15/12/2016

La loi face aux dérives administratives: rappel du contenu législatif de la continuité écologique

Les administrations de l'eau sont saisies depuis une dizaine d'années d'une frénésie réglementaire et programmatique, multipliant les trames, les plans, les décrets, les arrêtés, les circulaires, les instructions, les SDAGE, les SAGE, les SRCE et autres dispositions plus ou moins obscures.  Dans le domaine de la continuité écologique, il faut en revenir à la base : le texte de la loi votée par nos députés et sénateurs. La loi a prééminence sur la réglementation, et l'administration ne peut pas imposer des mesures que le législateur n'a pas programmées. Correctement appliquée, cette loi permet une mise en oeuvre raisonnable de la continuité. Nous le rappelons ici par une analyse mot à mot, et nous appelons à combattre comme excès de pouvoir toutes les tentatives pour sur-interpréter ce texte dans un sens indument agressif vis-à-vis des ouvrages hydrauliques. Nota : ce texte est une mise à jour d'un article plus ancien, suite aux évolutions récentes du droit et aux demandes de nombreuses personnes qui nous écrivent. Le rubrique vademecum de ce site contient des articles-outils pour se défendre.



En matière de hiérarchie des normes, la loi s'impose à la réglementation : cela signifie que la référence à la loi l'emporte sur les textes réglementaires (décrets, arrêtés, etc.) de l'Etat ou de l'administration déconcentrée s'il existe un conflit d'interprétation. Rappelons que la Directive-cadre-européenne sur l'eau, qui est de portée supérieure à la loi française, n'a jamais demandé la destruction des ouvrages hydrauliques (voir ce texte en détail).

Autre point important : Ségolène Royal a publié en décembre 2015 une instruction aux Préfets leur demandant de ne pas insister sur les effacements d'ouvrages tant que les propriétaires sont en désaccord. Vous pouvez opposer cette instruction à toute administration qui voudrait vous imposer une mesure d'arasement ou dérasement (voir le détail sur cet article).

Nous exposons ci-dessous ce que la loi sur l'eau et les milieux aquatiques (2006) a introduit dans la partie législative du Code de l'environnement. Nous nous limitons ici au cas des rivières classées en liste 2, c'est-à-dire celles qui ont une obligation d'aménager les ouvrages au terme d'un délai de 5 ans, récemment prorogé de 5 années supplémentaires. Il y a également des problèmes sur les rivières classées en liste 1, mais ils sont moins urgents en raison de l'absence de délai contraignant.

S'il y a donc un seul texte que vous devez connaître par coeur dans le domaine de la continuité écologique, c'est celui-là. D'autant que nul n'est censé ignorer la loi. Nous indiquons en orange les mots et concepts importants de ce texte, qui sont explicités ensuite.

I.-Après avis des conseils départementaux intéressés, des établissements publics territoriaux de bassin concernés, des comités de bassins et, en Corse, de l'Assemblée de Corse, l'autorité administrative établit, pour chaque bassin ou sous-bassin 
(…)
2° Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant.
(…)
III.-Les obligations résultant du I s'appliquent à la date de publication des listes. Celles découlant du 2° du I s'appliquent, à l'issue d'un délai de cinq ans après la publication des listes, aux ouvrages existants régulièrement installés. Lorsque les travaux permettant l'accomplissement des obligations résultant du 2° du I n'ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d'aménagement ou de changement de modalités de gestion de l'ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l'eau, le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant de l'ouvrage dispose d'un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser.
(...)
Les obligations résultant du I du présent article n'ouvrent droit à indemnité que si elles font peser sur le propriétaire ou l'exploitant de l'ouvrage une charge spéciale et exorbitante.
(...)
IV.-Les mesures résultant de l'application du présent article sont mises en œuvre dans le respect des objectifs de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine protégé soit au titre des monuments historiques, des abords ou des sites patrimoniaux remarquables en application du livre VI du code du patrimoine, soit en application de l'article L. 151-19 du code de l'urbanisme.

Transport suffisant des sédiments : personne ne sait au juste à quoi correspond ce concept de transport "suffisant", qui n'est pas une notion scientifique. Il revient à l'autorité administrative de le définir et le justifier au cas par cas. Ne vous en inquiétez pas outre mesure : nous n'avons encore jamais rencontré de demande absurde en ce domaine – et pour cause, le sort des limons, sables et graviers n'est quand même pas une cause de première importance, d'autant que quasiment tous les seuils et petits barrages ont un impact négligeable sur ce plan au regard des volumes de charriage concernés sur les bassins versants. Si un petit ouvrage bloquait tous les sédiments, il serait rempli en quelques mois ou années. A noter : l'art. L-214-17 CE n'a pas introduit une obligation de "restaurer des habitats", ce qui est l'interprétation (militante) de certains de vos interlocuteurs en rivière. L'ensemble retenue-bief-chute ne forme pas spécialement un habitat "dégradé", terme portant jugement de valeur, n'ayant pas de fondement juridique clair (en tout cas dans le domaine de la continuité) ni de réel consensus scientifique. Même l'administration a reconnu ce point dans la Circulaire d'application du L 214-17 CE, donc aucun fonctionnaire n'est fondé à invoquer le L 214-17 CE pour "restaurer de l'habitat" (voir cet article).

Circulation des poissons migrateurs : le texte de loi parle de la "circulation", sans préciser le sens (montaison, dévalaison). Par défaut et en première intention, le choix le plus simple de dévalaison (migration vers l'aval) peut être retenu sans sortir du texte de la loi. L'administration voudra éventuellement imposer la montaison (migration vers l'amont), c'est à elle d'en justifier la nécessité et la faisabilité, pas à vous. Ce texte parle des "migrateurs" et exclut par là les espèces non migratrices que certains bassins ont ajouté dans leur document technique d'accompagnement en liste 2. Lamproie de planer, chabot, vairon et autres cyprinidés rhéophiles ne sont pas des espèces migratrices, toute exigence d'aménagement de montaison pour ces espèces devra être considérée comme discutable dans une rivière classée seulement L2. Il faut exiger sur chaque rivière la présentation de l'ensemble des inventaires piscicoles (fait depuis 30 ans par le CSP devenu Onema et par les fédérations de pêche) afin de démontrer qu'il existe des déficits d'espèces d'intérêt attribuables à des discontinuités. A noter : la présence de grands barrages sans projet de mise en conformité ou de chutes naturelles à proximité d'un ouvrage classé est à un motif à considérer comme disproportionnées des mesures coûteuses ou destructrices le concernant.

Géré, entretenu et équipé : en aucun cas le texte de loi n'emploie les mots "effacé", "arasé", "dérasé", "détruit", "échancré", etc. La pression actuelle en faveur de l'effacement n'a rien à voir avec la continuité écologique définie par la loi (elle est le fait d'une dérive interne d'une partie de l'appareil administratif, de certaines Agences de l'eau et de certains syndicats). Au terme de la loi, tout ouvrage autorisé (L214-6 CE) doit au contraire voir sa consistance légale (hauteur, débit) respectée : une proposition d'effacement au titre du L 214-17 CE n'a donc pas de base légale et doit être dénoncée dans les meilleurs délais à votre association (ou votre avocat). Notamment, contrairement à ce que certains agents DDT(-M) ont laissé entendre, une préfecture ne pourra certainement pas imposer une échancrure qui remettrait en cause le niveau amont, donc la consistance légale de l'ouvrage (outre le fait qu'une simple échancrure ne serait pas jugée fonctionnelle si elle prétend répondre à un besoin spécifique de montaison). Aucun moyen de gestion, entretien et équipement n'est spécifié à l'avance dans le texte de loi : pour la plupart des seuils de taille modeste, une bonne gestion des vannages peut suffire de notre point de vue. Voire pas d'action du tout pour les ouvrages les plus modestes et les rivières à faible enjeu piscicole (on reconnaît dans ce cas que l'ouvrage en l'état est conforme aux exigences du L 214-17 CE). L'administration peut toujours estimer le contraire et demander des règles spéciales de gestion, équipement et entretien : elle doit simplement les motiver, cf point suivant, et si elle demande un équipement lourd au plan des travaux et du coût, elle doit fournir les éléments de proportionnalité permettant de juger que ce n'est pas une charge spéciale exorbitante, cf ci-dessous.

Règles définies par l'autorité administrative : le texte de loi oblige de manière non ambiguë l'administration à définir et donc motiver les règles présidant à sa demande de gestion, entretien et équipement. Ce n'est pas au propriétaire de payer un bureau d'études (coûteux), c'est à l'administration de proposer et justifier des règles spécifiques à chaque ouvrage où elle entend promulguer une mesure de police administrative en matière de continuité écologique. Nous avons préparé un questionnaire (pdf) à cette fin. Sur chaque seuil ou barrage, l'autorité administrative doit par exemple : justifier la présence des espèces cibles ; indiquer le score de franchissabilité ICE de l'ouvrage en l'état ; exposer la nécessité de changer ce score. Et plein d'autres choses que nous attendons. C'est tout à fait normal : l'argent public paie des organismes spécialisés (comme l'Onema) ou des administrations déconcentrées (DDT, Dreal) dont le travail est justement de collecter et analyser toutes les informations sur les rivières et leurs ouvrages. Si le mot "service public" a un sens, ce n'est pas celui de déléguer le travail à des bureaux d'études privés... payés par les administrés! Bien sûr, un propriétaire peut préférer payer 5, 10 ou 20 k€ un bureau d'études, mais la plupart n'ont pas ces moyens. Il peut être utile de payer un BE pour contrer une proposition administrative jugée excessive voire abusive, mais en première intention, faites des économies, rejoignez plutôt des associations pour exercer une pression démocratique et justement éviter dès la source les propositions excessives des services de l'Etat !. Que l'administration définisse des règles n'implique pas qu'elle peut les imposer de façon arbitraire, cf le point concertation.

Charge spéciale et exorbitante : cette précision utile du législateur indique que les aménagements très coûteux (comme les passes à poissons) ouvrent droit à indemnité s'ils représentent une dépense trop importante par rapport à l'enjeu et aux capacités du maître d'ouvrage. Dans la jurisprudence administrative, cette notion de charge spéciale et exorbitante apparaît quand un propriétaire subit des dommages ou se voit imposer des dépenses hors de proportion avec l'objectif d'intérêt général poursuivi par des travaux. C'est manifestement le cas pour les dizaines à centaines de milliers d'euros que demandent certains ouvrages de franchissement (ou la perte considérable de valeur foncière que représenterait un effacement), alors que le gain pour les milieux est faible (voire parfois nul... sans compter des risques d'effets écologiques négatifs). Il résulte de cette notion de charge spéciale et exorbitante que l'autorité administrative doit aussi justifier la proportionnalité de sa proposition d'équipement (point précédent) à son effet attendu et à son coût de réalisation : état écologique et chimique de la rivière (poids relatif de la continuité dans l'impact sur les espèces cibles) ; gain estimé en biomasse sur les espèces cibles ; importance des espèces cibles en terme de services rendus par les écosystèmes locaux ; prise en compte du bilan chimique de la retenue ; anticipation du changement climatique, etc. Le questionnaire (pdf) que nous avons préparé inclut ces points, vous pouvez l'adresser aux services de l'Etat (DDT-M). Si l'administration propose une simple mesure de gestion des vannes, ce n'est pas exorbitant. Si l'administration veut imposer des travaux lourds de type dispositifs de franchissement, c'est exorbitant.

Concertation avec le propriétaire (ou l'exploitant) : concertation signifie qu'il doit y avoir procédure contradictoire, c'est-à-dire que les propositions de l'autorité administrative ne peuvent être édictées sous la forme d'un arrêté préfectoral sans avoir été au préalable soumises pour débat au maître d'ouvrage. Ce dernier peut, s'il n'est pas d'accord, l'exprimer par une contre-proposition (formulée par lui-même, par une association, par un avocat ou, cette fois, par un bureau d'étude).

Délai supplémentaire de 5 ans : initialement, le délai était fixé à 2017 ou 2018 selon les bassins. Face aux retards massifs dans la mise en oeuvre de la réforme et à ses coûts inaccessibles pour les particuliers, un délai supplémentaire de 5 ans a été accordé en 2016. Attention, il faut s'être manifesté dans le cours du premier délai pour en bénéficier. Voir en détail cet article pour les démarches à suivre.

Respect du patrimoine protégé : cet amendement voté en 2016 permet de s'opposer à la destruction des ouvrages hydrauliques dans plusieurs conditions (protection au titre des monuments historiques, périmètre de 500 m autour de sites classés ou inscrits, désignation comme patrimoine remarquable ou d'intérêt dans les PLU, PLUi). Si votre PLU(i) est en cours de construction, vous avez intérêt à y faire inscrire votre ouvrage avec l'ensemble de son système hydraulique (pas seulement le moulin ou l'usine mais le seuil, les canaux, vannes, déversoirs, etc.). Ecrire pour cela au maire (PLU) ou au président de l'intercommunalité (PLUi) avec une fiche de présentation de votre bien (cadastre, photos, histoire, intérêt patrimonial et paysager) et une demande d'inscription comme patrimoine remarquable de la commune.

Votre action : Vous avez donc pour le moment une seule chose à faire, expliquer ces points à votre administration, dans les comités de pilotage des projets et dans un courrier recommandé. Sachez aussi qu'en dernier ressort, un texte administratif (comme un arrêté de mise en demeure) peut toujours être attaqué au tribunal, ce qui suspend son exécution. Si nous devions être nombreux à y avoir recours, des solutions collectives seraient organisées. Vous pouvez toujours nous envoyer copie numérique d'un échange écrit avec l'administration, pour évaluer vos droits et si nécessaire être orienté vers un avocat.

Conclusion : les étangs, moulins, défenseurs du patrimoine, riverains et leurs assocations suivent désormais de près l'ensemble de cette procédure et, tant qu'ils seront en butte au mépris manifeste de la concertation affiché par le Ministère de l'Environnement, ils sont disposés à poursuivre en excès de pouvoir tout fonctionnaire qui tenterait d'abuser des propriétaires d'ouvrages. Nous attendons du Ministère qu'il prenne acte des réalités suivantes :
  • retards déjà énormes dans la mise en oeuvre de ce dossier, 
  • défaut de base scientifique solide pour le choix d'un classement massif des rivières, 
  • nombreuses protestations face à la destruction des cadres de vie locaux,
  • manque de méthode dans l'analyse des impacts du bassin versant, conduisant à des choix non-optimaux pour la qualité de l'eau et à des résultats médiocres par rapport à nos obligations européennes,
  • extrême complexité et coût disproportionné des aménagements induits,
  • disproportion fréquente entre la radicalité des solutions proposées (effacement à la chaîne d'ouvrages) et la réalité des gains attendus (quelques variations d'assemblage d'espèces, sans gain total de biodiversité),
  • absurdité qu'il y a à penser qu'en 2017 ou 2018, les propriétaires attachés à leur bien et conscients de leurs droits accepteront soit la destruction de leur propriété soit la ruine par des dépenses exorbitantes, deux issues inacceptables dont la loi les protège fort heureusement.
Il faut donc de notre point de vue convenir d'un moratoire sur la mise en oeuvre du classement des rivières (car les délais de 2017-2018 n'ont d'ores et déjà plus de réalisme) et construire la concertation sur une base saine, au lieu du dogmatisme stérile affiché par certains des hauts fonctionnaire en charge de ce dossier depuis plusieurs années. Des milliers d'élus et d'institutions demandent déjà ce moratoire. Suivons la voie du bon sens et refondons la politique de continuité sur une base beaucoup plus efficace pour la qualité de l'eau et des milieux.

Nota : un point essentiel dans cette application future de la loi de continuité écologique est la préservation du droit d'eau. Si vous perdez votre droit d'eau (par un arrêté d'abrogation de la Préfecture ou par une convention de transfert à un syndicat, une association de pêche, etc.), vous ne serez plus maître du destin de votre ouvrage et vous ne pourrez rien opposer à l'obligation de remettre la rivière en l'état antérieur à l'existence de l'ouvrage (à vos frais). Toute démarche de la DDT(-M) visant à annuler ce droit d'eau est donc un motif d'extrême urgence et, si la procédure est abusive, doit faire l'objet d'une requête contentieuse en annulation. Certains propriétaires mal informés pensent encore que ces questions sont mineures, mais c'est une grave erreur. Notre association a défendu plusieurs droits d'eau menacés, et est toujours disposée à aider ses adhérents en ce sens.

13/12/2016

A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)

Une publication de chercheurs anglais nous montre ce que peut être une opération de continuité "réussie" quand elle est vue par l'oeil de spécialistes des poissons: une simple variation dans la localisation de quatre espèces communes, déjà présentes dans la rivière concernée, avec certaines qui profitent et d'autres non selon les stations. Que ce genre de résultats passionne l'ichtyologue dans le cadre de son travail d'analyse et d'expérimentation, on peut le comprendre. Que l'on entreprenne de dépenser l'argent public à détruire des paysages et des patrimoines sur un grand nombre de rivières pour ce genre de gains, on ne peut pas l'accepter. Il faut décidément que chaque projet de continuité fasse un bilan préalable des populations de la rivière, pour exposer aux citoyens les bénéfices réellement attendus avant de signer un blanc-seing à des chantiers coûteux et nuisibles pour les riverains.

Jeroen S. Tummers et ses collègues (Université Durham, Wear Rivers Trust) publient un article sur la restauration de continuité sur la rivière Deerness, au Nord-Est de l'Angleterre.

Leur travail a consisté principalement à examiner finement des comportements de poissons (dispersion, montaison) à l'aide de techniques de marquage et capture, télémétrie, pêche électrique.

Nous n'entrerons pas dans le détail de leur recherche, intéressant surtout le spécialiste. Ce qui motive ici notre curiosité, c'est la nature exacte des gains : montrer l'exemple d'une opération de restauration de continuité que des chercheurs peuvent estimer "réussie" sur une rivière ordinaire, sans grand migrateur ni grand barrage, le genre de rivières qui a été assez abondamment classé à aménagement obligatoire en France.

Le tableau ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre les résultats sur 8 obstacles à l'écoulement (seuils, piles de pont, buses) qui ont été aménagés ou contournés.

Extrait de Tummers et al 2016, art. cit., droit de courte citation.

Pour comprendre ce tableau
  • la colonne S1…S8 désigne les obstacles à l'écoulement, amont (us) et aval (ds),
  • les colonnes chiffrées désignent les densités de poissons par 100 m2 pour la truite (bt), le chabot (bh), le vairon (m) et la loche franche (sl),
  • les chiffres grisés sont ceux avant restauration,
  • les chiffres surlignés jaune (par nous) sont ceux où la tendance est soit nulle soit mauvaise (baisse) après restauration,
  • les colonnes NTAXA désignent le nombre d'invertébrés, les colonnes MINTA la valeur de qualité écologique de ces invertébrés (M = moyenne, G = bonne, H = excellente).
Qu'observe-t-on ?
  • Sur plusieurs stations de la rivière, il y a des déclins et non des gains;
  • en dehors du point le plus élevé (S8) pour la seule truite, les poissons étaient déjà présents partout avant la restauration;
  • les gains de densité existent, mais ils sont modestes (on reste dans le même ordre de grandeur, variation faible);
  • certaines espèces (loche franche) ne profitent pas de la restauration (beaucoup de baisses);
  • dans deux cas, l'indice de qualité de l'eau mesuré par invertébré est moins bon après qu'avant.
Ces résultats à deux ans sont un contrôle intermédiaire et ne préjuge pas de l'évolution de la population, ni de l'arrivée à terme d'autres espèces (désirables ou indésirables) que favorise la continuité.

Discussion
Les trois chercheurs se félicitent des résultats obtenus, estiment que cela montre l'intérêt de la restauration et, quand elle est possible, de la suppression des obstacles pour permettre même à des espèces peu mobiles comme le chabot de circuler.

C'est donc ce genre d'articles que l'on trouve cités dans les "revues" de littérature grise favorables aux réformes de continuité. On dit aux citoyens que l'écologie de  la conservation s'intéresse à la continuité longitudinale (ce qui est vrai) et lui trouve souvent des vertus (ce qui est également vrai), mais la pédagogie s'arrête là et on oublie opportunément de montrer le détail des résultats constatés, en particulier sur les petits ouvrages peu étudiés par rapport aux grands barrages.

Pour un spécialiste de la faune aquatique, ces résultats sont éventuellement intéressants. Mais la continuité écologique n'est pas qu'une expérimentation pour ichtyologues : c'est une politique publique engageant l'argent des citoyens, modifiant le profil et le paysage des rivières, nuisant aux intérêts de certains usagers ou propriétaires, altérant parfois des éléments patrimoniaux. En France, elle coûte des centaines de millions d'euros d'argent public à chaque programme de mesures des Agences de l'eau, sans compter l'argent des particuliers et des collectivités obligés de mettre des ouvrages en conformité.

Sur certains fleuves côtiers et axes fluviaux, il existe incontestablement des besoins de migration d'espèces présentes à l'aval mais bloquées par des obstacles. La continuité se justifie dans ces cas,  à condition toutefois que ses coûts sociaux soient proportionnés à l'intérêt qu'on prête à ces espèces migratrices et que les chantiers ne se traduisent pas par des pertes d'autres configurations intéressantes pour la biodiversité (par exemple, les espèces faunistiques et floristiques bénéficiant de lacs et étangs).

Mais dans les rivières plus ordinaires qui ont été classées en masse au titre de la continuité écologique dans les têtes et milieux de bassin, la "défragmentation" ne concerne souvent que des espèces communes, et non pas des besoins de migrations à longue distance, des espèces déjà présentes en densité variable selon les stations. Dans ces cas-là, le gestionnaire doit justifier devant les citoyens des gains concrets qu'il attend, sur la base de populations actuelles mesurées et de projections à la robustesse démontrée. Alors qu'il y a beaucoup à faire sur d'autres thèmes regardant l'environnement autant que la santé (comme les pollutions de l'eau de surface et des nappes), nous refusons de dépenser des fortunes et d'altérer des cadres de vie pour simplement changer des densités locales de poissons ordinaires.

Référence
Tummers JS et al (2016), Evaluating the effectiveness of restoring longitudinal connectivity for stream fish communities: towards a more holistic approach, Science of the Total Environment, 569–570, 850–860

Récemment parus sur le même thème
Restauration morphologique des rivières: pas d'effet clair sur les invertébrés, même après 25 ans (Leps et al 2016)
Les petites centrales hydro-électriques ont un effet quasi-nul sur les populations piscicoles (Bilotta et al 2016)
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)
Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al 2015)

11/12/2016

Défragmenter des rivières? 25 enjeux pour le faire intelligemment

Agir sur la morphologie des rivières, comme on le fait sur la chimie, est un angle légitime de gestion. Mais cette action doit garantir au préalable qu'elle apporte des bénéfices écologiques significatifs, ce qui n'est pas automatique, et qu'elle respecte les attentes des riverains, car la rivière recoupe de nombreuses représentations sociales et symboliques. La politique publique de continuité longitudinale a été marquée depuis le PARCE 2009 par la précipitation et la confusion: milliers d'ouvrages à aménager en très peu de temps, rivières classées et traitées à la chaîne, sous-emploi des modèles scientifiques de la recherche appliquée, solutions toutes faites sans diagnostics approfondis de bassin, chantiers à coût inaccessible aux particuliers, absence de dialogue environnemental avec les riverains. Améliorer la continuité – et, pourquoi pas, détruire certains ouvrages quand les conditions sont réunies –, c'est possible si l'on montre un certain respect de la démarche scientifique en écologie, si l'on agit là où il y a des besoins prioritaires pour des espèces menacées et, surtout, si l'on permet aux citoyens d'exprimer leurs attentes au lieu de leur imposer des options définies à l'avance. 


Connaissance

Utiliser des modèles de connectivité, pour une priorisation des besoins de circulation sur le réseau hydrographique

Analyser la dynamique fluviale, car peu de bassins ont de réels problèmes de déficit sédimentaire lié aux petits ouvrages

Mobiliser des modèles hydrologiques, car l'évolution du régime crue-étiage et de l'alimentation des nappes doit être connue sur le bassin

Recourir à des modèles climatiques, car les choix doivent être sans regret à diverses hypothèses de changement thermique et pluviométrique

Estimer l'impact biogéochimique (nutriments, polluants, carbone), car les retenues peuvent avoir des rôles positifs

Vérifier les enjeux d'espèces invasives, car la continuité les favorise aussi

Evaluer la biodiversité, car les poissons ne sont qu'une faible part du vivant d'eau douce et de rive

Prendre en compte l'histoire et la culture, car les moulins et usines à eau ont une valeur patrimoniale

Prendre en compte le paysage, car les lacs, étangs, retenues, biefs et canaux sont souvent appréciés des riverains

Analyser le potentiel énergétique de l'existant, car la transition bas-carbone inclut l'énergie hydraulique

Estimer les services rendus par les écosystèmes restaurés, car le coût public doit être justifié par des bénéfices aux citoyens


Action

Agir d'abord pour les grands migrateurs menacés, car les espèces communes, quoique mobiles, sont moins impactées

Différer l'intervention en rivières polluées, car l'action morphologique ne corrige pas un mauvais état chimique

Prioriser les seuils sans intérêt patrimonial connu, construits au XXe siècle pour des usages devenus sans objet

Envisager des solutions douces (ouvertures de vanne, rivière de contournement, passe à poissons), car elles préservent les ouvrages d'intérêt et sont plus consensuelles

Tester sur des rivières pilotes, avant de généraliser à tous les bassins

Assortir de propositions paysagères et récréatives, car les territoires veulent des rivières attractives

Garantir la solvablité économique des projets, car il ne sert à rien de proposer des chantiers impossibles en raison d'un coût privé exorbitant


Gouvernance

Prendre le temps de la réflexion et de la concertation, car le véritable horizon d'action morphologique est séculaire (et non quinquennal)

Eviter le discours de la stigmatisation, car il provoque une crispation immédiate des maîtres d'ouvrage

Préférer l'incitation à la contrainte, en commençant par les propriétaires sans intérêt pour leur ouvrage

Ecouter l'ensemble des riverains de chaque projet, car ils sont aussi concernés par leur cadre de vie et les différents usages

Donner la parole aux citoyens, car les structures actuelles (SDAGE, SAGE) sont trop fermées et peu représentatives

Débattre des enjeux locaux concrets (gains espèces, habitats), en ne se limitant pas à des généralités abstraites

Développer une culture de la rivière, car la mémoire s'en est souvent perdue sur le bassin et les connaissances sont peu diffusées

Illustration : un moulin sur le Cousin (affluent de la Cure), en zone classée liste 2. Il n'a pas d'usage autre que d'agrément, mais il est parfaitement entretenu et situé dans le périmètre d'un site protégé. Sur cette rivière comme tant d'autres, plusieurs dizaines d'ouvrages sont sans projet à date, car la seule solution correctement financée est la destruction des ouvrages au bénéfice de résultats qui ne sont pas garantis, ni même pronostiqués et proposés en débat aux citoyens. A quoi bon persister dans ces blocages observés partout? La continuité écologique doit changer de méthode, choisir des priorités justifiées par des modèles scientifiques et rechercher des solutions fondées sur la concertation. Elle doit aussi revoir ses ambitions, car l'impact réel des ouvrages modestes (seuils, chaussées)  n'est toujours pas quantifié par la recherche et la diversité biologique des rivières ne se limite pas à des espèces de poissons migratrices ou rhéophiles. La grande majorité des citoyens informés des enjeux réels des chantiers ne considèrent pas que des gains locaux et modestes justifient des mesures aussi brutales que des effacements répétés sur un maximum de sites.

08/12/2016

Quatre scientifiques s'expriment sur la continuité écologique

Nous publions les vidéos des conférences données le 23 novembre 2016 à l'Assemblée nationale par quatre experts de la gestion des milieux aquatiques. Ces scientifiques sont de formation et spécialisation diverses (géographie et morphologie, hydrobiologie, sociologie), ils ont abondamment publié, enseigné et/ou travaillé sur l'écologie des rivières, ils sont membres pour certains des conseils scientifiques des Agences de l'eau. Il s'agit donc d'une critique interne de certains dysfonctionnements de la politique publique de la rivière.



Christian Lévêque, "Restaurer la biodiversité des cours d’eau, mais laquelle ?" 
Docteur ès sciences – directeur de recherches émérite à l’IRD- Président honoraire de l’Académie d’Agriculture. Spécialiste des milieux aquatiques, de l'écologie et de la biodiversité, il a publié récemment : Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l'écologie et la restauration des cours d'eau (éditions Quae).


Jean-Paul Bravard, "Des mesures pavées de bonnes intentions pour des rivières semées d’embûches"
Géographe, professeur émérite à l’Université de Lyon, membre honoraire de l'Institut universitaire de France, médaille d'argent CNRS, il a été responsable de la Zone Atelier Bassin du Rhône et a publié de nombreux travaux scientifiques sur la morphodynamique fluviale et l’écomorphologie de cours d’eau de Franc comme dans différents pays du globe (impacts des barrages, plaines alluviales).


André Micoud, "Protéger les rivières, est-ce tout naturel?"
Sociologue, directeur de recherche honoraire au CNRS, ancien président de la Maison du fleuve Rhône, officier du Mérite agricole. Il a publié de nombreux articles sur l'environnement, le patrimoine et le rapport aux fleuves, notamment : "Des patrimoines aux territoires durables ; ethnologie et écologie dans les campagnes françaises", "La patrimonialisation du vivant", "La campagne comme espace public".


Guy Pustelnik, "Quelle continuité pour quels poissons et quels sédiments ?" 
Docteur en géographie, ingénieur hydrobiologiste, il est directeur d' Epidor, EPTB du bassin de la Dordogne. Spécialiste des poissons migrateurs, il travaille à concilier tous les usages de l'eau.

Ces interventions rejoignent et confirment le diagnostic porté par notre association depuis plusieurs années déjà. La réforme de continuité écologique ne souffre pas d'un problème superficiel d'"incompréhensions" qui seraient solubles dans la "pédagogie", comme le veut un certain discours paternaliste d'une administration refusant de reconnaître les limites et échecs de cette réforme. Elle pâtit d'abord de problèmes structurels de conception, de méthode et de gouvernance.

Malgré une base scientifique fragile, limitée à quelques disciplines avec très peu de retours d'expérience scientifiques sur les petits ouvrages majoritaires, la continuité écologique a donné lieu à des choix précipités et irréalistes, tant par l'ampleur du linéaire concerné que par le délai d'aménagement, la complexité des dossiers, le coût des chantiers, la rigidité de la mise en oeuvre. L'objectif d'abord mis en avant – faire remonter des grands migrateurs menacés en aménageant progressivement depuis l'aval, améliorer le transit sédimentaire là où il est déficient par rapport à la capacité d'érosion et transport – s'est transformé en une entreprise protéiforme de "renaturation" où l'on intervient sans grande cohérence, y compris pour des espèces communes de rivières ordinaires, y compris sur des rivières en équilibre sédimentaire. La violence matérielle et symbolique de ses "solutions", consistant souvent à faire pression pour détruire des ouvrages et changer le cadre de vie riverain, ne cesse d'envenimer les rapports humains et de dégrader l'image des gestionnaires sur les sites concernés.

Certaines interventions de cette séance à l'Assemblée nationale révèlent aussi les pressions qui existent autour de cette réforme, non seulement la pression que subissent les maîtres d'ouvrage et riverains sur le terrain, mais aussi la pression dans la production, la discussion et la diffusion des informations scientifiques. C'est inacceptable. Le libre échange des idées et le libre examen des hypothèses sont au coeur de notre pacte démocratique moderne. Que l'écologie des rivières, intéressante et nécessaire, soit ainsi l'otage et l'alibi de rapports opaques de pouvoir est déplorable. Ceux qui l'ont emmenée dans cette impasse portent une lourde responsabilité sur la montée de la méfiance, voire de la défiance des riverains et usagers face à tout discours de progrès environnemental désormais perçu comme une pente glissante visant à imposer des contraintes ingérables ou un discours de façade cachant des arbitrages assez peu scientifiques (voire parfois assez peu écologiques) en dernier ressort.

Il faut en sortir, et en sortir par le haut.

Notre premier besoin, c'est d'entendre la voix de l'ensemble de la communauté scientifique concernée, dans le cadre d'une expertise collective pluridisciplinaire visant à définir le cadre des connaissances actuelles, de leurs limites et de leurs incertitudes. Il faut dépasser l'omniprésence des "dires d'experts" (rapports de techniciens ou ingénieurs spécialisés) qui, s'ils ont une valeur d'information certaine, ne sont pas pour autant le reflet exact des connaissances scientifiques actuelles. Cette parole collective des chercheurs ne saurait être le monologue de telle ou telle spécialité : on ne peut pas parler des continuités biologiques et morphologiques sans parler aussi des continuités historiques, patrimoniales, paysagères, sociales et symboliques des territoires concernés ; on ne peut pas parler de l'impact des seuils et barrages sans préciser la nature exacte de ces impacts, la réalité des gains attendus, le coût pour atteindre ces objectifs, l'évaluation des services réellement rendus à la société dans l'hypothèse où les résultats sont au rendez-vous ; on ne peut pas parler de la "renaturation" des rivières sans problématiser ce paradigme qui n'a rien d'anodin ni d'évident au regard de plusieurs millénaires d'hybridation entre vivant, milieu et société, sans se demander "quelles natures" désirent les citoyens.

Notre second besoin, c'est de ré-inventer une gouvernance démocratique capable de porter le dialogue environnemental pour permettre aux citoyens de co-construire, et pas seulement subir, la programmation concernant leurs rivières. Le discours de la continuité (de la restauration de rivière en général) ne peut être limité à la contrainte réglementaire issue de normes, règles, classements décidés ailleurs, loin, dans des comités fermés où des experts mobilisent des savoirs partiels et ignorent les attentes des riverains. Nos sociétés démocratiques sont en panne d'espérance et de confiance, les citoyens ont un sentiment diffus d'être dépossédés de la capacité de décider de leur destin. S'il est un domaine où cette dépossession est perçue comme particulièrement illégitime, c'est celui de l'environnement, un domaine historiquement et socialement fondé sur la revendication d'une amélioration concrète et concertée des cadres de vie parfois malmenés, défigurés, pollués par les décennies passées. Si l'écologie devient synonyme de technocratie anonyme et lointaine, si son discours est confisqué par une oligarchie experte pratiquant le mépris des "non-sachants", si elle dérive dans des objectifs d'intégrité et muséification de milieux naturels faisant de toute présence humaine un problème, elle fera naufrage. Il faut l'éviter, car les rivières ont bel et bien besoin d'une attention qui leur a longtemps été déniée.

La séquence complète (plus de deux heures, incluant des interventions des députés) est aussi visionnable à ce lien.

A lire aussi
La continuité écologique au cas par cas? Supprimons le classement des rivières

05/12/2016

De la politique élaborée sur les preuves aux preuves élaborées par la politique

L'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC) vient de publier un opus intitulé "Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau". L'ouvrage est censé faire le "point sur les connaissances". Nous montrons qu'il est biaisé par l'omission de la plupart des travaux scientifiques récents n'allant pas dans le sens de l'actuelle doctrine administrative en hydromorphologie. Quand il ne dissimule pas la conclusion principale des études qu'il cite. La politique de l'eau doit sortir de ce déni massif de l'existence d'un débat de fond sur les nombreux problèmes rencontrés par la restauration des rivières.

Nous avions souligné par le passé que l'Agence de l'eau RMC est sans doute la moins critiquable des Agences sur plusieurs points : choix modeste de classement (en liste 2 au moins), clarté de communication, accès aux données sources des états des eaux DCE, propos un peu plus mesuré sur les choix d'aménagement d'ouvrages, conseil scientifique plus actif. C'est donc avec une vive déception que nous avons pris connaissance de sa dernière publication. En voici quelques raisons.

L'étude disant le contraire de ce qu'on voudrait lui faire dire (Cumming 2004)
Premier exemple, le travail de Cumming 2004 dans le Wisconsin, cité en pp 137-138. Voici l'illustration reproduite page 138, montrant la variation du nombre d'espèces en fonction de la densité de barrages.

Rien qu'à l'oeil (à condition de savoir de quoi il est question, ce qui n'est pas le cas du lecteur "naïf"), il est manifeste que cette illustration montre le faible impact des ouvrages :
  • la richesse spécifique passe de 10,2 à 9,7, soit une variation mineure,
  • les barres d'erreur limitent encore la significativité du résultat,
  • l'augmentation du nombre de seuils ou barrages ne change rien (stabilité de la richesse spécifique après 10 ouvrages).
Si l'on regarde ce graphique, l'inférence la plus logique est : les barrages n'ont qu'un effet mineur sur la richesse spécifique ; si l'on veut obtenir une amélioration modeste, il faudrait les supprimer en grand nombre, ce qui serait une dépense et une nuisance élevées pour un gain de biodiversité faible.

C'est à peu près ce que dit l'auteur de ce travail scientifique, car quand on prend le temps d'aller lire son article et regarder ses résultats
  • la corrélation négative nombre de barrage aval / richesse spécifique est significative mais très ténue (-0,08, niveau de corrélation que l'on trouve généralement négligeable dans la plupart des champs scientifiques),
  • l'auteur précise que le test non-paramétrique de Friedman ne donne pas de différence discernable entre différents impacts.
En fait, Cumming 2004 est très clair dans sa synthèse : "Du point de vue de la gestion, les résultats impliquent que la modification du volume d'eau et de la température sont des plus grandes menaces pour les communautés de poissons que le déclin de la connectivité résultant des barrages de basse chute".

On a donc un travail dont la principale conclusion est que la densité des petits barrages ne modifie guère la biodiversité alpha et qu'il faut d'abord conserver une certaine quantité d'eau, mais ce résultat notable n'est pas expliqué dans le sous-chapitre "effet cumulé des seuils liés à l’homogénéisation des habitats et la baisse de connectivité", à la tonalité évidemment négative. Quasiment aucun lecteur n'ira vérifier la publication source. Et la plupart jetteront un oeil rapide en voyant une courbe qui baisse avec une forte pente, ce qui est pour l'essentiel un artifice de présentation des données.

Mayesbrook : une analyse en services écosystémiques éloignée de la réalité des chantiers français
Le Parc urbain de Mayesbrook (banlieue Est de Londres) est bordé sur 1,6 km par un petit ruisseau fortement artificialisé qui a fait l’objet en 2011 d’un projet de restauration (reméandrage, plantations en berge, zone humide).

Le tableau ci-après donne le calcul coût-bénéfice en services rendus (Everard et al., 2011).

De prime abord, le bénéficie de la restauration écologique paraît incroyablement élevé : pour chaque livre sterling investie, ce sont 7 livres sterling qui reviennent. De quoi faire rêver plus d'un gestionnaire de rivière…

Mais en regardant de plus près, on s'aperçoit que l'essentiel du bénéfice annuel (815 K£ sur 880 K£ soit 93%) provient de activités récréatives, ainsi que de la revalorisation immobilière autour du parc (7 millions £). Certes, les aménageurs ont mis en avant la dimension environnementale de leur projet (restauration écologique et adaptation climatique). Mais en réalité, il s'agit d'un chantier complet visant à rendre au public un parc passablement dégradé:
  • curage de deux lacs et développement d'activités (pêche, canotage),
  • ré-aménagement paysager complet,
  • installation de cafés, terrains de sport et zones de détente
  • le tout dans une zone urbaine dense à potentiel de gentrification.
Le bénéfice réel de l'opération n'a donc pas grand chose à voir avec la dimension proprement écologique / morphologique, l'essentiel découle de l'approche récréative-paysagère et de la plus-value immobilière.

Cette opération est très éloignée de la grande majorité des projets de restauration physique en France, en particulier des chantiers de continuité écologique où les solutions (destructions d'ouvrages ou dispositifs de franchissement) n'apportent aucune valeur d'usage aux riverains (et détruisent la valeur foncière de certains sites, comme les moulins). Les sites concernés sont souvent en zones rurales peu peuplées de surcroît (il a été montré par Feuillette et al 2016 que les analyse coûts-bénéfices de la DCE sont systématiquement défavorables dans les zones rurales, car peu de gens sont susceptibles de bénéficier des mesures demandant des investissements lourds).

Des études manquantes alors qu'on promet un bilan actualisé des connaissances
Le principal défaut de la synthèse de l'Agence de l'eau RMC réside dans ce que l'on n'y trouve pas. Le texte promet "un bilan actualisé des connaissances reposant sur une analyse systématique de la littérature internationale". En réalité, une bonne part des contenus sur les travaux scientifiques vient d'un travail plus ancien (Souchon et Malavoi 2012) auquel on a ajouté de manière impressionniste quelques éléments plus récents.

Ne sont par exemple pas analysés dans cet opus soi-disant "actualisé" :
  • Van Looy et al 2014 qui quantifie l'impact des densités de barrage sur la qualité piscicole vue par la bio-indication DCE (France),
  • Villeneuve et al 2014 qui hiérarchise les effets des impacts de bassin (dont les barrages) sur les bio-indicateurs (France),
  • Morandi et al 2014 qui critique le niveau de rigueur dans le suivi scientifique des restaurations (France)
  • Palmer et al 2014, qui traite la plus grosse base de données internationale de retour critique sur les restaurations physiques de rivière (USA)
  • Lespez et al 2015 qui analyse la non-prise en compte du temps long sédimentaire dans la restauration morphologique (France)
  • Bouleau et Pont 2015 qui problématise la notion d'état de référence et la manière dont elle été construite à fin de gestion par la performance
  • Gaillard et al 2016 qui montre l'épuration des pesticides dans les eaux lentes et appelle à la prudence sur les effacements de barrages
  • Lespez et al 2016, qui souligne les limites de l'évaluation actuelle par services rendus par les écosystèmes
  • l'expertise collective Inra-Irstea-Onema 2016 sur l'effet cumulé de retenues (notamment la question de l'épuration chimique), qui appelle elle aussi à la prudence vu les incertitudes fortes et les inconnues de la recherche
De manière générale, le topique des résultats insuffisants ou contradictoires de la restauration physique de cours d'eau est récurrent dans la littérature spécialisée depuis le milieu des années 2000, au moins une trentaine de travaux récents (2012-2016) sur ce seul sujet ont été recensés sur notre site (voir une synthèse, voir les 80 recensions détaillées d'articles récents dans notre rubrique science, voir l'analyse critique de quatre chercheurs et universitaires sur la continuité auditionnés à l'Assemblée nationale). Il en va de même pour les problèmes de gouvernance, de méthode, d'acceptabilité sociale et d'évaluation économique.

Mais au lieu d'exposer la réalité de ce débat, au lieu d'appeler à renforcer les bases scientifiques avant de continuer à dépenser des fortunes sur la morphologie tout en nuisant parfois à des usages ou au cadre de vie des riverains, on préfère noyer le lecteur dans des "retours d'expérience" issus de la littérature grise non revue par les pairs (donc non scientifique stricto sensu).

Des recommandations de diagnostics qui restent des voeux pieux
Dans ses recommandations finales, l'ouvrage propose un "zoom sur le diagnostic physique et écologique et le choix des actions".
  • Le choix des mesures de restauration doit être basé sur un diagnostic du fonctionnement physique et écologique de la rivière aux échelles spatiales cohérentes en fonction des pressions (échelle bassin versant, tronçon, micro-habitats...), faire l’objet d’une analyse prospective (évolution future potentielle), et s’appuyer sur une comparaison de scénarios dont les effets sont bien documentés ; 
  • Les facteurs limitant les améliorations souhaitées doivent être considérés (pressions multiples, potentiel de recolonisation, échelle d’action, qualité de l’eau, quantité d’eau...) ; 
  • Si la dynamique de la rivière est suffisante, il convient de privilégier les mesures de restauration des processus par restauration passive. Sinon, il peut être envisagé la restauration active des formes (ex. reméandrage) ; 
  • La possibilité d’obtenir des réponses écologiques mesurables doit guider, parmi d’autres éléments, l’ambition du projet de restauration : l’extension spatiale du projet doit être proportionnée à la taille de la rivière ou partie de rivière que l’on souhaite restaurer. De même, la situation avant/après restauration doit être a priori aussi contrastée que possible en termes de modification des habitats pour pouvoir espérer une évolution des peuplements aquatiques. Les autres facteurs limitants doivent aussi être considérés, notamment la pollution, ce problème devant être résolu avant ou simultanément aux opérations de restauration physique.
On ne peut qu'approuver dans les grandes lignes, mais c'est une liste de voeux pieux : ni les SAGE ou contrats de rivière, ni les classements de rivières à fin de continuité écologique ne sont par exemple engagés dans des diagnostics et pronostics aussi ambitieux (voir cet article sur nos attentes en terme de diagnostic écologique) :
  • les documents programmatiques sont de simples énumérations sans modèle, 
  • les choix de chantier n'ont pas de mode de détermination des priorités, 
  • les analyses coûts-avantages ne sont pas sérieusement menées, 
  • les suivis biologiques sont rarissimes (et pour le peu d'entre eux presque toujours limités à certaines catégories de poissons), 
  • les inventaires complets de biodiversité avant intervention sont l'exception,
  • des expertises limitées aux méthodes discutables (comme celles des pêcheurs) occupent une place anormalement importante dans l'information aux décideurs,
  • les rares travaux de qualité sont des programmes lourds mobilisant beaucoup de moyens et de temps (par exemple ce que fait l'équipe de N. Lamouroux sur le Rhône, avec des résultats reconnus comme significatifs mais pas entièrement satisfaisants). 
Conclusion
La dimension physique des rivières inclut de nombreux enjeux, à différentes échelles du bassin versant: ripisylves et berges, diversité des écoulements (rectification, chenalisation, méandre, tresse, divagation), évolution des micro-habitats du lit mineur, annexes hydrauliques de type bras morts, reconnexion du lit majeur d'inondation, connectivité longitudinale (obstacle piscicole ou sédimentaire), érosion des sols sur les versants (particules fines devenant matière en suspension), nature des substrats et des échanges de fond (zone hyporhéique), etc. Ces enjeux sont des réalités qui vont influencer le fonctionnement et le peuplement de la rivière, et ces enjeux sont étudiés par l'écologie des milieux aquatiques.

Entre ce que dit l'écologue (scientifique) sur le fonctionnement théorique d'une rivière et ce que fait le gestionnaire sur l'aménagement de cette rivière, il y a cependant un écart. Montrer que tel impact a tel effet n'engage pas forcément une action: l'impact peut être impossible ou très coûteux à éviter, l'effet peut être mineur, sans gravité particulière pour les milieux et sans intérêt pour les riverains, l'évolution de l'hydrosystème à certaines conditions d'intervention peut être imprévisible, etc. Il faut donc une double distance critique : comprendre ce que dit la science et avec quel niveau de robustesse elle le dit ; analyser si ces conclusions répondent à des enjeux sociopolitiques (et une solvabilité économique).

Le problème de la restauration physique est connu :
  • elle est jeune et encore expérimentale, donc ne peut pas prétendre inspirer des programmes trop systématiques (comme des dizaines de milliers de km classés au titre de la continuité avec un délai court et obligatoire d'intervention),
  • elle est lourde et coûteuse, car elle concerne les rivières comme leurs bassins versants, tous ces bassins ont été anthropisés et ne sont plus des hydrosystèmes naturels de longue date, donc le "désaménagement" serait un chantier potentiellement immense,
  • elle est complexe et incertaine, car le lien entre habitat physique et biodiversité n'est pas une causalité simple, tous les impacts interagissent, le vivant n'évolue pas selon une logique déterministe,
  • elle est problématique, car les hydrosystèmes anthropisés sont appréciés, les gains écologiques sont généralement faibles et différés (pas même garantis), le retour à un état "plus naturel" ne s'accompagne pas souvent de bénéfices sociaux, économiques ou symboliques tangibles.
Quand la restauration physique devient une "politique", elle doit se poser des questions politiques, et pas seulement scientifiques.

Les riverains veulent une rivière à vivre, avec des attentes très diverses, ils ne veulent pas une rivière d'expert qui serait réduite à un état écologique idéalisé en faisant l'hypothèse qu'il n'existerait aucun impact humain. Ces attentes sont clairement décalées par rapport au discours de la renaturation monopolisé par des administrations et des gestionnaires. Espérer que l'on imposera une certaine vision de la rivière par la contrainte réglementaire et par la dissimulation d'information est illusoire. Les Agences de l'eau ne servent pas l'intérêt général en entretenant cette illusion.

Référence : Dany A (dir) (2016), Accompagner la politique de restauration physique des cours d’eau: éléments de connaissance, Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, 304 p.

A lire en complément
Continuité écologique: demande de saisine des conseils scientifiques des Agences de l'eau
Les 12 partenaires de l'appel à moratoire sur les effacements d'ouvrages hydrauliques et l'Union française d'électricité ont saisi les présidences des Agences de l'eau pour demander à leurs conseils scientifiques un avis motivé sur la politique actuelle de continuité écologique, en lien aux interrogations récentes nées de l'évolution des connaissances.

L'écologie est-elle encore scientifique? (Lévêque 2013)
L'exercice de l'Agence de l'eau RMC illustre également un problème épistémologique plus fondamental, celui d'une écologie des rivières qui, happée par les attentes politiques du gestionnaire (et financeur...), est requise en recherche finalisée pour certifier ce qui serait "bon" ou "mauvais", au lieu de conserver la neutralité axiologique et la distance critique qui sied à la liberté de l'investigation scientifique et à la crédibilité de ses résultats pour la société. Par exemple, on a tendance à construire des indices paramétriques de "qualité" qui vont en fait refléter non la qualité de la rivière dans l'absolu (notion peu scientifique), mais ce que les paramètres retenus sont programmés à isoler. Les indices peuvent minimiser ou amplifier l'interprétation des phénomènes réels (donner à tort l'impression que la rivière est en "bon" ou en "mauvais" état).