soit besoin de revendiquer un héritage culturel à forte valeur patrimoniale.

Le deuxième angle, pouvant paraître contradictoire, est la défense de la nature. Pour les riverains, l'hydrosystème formé par le barrage s'assimile à un écosystème à fort intérêt, avec des espèces familières et visibles souvent citées (hérons, canards, etc.). Parfois, des espèces invasives sont évoquées comme pouvant coloniser l'endroit si le barrage disparaît (cas particulier des lamproies connues comme espèce invasive nuisible dans les Grands Lacs). Les trois chercheurs prennent soin de souligner que si certaines assertions sont fausses au regard de la connaissance scientifique en écologie des milieux aquatiques, elles montrent néanmoins l'importance critique de "la nature" comme phénomène "socialement construit à travers des institutions et des mentalités scientifiques, culturelles et politiques". La nature anthropisée peut très bien être perçue comme "authentique" voire "sauvage" dans l'expérience des citoyens ordinaires qui la côtoient.

Le troisième angle est celui de la "micropolitique". Cette micropolitique se décline en réflexe de défense "David contre Goliath" (programmes fédéraux lourdement financés et ONG nationales contre citoyens localement mobilisés), en opposition insider versus outsider (les tenants de la destruction ne sont pas des locaux), en ressentiment contre des inégalités ou opacités d'affectation des financements publics (y compris entre territoires), en langage de classe parfois (des fonds de soutien à la nature très bien dotés par des personnalités riches de la région) et enfin en conflits interpersonnels (la destruction de barrage comme outil d'ascension et promotion de certaines personnes localement influentes).

Conclusion des trois géographes : "Ce qui est évident à partir de notre recherche, c'est le besoin de considérer sérieusement comment l'esthétique, le sens du lieu, l'histoire et la connaissance environnementale concourent à influencer les perceptions et l'attachement à ces types de paysages fortement anthropisés qui caractérisent l'Anthropocène. Dans certains effacements de barrage, cela peut être simplement une résistance au changement que l'intervention apporte. Mais, pour sa plus grande part, notre recherche suggère que les raisons à l'opposition sont bien plus complexes".

Il y a des effacements qui se passent bien et d'autres qui se passent mal, des oppositions qui s'atténuent et d'autres qui se renforcent, des opinions qui se figent et d'autres qui évoluent. La diversité et la volatilité des représentations font partie de la complexité de cette question, comme le rappellent Cox et ses collègues.

Discussion
L'approche scientifique de l'effacement de barrage a été essentiellement portée par des disciplines comme l'hydrobiologie ou l'hydromorphologie, en vue de prédire comment des écosystèmes, des fonctionnalités ou des assemblages d'espèces peuvent répondre à des modifications des lits mineurs et majeurs de la rivière. La géographie comme les sciences humaines et sociales apportent un regard différent sur la manière dont les paysages et les environnements ont été modifiés sur la longue durée et sont perçus par les acteurs concernés. En France, des travaux (encore rares) sont menés par certains chercheurs sur ces dimensions (voir par exemple, depuis une dizaine d'années, les publications du groupe de recherche sur les représentations des paysages et de la nature dans les petites vallées de l'Ouest de la France face aux projets de restauration écologique ; voir nos recensions récentes de Le Calvez 2015, de Lespez et al 2016 et de Lespez et Germaine 2016).

La recherche de Fox, Magilligan et Sneddon sur les résistances aux destructions de barrage en Nouvelle Angleterre montre des convergences transculturelles manifestes de part et d'autre de l'Atlantique. Les acteurs sont différents mais les ressorts de l'action et les constructions de l'argumentation empruntent souvent les mêmes voies. Nombre de verbatims reproduits par les géographes états-uniens pourraient se retrouver dans la bouche de défenseurs français des ouvrages hydrauliques.

Sans pouvoir les quantifier précisément (voir le mémoire de stage de N. Defarge sur la perception des propriétaires d'ouvrages de l'Armançon pour un début d'objectivation), des différences apparaissent également. La dimension patrimoniale (histoire, culture) pèse sans doute d'un poids un peu plus lourd dans notre pays, car les moulins (principaux concernés par les effacements) y sont plus anciens et souvent perçus comme des "icônes" sympathiques, à tout le moins inoffensives, du passé des rivières. Un autre aspect est la dimension énergétique, absente des débats rapportés dans la recherche nord-américaine alors qu'elle est en France plus souvent invoquée. Cela tient au fait que la France n'a jamais eu beaucoup de ressources fossiles en sous-sol (inversement, elle a eu une tradition hydraulique précoce), que son modèle nucléaire est aujourd'hui ébranlé et qu'il existe des programmes volontaristes de développement des énergies peu émettrices de carbone, l'ensemble rendant peu compréhensible dans la présente conjoncture la destruction d'ouvrages pouvant produire de l'électricité "verte".

Du côté des partisans de la destruction, si les lobbies sont sensiblement les mêmes (environnementalistes et pêcheurs) avec aux Etats-Unis un arrière-plan culturel spécifique de valorisation du sauvage (wilderness) et des occupants premiers de la terre (Indiens), l'administration montre en France une posture beaucoup plus dirigiste et autoritaire qu'outre-Atlantique, fonctionnant plus volontiers sur le mode de l'injonction et de la contrainte. Ce qui n'est pas pour réduire la conflictualité : il semble que, selon les départements, 5 à 25% seulement du programme (obligatoire) d'effacement ou aménagement d'ouvrage est réalisé à date (au lieu des 100% accomplis en 2017-2018). Les projets les plus simples ont été engagés les premiers, une résistance plus organisée aux effacements se diffuse et le financement public est insuffisant pour des solutions non destructrices : la poursuite du programme devrait être difficile s'il n'est pas amendé. L'échec provisoire des chantiers "pilotes" sur les grands barrages de la Sélune est révélateur du moment de flottement et de doute politique sur le bien-fondé de la réforme (voir nos articles).

La politique des rivières est un de ces topiques où, dans les sociétés industrialisés, l'écologie tente de passer du registre classique de la précaution et de la prévention (limitation de nuisances à la source) à celui, plus ambitieux, de la conservation et de la restauration (mise en avant des espèces et habitats comme d'intérêt général pour la société, de portée possiblement supérieure à d'autres fondements du même intérêt général). Face aux objections et aux contestations des tentatives en ce sens, certains de ses promoteurs sont restés dans un registre assez classique d'interprétation de la résistance à l'innovation politique: les opposants ne comprennent pas (ou représentent des intérêts particuliers résiduels), quand ils comprendront l'évidence du progrès s'imposera, les réformes se généraliseront et la nouvelle communion à la nature apportera une émancipation par rapport aux époques antérieures. La réalité risque d'être plus dérangeante et plus prosaïque que cette sotériologie implicite : la "nature renaturée", bien loin d'avoir pour elle la supériorité d'une quelconque évidence morale, esthétique, politique ou scientifique, bien loin de porter le retour à une authenticité perdue en fermant une parenthèse historique qui aurait créé cette perte, apparaît au même titre que la nature anthropisée comme une option gestionnaire parmi d'autres de l'âge de l'Anthropocène. Une option jugée à des choses relativement banales – ses coûts, ses contraintes, ses bénéfices –, des choses sans doute terriblement banales pour ceux qui y voyaient une manière tout à fait nouvelle d'organiser les rapports de l'homme à son environnement et au vivant.

Référence : Fox CA et al (2016), "You kill the dam, you are killing a part of me": Dam removal and the environmental politics of river restoration, Geoforum 70, 93–104

A lire également sur les effacements aux Etats-Unis
États-Unis: des effacements de barrages peu et mal étudiés (Bellmore et al 2016)
Le "désaménagement" des rivières en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Lespez et Germaine 2016)
Les Etats-Unis n'ont effacé que 1000 barrages en un siècle (mais la France prétend en traiter 15.000 en 5 ans…)

11/11/2016

Rapport complet Onema sur Tonnerre: un exemple de laxisme pro-destruction

Nous avions relevé, dans un précédent article, que l'Onema a regretté le défaut de diagnostic biologique (poissons, invertébrés) dans le projet d'effacement des ouvrages de Tonnerre porté par le SMBVA. L'Office nous a écrit pour proposer de mettre le rapport complet en ligne, afin que les lecteurs jugent des raisons pour lesquelles l'avis de l'Office a malgré tout été favorable. Nous le faisons très volontiers, car la lecture de ce rapport démontre une chose: le laxisme et la complaisance manifestes dont jouissent les projets de destruction de moulins en France. L'Onema relève la plupart des manques du dossier, mais conclut néanmoins à un accord pour détruire. Nous encourageons donc vivement chaque lecteur à prendre connaissance de l'intégralité de ce document, pour mesurer le caractère insignifiant des gains hypothétiques de la continuité écologique et l'impossibilité même de vérifier la réalité de ces gains. Le SMBVA casse des ouvrages sans analyser les milieux concernés et sans s'engager sur des bénéfices tangibles. Cette dérive doit cesser, sur l'Armançon comme ailleurs. 


Le rapport complet de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques tel qu'il nous a été transmis par la Préfecture (pdf, format image et non texte) peut être téléchargé à ce lien. Examinons point à point comment l'Onema, souvent redouté pour la rigueur de ses exigences, a vérifié le sérieux écologique du projet d'effacement des ouvrages de Tonnerre.

Données biologiques
Comme indiqué dans le précédent article, aucun relevé invertébrés ou poissons n'a été fait sur la station concernée. Il faut ajouter aussi aucun relevé diatomées, macrophytes ni biodiversité en général. On engage donc un projet soi-disant écologique sans mesurer une seule présence d'espèce bio-indicatrice au droit du site, ni aucune espèce en général.

Données physico-chimiques
Ce sont celles de la station du Tronchoy pour 2008-2009 et 2010-2011. Les seuils sont en contexte urbain, il aurait été intéressant de mesurer la pollution des eaux à leur amont et à leur aval, ainsi que de vérifier la pollution des sédiments. Ce n'est pas fait et l'Onema n'y trouve rien à redire. On engage donc un projet soi-disant écologique qui remobilise les sédiments dans la rivière sans vérifier s'il ne présente pas de contaminants, et qui se flatte d'auto-épurer la masse d'eau sans vérifier que cela correspond à un quelconque processus chimique réel.

Données de transport solide
L'Onema relève qu'il n'y a aucune donnée pour caractériser le transport sédimentaire (ni "taux de comblement de la retenue" ni "nature des sédiments piégés") et qu'une analyse plus appuyée serait préférable. Le bureau d'études, qui n'a donc rien étudié d'essentiel en fait, conclut néanmoins que la circulation sédimentaire serait "fortement perturbée". Il ne vient pas à l'esprit de l'Onema n'exiger un début de preuve de cette assertion comme condition de la poursuite du chantier.

Conditions hydromorphologiques
L'Onema relève que les retenues forment un habitat "profond lentique" au lieu d'une alternance de faciès "radiers/plats courants/mouilles" apparaissant quand les vannes sont ouvertes. Donc l'Onema reconnaît que l'ouverture des vannes aurait suffi à produire ces habitats supposés d'intérêt. Dans ce cas, pourquoi casser ces ouvrages patrimoniaux?

Compte tenu de la granulométrie, les habitats actuellement "noyés" formeraient un "intérêt certain" (si la morphologie était modifiée) pour des espèces comme "la vandoise, le hotu ou encore le barbeau".

L'absence d'analyse de la station ne permet pas de dire si ces espèces sont absentes ou présentes des retenues des sites concernés. Ces poissons présentent par ailleurs une certaine plasticité phénotypique et comportementale. Par exemple les barbeaux peuvent frayer dans des  zones peu profondes vers le bord des rives (et certains sont sédentaires) ; la vandoise peut s'acclimater à des eaux stagnantes. Quant au hotu, c'est une espèce d'importation récente dans le Nord de la France (son aire native de répartition est centre-européenne), dont on voit mal l'intérêt patrimonial de conservation. Faute d'analyse de la biodiversité pisciaire avant le chantier d'effacement, il est de toute façon impossible de dire quels poissons habitaient les retenues, donc de vérifier s'il existe un gain (en richesse spécifique, en biomasse) et si les espèces supposées d'intérêt vont coloniser les habitats.

Dans l'inventaire Onema des tendances piscicoles sur les 20 dernières années (1990-2009), le barbeau commun et le hotu sont en hausse significative en France, le vandoise en baisse non significative (image ci-dessous). Il n'y a donc aucune pression connue d'extinction sur ces espèces assez largement réparties. Le gain piscicole hypothétique sur quelques centaines de mètres du bras de décharge de l'Armançon tonnerroise paraît sans intérêt majeur. Mais l'Onema ne relève rien de tout cela.


Continuité écologique
Le diagnostic des ouvrages est qualifié de "sommaire" et "s'inspirant d'ICE". L'Onema critique le choix du chabot comme espèce repère. On ne connaît pas la franchissabilité des seuils pour les autres espèces, notamment à vanne ouverte.

Le chabot, choisi comme espèce repère par le SMBVA pour son chantier, est un poisson sédentaire (non migrateur, voir cet article) présent dans tous les relevés piscicoles de l'Armançon faits par l'Onema depuis 2000, y compris sur des stations très fragmentées comme Semur-en-Auxois, Pont-et-Massène ou Montigny à l'amont du barrage de Pont (les données complètes des pêches historiques sont disponibles à cette adresse). Cela indique difficilement un problème pour cette espèce sur la rivière. Pourquoi l'Office ne le rappelle-t-il pas au syndicat (qui lui-même le cache aux citoyens et à leurs décideurs)?

Le reste du rapport concerne les conditions de chantier et l'aspect réglementaire de conformité aux textes en vigueur.

Le rapport de l'Onema écrit : "Il serait intéressant de comparer les résultats de l'état initial avec ceux obtenus après aménagement via un suivi après-travaux. Cela permettrait notamment d'évaluer les gains biologiques". Nous sommes bien d'accord mais comme aucun état initial n'a été réalisé, il sera impossible d'estimer des gains. Le SMBVA a promis un "suivi morphologique", ce qui est une perte supplémentaire de temps et d'argent public: il est trivialement évident que la morphologie (hauteur, largeur, vitesse, faciès) va changer sans les ouvrages. L'intérêt n'est pas cette morphologie en soi mais la réponse des espèces à la morphologie et la comparaison de la productivité biologique de l'ancien habitat avec le nouveau.

Conclusion
Récapitulons. L'Onema donne un avis favorable à la destruction de deux ouvrages hydrauliques par le syndicat de l'Armançon SMBVA alors que l'étude préparatoire ne comporte :

  • pas d'analyse de l'ichtyofaune
  • pas d'analyse des invertébrés
  • pas d'analyse de biodiversité et bio-indication en général
  • pas d'analyse du transport sédimentaire
  • pas d'analyse toxicologique des sédiments remobilisés 
  • pas d'analyse de l'effet épurateur de retenues (nutriments, contaminants) en zones urbaines et contexte de bassin agricole amont
  • pas d'autre gain envisagé qu'un changement de faciès d'écoulement et un hypothétique avantage pour trois espèces communes de poisson
  • pas de protocole de suivi avant-après pour vérifier gains ou pertes.

Dans le cadre d'un autre chantier en cours (aménagement de l'usine hydro-électrique de Semur-en-Auxois), nous avons fait observer à l'Office qu'il est désormais mal placé pour exiger des analyses rigoureuses et poussées sur des chantiers énergétiques quand il fait preuve d'une telle tolérance aux approximations et aux incertitudes sur des chantiers écologiques.

Plus généralement, cette incapacité de la réforme de continuité écologique à reconnaître que certains chantiers ont des enjeux modestes sinon insignifiants, à certifier la réalité des gains attendus en ayant la rigueur élémentaire de mesurer avant et après les milieux, à soumettre aux citoyens de vraies données tangibles sur les justifications de la dépense d'argent public et la destruction irrémédiable des ouvrages ne peut plus durer. Pendant que l'on efface le patrimoine historique et la diversité paysagère de nos rivières au nom de réformes dogmatiques, nos vraies obligations européennes de qualité écologique et chimique des masses d'eau ne sont pas respectées. Pas plus que ne sont tenus nos engagements à parvenir à 20% ni fossile ni fissile de notre mix énergétique à horizon 2020.

09/11/2016

Les pêcheurs des Pyrénées-Atlantiques traquent les moulins... et les seuils naturels

Le lobby de la pêche est le principal initiateur de la réforme de continuité écologique en France, et le chantre de la casse des ouvrages hydrauliques. Dans les Pyrénées-Atlantiques, la fédération de pêche s'est mise en quête d'ouvrages à détruire. Un cap est franchi avec l'objectif d'effacer aussi un seuil naturel en rivière, sur financement public de l'Agence de l'eau Adour-Garonne. Les nombreux pêcheurs de terrain qui apprécient souvent les ouvrages et aspirent à des rapports paisibles avec les autres usagers vont-ils tolérer longtemps la dégradation de leur image par ce genre de postures intégristes?

Un lecteur nous a fait parvenir le compte-rendu du dernier conseil d'administration (septembre 2016) de la Fédération de pêche 64 (accessible à ce lien). On peut y lire l'extrait suivant :



Quand l'Agence de l'eau Adour-Garonne propose de dilapider l'argent public en finançant à 100% la destruction du patrimoine hydraulique de son bassin (voir l'article sur cette scandaleuse prime à la casse), les officiels de la pêche sont bien évidemment les premiers à répondre à l'appel puisque leur lobby est le principal instigateur et le principal bénéficiaire de la réforme française de continuité écologique.

Neuf seuils, pour l'essentiel des moulins, vont donc être la cible des velléités de destruction des pêcheurs pyrénéens. Coût estimé : 135.000 euros d'études, 470.000 euros de travaux et une embauche (à financement Agence) pour suivre ces destructions. Rappelons que de nombreux gaves de la région ont été équipés au XXe siècle d'usines hydro-électriques ayant modifié substantiellement la morphologie et l'hydrologie, de sorte que l'intérêt écologique de cette traque aux moulins anciens sur des affluents modestes laisse sceptique sur le gain réel.

Il serait intéressant de connaître la manière dont "l'accord des propriétaires" est obtenu par la Fédération de pêche, vu les procédés douteux si souvent employés (défaut d'information sur le droit d'eau et sa valeur foncière, chantage sur des risques de travaux lourds non subventionnés ou d'amende, etc.). On observe qu'il a fallu des "brigades vertes", un stagiaire et 5 mois de travail pour aller traquer quelques moulins à détruire, les volontaires ne se bousculant manifestement pas au portillon de l'appel d'offres de l'Agence de l'eau.

Le point le plus notable de ce document est certainement l'objectif avancé et assumé de détruire un seuil naturel en rivière, présenté comme un "verrou". Le lobby s'en félicite: "Il s'agirait d'une première en France". Espoir de faire des émules? Quand la nature fait mal les choses, c'est elle que l'on est prêt à corriger. Il est vrai que d'autres défendent de prétendues "rivières sauvages" en dynamitant leurs ouvrages ; un petit milieu, ivre du pouvoir que lui ont donné les dérives administratives de la continuité écologique, a perdu le sens des limites.

Sous le vernis écologique...
Le lobby de la pêche prospère sur la reconnaissance d'utilité publique au service de ses intérêts et de sa vision singulière de la "protection des milieux aquatiques". Car sous le vernis "écologique" qu'il affiche si ostensiblement, tout n'est pas vert dans le loisir pêche :
  • encouragement à une activité consistant à stresser, blesser ou tuer des poissons pour le plaisir et non pour la subsistance, ce qui est à la base une manière pour le moins curieuse d'exprimer sa sensibilité à l'écologie et à la préservation des espèces; 
  • déversements massifs de poissons d'élevage, y compris non natifs du bassin (1); 
  • pollutions génétiques de souches sauvages (cet exemple sur les saumons de la Sélune où les pêcheurs ont justement posé en vertueux défenseurs de l'intégrité biotique); 
  • introductions de pathogènes par les empoissonnements, mais aussi par les bottes et les équipements (notamment les mordus de pêche à la mouche connus pour leur forte mobilité d'un bassin l'autre, par exemple suspicion sur les rivières franco-suisses); 
  • tir de cormorans au prétexte qu'ils sont meilleurs pêcheurs (et donc concurrents directs); 
  • destruction d'espèces jugées nuisibles en première catégorie mais qui se sont révélées des espèces menacées (l'anguille jusqu'en 1984, le brochet jusqu'en 2016); 
  • indifférence à la plupart des espèces non pisciaires (par exemple destruction d'étangs et plans d'eau sans inventaire complet de leur biodiversité);
  • sur des bassins à saumons, aloses, truites de mer et autres amphihalins, mise en avant de l'intérêt "sportif" de la pêche aux migrateurs que l'on dit par ailleurs fragiles ou menacés, et incitation au tourisme halieutique pour venir de loin les traquer en masse, etc. 
La pêche se prétend d'autant plus facilement "écologique" qu'elle jouit en fait du laxisme de l'Etat, qui lui a délégué l'essentiel de ses missions de contrôle (un coup de tampon sur les plans de gestion, quand ils existent seulement), et de l'absence d'étude scientifique sérieuse de son impact cumulé dans le temps (le Conseil supérieur de la pêche a été rebaptisé Onema en 2006, c'est pratique d'être juge et partie dans l'évaluation des usages de la rivière).

Entendons-nous bien : la pêche est une activité sociale et économique légitime, elle a un rôle louable d'animation auprès des jeunes, ses altérations des milieux restent a priori mineures par rapport à d'autres impacts. Et nous ne versons pas pour notre part dans l'intégrisme de la nature-musée intouchable que certains chevaliers blancs portent en étendard. Une gestion intelligente de la rivière doit être capable de tolérer ses différents usages en cherchant à limiter raisonnablement leurs dommages. Mais quand ses représentants officiels viennent donner des leçons de morale écologique en cassant des chaussées de moulin et maintenant en projetant de détruire des seuils naturels, la pêche devient simplement un lobby sectaire dont les autres usagers de l'eau n'ont pas à supporter la nuisance et le double standard. D'autant que c'est l'exploitation de droits de pêche ne lui appartenant pas et la subvention publique qui nourrissent ce lobby.

(1) Dans le PDPG (plan départemental piscicole) en cours de cette Fédération 64, on peut lire : "essais d’implantation de l’Ombre commun (OBR) sur le gave de Pau depuis 2006 (15000 ombrets/an)". L'ombre est un poisson du centre-est de l'Europe et n'est pas natif de ce bassin. Mais comme sa pêche est tolérée après la fermeture de la truite, les pêcheurs apprécient beaucoup de poursuivre la saison. Tant pis si l'on introduit des espèces étrangères dans des bassins dont on affirme vouloir défendre les "biotypologies". La même posture à géométrie variable s'observe avec les déversements d'ombres dans la Cure (voir cet article). L'écologie, c'est bien ; vendre de la carte de pêche pour remplir la caisse, c'est quand même mieux.