30/11/2016

Le Conseil d'Etat retoque le régime d'autorisation des ouvrages hydrauliques (arrêté du 11/09/2015)

Par le décret du 1er juillet 2014 et l'arrêté du 11 septembre 2015, la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Environnement a poursuivi de manière méthodique le but qui est le sien: vider les droits d'eau de leur substance, étendre infiniment le contrôle administratif sur toute activité en rivière et, au final, décourager par un excès de complexité la reprise de la petite hydro-électricité. Le Conseil d'Etat vient cependant d'annuler une disposition de l'arrêté de 2015. Un bon point, mais nous sommes encore à des années-lumière du train de simplification dont ont besoin la gestion des ouvrages hydrauliques et la relance de l'énergie hydro-électrique dans notre pays. 



Nous avions déjà évoqué le décret de 2014 et l'arrêté de 2015, le premier étant une machine de guerre contre les droits d'eau fondés en titre ou sur titre (bête noire de certains hauts fonctionnaires du Ministère), le second étant un exemple de la kafkaïenne contrainte bureaucratique subie par certains propriétaires ou usagers au bord des rivières.

L'article 2 de l'arrêté du 11 septembre 2015 (qui, à la suite du décret du 1er juillet 2014, fixait les prescriptions complémentaires que l'administration peut imposer à un site) est annulé par le Conseil d'Etat, dans sa décision n°394802.

Voici les considérants :
11. Considérant qu'aux termes de l'article R. 214-18 du code de l'environnement : " Toute modification apportée par le bénéficiaire de l'autorisation à l'ouvrage, à l'installation, à son mode d'utilisation, à la réalisation des travaux ou à l'aménagement en résultant ou à l'exercice de l'activité ou à leur voisinage, et de nature à entraîner un changement notable des éléments du dossier de demande d'autorisation, doit être portée, avant sa réalisation, à la connaissance du préfet avec tous les éléments d'appréciation. / Le préfet fixe, s'il y a lieu, des prescriptions complémentaires, dans les formes prévues à l'article R. 214-17. / (...) / S'il estime que les modifications sont de nature à entraîner des dangers ou des inconvénients significatifs pour les éléments énumérés à l'article L. 211-1, le préfet invite le bénéficiaire de l'autorisation à déposer une nouvelle demande d'autorisation. Celle-ci est soumise aux mêmes formalités que la demande d'autorisation primitive. " ; qu'aux termes de l'article 2 de l'arrêté attaqué : " Pour les installations, ouvrages épis et remblais relevant du régime d'autorisation, une demande d'autorisation doit être déposée, dès lors que la modification est de nature à entraîner des dangers et des inconvénients pour les éléments visés à l'article L. 211-1 du code de l'environnement ce qui est le cas notamment si cette modification : / - conduit à la mise en place d'un nouveau tronçon court-circuité ; / - aggrave les conditions de franchissement de l'ouvrage par les poissons migrateurs ; / - entraîne une augmentation significative du débit maximal dérivé ; / - conduit à l'augmentation significative du linéaire de cours d'eau dont l'hydromorphologie est modifiée ; / - accroît les prélèvements autorisés pour l'usage initial, en cas d'équipement d'ouvrages déjà autorisés au titre de la loi sur l'eau, en application de l'article L. 511-3 du code de l'énergie, en vue d'une production accessoire d'électricité " ;
12. Considérant que les dispositions précitées de l'article R. 214-18 du code de l'environnement impliquent que le préfet porte au cas par cas une appréciation sur les modifications envisagées ; que ces dispositions n'ont pas donné compétence au ministre chargé de l'environnement pour définir par voie d'arrêté des catégories de modifications des installations devant nécessairement être regardées comme justifiant la présentation d'une demande d'autorisation par l'exploitant ; que les requérants sont par suite fondés à soutenir qu'en définissant des catégories de modifications qui impliquent nécessairement que l'exploitant présente une nouvelle demande d'autorisation, les dispositions en cause, qui sont divisibles des autres dispositions de l'arrêté attaqué, méconnaissent les dispositions de l'article R. 214-18 ; qu'ils sont, dès lors, fondés à en demander l'annulation.
Cet article 2 donnait la capacité d'imposer une nouvelle autorisation et énumérait une liste de modifications y menant. Le Conseil d'Etat a jugé que c'était là un abus de pouvoir du ministère, qui n'a pas compétence à arrêter cette liste.

Plusieurs parlementaires ont déjà fait savoir que le droit de l'eau a besoin d'un "choc de simplification" (selon les termes de la sénatrice Loisier) après 25 années ininterrompues de superposition en tous sens de mesures législatives et, surtout, réglementaires. La suppression des dispositions les plus arbitraires, disproportionnées ou coûteuses sera à l'ordre du jour des prochaines années, avec la nécessité impérative de revenir à une juste mesure entre l'impact écologique des ouvrages et les prescriptions dont ils peuvent faire l'objet.

Accélérer la transition énergétique bas carbone (où la France est en retard sur ses objectifs 2020, sans parler des horizons plus lointains) suppose également de rendre à l'hydro-électricité la place qu'elle mérite dans ce dispositif. Les nouvelles conditions d'accès aux tarifs de rachat H16 sont de surcroît moins favorables à l'hydro-électricité de petite puissance que l'ancien contrat H07. Cela n'en rend que plus indispensable la simplification des mesures réglementaires et environnementales pour les ouvrages déjà autorisés, afin d'inciter à la relance des moulins et usines à eau.

Au nom de quelques récriminations extrêmement minoritaires dans la société, mais artificiellement amplifiées par certains bureaux de l'administration centrale en charge de l'eau, on a cherché à brimer par tout moyen la petite hydraulique, voire à détruire purement et simplement son potentiel de production. Cette action publique est indigne d'être poursuivie dans sa partialité et sa brutalité. Il ne faut pas seulement stopper les absurdités les plus évidentes de ces dérives récentes, mais refonder une doctrine réellement durable et équilibrée de la gestion des rivières.

28/11/2016

Quelles priorités pour la conservation des poissons d'eaux douces? (Maire et al 2016)

Quatre chercheurs proposent une analyse des priorités de conservation des poissons d'eaux douces de la France métropolitaine. Leur modèle, dont on critique ici certains aspects, inclut notamment le caractère migratoire des poissons (dans les traits fonctionnels) et la densité de barrage (dans les variables de répartition), mais aussi beaucoup d'autres dimensions des populations et des bassins versants. Le résultat de ce modèle permet de regarder d'un oeil critique le classement 2012-2013 des rivières en listes 1 et 2, un exercice qui a été mené de manière rudimentaire, sans modélisation scientifique (ni même publication des méthodes, données et auteurs ayant conduit à ce classement). Il est temps que l'écologie des rivières revienne sous le giron d'une expertise scientifique ouverte et d'une concertation démocratique élargie, au lieu des modalités opaques et autoritaires que nous avons connues depuis dix ans. 

L'équipe de chercheurs français (Irstea, CNRS, Onera, Université de Toulouse) part d'un constat : les ressources humaines et financières allouées à la conservation des milieux et des espèces sont limitées, donc il faut définir des zones prioritaires pour la protection.

Le réseau hydrographique français a été divisé en 6097 sous-bassins de taille assez homogène (en moyenne 89 km2). La base de données Onema a permis d'avoir accès à 20.000 pêches électriques réalisées entre 1994 et 2011, avec un total de 74 espèces de poissons.

Un modèle de répartition des assemblages de poissons a été réalisé à partir de 11 variables environnementales (pente, superficie totale du bassin, hydro-éco-région, distance à la source, température, usage des sols, population humaine). On note que le modèle inclut la densité de barrage, par l'usage du ROE (mais pas leur hauteur ni le taux d'étagement ou fractionnement). Ces données multifactorielles ont été traitées par six approches statistiques, avec au final un modèle de consensus pour définir une probabilité d'occurrence des espèces, avec une comparaison aux données empiriques afin de le valider.

Les chercheurs ont ensuite tenté de définir des objectifs de conservation, c'est-à-dire de circonscrire les tronçons présentant un intérêt particulier. Ils ont construit un indice à quatre facteurs : la diversité taxonomique (nombre d'espèces), la diversité fonctionnelle (traits singuliers du comportement de l'espèce, voir Buisson et al 2013, à noter que cela inclut la rhéophilie et le type migratoire), l'importance patrimoniale (statut de conservation, limitations biogéographiques d'expansion) et l'intérêt socio-économique. Ce dernier est fondé sur un précédent travail (Fishing Interest Index, FII, Maire et el 2013) et centré sur la pêche (professionnelle et de loisir).

Une analyse statistique a montré que les facteurs sont peu corrélés entre eux. Par exemple, les zones aval des bassins ont de l'importance pour leur diversité d'espèces mais moins pour l'intérêt patrimonial, schéma inverse des têtes de bassin.

Pour obtenir un seul indice de priorité en conservation, les chercheurs ont appliqué un optimum de Pareto (maximiser les gains dans tous les objectifs en minimisant la perte dans chacun d'entre eux), avec un rang d'ordre. Les sous-bassins d'ordre 1 à 3 ont été considérés comme d'intérêt prioritaire de conservation.

Cette carte donne le résultat du modèle, les zones d'intérêt de conservation sont en noir, les zones sont d'autant moins intéressantes qu'elles s'éclaircissent.

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Pour éclaircir les choses, les chercheurs ont défini quatre clusters d'intérêt de conservation, qui sont représentés dans la carte ci-dessous (laquelle isole les zones prioritaires d'intérêt de conservation).

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Les sous-bassins en rouge (cluster I) sont dominés par des limnophiles et amphihalins. Les sous-bassins en bleu (cluster II) sont dominés par les truites, saumons ou anguilles avec espèces d'accompagnement. Les sous-bassins en vert (cluster III) sont des têtes de bassins salmonicoles. Les sous-bassins en orange (cluster IV) accueillent surtout des espèces méridionales d'intérêt (ou des zones à truite).

Les auteurs observent que les hydro-régions n'ont pas les mêmes rangs d'intérêt en conservation : par exemple les bassins de Loire et de Seine n'ont que 2,3% et 3,1% de leurs sous-bassins en zone d'intérêt. Les côtiers de l'Ouest et la Garonne oscillent entre 7 et 15%. Le Rhône et la Méditerranée sont à plus de 30%, l'Adour culmine à 53%.

Discussion
Tout modèle est une construction intellectuelle pour essayer d'approcher une réalité ou un objectif. Il n'est jamais définitif ni exclusif d'autres modèles intégrant d'autres paramètres de construction. L'intérêt d'un modèle scientifique comme celui d'Anthony Maire et de ses collègues est la transparence de sa méthode et de ses données, ce qui permet à la communauté scientifique comme à la société d'en apprécier la portée. Voici quelques réflexions critiques nées à la lecture de ce travail:
  • le modèle tel qu'il est présenté paraît "statique", c'est-à-dire qu'il photographie à un instant donné la diversité pisciaire des sous-bassins. Pour lui donner un caractère plus dynamique, il serait intéressant de le coupler avec les modèles de tendance des populations (par exemple Poulet et al 2011) mais aussi avec les modèles d'évolution hydroclimatique (par exemple Buisson et al 2008) car le changement probable de température et de pluviométrie va modifier les conditions aux limites de répartition de certaines espèces d'intérêt (du même coup, cela peut relativiser l'intérêt de certains efforts de conservation),
  • la biodiversité pisciaire n'est pas toute la biodiversité aquatique (elle n'en représente que 2%, voir Balian et al 2008) et, dans certains cas, les approches de conservation peuvent diverger. Par exemple, les lacs, étangs et retenues sont parfois des zones de forte diversité (oiseaux, mammifères, amphibiens, végétaux) qui, sur un système lotique, n'améliorent pas spécialement des espèces patrimoniales, migratrices ou rhéophiles de poissons, voire leur sont franchement défavorables. Il faut donc se garder d'assimiler la protection des seuls poissons à la protection de l'ensemble des milieux aquatiques et de leur diversité, 
  • on observe ce qui ressemble à une contradiction apparente entre le souhait de modéliser une valeur de conservation (intérêt intrinsèque des espèces) et l'inclusion d'une activité de prédation (pêche) comme facteur d'évaluation. Voir ce que donne le modèle sans ce paramètre de la pêche serait utile et, à notre sens, plus représentatif d'une approche écologique débarrassée d'un biais halieutique ne se confondant pas avec elle. Si l'on pense aux services rendus par les écosystèmes, alors il ne faut pas seulement intégrer les services rendus par certaines espèces à la pêche, car les milieux ont beaucoup d'aménités et la pêche n'a pas de prééminence particulière parmi les usages de la rivière. Et même au sein de la pêche, il faudrait attribuer une valeur de conservation locale proportionnée à la réalité de pratiques très différentes (carpes, "petits blancs", carnassiers, salmonidés), ce qui nous paraît assez hasardeux. 
Ce travail intéresse bien sûr les réformes en cours de la politique des rivières, au premier rang desquelles le classement en liste 1 et liste 2 de 2012-2013, qui attire une bonne part des fonds dédiés à la restauration physique (habitat, continuité) et à la promotion de certaines espèces piscicoles. Voici les questions que l'on peut se poser :
  • le résultat de Maire et al 2016 coïncide-t-il avec les classements en liste 1 (zone théoriquement d'intérêt pour la conservation), et dans le cas contraire, comment s'expliquent les divergences ? Pour ce que l'on observe sur notre région (Bourgogne Franche-Comté), la plupart des tronçons classés en liste 1 n'apparaissent pas comme d'intérêt particulier de conservation dans le modèle des chercheurs;
  • de très larges zones (notamment les bassins amont et médian de la Loire et de la Seine) ont fait l'objet de classements "intensifs" en liste 2 (milliers de kilomètres et d'ouvrages concernés). Ces zones n'apparaissent pas comme d'intérêt pour la conservation dans le travail de Maire et al 2016. Cela peut faire sens (la liste 2 vise à "restaurer"), mais cela pose plusieurs questions: comment estimer la probabilité que ces choix de classement aboutissent à des changements significatifs dans les critères écologiques d'intérêt? Les facteurs corrélés au moindre intérêt de conservation dans ces zones sont-ils relatifs à la densité d'obstacles ou à d'autres impacts (les travaux de Van Looy et al 2014 ou Villeneuve et al 2015 suggèrent par exemple que le facteur densité de barrage est marginal par rapport à la qualité de l'eau et aux impacts agricoles, globalement peu susceptible de faire varier la qualité piscicole telle qu'elle estimée par l'IPR, indice construit par rapport à des tronçons de référence peu anthropisés)?
  • inversement, il y a coïncidence entre certains sous-bassins d'intérêt pour leur population actuelle et des classements en liste 2: si des rivières conservent un intérêt piscicole malgré leur fragmentation longitudinale, cette dernière doit-elle être une priorité des choix publics?

Finalement, ce que montre avant tout ce travail, c'est notre capacité à produire une amélioration qualitative dans le diagnostic et le pronostic écologiques fondant la politique publique des rivières, en particulier la biodiversité. Jusqu'à une date récente, incluant hélas l'engagement dans la continuité écologique et le classement de rivière (2006-2012), les approches des décideurs ont été informées par des données partielles, sans modèle d'interprétation ou avec des modèles insatisfaisants (comme les biotypologies du XXe siècle, voir par exemple la critique qu'en faisait déjà Wasson 1989, ces typologies anciennes ayant un faible pouvoir descriptif et prédictif par rapport à la diversité et la rapidité d'évolution des rivières anthropisées, par rapport aussi à l'accumulation de données sur les milieux et à la sophistication des méthodes statistiques depuis trente ans).

Il reste cependant du chemin à parcourir. Modéliser la biodiversité pisciaire n'est qu'une étape dans la modélisation de l'ensemble de la biodiversité aquatique. Comprendre plus finement les impacts sur cette biodiversité reste un champ ouvert. Et il faut encore insérer la défense de la biodiversité dans les autres enjeux de la rivière: sa gestion durable et équilibrée n'inclut pas que les enjeux environnementaux, mais aussi bien des enjeux économiques, sociétaux et symboliques dont l'histoire a montré toute la force. L'écologie de la conservation et de la restauration ne doit pas seulement affermir ses attendus scientifiques : il lui faut aussi mûrir sa gouvernance politique et son acceptabilité sociale. Le contre-exemple malheureux de la continuité écologique montre qu'il y a beaucoup de travail en ce domaine aussi.

Référence : Maire A et al (2016), Identification of priority areas for the conservation of stream fish assemblages: implications for river management in France, River Research and Applications, DOI:10.1002/rra.3107

25/11/2016

La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

L'Observatoire de la continuité écologique a organisé une rencontre chercheurs-députés, dont les vidéos peuvent être regardées à ce lien. Les scientifiques ont tenu un discours très critique sur la mise en oeuvre actuelle de la continuité écologique, ce qui change du monologue autojustificateur des experts administratifs que les élus ont l'habitude d'entendre. Nous y reviendrons. Fait marquant : dans le débat, beaucoup des députés présents ont convenu que la continuité écologique pose des problèmes manifestes dans son application. Tous ont souhaité le "cas par cas". Nous montrons que ce cas par cas conduit à souhaiter la suppression du classement des rivières – un archaïsme hérité d'une vision du XIXe siècle – et son remplacement par un autre outil visant le même objet (les continuités écologiques des bassins), mais avec une méthode scientifique et une gouvernance démocratique rénovées.

Comme l'ont fait observer certains élus lors du débat, il existe déjà des organes et des outils de la politique publique de l'eau comme les SDAGE, les SAGE, les contrats globaux et les contrats rivières. Théoriquement, cela devrait permettre le cas par cas. Or bien souvent, en dehors de rares bassins où des personnalités politiques inspirées parviennent à imposer une vraie concertation et à négocier la mise en oeuvre de la politique de l'eau, le cas par cas fonctionne mal.

Pourquoi le cas par cas échoue en France?
D'abord, la France n'est pas guérie de ses moeurs politiques centralistes et autoritaires, les directives et interprétations venues du Ministère de l'Environnement ou d'établissements publics nationaux (Onema) sont directement répercutées par les représentants de l'Etat dans chaque programmation d'Agence de l'eau comme dans l'action des services déconcentrés (DDT-M, Dreal environnement), ce qui donne prééminence argumentaire et réglementaire à une certaine vision monolithique de la rivière. Parfois, la doctrine administrative se permet d'aller très au-delà du texte de la loi (cas de la continuité où l'arasement est devenu le choix de première intention quand la loi demande des ouvrages "gérés, équipés, entretenus").

Ensuite, les SAGE ou les contrats de bassin se contentent trop souvent de décliner les axes prédéfinis par le principal financeur (Agence de l'eau), sans avoir une réelle liberté d'initiative sur leurs priorités d'action, et même avant cela une réelle capacité de diagnostic de leurs rivières. Car nous sommes aujourd'hui très loin d'établir des diagnostics écologiques de qualité des bassins versants – ce qui demande du temps, des moyens et une absence de présupposé au départ, vu la diversité du vivant comme la complexité des impacts humains.

Enfin, les instances de concertation au sein des structures (comité de bassin des SDAGE, commission locale de l'eau des SAGE) comme les instances de programmation (commissions techniques, comités de pilotage) sont très loin de représenter la diversité de la société civile (pour l'exemple de la continuité, les représentants de moulins et des riverains en sont régulièrement exclus). Le fonctionnement même de ces instances laisse très peu de place aux flux d'information venus de la société. Quand on a un "pavé" très technique de plusieurs centaines de pages ayant filtré les rares avis émis par la société, quand la moindre objection se voit répondre que tout est déjà encadré dans la réglementation administrative ou dans la programmation financière, quelle est la place réelle du débat démocratique et de l'initiative locale?

Ce qui rend donc le cas par cas illusoire pour le moment:
  • organisation verticale et descendante du pouvoir normatif, 
  • doctrine administrative surinterprétant ou surtransposant les lois et directives, 
  • approche technocratique préformatée, 
  • financement public orienté sur des solutions posées a priori comme meilleures,
  • dialogue environnemental au point mort, faible ouverture de la concertation aux acteurs locaux et citoyens. 
Ajoutons un autre aspect : le cas par cas dans un régime contraignant (avec obligation réglementaire), des enjeux parfois flous et pas de rigueur de mise en oeuvre, cela peut aussi devenir synonyme d'arbitraire. Si tel site est "épargné" quand tel autre à peu près semblable est effacé ou aménagé, cela ne manquerait pas de susciter protestations et confusions. Au demeurant, les services instructeurs de l'administration craignent cette issue et préfèrent appliquer des grilles rigides, même si elles conduisent à des décisions absurdes, surdimensionnées voire sans enjeu écologique réel.

La classement des rivières, un archaïsme du XIXe siècle à la construction opaque et non scientifique
A plusieurs reprises, le président Chanteguet (commission développement durable) a suggéré de clarifier ce qui est du ressort des députés, c'est-à-dire du ressort de la loi, et ce qui ne l'est pas, dans les problèmes unanimement constatés. Dans le cas de la continuité écologique, les choses sont assez claires : c'est essentiellement le classement des rivières prévu par la LEMA 2006 et devenu l'article L 214-17 du Code de l'environnement qui soulève des conflits, en particulier la liste 2 qui crée des contraintes ingérables d'aménagement.

Le classement consiste aujourd'hui en un simple listing de tronçons de rivière avec un tableur indiquant (dans le meilleur des cas) quelques espèces désignées comme d'intérêt pour la continuité piscicole.

Ce n'est pas du cas par cas, c'est du travail à la chaîne qui induit forcément des choix grossiers. Pour essayer d'affiner ce classement pré-établi, on finance à prix d'or, sur denier public, des bureaux d'études dont le travail copié-collé sur des centaines de sites isolés n'apporte en réalité rien à la connaissance académique des rivières (pas d'informations écologiques bancarisables dans des bases de données publiques) et ne donne aucune vision d'ensemble des enjeux (pas de modèle de connectivité, ni d'analyse impact-réponse du bassin, ni d'approche historique des dynamiques piscicoles et sédimentaires).

Ce classement des rivières voulu par la loi de 2006 est au fond un héritage du XIXe siècle, le dernier aboutissement des prescriptions vieillottes sur les échelles à poissons ayant commencé avec la loi de 1865. Les précédentes tentatives avaient déjà échoué. C'est un archaïsme dans sa méthode, sa gouvernance, ses objectifs :
  • on a réuni des "comités d'expert" opaques aux compétences inconnues et aux méthodes non publiées
  • on a laissé travailler (à ce qu'il semble, vu l'opacité) des hydrobiologistes (souvent spécialisés en halieutique, le CSP devenu Onema) sans se dire que la continuité écologique devait prendre en compte d'autres aspects de l'écologie aussi bien que des continuités historique, culturelle, symbolique, sociale, etc.
  • on a découpé des rivières de manière arbitraire, en évitant les grands barrages (souvent publics) impossibles à gérer
  • on a pris en compte la seule continuité longitudinale en oubliant les autres dimensions, notamment les continuités latérales
  • on a centré sur les  poissons migrateurs en ignorant le reste de la biodiversité aquatique (plus de 99% du vivant d'eau douce quand même…)
  • on a évoqué les sédiments à transporter sans s'interroger d'où ils proviennent (notamment des pratiques agricoles de versants) ni s'il y a intérêt à les faire circuler en leur état
  • on a supposé sans les consulter que des milliers de propriétaires et des centaines de milliers de riverains ne verraient pas d'objection à une éventuelle disparition d'un patrimoine et d'un paysage en place souvent depuis des siècles
  • on a ignoré les autres conditions de bassin (température, hydrologie,  pollutions, changements biologiques, etc.), alors que restaurer de l'habitat pour faire revenir des espèces n'a de sens que si les autres impacts sont aussi maîtrisables et si les conditions anciennes des espèces cibles n'ont pas disparu (ou ne vont pas disparaître du fait du changement climatique)
  • on a fixé un délai de 5 ans pour désaménager par la contrainte réglementaire des rivières qui avaient mis plusieurs millénaires à être aménagées, délai d'une absurdité kafkaïenne condamnant d'avance à la précipitation, à la caricature et au conflit.
Promouvoir des approches locales avec méthodologie scientifique rigoureuse et concertation environnementale réelle
Les députés ont une option possible de réforme de la continuité écologique : supprimer ce classement en le remplaçant par un autre outil empruntant les méthodes de l'écologie scientifique et respectant la concertation démocratique.

Si la loi veut instaurer le cas par cas, il lui suffit d'en poser les conditions d'exécution, c'est-à-dire non de laisser place à des "plans nationaux" ministériels ou des "classements à la chaîne" préfectoraux, mais d'organiser des schémas de continuité déployés au plan local:
  • l'échelle écologique pertinente est la rivière en son bassin versant (mesures portées donc par des SAGE ou des contrats globaux) et en rapport aux flux migrateurs / sédimentaires réels de la source à l'exutoire (ou inversement pour la montaison des poissons)
  • les diagnostics écologiques visent à être les plus complets et les plus rigoureux possibles (pas des généralités sans mesure réelle de terrain ni vision d'ensemble des impacts), selon des méthodologies mises au point par un pôle national de connaissance académique (universités, CNRS, Irstea, INRA, conseil scientifique de l'Agence de la biodiversité), en relativisant l'importance de certaines approches halieutiques souvent dépassées,
  • une échelle de priorité délimite les sites à traiter selon un intérêt objectivé (démontré) pour la connectivité et les résultats biologiques / sédimentaires attendus, mais aussi la faisabilité au regard l'intérêt patrimonial, social, économique des sites (grilles multicritères et analyses coût-avantage impératives)
  • une concertation réelle (et non formelle), itérative, est tenue avec l'ensemble des usagers et riverains, afin d'écouter leurs attentes
  • les engagements d'un schéma local de continuité sont solvabilisés, c'est-à-dire à financement public pour l'essentiel, compte tenu des coûts de travaux en rivière et de la dimension d'intérêt général
  • toute hiérarchie de solution posée a priori (prime à l'effacement) est bannie au profit d'une approche contextualisée et ouverte
  • le délai est fixé après le diagnostic et la concertation, en vertu du réalisme et de l'intérêt des opportunités d'action, pas d'une programmation bureaucratique hors-sol.
Si les méthodes et la gouvernance étaient réellement revues en ce sens, il n'y aurait aucune raison de conserver le classement, dont les effets pervers sont manifestes, aucune raison non plus de limiter des mesures de continuité (outil de gestion comme un autre des milieux) à telle ou telle rivière classée. Qui serait hostile à une telle évolution? Sans doute les mêmes qui ont poussé au marasme actuel, à savoir les promoteurs d'une idéologie de la destruction systématique des ouvrages au nom du fantasme de renaturation des rivières. Il faut tourner cette page: c'est ce que nous attendons désormais de nos parlementaires.

24/11/2016

Pesticides: le retard français (Hossard et el 2017)

Une étude de quatre chercheurs vient de montrer que la France n'atteindra pas les objectifs Ecophyto 1 (diminution de moitié des pesticides entre 2008 et 2018). Au contraire, on n'observe aucune tendance dans la baisse d'usage de ces produits depuis 2001, sauf la fréquence pour une seule céréale (blé tendre), à un quart seulement de nos objectifs. Les rivières subissent notamment toujours la même charge en pollution. On casse les moulins mais on tolère les poisons: notre société marche sur la tête.

Il a été amplement démontré que l'usage massif des pesticides, s'il améliore la productivité, présente des effets adverses sur la biodiversité, la santé humaine et la qualité de l'eau. Concomitament à la directive européenne sur les pesticides, la France  a lancé en 2008 le plan Ecophyto 2018, dont l'objectif était de diviser par deux l'usage des pesticides en dix ans.

Laure Hossard, Laurence Guichard, Céline Pelosi et David Makowski (Inra, AgroParisTech, Paris-Saclay) ont analysé les données disponibles sur les tendances dans l'usage des pesticides en agriculture entre 2001 et 2014 : nombre de doses unitaires (NUD), quantité d'ingrédient actif (QAI), indice de fréquence de traitement (TFI). Les chercheurs ont également analysé les données relatives à la pollution de l'eau. Un focus a été fait sur la période 2008-2014, soit la période de mise en oeuvre d'Ecophyto 2018.


Le schéma ci-dessus montre que l'on n'observe aucun changement significatif dans l'usage des pesticides agricoles (NUD, QAI).


Le schéma ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre que la seule céréale présentant un déclin d'usage (TFI) depuis 2001 est le froment (blé tendre). Mais la baisse observée pour cette culture (très répandue, 5 millions ha en France) ne représente en tout état de cause que le quart de l'objectif posé pour 2018.


Le schéma ci-dessus montre les relevés de qualité de l'eau de rivière entre 2007 et 2012 : aucun progrès significatif n'apparaît dans le nombre de masse d'eau présentant plus de 0,5 µg/l de pesticides (dose maximale considérée comme saine pour la consommation humaine, mais pour les espèces vivant en permanence dans cette eau et subissant les pics très ponctuels de forte concentration lors des épandages, l'effet intégré de l'exposition aux pesticides est mal connu).

Discussion
Un nouveau plan Ecophyto II a été adopté en 2015, visant à diviser par deux les pesticides en 2025 plutôt qu'en 2018. Les chercheurs expriment leur scepticisme. D'autres pays ont réussi des baisses sensibles d'usage des pesticides, mais par des solutions (hausse directe des coûts) différentes du choix français peu incitatif consistant à mêler accompagnement technique et menace différée d'amendes.

Dans les discussions actuelles sur le choix public français de faire un effort conséquent sur la morphologie des cours d'eau, on s'entend souvent dire que la question de la pollution est par ailleurs traitée, que la physico-chimie n'est pas un facteur si central de qualité de la rivière et que si nous ne modifions pas les écoulements, nous n'atteindrons pas le bon état chimique et écologique des masses d'eau. Mais c'est inexact : notre agriculture intensive reste l'un des premiers facteurs de modification des milieux, nos politiques publiques contre les pollutions demeurent inefficaces, et les choses ne vont pas s'améliorer avec l'ajout de nouvelles substances à contrôler obligatoirement dans l'eau, domaine où la France est à nouveau en retard (voir cet article). Casser des ouvrages hydrauliques pour envoyer plus vite les pollutions vers l'aval, est-ce la nouvelle politique du pas-mesuré pas-pris? Nous paierons ces choix quand il s'agira de rendre des comptes sur le respect des directives européennes, qui ont toujours insisté sur la pollution comme premier facteur à contrôler avant d'examiner les autres impacts.

Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.

Référence : Hossard L et al (2017), Lack of evidence for a decrease in synthetic pesticide use on the main arable crops in France, Science of the Total Environment, 575, 152–161

23/11/2016

Archéologie des moulins antiques et médiévaux (Jaccottey et Rollier 2016)

Une colloque s'était tenu à 2011 à Lons-le-Saunier sur l'archéologie des moulins. Ses actes viennent d'être publiés: une somme de près de 1000 pages, essentiellement centrée sur les moulins hydrauliques de l'époque antique et médiévale.

L’énergie hydraulique est la première énergie d'origine non biologique que les hommes ont utilisée pour mettre en mouvement des machines. Après de nombreux débats, il est reconnu par les sources écrites antiques que l'Antiquité a exploité l’eau pour actionner des moulins.  L’énergie hydraulique sert d'abord à moudre le grain, mais d'autres usages émergent assez rapidement. Des scies mécaniques à marbre ont permis de broyer le minerai et probablement des écorces de chêne dans les tanneries,  grâce à des bielles et arbre à cames. D’autres usages antiques sont probables, mais non assuré : travailler le fer et fouler les étoffes.

Les roues motrices des moulins sont verticales ou horizontales. L’invention des deux systèmes serait à peu près contemporaine, au début de l’époque hellénistique, mais avec des développements variables par la suite selon les traditions locales et les contraintes des sites. Bien que le système de roue verticale soit plus complexe (renvoi du travail à 90° par des engrenages au lieu d'une transmission directe à la meule par l'arbre), il semble avoir connu une plus large diffusion.

Une question centrale est de savoir si l’emploi de l’énergie hydraulique a été suffisamment répandu pour avoir un impact sur la vie économique dès l'Antiquité ou s’il est resté marginal. Dans un article-référence de 1935, Marc Bloch posait que le moulin à eau, invention antique, serait "médiéval par l’époque de sa véritable expansion". Mais, à partir des années 1980, l’archéologie a ébranlé cette conception, montrant l'absence de solution de continuité entre la période antique et la période médiévale. La France, la Suisse, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont les pays où la connaissance archéologique a le plus progressé, avec des données encore parcellaires en Péninsule Ibérique, Italie, Afrique du Nord et Proche-Orient.

Si les travaux historiques sur les moulins médiévaux sont relativement anciens, l’archéologie du moulin médiéval est restée longtemps en retard. D'abord parce que la vie des moulins médiévaux a souvent perduré jusqu'à l'époque contemporaine, avec des vestiges médiévaux masqués par les reconstructions et aménagements. Ensuite parce que ces ouvrages sont dans des zones humides peu favorables aux travaux générateurs de fouille. Mais l’archéologie préventive a néanmoins permis la fouille de moulins de plus en plus nombreux, à l’occasion de défrichements systématiques comme ce fut le cas en Irlande, de grands travaux autoroutiers ou ferroviaires, ou d’aménagements urbains.

L’archéologie des moulins doit aujourd'hui répondre à cinq grandes questions, que les organisateurs du colloque posent ainsi :

  • Quel est le champ d’application de l’énergie hydraulique dans les domaines agricoles avec l’irrigation, de la transformation des denrées alimentaires avec le broyage des grains, de l’industrie avec la métallurgie, les matériaux de construction, la tannerie et peut-être le textile?
  • Quelle est la diffusion géographique des moulins, selon quelle chronologie et quelles contraintes orographiques ou climatiques? L’étude des vestiges de meules permet-elle une approche suffisamment large et chronologiquement assez précise?
  • Quelle est la chronologie de l’apparition et de l’utilisation courante des divers types, notamment des moulins à roue horizontale ou verticale?
  • Quelle sont les différences entre les moulins implantés dans les campagnes et dans les villes, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue économique?
  • Quelle est la place réelle de l’utilisation de l’énergie hydraulique dans l’économie antique par rapport aux énergies biologiques, en particulier quelle est l’évolution du rapport entre les moulins à sang et les moulins hydrauliques?

Les travaux présentés à Lons-le-Saunier apportent une base pour y répondre et dessinent les enjeux futurs de la recherche.

Concernant notre région, on lira avec intérêt les contributions de Luc Jaccottey (Meules hydrauliques et à traction animale antiques en Bourgogne Franche-Comté), Gilles Rollier (Les moulins du Mâconnais à travers les chartes de l’abbaye de Clun), Paul Benoit et al (La forge hydraulique de l'abbaye de Fontenay, Côte-d'Or), Annie Dumont (Des vestiges de moulins pendants médiévaux dans la Loire à La Charité-sur-Loire?), Gilles Rollier et al (Les fouilles du moulin de Thervay : Evolution d’un site de meunerie de la période carolingienne à l’installation du domaine de l’abbaye cistercienne d’Acey, 10ème – 12ème siècles), Louis Bonnamour (Les premiers moulins à nefs de la Saône et du Doubs, 3ème – 5ème siècles) et Clément Hervé (Champlitte "Le Paquis"). Ces contributions témoignent de l'ancienneté et de la continuité des moulins hydrauliques sur les rivières bourguignonnes et franc-comtoises.

Référence : Jaccottey L et Rollier G (ed) (2016), Archéologie des moulins hydrauliques, à traction animale et à vent, des origines à l’époque médiévale, actes du colloque de Lons-le-Saunier du 2 au 5 novembre 2011, Université de Franche-Comté, série Environnement, société et archéologie, 950 p.