03/12/2016

La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

Amandine De Coninck (LEESU - Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains, ParisTech) a réalisé une volumineuse thèse sur la concertation dans le cadre de la mise en oeuvre de la continuité écologique, à partir d'expériences sur deux hydrosystèmes (rivière du Grand Morin, vallée de l'Orge). Le document fourmille d'informations et réflexions intéressantes sur le déploiement des politiques environnementales, sur les options et stratégies des acteurs, sur les possibilités et limites de la concertation. Tous les gestionnaires devraient lire ce travail pour appréhender la manière dont on peut construire cette concertation et les enjeux de cet exercice. De manière générale, les acteurs gagneraient en réflexivité à comprendre la relativité de chaque position et leur place dans un système complexe de représentations divergentes. Nous publions ici quelques extraits aidant à mesurer l'avis d'un public qui nous intéresse particulièrement, celui des chercheurs... où l'on voit que le scepticisme est souvent de mise, en contraste avec le discours monolithique, voire ayatollesque, de certaines administrations. Lentement mais sûrement, le dogme se délite.

Nous publions ci-dessous un extrait révélateur des positions des chercheurs concernant la continuité écologique: on y découvre les différences de paradigmes dans la communauté savante, la perception d'un activisme au sein même de l'exercice scientifique et, globalement, un certain scepticisme sur la dimension systématique de la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les hydrosystèmes anthropisés de longue date.



"La continuité écologique étant un sujet controversé, nous faisons ici état des convictions des chercheurs du projet sur ce sujet, plus que de leurs recherches elles-mêmes. Cependant, leurs recherches influencent évidemment leurs points de vue, leurs convictions sont fondées sur un état des connaissances dans un champ disciplinaire donné. Nous allons donc présenter brièvement les chercheurs qui ont participé à cette expérience et leurs domaines de compétences.

Le projet appelé « Sciences et SAGE » visait à mener une démarche de modélisation d’accompagnement avec des chercheurs du PIREN-Seine et des membres de la CLE du SAGE des Deux Morin. Parmi les chercheurs impliqués on pouvait compter :

  • Une géographe ayant travaillé sur les petites rivières urbaines d’Ile-de-France 
  • Un géographe ayant travaillé sur la gestion de l’eau et les représentations de la qualité de l’eau (du 19e à nos jours).
  • Un sociologue ayant travaillé sur les petites rivières urbaines
  • Un agronome travaillant sur la gestion des ressources naturelles et la modélisation d’accompagnement, et qui animera la démarche
  • Une ichtyologue travaillant sur les peuplements de poissons dans l’Orgeval et dans l’Orge
  • Un hydrologue ayant modélisé le Grand Morin aval
  • Une biogéochimiste travaillant sur la qualité de l’eau et les changements d’échelle
  • Un ingénieur chimiste (directeur du PIREN-Seine) travaillant sur la qualité de l’eau

(…) Pour les scientifiques interrogés, la restauration de la continuité écologique n’est pas un enjeu prioritaire sur ce territoire. Ils ne pensent pas qu’un accent si fort doive être mis sur cette thématique. Le directeur du PIREN-Seine s’exprime ainsi : « Je ne mettrai pas ça comme un objectif à atteindre au plus vite. Je pense que c’est un objectif qui s’atteint en examinant avec soin comment les choses se passent et en gérant au plus près. Je n’en fais pas un dogme quoi. Personnellement je trouve qu’un plan d’eau avec de l’eau dedans, c’est beau, plutôt qu’un truc tout sec avec un peu de boue au fond. ». Il donne donc une valeur au cours d’eau qui n’est pas simplement celle de la restauration écologique pour elle-même, mais qui doit être liée à une certaine valeur esthétique.

Par rapport aux gestionnaires locaux que l’on peut trouver sur le Grand Morin, les scientifiques ont clairement une approche différente de la continuité écologique. Bien que leur position finale soit proche – c'est-à-dire qu’il vaut mieux conserver les ouvrages ou du moins qu’on ne peut pas tous les supprimer d’un coup – la question de la continuité écologique n’est pas du tout formulée de la même manière chez les scientifiques et chez les gestionnaires locaux de l’eau sur le Grand Morin. Les arguments qu’ils développent ne sont pas les mêmes. Ils n’ont pas un registre d’engagement familier comme les élus, mais plutôt un régime d’engagement en justification. Ils ne se réfèrent pas au même type de connaissances pour établir leur diagnostic.

Ainsi, ils ont plus de recul sur la manière dont cette notion est apparue et s’est construite dans la communauté scientifique. Ils s’interrogent sur l’origine de cette notion. En ce sens, ils sont plus proches de la démarche des techniciens du syndicat de l’Orge aval. Ceci dit, ils n’arrivent pas à la même conclusion puisqu’ils remettent en cause la notion même, alors que les membres du syndicat de l’Orge interrogent plutôt la manière de l’appliquer.
Pour la plupart des scientifiques, cette notion est avant tout le résultat d’une construction scientifique et d’une théorie particulière et elle se base sur une certaine vision du monde. On le ressent notamment dans le discours des géographes :
  • « A un moment, le contexte des représentations qu'on a de la nature font que bon, [...] il faut effacer les seuils ».
  • « Chaque époque a tendance à imposer une lecture, un sens du réel, qui dit être le bon par rapport aux autres qui n'auraient jamais rien compris. ».
Ce serait cette « lecture » ou cette représentation de la nature qui conduirait à penser aujourd’hui que la restauration de la continuité écologique est la priorité. L’hydrologue également s’interroge sur l’origine de cette notion, et il souligne que la science n’est pas forcément neutre :
  • « [Être scientifique] ne te dédouane pas d'avoir dans ce système professionnel des extrémistes de tout poil, avec leurs croyances. Et il y a de l'activisme en sciences comme dans toute autre voie professionnelle. Et les activistes verts existent dans la science. ». 
La continuité écologique serait donc le produit d’un « effet de mode », qui se base sur certaines théories scientifiques qui ne font pas forcément l’unanimité. Tout comme le directeur du PIREN-Seine, l’hydrologue pense qu’il serait préférable de conserver les ouvrages sur le Grand Morin, car la continuité écologique est un « concept à la mode », et n’apporte pas de gain véritable. L'hydrologue n'est pas convaincu que la destruction des ouvrages entraîne une diversité d'habitats et de milieux. Au contraire, il pense que cela va redonner une homogénéité à l'écoulement de l'eau. L'hydrologue évoque également le fait que selon lui, si on abaisse les ouvrages et que le niveau d’eau baisse, il y aura également moins d’eau dans la nappe alluviale. Ainsi les possibilités de stocker de l’eau diminueront, ce qui, dans un contexte de besoin de ressource en eau qui augmente, pourrait s’avérer problématique.

Cependant, entre les différents scientifiques interrogés, les positions sur la gestion des ouvrages varient légèrement. La plupart ne connait pas vraiment le fonctionnement du système d’ouvrages sur le Morin, ni s’il fonctionne « correctement ». Ainsi, ils n’ont pas d’opinion quant au mode de gestion des ouvrages qui serait le plus approprié.

Pour l’hydrologue, le facteur qui influence ou influencera le plus le niveau d’eau à l’avenir ne sont pas les ouvrages mais le changement climatique. L’ichtyologue est, quant à elle, foncièrement en faveur de la restauration de la continuité écologique, que cela passe par l’arasement ou l’aménagement des ouvrages. Elle a une position plutôt militante et revendicatrice par rapport aux autres scientifiques (sociologue, agronome, géographes et biogéochimiste) qui n’ont pas d’opinion particulière sur le sujet et qui pensent que les acteurs locaux sont les plus à mêmes de décider collectivement s’il serait souhaitable ou non de détruire les ouvrages. Un autre ichtyologue de l’Irstea, Didier Pont, faisant partie du groupe s’occupant de l’inter-calibration entre les différents pays européens pour l’application du concept de continuité écologique sur le terrain, a également été interrogé. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, il souligne qu’en dehors des grands poissons migrateurs, restaurer des continuités n’aura pas forcément d’impact majeur. De plus, ce genre de mesure coûte cher. Notamment dans un milieu aussi anthropisé où les grands poissons migrateurs ne sont plus présents, cela n’a pas forcément d’intérêt.

Les chercheurs ont donc une représentation plus analytique, plus distancée, de la rivière. Il s’agit de leur objet de recherche, certains étudient son histoire, d’autres son régime hydraulique, selon leur discipline. Tout comme les représentants de l’Etat, ils ont une vision plus globale du bassin versant. Ils ont une position intermédiaire entre les représentants de l’Etat et les gestionnaires locaux."

Ré-introduire la complexité et l'incertitude dans le discours monolithique – voire "ayatollesque" – de la continuité écologique
Ces positions pour le moins nuancées et diverses des chercheurs contrastent avec l'engagement plus fréquent de certains services administratifs (pas tous) en faveur d'une vision plus dirigiste et engagée de la "renaturation" des rivières. Le témoignage rapporté d'un technicien de syndicat sur l'Agence de l'eau (Seine-Normandie) est éloquent : "Les financeurs jouent un rôle à la fois intéressant et un peu ayatollesque. Aujourd’hui ils obligent les syndicats, ils leur disent 'si vous ne faites pas d’hydromorphologie, vous n’aurez pas de sous pour remplacer vos bouts de tuyaux'. Donc les gens ils n’ont plus trop le choix et ils s’y mettent. Ils s’y mettent de bon cœur ou pas de bon cœur, mais ils s’y mettent."

Autre enseignement notable de cette thèse, le malaise des "experts technico-administratifs" et "gestionnaires" à raisonner et communiquer sur des incertitudes. La mise en oeuvre d'une politique déjà décidée dans ses grandes lignes oblige à souligner surtout le positif pour inciter à l'action, et à orienter le travail du bureau d'études dans le sens d'une certification sans discussion des choix pré-établis.

Enfin, à travers les exemples d'action collective et jury citoyen sur les rivières concernées par le travail de thèse, on voit émerger des positions logiquement liées à des usages (pêcheurs, kayakistes, propriétaires de moulins) mais aussi un certain sens commun de la rivière où l'intérêt pour la biodiversité est inséré dans des attentes paysagères, patrimoniales et récréatives. Là où le gestionnaire essaie de simplifier sur le registre de la fonctionnalité des milieux aquatiques (à restaurer sur des verrous identifiés), les citoyens réintroduisent de la complexité.

Il reste la dernière question sans réponse de la thèse : "qui est vraiment prêt à se servir de la concertation?". Quand on se souvient que l'Etat a validé le démantèlement de clapets sur l'Orge malgré l'avis défavorable de l'enquête publique, on a une petite idée de la réponse pour un des acteurs du dossier, et pas le moindre. Combien de temps l'Etat va-t-il persister dans ces positions conflictuelles et antagonistes des résistances exprimées sur les territoires? Ce sont nos luttes qui contribueront à écrire cette histoire...

Source : Amandine De Coninck (2015), Faire de l’action publique une action collective : expertise et concertation pour la mise en œuvre des continuités écologiques sur les rivières périurbaines. Etudes de l’environnement, Université Paris-Est, 642 p, annexes I-CIV

Illustration : le Grand Morin à Coulommiers, David Leigoutheil — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.

01/12/2016

Nous voulons les données complètes sur l'état d'avancement de la continuité écologique

Selon des chiffres publiés dans une commission interne de l'Agence de l'eau Loire-Bretagne, 94% des ouvrages classés en liste 2 sur le bassin n'auraient toujours pas fait l'objet d'un chantier… cela alors que nous sommes à 6 mois de la date théorique du dépôt de 100% des projets en préfecture! Les mêmes données indiquent 2 fois plus d'effacements que d'aménagements depuis 2007, choix destructeur allant à l'encontre du texte et de l'esprit de la loi. La réforme de continuité écologique est donc un marasme. Nous réclamons la transparence totale sur tous les bassins, au lieu du recel actuel d'information par les administrations, manifestement effrayées à l'idée que l'ampleur des retards, des blocages et des coûts devienne une donnée du débat public. Au vu des fortes protestations suscitées par le peu de chantiers réalisés et du caractère totalement irréaliste du délai légal fixé en 2006 comme des coûts pharaoniques des travaux, c'est sans regret qu'il faut prononcer au plus vite un moratoire sur l'ensemble de la réforme et redéfinir de manière concertée son mode de déploiement.


Selon le rapport de la Commission du milieu naturel aquatique du 20 octobre 2016 (extrait ci-après), qui n'est pas très clair, voici quelques chiffres sur le bassin Loire-Bretagne :
  • 18.000 km de rivières classées liste 2
  • 6000 obstacles à l'écoulement concernés
  • entre 2007 et 2016, 994 ouvrages ont été traités
  • 350 ouvrages en liste 2 sont concernés (parmi les 994)
  • Sur les 994 ouvrages, on compte 58% d'effacement, 26% d'aménagement, le reste inconnu
Donc d'après ces données :
  • 6% seulement (350/6000) des ouvrages en liste 2 sont traités
  • l'effacement est majoritaire, et deux fois plus fréquent que l'aménagement
Ces chiffres confirment s'ils sont exacts :
  • le retard considérable dans la mise en oeuvre du classement, rendant totalement illusoire l'hypothèse d'un dépôt en préfecture de 100% des projets d'ici juillet 2017 (date légale du premier délai de 5 ans pour Loire-Bretagne),
  • la prime donnée à la destruction du patrimoine hydraulique, quand la loi demandait des mesures de gestion, équipement et entretien.
Plus largement, l'incapacité du Ministère et des Agences de l'eau à publier des informations précises sur l'état d'avancement de la réforme accentue le sentiment (déjà très diffus) d'une manipulation massive de l'opinion et des élus.

Dix ans après le vote de la loi sur l'eau et 4 ans après le classement, nous demandons la transparence et la précision, à savoir sur chaque bassin:
  • linéaire total de rivières classées L2
  • nombre total d'ouvrages concernés
  • nature de ces ouvrages dans la base ROE (seuils, barrages, buses, etc.)
  • nombre d'ouvrages mis en conformité (chantiers achevés)
  • coût total des aides publiques
  • nombre d'effacement (total ou partiel)
  • nombre d'aménagement (sans aucun arasement)
  • nature des aménagements (passes, rivières contournement, ouvertures de vanne, statu quo)
  • nature du maître d'ouvrage (collectivité, établissement public, industriel, agriculteur, particulier)
  • répartition administrative (par départements)
  • répartition hydrographique (par rivières)
Seules ces données complètes permettront de faire le point sur l'avancement de la réforme, de redéfinir un calendrier et un financement réalistes, le cas échéant de procéder au déclassement des rivières et à un changement de méthode dans la restauration de continuité.

Extrait Commission du milieu naturel aquatique Loire-Bretagne, 20 octobre 2016

L’état des lieux du bassin Loire-Bretagne arrêté de décembre 2013 a identifié les pressions sur l’hydromorphologie comme parmi les principales causes de risque de non-atteinte des objectifs environnementaux en 2021. Les impacts des ouvrages sur la circulation piscicole et le transit sédimentaire ont justifié le classement en juillet 2012 de 18 000 km de cours d’eau en liste 2 par le préfet de bassin.

Les outils réglementaires (classements des cours d’eau) et contractuels (contrats territoriaux de l’agence) sont complémentaires pour contribuer à la restauration des circuits de migrations piscicoles et à la réduction de la pression des ouvrages transversaux sur l’hydromorphologie des cours d’eau. Il est présenté à la COMINA un point d’avancement global sur la mise en œuvre des interventions sur les ouvrages transversaux dans le bassin Loire-Bretagne, avec une focale ensuite sur les points noirs du PLAGEPOMI.

De 2007 à mi 2016, l'agence de l'eau Loire-Bretagne a attribué plus de 28 M€ d’aides à la restauration de la continuité écologique pour les 994 ouvrages traités, soit près de 11% des aides totales de la restauration des milieux aquatiques. L’aide de l’agence de l’eau a porté majoritairement sur l’effacement des ouvrages (58%), soit 575 ouvrages. L’équipement représente 26% des ouvrages traités, soit 258 ouvrages équipés.

Sur ces 994 ouvrages, 350 dits « liste 2 » ont été aidés par l’agence de l’eau, pour lesquels l’effacement reste également majoritaire avec 48% des ouvrages traités (168). L’équipement représente 36% des ouvrages traités (126). L’écart est donc moindre entre effacement et équipement, pour ces ouvrages « liste 2 ». Il a donc été réalisé, avec les aides de l’agence de l’eau, 2 fois plus d’effacements que d’équipements. (…)

La Commission remercie la DREAL de Bassin et l'agence de l'eau Loire-Bretagne pour le travail présenté, mais regrette que, ces informations restent difficiles à connaître pour les acteurs du bassin concernés, en accueillant favorablement l’outil de suivi national annoncé en 2017. La Commission souligne aussi que le total des 994 ouvrages traités, dont 350 « liste 2 » sur les 6 000 identifiés, est loin d’être satisfaisant car il ne permettra pas d’atteindre l’échéance de juillet 2017, conformément à l’arrêté du préfet coordonnateur de bassin de 2012, malgré la mobilisation de nombreux agents sur le terrain (Etat, Onema, agence de l'eau Loire-Bretagne et collectivités territoriales).

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30/11/2016

Le Conseil d'Etat retoque le régime d'autorisation des ouvrages hydrauliques (arrêté du 11/09/2015)

Par le décret du 1er juillet 2014 et l'arrêté du 11 septembre 2015, la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du Ministère de l'Environnement a poursuivi de manière méthodique le but qui est le sien: vider les droits d'eau de leur substance, étendre infiniment le contrôle administratif sur toute activité en rivière et, au final, décourager par un excès de complexité la reprise de la petite hydro-électricité. Le Conseil d'Etat vient cependant d'annuler une disposition de l'arrêté de 2015. Un bon point, mais nous sommes encore à des années-lumière du train de simplification dont ont besoin la gestion des ouvrages hydrauliques et la relance de l'énergie hydro-électrique dans notre pays. 



Nous avions déjà évoqué le décret de 2014 et l'arrêté de 2015, le premier étant une machine de guerre contre les droits d'eau fondés en titre ou sur titre (bête noire de certains hauts fonctionnaires du Ministère), le second étant un exemple de la kafkaïenne contrainte bureaucratique subie par certains propriétaires ou usagers au bord des rivières.

L'article 2 de l'arrêté du 11 septembre 2015 (qui, à la suite du décret du 1er juillet 2014, fixait les prescriptions complémentaires que l'administration peut imposer à un site) est annulé par le Conseil d'Etat, dans sa décision n°394802.

Voici les considérants :
11. Considérant qu'aux termes de l'article R. 214-18 du code de l'environnement : " Toute modification apportée par le bénéficiaire de l'autorisation à l'ouvrage, à l'installation, à son mode d'utilisation, à la réalisation des travaux ou à l'aménagement en résultant ou à l'exercice de l'activité ou à leur voisinage, et de nature à entraîner un changement notable des éléments du dossier de demande d'autorisation, doit être portée, avant sa réalisation, à la connaissance du préfet avec tous les éléments d'appréciation. / Le préfet fixe, s'il y a lieu, des prescriptions complémentaires, dans les formes prévues à l'article R. 214-17. / (...) / S'il estime que les modifications sont de nature à entraîner des dangers ou des inconvénients significatifs pour les éléments énumérés à l'article L. 211-1, le préfet invite le bénéficiaire de l'autorisation à déposer une nouvelle demande d'autorisation. Celle-ci est soumise aux mêmes formalités que la demande d'autorisation primitive. " ; qu'aux termes de l'article 2 de l'arrêté attaqué : " Pour les installations, ouvrages épis et remblais relevant du régime d'autorisation, une demande d'autorisation doit être déposée, dès lors que la modification est de nature à entraîner des dangers et des inconvénients pour les éléments visés à l'article L. 211-1 du code de l'environnement ce qui est le cas notamment si cette modification : / - conduit à la mise en place d'un nouveau tronçon court-circuité ; / - aggrave les conditions de franchissement de l'ouvrage par les poissons migrateurs ; / - entraîne une augmentation significative du débit maximal dérivé ; / - conduit à l'augmentation significative du linéaire de cours d'eau dont l'hydromorphologie est modifiée ; / - accroît les prélèvements autorisés pour l'usage initial, en cas d'équipement d'ouvrages déjà autorisés au titre de la loi sur l'eau, en application de l'article L. 511-3 du code de l'énergie, en vue d'une production accessoire d'électricité " ;
12. Considérant que les dispositions précitées de l'article R. 214-18 du code de l'environnement impliquent que le préfet porte au cas par cas une appréciation sur les modifications envisagées ; que ces dispositions n'ont pas donné compétence au ministre chargé de l'environnement pour définir par voie d'arrêté des catégories de modifications des installations devant nécessairement être regardées comme justifiant la présentation d'une demande d'autorisation par l'exploitant ; que les requérants sont par suite fondés à soutenir qu'en définissant des catégories de modifications qui impliquent nécessairement que l'exploitant présente une nouvelle demande d'autorisation, les dispositions en cause, qui sont divisibles des autres dispositions de l'arrêté attaqué, méconnaissent les dispositions de l'article R. 214-18 ; qu'ils sont, dès lors, fondés à en demander l'annulation.
Cet article 2 donnait la capacité d'imposer une nouvelle autorisation et énumérait une liste de modifications y menant. Le Conseil d'Etat a jugé que c'était là un abus de pouvoir du ministère, qui n'a pas compétence à arrêter cette liste.

Plusieurs parlementaires ont déjà fait savoir que le droit de l'eau a besoin d'un "choc de simplification" (selon les termes de la sénatrice Loisier) après 25 années ininterrompues de superposition en tous sens de mesures législatives et, surtout, réglementaires. La suppression des dispositions les plus arbitraires, disproportionnées ou coûteuses sera à l'ordre du jour des prochaines années, avec la nécessité impérative de revenir à une juste mesure entre l'impact écologique des ouvrages et les prescriptions dont ils peuvent faire l'objet.

Accélérer la transition énergétique bas carbone (où la France est en retard sur ses objectifs 2020, sans parler des horizons plus lointains) suppose également de rendre à l'hydro-électricité la place qu'elle mérite dans ce dispositif. Les nouvelles conditions d'accès aux tarifs de rachat H16 sont de surcroît moins favorables à l'hydro-électricité de petite puissance que l'ancien contrat H07. Cela n'en rend que plus indispensable la simplification des mesures réglementaires et environnementales pour les ouvrages déjà autorisés, afin d'inciter à la relance des moulins et usines à eau.

Au nom de quelques récriminations extrêmement minoritaires dans la société, mais artificiellement amplifiées par certains bureaux de l'administration centrale en charge de l'eau, on a cherché à brimer par tout moyen la petite hydraulique, voire à détruire purement et simplement son potentiel de production. Cette action publique est indigne d'être poursuivie dans sa partialité et sa brutalité. Il ne faut pas seulement stopper les absurdités les plus évidentes de ces dérives récentes, mais refonder une doctrine réellement durable et équilibrée de la gestion des rivières.

28/11/2016

Quelles priorités pour la conservation des poissons d'eaux douces? (Maire et al 2016)

Quatre chercheurs proposent une analyse des priorités de conservation des poissons d'eaux douces de la France métropolitaine. Leur modèle, dont on critique ici certains aspects, inclut notamment le caractère migratoire des poissons (dans les traits fonctionnels) et la densité de barrage (dans les variables de répartition), mais aussi beaucoup d'autres dimensions des populations et des bassins versants. Le résultat de ce modèle permet de regarder d'un oeil critique le classement 2012-2013 des rivières en listes 1 et 2, un exercice qui a été mené de manière rudimentaire, sans modélisation scientifique (ni même publication des méthodes, données et auteurs ayant conduit à ce classement). Il est temps que l'écologie des rivières revienne sous le giron d'une expertise scientifique ouverte et d'une concertation démocratique élargie, au lieu des modalités opaques et autoritaires que nous avons connues depuis dix ans. 

L'équipe de chercheurs français (Irstea, CNRS, Onera, Université de Toulouse) part d'un constat : les ressources humaines et financières allouées à la conservation des milieux et des espèces sont limitées, donc il faut définir des zones prioritaires pour la protection.

Le réseau hydrographique français a été divisé en 6097 sous-bassins de taille assez homogène (en moyenne 89 km2). La base de données Onema a permis d'avoir accès à 20.000 pêches électriques réalisées entre 1994 et 2011, avec un total de 74 espèces de poissons.

Un modèle de répartition des assemblages de poissons a été réalisé à partir de 11 variables environnementales (pente, superficie totale du bassin, hydro-éco-région, distance à la source, température, usage des sols, population humaine). On note que le modèle inclut la densité de barrage, par l'usage du ROE (mais pas leur hauteur ni le taux d'étagement ou fractionnement). Ces données multifactorielles ont été traitées par six approches statistiques, avec au final un modèle de consensus pour définir une probabilité d'occurrence des espèces, avec une comparaison aux données empiriques afin de le valider.

Les chercheurs ont ensuite tenté de définir des objectifs de conservation, c'est-à-dire de circonscrire les tronçons présentant un intérêt particulier. Ils ont construit un indice à quatre facteurs : la diversité taxonomique (nombre d'espèces), la diversité fonctionnelle (traits singuliers du comportement de l'espèce, voir Buisson et al 2013, à noter que cela inclut la rhéophilie et le type migratoire), l'importance patrimoniale (statut de conservation, limitations biogéographiques d'expansion) et l'intérêt socio-économique. Ce dernier est fondé sur un précédent travail (Fishing Interest Index, FII, Maire et el 2013) et centré sur la pêche (professionnelle et de loisir).

Une analyse statistique a montré que les facteurs sont peu corrélés entre eux. Par exemple, les zones aval des bassins ont de l'importance pour leur diversité d'espèces mais moins pour l'intérêt patrimonial, schéma inverse des têtes de bassin.

Pour obtenir un seul indice de priorité en conservation, les chercheurs ont appliqué un optimum de Pareto (maximiser les gains dans tous les objectifs en minimisant la perte dans chacun d'entre eux), avec un rang d'ordre. Les sous-bassins d'ordre 1 à 3 ont été considérés comme d'intérêt prioritaire de conservation.

Cette carte donne le résultat du modèle, les zones d'intérêt de conservation sont en noir, les zones sont d'autant moins intéressantes qu'elles s'éclaircissent.

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Pour éclaircir les choses, les chercheurs ont défini quatre clusters d'intérêt de conservation, qui sont représentés dans la carte ci-dessous (laquelle isole les zones prioritaires d'intérêt de conservation).

Maire et al 2016, art. cit., droit de courte citation

Les sous-bassins en rouge (cluster I) sont dominés par des limnophiles et amphihalins. Les sous-bassins en bleu (cluster II) sont dominés par les truites, saumons ou anguilles avec espèces d'accompagnement. Les sous-bassins en vert (cluster III) sont des têtes de bassins salmonicoles. Les sous-bassins en orange (cluster IV) accueillent surtout des espèces méridionales d'intérêt (ou des zones à truite).

Les auteurs observent que les hydro-régions n'ont pas les mêmes rangs d'intérêt en conservation : par exemple les bassins de Loire et de Seine n'ont que 2,3% et 3,1% de leurs sous-bassins en zone d'intérêt. Les côtiers de l'Ouest et la Garonne oscillent entre 7 et 15%. Le Rhône et la Méditerranée sont à plus de 30%, l'Adour culmine à 53%.

Discussion
Tout modèle est une construction intellectuelle pour essayer d'approcher une réalité ou un objectif. Il n'est jamais définitif ni exclusif d'autres modèles intégrant d'autres paramètres de construction. L'intérêt d'un modèle scientifique comme celui d'Anthony Maire et de ses collègues est la transparence de sa méthode et de ses données, ce qui permet à la communauté scientifique comme à la société d'en apprécier la portée. Voici quelques réflexions critiques nées à la lecture de ce travail:
  • le modèle tel qu'il est présenté paraît "statique", c'est-à-dire qu'il photographie à un instant donné la diversité pisciaire des sous-bassins. Pour lui donner un caractère plus dynamique, il serait intéressant de le coupler avec les modèles de tendance des populations (par exemple Poulet et al 2011) mais aussi avec les modèles d'évolution hydroclimatique (par exemple Buisson et al 2008) car le changement probable de température et de pluviométrie va modifier les conditions aux limites de répartition de certaines espèces d'intérêt (du même coup, cela peut relativiser l'intérêt de certains efforts de conservation),
  • la biodiversité pisciaire n'est pas toute la biodiversité aquatique (elle n'en représente que 2%, voir Balian et al 2008) et, dans certains cas, les approches de conservation peuvent diverger. Par exemple, les lacs, étangs et retenues sont parfois des zones de forte diversité (oiseaux, mammifères, amphibiens, végétaux) qui, sur un système lotique, n'améliorent pas spécialement des espèces patrimoniales, migratrices ou rhéophiles de poissons, voire leur sont franchement défavorables. Il faut donc se garder d'assimiler la protection des seuls poissons à la protection de l'ensemble des milieux aquatiques et de leur diversité, 
  • on observe ce qui ressemble à une contradiction apparente entre le souhait de modéliser une valeur de conservation (intérêt intrinsèque des espèces) et l'inclusion d'une activité de prédation (pêche) comme facteur d'évaluation. Voir ce que donne le modèle sans ce paramètre de la pêche serait utile et, à notre sens, plus représentatif d'une approche écologique débarrassée d'un biais halieutique ne se confondant pas avec elle. Si l'on pense aux services rendus par les écosystèmes, alors il ne faut pas seulement intégrer les services rendus par certaines espèces à la pêche, car les milieux ont beaucoup d'aménités et la pêche n'a pas de prééminence particulière parmi les usages de la rivière. Et même au sein de la pêche, il faudrait attribuer une valeur de conservation locale proportionnée à la réalité de pratiques très différentes (carpes, "petits blancs", carnassiers, salmonidés), ce qui nous paraît assez hasardeux. 
Ce travail intéresse bien sûr les réformes en cours de la politique des rivières, au premier rang desquelles le classement en liste 1 et liste 2 de 2012-2013, qui attire une bonne part des fonds dédiés à la restauration physique (habitat, continuité) et à la promotion de certaines espèces piscicoles. Voici les questions que l'on peut se poser :
  • le résultat de Maire et al 2016 coïncide-t-il avec les classements en liste 1 (zone théoriquement d'intérêt pour la conservation), et dans le cas contraire, comment s'expliquent les divergences ? Pour ce que l'on observe sur notre région (Bourgogne Franche-Comté), la plupart des tronçons classés en liste 1 n'apparaissent pas comme d'intérêt particulier de conservation dans le modèle des chercheurs;
  • de très larges zones (notamment les bassins amont et médian de la Loire et de la Seine) ont fait l'objet de classements "intensifs" en liste 2 (milliers de kilomètres et d'ouvrages concernés). Ces zones n'apparaissent pas comme d'intérêt pour la conservation dans le travail de Maire et al 2016. Cela peut faire sens (la liste 2 vise à "restaurer"), mais cela pose plusieurs questions: comment estimer la probabilité que ces choix de classement aboutissent à des changements significatifs dans les critères écologiques d'intérêt? Les facteurs corrélés au moindre intérêt de conservation dans ces zones sont-ils relatifs à la densité d'obstacles ou à d'autres impacts (les travaux de Van Looy et al 2014 ou Villeneuve et al 2015 suggèrent par exemple que le facteur densité de barrage est marginal par rapport à la qualité de l'eau et aux impacts agricoles, globalement peu susceptible de faire varier la qualité piscicole telle qu'elle estimée par l'IPR, indice construit par rapport à des tronçons de référence peu anthropisés)?
  • inversement, il y a coïncidence entre certains sous-bassins d'intérêt pour leur population actuelle et des classements en liste 2: si des rivières conservent un intérêt piscicole malgré leur fragmentation longitudinale, cette dernière doit-elle être une priorité des choix publics?

Finalement, ce que montre avant tout ce travail, c'est notre capacité à produire une amélioration qualitative dans le diagnostic et le pronostic écologiques fondant la politique publique des rivières, en particulier la biodiversité. Jusqu'à une date récente, incluant hélas l'engagement dans la continuité écologique et le classement de rivière (2006-2012), les approches des décideurs ont été informées par des données partielles, sans modèle d'interprétation ou avec des modèles insatisfaisants (comme les biotypologies du XXe siècle, voir par exemple la critique qu'en faisait déjà Wasson 1989, ces typologies anciennes ayant un faible pouvoir descriptif et prédictif par rapport à la diversité et la rapidité d'évolution des rivières anthropisées, par rapport aussi à l'accumulation de données sur les milieux et à la sophistication des méthodes statistiques depuis trente ans).

Il reste cependant du chemin à parcourir. Modéliser la biodiversité pisciaire n'est qu'une étape dans la modélisation de l'ensemble de la biodiversité aquatique. Comprendre plus finement les impacts sur cette biodiversité reste un champ ouvert. Et il faut encore insérer la défense de la biodiversité dans les autres enjeux de la rivière: sa gestion durable et équilibrée n'inclut pas que les enjeux environnementaux, mais aussi bien des enjeux économiques, sociétaux et symboliques dont l'histoire a montré toute la force. L'écologie de la conservation et de la restauration ne doit pas seulement affermir ses attendus scientifiques : il lui faut aussi mûrir sa gouvernance politique et son acceptabilité sociale. Le contre-exemple malheureux de la continuité écologique montre qu'il y a beaucoup de travail en ce domaine aussi.

Référence : Maire A et al (2016), Identification of priority areas for the conservation of stream fish assemblages: implications for river management in France, River Research and Applications, DOI:10.1002/rra.3107

25/11/2016

La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

L'Observatoire de la continuité écologique a organisé une rencontre chercheurs-députés, dont les vidéos peuvent être regardées à ce lien. Les scientifiques ont tenu un discours très critique sur la mise en oeuvre actuelle de la continuité écologique, ce qui change du monologue autojustificateur des experts administratifs que les élus ont l'habitude d'entendre. Nous y reviendrons. Fait marquant : dans le débat, beaucoup des députés présents ont convenu que la continuité écologique pose des problèmes manifestes dans son application. Tous ont souhaité le "cas par cas". Nous montrons que ce cas par cas conduit à souhaiter la suppression du classement des rivières – un archaïsme hérité d'une vision du XIXe siècle – et son remplacement par un autre outil visant le même objet (les continuités écologiques des bassins), mais avec une méthode scientifique et une gouvernance démocratique rénovées.

Comme l'ont fait observer certains élus lors du débat, il existe déjà des organes et des outils de la politique publique de l'eau comme les SDAGE, les SAGE, les contrats globaux et les contrats rivières. Théoriquement, cela devrait permettre le cas par cas. Or bien souvent, en dehors de rares bassins où des personnalités politiques inspirées parviennent à imposer une vraie concertation et à négocier la mise en oeuvre de la politique de l'eau, le cas par cas fonctionne mal.

Pourquoi le cas par cas échoue en France?
D'abord, la France n'est pas guérie de ses moeurs politiques centralistes et autoritaires, les directives et interprétations venues du Ministère de l'Environnement ou d'établissements publics nationaux (Onema) sont directement répercutées par les représentants de l'Etat dans chaque programmation d'Agence de l'eau comme dans l'action des services déconcentrés (DDT-M, Dreal environnement), ce qui donne prééminence argumentaire et réglementaire à une certaine vision monolithique de la rivière. Parfois, la doctrine administrative se permet d'aller très au-delà du texte de la loi (cas de la continuité où l'arasement est devenu le choix de première intention quand la loi demande des ouvrages "gérés, équipés, entretenus").

Ensuite, les SAGE ou les contrats de bassin se contentent trop souvent de décliner les axes prédéfinis par le principal financeur (Agence de l'eau), sans avoir une réelle liberté d'initiative sur leurs priorités d'action, et même avant cela une réelle capacité de diagnostic de leurs rivières. Car nous sommes aujourd'hui très loin d'établir des diagnostics écologiques de qualité des bassins versants – ce qui demande du temps, des moyens et une absence de présupposé au départ, vu la diversité du vivant comme la complexité des impacts humains.

Enfin, les instances de concertation au sein des structures (comité de bassin des SDAGE, commission locale de l'eau des SAGE) comme les instances de programmation (commissions techniques, comités de pilotage) sont très loin de représenter la diversité de la société civile (pour l'exemple de la continuité, les représentants de moulins et des riverains en sont régulièrement exclus). Le fonctionnement même de ces instances laisse très peu de place aux flux d'information venus de la société. Quand on a un "pavé" très technique de plusieurs centaines de pages ayant filtré les rares avis émis par la société, quand la moindre objection se voit répondre que tout est déjà encadré dans la réglementation administrative ou dans la programmation financière, quelle est la place réelle du débat démocratique et de l'initiative locale?

Ce qui rend donc le cas par cas illusoire pour le moment:
  • organisation verticale et descendante du pouvoir normatif, 
  • doctrine administrative surinterprétant ou surtransposant les lois et directives, 
  • approche technocratique préformatée, 
  • financement public orienté sur des solutions posées a priori comme meilleures,
  • dialogue environnemental au point mort, faible ouverture de la concertation aux acteurs locaux et citoyens. 
Ajoutons un autre aspect : le cas par cas dans un régime contraignant (avec obligation réglementaire), des enjeux parfois flous et pas de rigueur de mise en oeuvre, cela peut aussi devenir synonyme d'arbitraire. Si tel site est "épargné" quand tel autre à peu près semblable est effacé ou aménagé, cela ne manquerait pas de susciter protestations et confusions. Au demeurant, les services instructeurs de l'administration craignent cette issue et préfèrent appliquer des grilles rigides, même si elles conduisent à des décisions absurdes, surdimensionnées voire sans enjeu écologique réel.

La classement des rivières, un archaïsme du XIXe siècle à la construction opaque et non scientifique
A plusieurs reprises, le président Chanteguet (commission développement durable) a suggéré de clarifier ce qui est du ressort des députés, c'est-à-dire du ressort de la loi, et ce qui ne l'est pas, dans les problèmes unanimement constatés. Dans le cas de la continuité écologique, les choses sont assez claires : c'est essentiellement le classement des rivières prévu par la LEMA 2006 et devenu l'article L 214-17 du Code de l'environnement qui soulève des conflits, en particulier la liste 2 qui crée des contraintes ingérables d'aménagement.

Le classement consiste aujourd'hui en un simple listing de tronçons de rivière avec un tableur indiquant (dans le meilleur des cas) quelques espèces désignées comme d'intérêt pour la continuité piscicole.

Ce n'est pas du cas par cas, c'est du travail à la chaîne qui induit forcément des choix grossiers. Pour essayer d'affiner ce classement pré-établi, on finance à prix d'or, sur denier public, des bureaux d'études dont le travail copié-collé sur des centaines de sites isolés n'apporte en réalité rien à la connaissance académique des rivières (pas d'informations écologiques bancarisables dans des bases de données publiques) et ne donne aucune vision d'ensemble des enjeux (pas de modèle de connectivité, ni d'analyse impact-réponse du bassin, ni d'approche historique des dynamiques piscicoles et sédimentaires).

Ce classement des rivières voulu par la loi de 2006 est au fond un héritage du XIXe siècle, le dernier aboutissement des prescriptions vieillottes sur les échelles à poissons ayant commencé avec la loi de 1865. Les précédentes tentatives avaient déjà échoué. C'est un archaïsme dans sa méthode, sa gouvernance, ses objectifs :
  • on a réuni des "comités d'expert" opaques aux compétences inconnues et aux méthodes non publiées
  • on a laissé travailler (à ce qu'il semble, vu l'opacité) des hydrobiologistes (souvent spécialisés en halieutique, le CSP devenu Onema) sans se dire que la continuité écologique devait prendre en compte d'autres aspects de l'écologie aussi bien que des continuités historique, culturelle, symbolique, sociale, etc.
  • on a découpé des rivières de manière arbitraire, en évitant les grands barrages (souvent publics) impossibles à gérer
  • on a pris en compte la seule continuité longitudinale en oubliant les autres dimensions, notamment les continuités latérales
  • on a centré sur les  poissons migrateurs en ignorant le reste de la biodiversité aquatique (plus de 99% du vivant d'eau douce quand même…)
  • on a évoqué les sédiments à transporter sans s'interroger d'où ils proviennent (notamment des pratiques agricoles de versants) ni s'il y a intérêt à les faire circuler en leur état
  • on a supposé sans les consulter que des milliers de propriétaires et des centaines de milliers de riverains ne verraient pas d'objection à une éventuelle disparition d'un patrimoine et d'un paysage en place souvent depuis des siècles
  • on a ignoré les autres conditions de bassin (température, hydrologie,  pollutions, changements biologiques, etc.), alors que restaurer de l'habitat pour faire revenir des espèces n'a de sens que si les autres impacts sont aussi maîtrisables et si les conditions anciennes des espèces cibles n'ont pas disparu (ou ne vont pas disparaître du fait du changement climatique)
  • on a fixé un délai de 5 ans pour désaménager par la contrainte réglementaire des rivières qui avaient mis plusieurs millénaires à être aménagées, délai d'une absurdité kafkaïenne condamnant d'avance à la précipitation, à la caricature et au conflit.
Promouvoir des approches locales avec méthodologie scientifique rigoureuse et concertation environnementale réelle
Les députés ont une option possible de réforme de la continuité écologique : supprimer ce classement en le remplaçant par un autre outil empruntant les méthodes de l'écologie scientifique et respectant la concertation démocratique.

Si la loi veut instaurer le cas par cas, il lui suffit d'en poser les conditions d'exécution, c'est-à-dire non de laisser place à des "plans nationaux" ministériels ou des "classements à la chaîne" préfectoraux, mais d'organiser des schémas de continuité déployés au plan local:
  • l'échelle écologique pertinente est la rivière en son bassin versant (mesures portées donc par des SAGE ou des contrats globaux) et en rapport aux flux migrateurs / sédimentaires réels de la source à l'exutoire (ou inversement pour la montaison des poissons)
  • les diagnostics écologiques visent à être les plus complets et les plus rigoureux possibles (pas des généralités sans mesure réelle de terrain ni vision d'ensemble des impacts), selon des méthodologies mises au point par un pôle national de connaissance académique (universités, CNRS, Irstea, INRA, conseil scientifique de l'Agence de la biodiversité), en relativisant l'importance de certaines approches halieutiques souvent dépassées,
  • une échelle de priorité délimite les sites à traiter selon un intérêt objectivé (démontré) pour la connectivité et les résultats biologiques / sédimentaires attendus, mais aussi la faisabilité au regard l'intérêt patrimonial, social, économique des sites (grilles multicritères et analyses coût-avantage impératives)
  • une concertation réelle (et non formelle), itérative, est tenue avec l'ensemble des usagers et riverains, afin d'écouter leurs attentes
  • les engagements d'un schéma local de continuité sont solvabilisés, c'est-à-dire à financement public pour l'essentiel, compte tenu des coûts de travaux en rivière et de la dimension d'intérêt général
  • toute hiérarchie de solution posée a priori (prime à l'effacement) est bannie au profit d'une approche contextualisée et ouverte
  • le délai est fixé après le diagnostic et la concertation, en vertu du réalisme et de l'intérêt des opportunités d'action, pas d'une programmation bureaucratique hors-sol.
Si les méthodes et la gouvernance étaient réellement revues en ce sens, il n'y aurait aucune raison de conserver le classement, dont les effets pervers sont manifestes, aucune raison non plus de limiter des mesures de continuité (outil de gestion comme un autre des milieux) à telle ou telle rivière classée. Qui serait hostile à une telle évolution? Sans doute les mêmes qui ont poussé au marasme actuel, à savoir les promoteurs d'une idéologie de la destruction systématique des ouvrages au nom du fantasme de renaturation des rivières. Il faut tourner cette page: c'est ce que nous attendons désormais de nos parlementaires.