Nous avions souligné par le passé que l'Agence de l'eau RMC est sans doute la moins critiquable des Agences sur plusieurs points : choix modeste de classement (en liste 2 au moins), clarté de communication, accès aux données sources des états des eaux DCE, propos un peu plus mesuré sur les choix d'aménagement d'ouvrages, conseil scientifique plus actif. C'est donc avec une vive déception que nous avons pris connaissance de sa dernière publication. En voici quelques raisons.
L'étude disant le contraire de ce qu'on voudrait lui faire dire (Cumming 2004)
Premier exemple, le travail de Cumming 2004 dans le Wisconsin, cité en pp 137-138. Voici l'illustration reproduite page 138, montrant la variation du nombre d'espèces en fonction de la densité de barrages.
Rien qu'à l'oeil (à condition de savoir de quoi il est question, ce qui n'est pas le cas du lecteur "naïf"), il est manifeste que cette illustration montre le faible impact des ouvrages :
- la richesse spécifique passe de 10,2 à 9,7, soit une variation mineure,
- les barres d'erreur limitent encore la significativité du résultat,
- l'augmentation du nombre de seuils ou barrages ne change rien (stabilité de la richesse spécifique après 10 ouvrages).
C'est à peu près ce que dit l'auteur de ce travail scientifique, car quand on prend le temps d'aller lire son article et regarder ses résultats
- la corrélation négative nombre de barrage aval / richesse spécifique est significative mais très ténue (-0,08, niveau de corrélation que l'on trouve généralement négligeable dans la plupart des champs scientifiques),
- l'auteur précise que le test non-paramétrique de Friedman ne donne pas de différence discernable entre différents impacts.
On a donc un travail dont la principale conclusion est que la densité des petits barrages ne modifie guère la biodiversité alpha et qu'il faut d'abord conserver une certaine quantité d'eau, mais ce résultat notable n'est pas expliqué dans le sous-chapitre "effet cumulé des seuils liés à l’homogénéisation des habitats et la baisse de connectivité", à la tonalité évidemment négative. Quasiment aucun lecteur n'ira vérifier la publication source. Et la plupart jetteront un oeil rapide en voyant une courbe qui baisse avec une forte pente, ce qui est pour l'essentiel un artifice de présentation des données.
Mayesbrook : une analyse en services écosystémiques éloignée de la réalité des chantiers français
Le Parc urbain de Mayesbrook (banlieue Est de Londres) est bordé sur 1,6 km par un petit ruisseau fortement artificialisé qui a fait l’objet en 2011 d’un projet de restauration (reméandrage, plantations en berge, zone humide).
Le tableau ci-après donne le calcul coût-bénéfice en services rendus (Everard et al., 2011).
De prime abord, le bénéficie de la restauration écologique paraît incroyablement élevé : pour chaque livre sterling investie, ce sont 7 livres sterling qui reviennent. De quoi faire rêver plus d'un gestionnaire de rivière…
Mais en regardant de plus près, on s'aperçoit que l'essentiel du bénéfice annuel (815 K£ sur 880 K£ soit 93%) provient de activités récréatives, ainsi que de la revalorisation immobilière autour du parc (7 millions £). Certes, les aménageurs ont mis en avant la dimension environnementale de leur projet (restauration écologique et adaptation climatique). Mais en réalité, il s'agit d'un chantier complet visant à rendre au public un parc passablement dégradé:
- curage de deux lacs et développement d'activités (pêche, canotage),
- ré-aménagement paysager complet,
- installation de cafés, terrains de sport et zones de détente
- le tout dans une zone urbaine dense à potentiel de gentrification.
Cette opération est très éloignée de la grande majorité des projets de restauration physique en France, en particulier des chantiers de continuité écologique où les solutions (destructions d'ouvrages ou dispositifs de franchissement) n'apportent aucune valeur d'usage aux riverains (et détruisent la valeur foncière de certains sites, comme les moulins). Les sites concernés sont souvent en zones rurales peu peuplées de surcroît (il a été montré par Feuillette et al 2016 que les analyse coûts-bénéfices de la DCE sont systématiquement défavorables dans les zones rurales, car peu de gens sont susceptibles de bénéficier des mesures demandant des investissements lourds).
Des études manquantes alors qu'on promet un bilan actualisé des connaissances
Le principal défaut de la synthèse de l'Agence de l'eau RMC réside dans ce que l'on n'y trouve pas. Le texte promet "un bilan actualisé des connaissances reposant sur une analyse systématique de la littérature internationale". En réalité, une bonne part des contenus sur les travaux scientifiques vient d'un travail plus ancien (Souchon et Malavoi 2012) auquel on a ajouté de manière impressionniste quelques éléments plus récents.
Ne sont par exemple pas analysés dans cet opus soi-disant "actualisé" :
- Van Looy et al 2014 qui quantifie l'impact des densités de barrage sur la qualité piscicole vue par la bio-indication DCE (France),
- Villeneuve et al 2014 qui hiérarchise les effets des impacts de bassin (dont les barrages) sur les bio-indicateurs (France),
- Morandi et al 2014 qui critique le niveau de rigueur dans le suivi scientifique des restaurations (France)
- Palmer et al 2014, qui traite la plus grosse base de données internationale de retour critique sur les restaurations physiques de rivière (USA)
- Lespez et al 2015 qui analyse la non-prise en compte du temps long sédimentaire dans la restauration morphologique (France)
- Bouleau et Pont 2015 qui problématise la notion d'état de référence et la manière dont elle été construite à fin de gestion par la performance
- Gaillard et al 2016 qui montre l'épuration des pesticides dans les eaux lentes et appelle à la prudence sur les effacements de barrages
- Lespez et al 2016, qui souligne les limites de l'évaluation actuelle par services rendus par les écosystèmes
- l'expertise collective Inra-Irstea-Onema 2016 sur l'effet cumulé de retenues (notamment la question de l'épuration chimique), qui appelle elle aussi à la prudence vu les incertitudes fortes et les inconnues de la recherche
Mais au lieu d'exposer la réalité de ce débat, au lieu d'appeler à renforcer les bases scientifiques avant de continuer à dépenser des fortunes sur la morphologie tout en nuisant parfois à des usages ou au cadre de vie des riverains, on préfère noyer le lecteur dans des "retours d'expérience" issus de la littérature grise non revue par les pairs (donc non scientifique stricto sensu).
Des recommandations de diagnostics qui restent des voeux pieux
Dans ses recommandations finales, l'ouvrage propose un "zoom sur le diagnostic physique et écologique et le choix des actions".
- Le choix des mesures de restauration doit être basé sur un diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...), faire l’objet d’une analyse prospective (évolution future potentielle), et s’appuyer sur une comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés ;
- Les facteurs limitant les améliorations souhaitées doivent être considérés (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...) ;
- Si la dynamique de la rivière est suffisante, il convient de privilégier les mesures de restauration des processus par restauration passive. Sinon, il peut être envisagé la restauration active des formes (ex. reméandrage) ;
- La possibilité d’obtenir des réponses écologiques mesurables doit guider, parmi d’autres éléments, l’ambition du projet de restauration : l’extension spatiale du projet doit être proportionnée à la taille de la rivière ou partie de rivière que l’on souhaite restaurer. De même, la situation avant/après restauration doit être a priori aussi contrastée que possible en termes de modification des habitats pour pouvoir espérer une évolution des peuplements aquatiques. Les autres facteurs limitants doivent aussi être considérés, notamment la pollution, ce problème devant être résolu avant ou simultanément aux opérations de restauration physique.
- les documents programmatiques sont de simples énumérations sans modèle,
- les choix de chantier n'ont pas de mode de détermination des priorités,
- les analyses coûts-avantages ne sont pas sérieusement menées,
- les suivis biologiques sont rarissimes (et pour le peu d'entre eux presque toujours limités à certaines catégories de poissons),
- les inventaires complets de biodiversité avant intervention sont l'exception,
- des expertises limitées aux méthodes discutables (comme celles des pêcheurs) occupent une place anormalement importante dans l'information aux décideurs,
- les rares travaux de qualité sont des programmes lourds mobilisant beaucoup de moyens et de temps (par exemple ce que fait l'équipe de N. Lamouroux sur le Rhône, avec des résultats reconnus comme significatifs mais pas entièrement satisfaisants).
La dimension physique des rivières inclut de nombreux enjeux, à différentes échelles du bassin versant: ripisylves et berges, diversité des écoulements (rectification, chenalisation, méandre, tresse, divagation), évolution des micro-habitats du lit mineur, annexes hydrauliques de type bras morts, reconnexion du lit majeur d'inondation, connectivité longitudinale (obstacle piscicole ou sédimentaire), érosion des sols sur les versants (particules fines devenant matière en suspension), nature des substrats et des échanges de fond (zone hyporhéique), etc. Ces enjeux sont des réalités qui vont influencer le fonctionnement et le peuplement de la rivière, et ces enjeux sont étudiés par l'écologie des milieux aquatiques.
Entre ce que dit l'écologue (scientifique) sur le fonctionnement théorique d'une rivière et ce que fait le gestionnaire sur l'aménagement de cette rivière, il y a cependant un écart. Montrer que tel impact a tel effet n'engage pas forcément une action: l'impact peut être impossible ou très coûteux à éviter, l'effet peut être mineur, sans gravité particulière pour les milieux et sans intérêt pour les riverains, l'évolution de l'hydrosystème à certaines conditions d'intervention peut être imprévisible, etc. Il faut donc une double distance critique : comprendre ce que dit la science et avec quel niveau de robustesse elle le dit ; analyser si ces conclusions répondent à des enjeux sociopolitiques (et une solvabilité économique).
Le problème de la restauration physique est connu :
- elle est jeune et encore expérimentale, donc ne peut pas prétendre inspirer des programmes trop systématiques (comme des dizaines de milliers de km classés au titre de la continuité avec un délai court et obligatoire d'intervention),
- elle est lourde et coûteuse, car elle concerne les rivières comme leurs bassins versants, tous ces bassins ont été anthropisés et ne sont plus des hydrosystèmes naturels de longue date, donc le "désaménagement" serait un chantier potentiellement immense,
- elle est complexe et incertaine, car le lien entre habitat physique et biodiversité n'est pas une causalité simple, tous les impacts interagissent, le vivant n'évolue pas selon une logique déterministe,
- elle est problématique, car les hydrosystèmes anthropisés sont appréciés, les gains écologiques sont généralement faibles et différés (pas même garantis), le retour à un état "plus naturel" ne s'accompagne pas souvent de bénéfices sociaux, économiques ou symboliques tangibles.
Les riverains veulent une rivière à vivre, avec des attentes très diverses, ils ne veulent pas une rivière d'expert qui serait réduite à un état écologique idéalisé en faisant l'hypothèse qu'il n'existerait aucun impact humain. Ces attentes sont clairement décalées par rapport au discours de la renaturation monopolisé par des administrations et des gestionnaires. Espérer que l'on imposera une certaine vision de la rivière par la contrainte réglementaire et par la dissimulation d'information est illusoire. Les Agences de l'eau ne servent pas l'intérêt général en entretenant cette illusion.
Référence : Dany A (dir) (2016), Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau: éléments de connaissance, Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, 304 p.
A lire en complément
Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau
Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques et l'Union française d'électricité ont saisi les présidences des Agences de l'eau pour demander à leurs conseils scientifiques un avis motivé sur la politique actuelle de continuité écologique, en lien aux interrogations récentes nées de l'évolution des connaissances.
L'écologie est-elle encore scientifique? (Lévêque 2013)
L'exercice de l'Agence de l'eau RMC illustre également un problème épistémologique plus fondamental, celui d'une écologie des rivières qui, happée par les attentes politiques du gestionnaire (et financeur...), est requise en recherche finalisée pour certifier ce qui serait "bon" ou "mauvais", au lieu de conserver la neutralité axiologique et la distance critique qui sied à la liberté de l'investigation scientifique et à la crédibilité de ses résultats pour la société. Par exemple, on a tendance à construire des indices paramétriques de "qualité" qui vont en fait refléter non la qualité de la rivière dans l'absolu (notion peu scientifique), mais ce que les paramètres retenus sont programmés à isoler. Les indices peuvent minimiser ou amplifier l'interprétation des phénomènes réels (donner à tort l'impression que la rivière est en "bon" ou en "mauvais" état).