Le CGEDD (conseil général de l'environnement et du développement durable) est une instance administrative en charge de procéder à des audits des politiques publiques. Suite à la demande de la ministre de l'Ecologie en décembre 2015, deux inspecteurs ont enquêté pendant une année sur la mise en oeuvre de la continuité écologique. Leur rapport vient d'être rendu public. Dans ce premier article, nous publions les 15 recommandations avec un rapide commentaire. Dans l'ensemble, si le CGEDD souligne que certaines opérations de restauration sont des succès, il constate et appelle à dépasser les nombreuses carences que nous avons exposées depuis 5 ans : mauvaise prise en compte de l'énergie, du patrimoine, du paysage et des usages riverains par la politique de l'eau ; nécessité d'un bilan rigoureux des opérations de continuité et d'une veille scientifique aujourd'hui quasi-inexistante ; intégration des représentants des moulins dans l'ensemble des instances de concertation et délibération, dont ils sont exclus ; changement d'orientation de la politique des ouvrages lors des renouvellements des SAGE et des SDAGE. Dont acte. Certaines recommandations sont discutables, et une en particulier est tout à fait inacceptable pour le monde des moulins (annulation automatique des droits d'eau fondés en titre en cas de non usage). Quoiqu'il en soit, l'enseignement le plus évident et le plus massif de ce rapport est que la continuité écologique a besoin de réformes de fond. Le déni de cette réalité par la direction de l'eau et de la biodiversité, les agences de l'eau, les syndicats et établissements de bassin ou les lobbies FNE-FNPF n'est plus tenable. Tous les députés et sénateurs devront être informés des conclusions de ce rapport pour la révision (déjà lancée au Sénat) de la loi sur l'eau de 2006.
Les textes ci-dessous en caractère gras sont extraits de la synthèse du rapport CGEDD. Nous reviendrons dans plusieurs articles à paraître sur des détails intéressants du rapport complet.
Orientation globale du CGEDD
"La notion de bon état écologique, trop souvent présenté comme un concept scientifique, ne relève pas que de la science écologique. C'est à la société de lui donner une déclinaison opérationnelle. La notion de bon état, comme celle de bon potentiel, incite à se poser les questions : bon état pour quoi ? Bon état pour qui ? Pour la santé humaine ou pour celle des poissons ? Pour produire de la biomasse ou pour satisfaire des besoins ludiques ? Pour contribuer à l'économie industrielle ou pour satisfaire les mouvements militants ? Pour répondre aux exigences de Bruxelles ou pour améliorer notre cadre de vie ? Ce qui renvoie, selon le cas, à des questions relatives soit au fonctionnement écologique, soit aux usages des systèmes, soit encore à des considérations éthiques ou esthétiques."
Christian Lévêque
Cette citation est extraite de l'ouvrage récent de Christian Lévêque, dans lequel les cours d'eau sont examinés avec une vision scientifique élargie aux aspects historiques, patrimoniaux, économiques, culturels et sociologiques. La continuité écologique y est présentée comme l'une des composantes d'une politique de l'eau. C'est justement une telle approche que la mission propose de promouvoir.
A l'issue de ses travaux et après avoir rencontré une large variété de cas, entendu un grand nombre et une forte diversité d'interlocuteurs, la mission a pu faire la part entre les réussites, les difficultés et les blocages rencontrés dans les opérations de restauration de la continuité écologique qui concernent les moulins.
La mission a constaté que ces blocages ne se réduisaient pas aux deux seules questions patrimoniales et énergétiques, mais qu'ils touchaient aussi les fondements même de la restauration de la continuité écologique.
C'est pourquoi la mission souscrit à la nécessité d'une vision renouvelée et élargie de cette politique. L'application, en synergie, des trois lois structurantes pour ce dossier et relatives à la biodiversité, au patrimoine et à la transition énergétique doit trouver un terrain d'application et de convergence sur le cas des moulins : une fois que services, propriétaires et associations s'en seront approprié les objectifs ils pourront définir, dans les spécificités de chaque situation, des solutions conciliant les différents enjeux, sous le signe du développement durable et dans une logique "gagnant-gagnant".
Il paraît en effet aujourd'hui souhaitable de rechercher − et possible d'obtenir ‒ un meilleur équilibre entre les trois objectifs de continuité écologique, de valorisation du patrimoine lié à l'eau et de développement des énergies renouvelables.
C'est dans ce sens et cet état d'esprit que la mission a établi ses propositions et recommandations, afin de contribuer à l'atteinte de cette nouvelle ambition.
Une telle approche nécessitera très certainement du temps, ainsi que des amendements complémentaires aux outils de la politique de l'eau, qui sortent du champ de la présente mission. Sa mise en œuvre requiert, au-delà des recommandations de la mission, un signal politique fort de la part de l'État mais aussi un engagement important des collectivités territoriales.
Nous partageons le constat, et nous nous réjouissons que le point de vue équilibré de Christian Lévêque en anime la philosophie. En effet, la continuité écologique ou plus largement la restauration de cours d'eau n'a pas besoin d'une réforme cosmétique, mais d'une refondation démocratique sur la base d'une vision élargie et ouverte de la rivière. Notre association a toujours souligné que la continuité écologique est un outil légitime de gestion des cours d'eau et de leur biodiversité, à la condition expresse qu'elle ne soit pas dogmatique ou précipitée dans sa mise en oeuvre, partielle dans ses objectifs ni irréaliste dans ses coûts.
Un "signal fort" de l'Etat, c'est ce que nous attendons, mais n'obtenons pas (autrement que dans des déclarations non suivies d'effet de telle ou telle personnalité politique). Le contenu de ce signal est pourtant simple : la reconnaissance explicite par l'administration que le patrimoine hydraulique est un élément légitime des rivières françaises, et que ces rivières n'ont pas vocation à être systématiquement "renaturées" dans l'ignorance de leur évolution historique, sociale et économique. Un peu plus qu'un signal, c'est donc un changement de paradigme qui est nécessaire, fondé sur la réalité des dimensions multiples de la rivière.
1. En préalable à tout nouveau projet de restauration écologique, mettre en place une démarche territoriale concertée de type SAGE, grâce à laquelle, à l'issue d'un diagnostic approfondi, les objectifs et les moyens de la restauration à l'échelle d'un axe ou d'un bassin versant seront établis de manière partagée. Ces diagnostics territoriaux devront intégrer la perspective du changement climatique et comprendre:
- un volet consacré aux paysages et au patrimoine lié à l'eau, dont celui des moulins,
- une analyse du potentiel de petite hydroélectricité sur le territoire,
- une analyse des autres usages des seuils,
- un volet consacré à la problématique de franchissabilité des seuils pour les pratiquants d'activités nautiques non motorisées (dont canoë-kayak),
- une réflexion sur les pollutions agricoles diffuses.
Nous sommes d'accord avec cette proposition, le fait qu'elle soit formulée signale combien les SAGE (ou contrats globaux) actuels sont incomplets. C'est aussi vrai pour les SDAGE. Nous demandons que les attendus de cette révision soient inscrits dans les parties législatives et réglementaires du code de l'environnement, afin d'être opposables aux établissements publics en charge de l'eau et de signer l'engagement durable de l'Etat dans une approche pluraliste de la rivière.
2. Sur la base des propositions de la mission et du groupe de travail national sur les moulins patrimoniaux, transmettre aux préfets une méthodologie de reconnaissance d'un "moulin patrimonial" validée par le ministère de la culture et de la communication et le ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer. Leur demander de prendre en compte le statut patrimonial ainsi défini, voire sa labellisation à terme, lors de la programmation, de la conduite et du suivi des opérations, ainsi que dans le mode de financement.
Pourquoi pas, mais une telle méthodologie doit être concertée avec les associations. Nous n'accepterons pas davantage l'arbitraire administratif dans l'évaluation patrimoniale que nous ne le tolérons aujourd'hui dans l'évaluation écologique, avec des "moulins à deux vitesses", ceux qui auraient un intérêt et ceux qui n'en auraient pas. Il existe de très nombreuses expériences de moulins (ou forges) ayant un piètre aspect au moment de leur achat, mais qui ont été remarquablement restaurés par leurs propriétaires. On doit donc avant tout encourager cette restauration patrimoniale, sans se contenter de "muséifier" un panel de moulins d'ores et déjà restaurés.
3. Lorsque le diagnostic territorial aura fait apparaître un réel potentiel mobilisable, qu'une orientation en faveur de l'équipement des seuils pour la production hydroélectrique aura été donnée par le maître d'ouvrage de la démarche territoriale et que le propriétaire aura décidé de s'engager dans l'étude d'un projet de mise en service de son seuil pour l'hydroélectricité, alors les études de projets individuels de restauration de la continuité écologique devront intégrer un volet consacré à l'hydroélectricité, de manière à rendre cohérentes les deux démarches.
Nous sommes d'accord avec cette proposition (voir notre article sur la nécessité de travailler sur le taux d'équipement des rivières). Mais nous mettons une réserve : si le "potentiel" de quelques kW des moulins est souvent jugé négligeable par les autorités en charge de l'eau ou de l'énergie, il ne l'est nullement pour le propriétaire qui peut assurer tout ou partie de sa consommation d'énergie. Le point de vue macro-économique seul ne doit pas prévaloir pour les moulins de faible puissance, pas plus qu'il ne prévaut au demeurant pour toutes les autres solutions individuelles de transition énergétique (pompe à chaleur, panneau solaire, chauffage bois, etc.) Là encore, nous refuserons tout régime inégal où les "bons" moulins seraient uniquement ceux qui disposent de plusieurs dizaines ou centaines de kW de puissance et où tous les autres (bien plus nombreux) seraient classés comme sans intérêt, comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui.
4. Développer, à l'initiative de chaque agence de l'eau et pour chaque bassin, un programme pluriannuel de suivi des milieux concernés par les opérations de restauration de la continuité écologique, à l'échelle d'axes de cours d'eau ou de bassins versants, avec un nombre représentatif de la diversité des cours d'eau du bassin et un protocole minimal défini à l'échelle du bassin. Ce suivi devra inclure la réalisation d'un état initial des milieux aquatiques avant travaux et d'un état après travaux, puis être poursuivi au fil du temps avec une évaluation écologique.
C'est une urgente nécessité, le CGEDD acte ici notre constat : les retours d'expériences sur la continuité sont aujourd'hui insuffisants, souvent sélectifs et non pas choisis aléatoirement (pour éviter tout biais de confirmation), sans méthodologie transparente et réplicable, etc. Mais attention au protocole de suivi, qui doit être construit en concertation, cohérent à travers les agences de bassin et bancarisé pour ses résultats : ce protocole ne saurait concerner uniquement la présence ou l'absence de migrateurs, ni une estimation (peu normalisée à date) de l'attractivité morphologique. Il faut que l'ensemble des scores de qualité écologique pertinents (et intervalidés en Europe) soient suivis, que l'échantillonnage avant chantier soit spatialement et temporellement représentatif, que les résultats soient détaillés (nature exacte des évolutions densité, biomasse, richesse spécifique, etc.), que les typologies théoriques anciennes et non mises à jour scientifiquement soient abandonnées, que la pollution chimique avant / après soit aussi étudiée et, dans certains cas témoins, qu'une analyse complète de biodiversité avant /après soit menée. En face, il faut bien sûr mettre les coûts économiques directs et indirects de la restauration de continuité, si possible une évaluation avant / après en service rendus aux citoyens par les écosystèmes. Le rapport du CGEDD est trop imprécis sur ces exigences.
5. Associer les propriétaires de moulins par une représentation dans les comités de pilotage des programmes territoriaux de restauration de la continuité mis en place par les collectivités et prévoir de les entendre lorsque leur projet est examiné par ce comité.
Assurer un pilotage et réaliser une évaluation des programmes et projets de restauration de la continuité écologique des cours d'eau au niveau de chaque bassin, par une instance existante du comité de bassin, associant pour l'occasion les représentants des propriétaires de moulins ainsi que les DRAC ou leur représentant.
Élargir la commission administrative de bassin à la DRAC du bassin qui serait désignée à cet effet.
Nous sommes évidemment d'accord avec cette proposition, qui reconnaît l'absence actuelle de concertation et de représentation des principaux concernés par la continuité, ainsi que l'indifférence manifestée par l'administration de l'eau envers les questions culturelles.
6. Organiser une véritable veille scientifique en matière de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, à l'intention de tous les acteurs.
Solliciter un avis des conseils scientifiques du CSPNB, de l'AFB et des comités de bassin qui en sont dotés, afin d'orienter la stratégie de restauration de la continuité écologique au niveau national et au niveau des bassins.
Veiller à ce que les conseils scientifiques de l'AFB et des comités de bassin soient davantage pourvus dans les disciplines des sciences humaines, du paysage, de l'histoire et du patrimoine.
S'il faut organiser une "véritable" veille, c'est que celle aujourd'hui menée est très insuffisante. C'est notre cheval de bataille avec plus de 100 recensions d'articles scientifiques sur la restauration physique ou sur les ouvrages hydrauliques (nous reviendrons dans le détail sur le désaccord entre le CGEDD et Hydrauxois à propos de Van Looy et al 2015, point assez mineur au demeurant). Mais là encore, nous serons très vigilants dans la mise en oeuvre : il est notoire que les chercheurs en écologie ne développent pas tous les mêmes paradigmes scientifiques, que les travaux publiés ont des robustesses très variables dans leur méthodologie, leurs outils statistiques et l'évaluation de leurs incertitudes, qu'une bonne part de la littérature est "grise" donc à fiabilité assez faible, etc. Nous sommes très favorables à une expertise scientifique collective, que nous avons demandée aux agences de l'eau (le conseil scientifique de l'Agence de l'eau RMC a décliné), mais à condition qu'elle soit faite dans des conditions comparables à ce que pratiquent dans d'autres domaines le monde de la recherche et les établissements scientifiques (Inserm, CNRS, etc.). Ainsi par exemple, le travail récent mené par l'Agence de l'eau RMC (cité par le CGEDD) ne répond pas du tout à ce cahier des charges : nous avons montré que la littérature scientifique disponible sur l'impact des ouvrages est loin d'y être analysée en totalité, voire d'y être correctement interprétée pour certains résultats (cf cette recension). Produire de tels travaux incomplets ou imprécis ne restaure pas la confiance, mais suggère qu'il existe toujours un biais de lecture où l'on préfère minimiser voire évacuer des résultats scientifiques qui ne coïncident pas avec la doxa administrative. Par ailleurs, puisque l'essentiel de la continuité longitudinale (comme de sa contestation) concerne des petits ouvrages et non des grands barrages, c'est sur cette dimension que doivent se concentrer la veille et l'analyse scientifiques, sauf à répondre encore à coté de la question et ne pas éclairer le décideur sur la réalité des enjeux (voir cet exemple sur les retenues, où l'on évoque des barrages de 15 à 195 m sans pertinence réelle pour comprendre l'effet des étangs, moulins ou retenues majoritaires de plus petites dimensions).
7. Constituer au niveau départemental un groupe de travail au sein de la CDNPS, instance de médiation, de validation et d'arbitrage du volet patrimonial, pour suivre le processus de mise en conformité des "moulins patrimoniaux".
Même réserve que pour la proposition n°2.
8. Demander à la DEB, au titre de la politique de l'eau, d'organiser un pilotage intra et interministériel du programme de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, dont le champ se verra élargi, en renforçant la coordination avec la DGEC (hydroélectricité), la DHUP (sites et paysages), la DGPR (risques naturels) et la DGITM (cours d'eau navigables) au sein du MEEM et en la développant avec la DGPAT (architecture et patrimoine) du ministère de la culture et de la communication (MCC).
Entièrement d'accord avec ce pilotage élargi, qui reflète la diversité des dimensions de la rivière et de ses ouvrages.
9. Actualiser les instructions aux préfets sous la forme d'une circulaire interministérielle tenant compte d'un élargissement du champ de la politique de restauration de la continuité écologique.
Sans attendre, préciser les modalités de mise en œuvre du nouveau délai de cinq ans prévu par la loi sur la biodiversité, en abordant en outre les modalités de contrôle et les suites à donner aux situations non conformes et en insistant sur le contrôle des obligations d'entretien des ouvrages.
Nous attendons de lire la circulaire en question. Après 10 ans de dérive, il va sans dire que l'on est sceptique sur la capacité de la direction de l'eau et de la biodiversité à modifier ses vues et à interpréter de bonne foi la volonté manifeste des parlementaires de protéger désormais les moulins. Mais nous ne demandons qu'à être contredit !
10. Adapter et faire converger les règles de financement des agences de l'eau en matière de restauration de la continuité écologique des cours d'eau.
En ce domaine, le rapport CGEDD insiste insuffisamment sur le problème n°1, l'insolvabilité de la réforme par les charges exorbitantes pesant sur des particuliers ou petits exploitants (dizaines à centaines de milliers d'euros pour chaque chantier, ce qu'aucune loi n'a jamais demandé à une classe de citoyens!). Nous refusons totalement la prime actuelle à 100% de financement pour l'effacement des ouvrages, choix idéologique (et de notre point de vue contraire au texte comme à l'esprit de la loi de continuité). Poser a priori un régime financier incitatif vers les solutions les plus radicales, c'est avancer des positions dogmatiques selon lesquelles un effacement serait toujours bon pour la biodiversité (ce qui n'est pas démontré au-delà des seuls migrateurs et ce qui est manifestement faux sur certains sites), sans compter l'indifférence totale aux dimensions non-écologiques dont le CGEDD lui-même rappelle l'importance. Cette posture est totalement incompatible avec la prétention à faire du "cas par cas" (puisqu'on décide à l'avance que la destruction est préférable), donc elle ruine la crédibilité de la parole publique et la possibilité même d'une concertation. Nous appelons d'ores et déjà les associations à saisir tous les élus des comités de bassin pour que le 11e programme 2019-2024 des Agences de l'eau abolisse une fois pour toutes cette clause scélérate de la prime à la casse, qui est un casus belli symbolique pour les moulins, mais surtout l'expression manifeste d'un parti-pris indigne d'une politique publique de la rivière et incompatible avec une réussite de la continuité.
11. Étudier un élargissement de l'action de labellisation de la Fondation du patrimoine permettant aux propriétaires de moulins reconnus comme patrimoniaux de bénéficier de déductions fiscales pour les travaux de restauration de la continuité écologique, assorties d'une ouverture au public.
Nous sommes favorables à cette proposition, même réserve que les points 2 et 7.
12. À l'occasion du prochain renouvellement des comités de bassin (2020), assurer une représentation des associations de valorisation des moulins au sein du collège des usagers non économiques de l'eau.
Nous sommes bien sûr favorables à cette proposition, voir le point 5.
13. Dans la perspective de la troisième génération de schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) pour 2022-2027, réfléchir dès à présent à une prise en compte accrue des patrimoines liés à l'eau dans leurs orientations.
Établir une note méthodologique pour les services traitant de l'articulation entre la Directive cadre sur l'eau, la Directive européenne sur les énergies renouvelables et la Convention européenne sur les paysages.
Expertiser et, si nécessaire, faire évoluer la portée des SAGE en termes patrimonial et énergétique.
Nous sommes favorables à cette proposition.
14. Mettre à l'étude, dans le cadre de la préparation des XIes programmes d'intervention des agences de l'eau, une modification de la redevance "obstacle" comme levier supplémentaire de la politique de restauration de la continuité écologique des cours d'eau, afin de rendre cette redevance plus incitative et plus juste en répartissant mieux les efforts.
Il s'agit d'étendre la redevance obstacle (perçue aujourd'hui pour les ouvrages de plus de 5 m) à tous les ouvrages de plus de 1 m. Nous avons plusieurs réserves sur le principe : pourquoi lever une taxe alors que désormais, les agences et les syndicats refusent le plus souvent de cofinancer les travaux d'entretien des ouvrages et vannages (ce qu'ils faisaient encore jusque dans les années 1990), donc que le propriétaire en assume seul le coût d'entretien? Pourquoi les propriétaires devraient payer une taxe sur les ouvrages dont le revenu fiscal sert à détruire d'autres ouvrages, finalité que nous dénonçons fermement comme contraire à l'intérêt général? Combien coûtera la collecte de cette taxe, vu le nombre d'ouvrages, et sera-t-elle seulement à bilan positif vu les équivalents temps-plein nécessaires? La condition préalable de discussion de cette évolution fiscale paraît que l'Etat s'engage formellement à respecter les ouvrages au lieu de les détruire, tout en considérant que l'aide publique à leur entretien participera à l'avenir d'une bonne gestion de la rivière. Mais globalement, il faut mener une réflexion critique et chiffrée sur les effets pervers du régime taxe-subvention, qui a montré en de nombreux domaines son inefficacité (et qui a abouti si souvent au détournement progressif de sa finalité d'origine). Au regard des résultats médiocres de la politique française sur la qualité écologique et chimique de l'eau, malgré plus de 2 milliards d'euros dépensés chaque année par les Agences de bassin, nous sommes davantage en situation d'exiger l'évaluation par la Cour des comptes de l'efficacité de la dépense publique sur les rivières qu'à signer un blanc-seing à l'expansion de la fiscalité qui la nourrit…
15. Instaurer une procédure de déchéance des droits fondés en titre qui ne seraient pas utilisés à compter d'un certain délai, par exemple le second délai de cinq ans après publication des classements des cours d'eau, et rendre ces droits non transmissibles.
Nous sommes en absolue opposition avec cette mesure, et nous saisirons l'ensemble des élus pour repousser toute évolution législative en ce sens. D'abord, le CGEDD reconnait in fine que l'intérêt des moulins ne se limite plus aujourd'hui à l'énergie comme jadis, donc le droit d'eau s'est trouvé investi d'autres significations avec le temps (il est le droit de conserver une certaine consistance légale des écoulements attachés au génie civil hydraulique d'un bien, que ces écoulements servent pour l'énergie, mais aussi pour l'agrément, le patrimoine, le paysage, les usages, etc.). Au-delà des moulins, étangs, piscicultures et ouvrages d'irrigation dépendent parfois de ce régime. Ensuite et surtout, s'il n'y avait pas eu la protection juridique des droits d'eau fondés en titre ou sur titre, rien n'aurait pu s'opposer efficacement à la politique arbitraire et brutale de destruction des ouvrages par l'Etat. Car une chose est claire à la suite de la séquence 2006-2017 dont le CGEDD fait le bilan : des fonctionnaires centraux ou territoriaux sont prêts à appuyer froidement sur des boutons pour harceler les maîtres d'ouvrage, détruire leurs propriétés et faire disparaître le patrimoine hydraulique de nos rivières. Il faudra davantage qu'un rapport pour apaiser la défiance et la colère des propriétaires et riverains, et la violence institutionnelle de l'Etat n'incite en rien à abandonner la seule vraie protection juridique dont bénéficient leurs ouvrages. Nous utiliserons donc tous les moyens à notre disposition pour conserver le droit à l'existence des moulins comme garantie ultime face aux dérives administratives.
Conclusion : et maintenant ?
Constatant que sur les 11 recommandations de son premier rapport en 2012, neuf n'ont pas été réellement suivies d'effets (voir notre article à ce sujet), le CGEDD déplore cette inertie de l'Etat et observe : "Il est regrettable que quatre années aient ainsi été perdues, ce qui, à n'en pas douter, a contribué à aggraver ces difficultés".
On ne saurait mieux dire. Non seulement 4 années ont été perdues, mais dans leurs interventions les plus récentes, les hauts fonctionnaires du Ministère continuent d'appeler à la destruction sans discernement des retenues (voir cet article), signe que le même aveuglement dogmatique perdure au sein de la tutelle administrative, en totale indifférence aux oppositions que suscite cette politique sur le terrain.
Du même coup, on s'inquiète évidement du destin de ce nouveau rapport, publié par le ministère de l'Ecologie en pleine période de transition politique. Est-ce à dire qu'une fois de plus, les autorités administratives en charge de l'eau choisiront les seules recommandations qui les avantagent, se gardant bien de mettre en oeuvre celles qui dérangent leur routine ou déplaisent à leurs convictions? Que le travail du CGEDD sera pour l'essentiel enfermé dans un tiroir, afin de persister dans la confrontation avec les ouvrages, d'opposer encore et toujours aux riverains le dogme si peu partagé de la renaturation des rivières, de privilégier outrageusement les positions de quelques lobbies de la casse?
La réponse à ces questions tiendra notamment dans la capacité des représentants des moulins, riverains, étangs, forestiers, hydro-électriciens, protecteurs du patrimoine et du paysage à saisir leurs élus pour leur faire partager les principaux constats du CGEDD et pour aller plus avant dans l'adaptation nécessaire de la continuité écologique aux réalités de terrain.
Les plus importantes réformes sont devant nous : restons unis, fermes et solidaires!
06/04/2017
05/04/2017
Au moulin de Vilaine (Petite Nièvre), va-t-on dépenser des centaines de milliers d'euros pour des ablettes et des goujons?
La continuité écologique est à la mode, les Agences de l'eau dépensent à flot soutenu l'argent public: tout le monde veut son chantier, même quand l'enjeu n'est pas clairement établi. A Lurcy-le-Bourg, au droit du moulin de Vilaine (qui n'est pas classé en liste 2 au titre du L 214-17 du Code de l'environnement), la Communauté de Communes Loire, Nièvre et Bertranges et le bureau d'études IRH envisagent ainsi un chantier dont le seul enjeu apparent serait qu'il existe des petits cyprinidés, non migrateurs et très communs dans les rivières de la région. Depuis 6 mois, Hydrauxois et l'Association des moulins du Morvan et de la Nièvre tirent la sonnette d'alarme sur le manque de rigueur dans la définition des enjeux écologiques et le caractère douteux du rapport coût-bénéfice, alors que plus d'une centaine d'ouvrages du département de la Nièvre sont en liste 2 et n'ont toujours pas de solution solvabilisée de continuité. Sans aucune réponse des interlocuteurs, qui n'aiment manifestement pas être dérangés dans le ronron des comités de pilotage consensuels où l'on jette l'argent public dans les rivières... Extrait de nos observations.
Le présent avis concerne le rapport de phase 2 proposé par le bureau d’études IRH pour le compte de la Communauté de Communes Loire, Nièvre et Bertranges, en mars 2017.
Nature des bénéfices écologiques
Dans le rapport de phase 2 IRH, il est précisé (page 28) : « Les petites espèces rhéophiles (Vairons, Gougeons, Spirlins, Ablettes) sont donc retenues comme espèces cibles pour l’orientation du projet de restauration de la continuité écologique. »
Nous réitérons nos questions restées sans réponse à ce jour (courrier du 29/11/2016, relance du 04/02/3017) à propos de ces espèces :
Si l'enjeu du moulin de Vilaine est d'offrir un habitat pour des espèces ordinaires déjà présentes en amont ou en aval, nous ne voyons pas en quoi cet intérêt écologique et cet intérêt général sont avérés.
Nature et coût des projets
Trois projets sont présentés. Aucun ne préserve la consistance légale du droit d’eau de l’ouvrage actuel. Nous attirons l’attention du maître d’ouvrage sur le fait que le droit d’eau d’un moulin représente une part certaine de sa valeur foncière, car un moulin sans droit d’eau devient une simple maison en zone inondable (alors qu’il existe un marché immobilier dynamique des passionnés de moulin, en France mais aussi depuis divers pays dont les ressortissants souhaitent investir dans nos campagnes.) Le consentement du propriétaire doit être obtenu avec une information pleine et entière concernant les conséquences de son choix.
Les coûts TTC s’établissent ainsi (valeurs finales dans chaque hypothèse, différentes des valeurs données dans la synthèse du bilan général page 73) :
Effacement : 494 755,92 €
Remplacement du seuil par un profil de pente : 122 867,28 €
Remise en fond de thalweg : 342 136,50 €
Nos associations attirent l’attention sur le caractère exorbitant de ces coûts, en particulier au regard de la faiblesse des justifications écologiques.
Nous rappelons qu’il y a sur le département de la Nièvre plus d’une centaine d’ouvrages hydrauliques classés en liste 2, donc avec une priorité définie par l’administration pour la restauration de continuité écologique. Ce n’est pas le cas de la Petite Nièvre, qui est en liste 1 et non en liste 2, car elle ne présente pas de migrateur.
Il est déjà difficile de solvabiliser la continuité écologique sur les rivières de liste 2, nous ne comprenons pas pourquoi l’on dépenserait de l’argent public sur d’autres sites où aucune priorité migrateur n’est établie, ni aucune preuve fournie de l’intérêt spécifique d’une restauration morphologique.
Manques d'informations dans le dossier actuel
Nous avions observé dès 2016 des manques dans le dossier, nous constatons qu’aucune investigation complémentaire substantielle n’a été menée depuis.
Ainsi, il n'est notamment pas précisé dans le diagnostic IRH :
Au plan réglementaire, des travaux ne seraient possibles qu’au terme d’une enquête publique justifiant la DIG et la modification de plus de 100 m de profil en long de la rivière.
Au regard des éléments rassemblés ci-dessus, nos associations donneraient un avis négatif au projet de chantier et se réserveraient la possibilité de déposer une requête en annulation d’un arrêté préfectoral qui l'autoriserait. Nous considérons que ni l’intérêt général ni l’intérêt écologique du chantier ne sont démontrés et qu’inversement, les hypothèses retenues présentent soit une moins-value pour le moulin (perte du droit d’eau), le patrimoine nivernais et le potentiel hydro-électrique, soit des risques pour le bâti et les riverains.
Le présent avis concerne le rapport de phase 2 proposé par le bureau d’études IRH pour le compte de la Communauté de Communes Loire, Nièvre et Bertranges, en mars 2017.
Nature des bénéfices écologiques
Dans le rapport de phase 2 IRH, il est précisé (page 28) : « Les petites espèces rhéophiles (Vairons, Gougeons, Spirlins, Ablettes) sont donc retenues comme espèces cibles pour l’orientation du projet de restauration de la continuité écologique. »
Nous réitérons nos questions restées sans réponse à ce jour (courrier du 29/11/2016, relance du 04/02/3017) à propos de ces espèces :
- Sont-elles migratrices, sur quelles distances usuelles ?
- Sont-elles aujourd'hui menacées sur le bassin des Nièvre (évolution historique des relevés piscicoles disponibles Onema-AFB - fédé de pêche)?
- Qu'impliquent leurs capacités de nage et de saut pour les hypothèses d'aménagement?
- Quel est leur niveau de menace / protection patrimoniale (liste rouge IUCN, directive HFF, arrêtés de protection, etc.)?
- Quel est leur intérêt en terme de fonctionnalité / biodiversité?
- Quel est leur intérêt pour les usagers de l'eau (service rendus par les écosystèmes restaurés par rapport à la situation présente)?
- Quel gain concret (biomasse, densité) serait possible au droit du site à différentes hypothèses, pour quelle dépense?
Si l'enjeu du moulin de Vilaine est d'offrir un habitat pour des espèces ordinaires déjà présentes en amont ou en aval, nous ne voyons pas en quoi cet intérêt écologique et cet intérêt général sont avérés.
Nature et coût des projets
Trois projets sont présentés. Aucun ne préserve la consistance légale du droit d’eau de l’ouvrage actuel. Nous attirons l’attention du maître d’ouvrage sur le fait que le droit d’eau d’un moulin représente une part certaine de sa valeur foncière, car un moulin sans droit d’eau devient une simple maison en zone inondable (alors qu’il existe un marché immobilier dynamique des passionnés de moulin, en France mais aussi depuis divers pays dont les ressortissants souhaitent investir dans nos campagnes.) Le consentement du propriétaire doit être obtenu avec une information pleine et entière concernant les conséquences de son choix.
Les coûts TTC s’établissent ainsi (valeurs finales dans chaque hypothèse, différentes des valeurs données dans la synthèse du bilan général page 73) :
Effacement : 494 755,92 €
Remplacement du seuil par un profil de pente : 122 867,28 €
Remise en fond de thalweg : 342 136,50 €
Nos associations attirent l’attention sur le caractère exorbitant de ces coûts, en particulier au regard de la faiblesse des justifications écologiques.
Nous rappelons qu’il y a sur le département de la Nièvre plus d’une centaine d’ouvrages hydrauliques classés en liste 2, donc avec une priorité définie par l’administration pour la restauration de continuité écologique. Ce n’est pas le cas de la Petite Nièvre, qui est en liste 1 et non en liste 2, car elle ne présente pas de migrateur.
Il est déjà difficile de solvabiliser la continuité écologique sur les rivières de liste 2, nous ne comprenons pas pourquoi l’on dépenserait de l’argent public sur d’autres sites où aucune priorité migrateur n’est établie, ni aucune preuve fournie de l’intérêt spécifique d’une restauration morphologique.
Manques d'informations dans le dossier actuel
Nous avions observé dès 2016 des manques dans le dossier, nous constatons qu’aucune investigation complémentaire substantielle n’a été menée depuis.
Ainsi, il n'est notamment pas précisé dans le diagnostic IRH :
- l'état biologique, physico-chimique et chimique du tronçon (pas seulement les relevés piscicoles),
- les relevés stationnels (IPR, I2M2, IBD) amont, retenue, aval montrant qu'il existe un problème de qualité biologique associé au seuil (et subsidiairement que le projet n'induit pas une perte nette de biodiversité locale, ce que la loi ne permet pas, avec notamment la prise en compte de l'ensemble de la faune et de la flore au droit du site, non des seuls poissons),
- l'éventuelle pollution des sédiments stockés dans la retenue, le régime de responsabilité s'ils sont remobilisés / transportés, les mesures de gestion afférentes,
- l’enquête de riveraineté montrant que les droits des tiers sont respectés par les différentes hypothèses d’aménagement,
- l’analyse patrimoniale montrant que les hypothèses de chantier respectent le nouvel alinéa IV de l’article L 21417 CE (conformité de la continuité en abord de sites classés / inscrits MH et pour les sites protégés par les PLU / PLUi).
Au plan réglementaire, des travaux ne seraient possibles qu’au terme d’une enquête publique justifiant la DIG et la modification de plus de 100 m de profil en long de la rivière.
Au regard des éléments rassemblés ci-dessus, nos associations donneraient un avis négatif au projet de chantier et se réserveraient la possibilité de déposer une requête en annulation d’un arrêté préfectoral qui l'autoriserait. Nous considérons que ni l’intérêt général ni l’intérêt écologique du chantier ne sont démontrés et qu’inversement, les hypothèses retenues présentent soit une moins-value pour le moulin (perte du droit d’eau), le patrimoine nivernais et le potentiel hydro-électrique, soit des risques pour le bâti et les riverains.
03/04/2017
Les rivières auront-elles un droit à disposer d'elles-mêmes? Réflexions sur le Whanganui
Le fleuve néo-zélandais Whanganui a été récemment doté de la personnalité juridique, de même que le Gange et la Yamuna en Inde. Pour les tenants d'une approche biocentriste ou écocentriste, ce sont des avancées qui présagent la pleine reconnaissance de la nature comme sujet de droit, et l'obligation concomitante pour nos sociétés de modifier radicalement leur rapport à cette nature. Quelques réflexions à ce sujet.
Le fleuve Whanganui, troisième plus long cours d’eau de Nouvelle-Zélande, a été reconnu le 15 mars 2017 par le Parlement de ce pays comme une entité vivante et a reçu une "personnalité juridique". Cet acte de loi met en exécution un accord de 2014, qui avait lui même clos un conflit de 160 ans entre le gouvernement et la tribu (iwi) maori locale. Cette démarche porte "la reconnaissance légale de la rivière Whanganui depuis les montagnes jusqu'à la mer, incluant ses affluents et tous ses éléments physiques et métaphysiques, comme un tout indivisible et vivant" (voir le texte complet de l'acte de 2017, voir cette synthèse de l'accord de 2014).
Peu après, le 20 mars 2017, la Haute Cour de l’Etat himalayen de l’Uttarakhand (nord de l’Inde) a suivi l’exemple néo-zélandais, en accordant le statut d’"entités vivantes ayant le statut de personne morale" au Gange et à son principal affluent, la rivière Yamuna.
Une évolution déjà engagée, entre écologie profonde et revendication des peuples premiers
Comme l'expose Valérie Cabanes (voir cet article), ces décisions s'inscrivent dans un courant de pensée progressant depuis quelques décennies: "reconnaître le vivant comme sujet de droit est une idée portée par le mouvement Earth Law depuis les années 1990 dans le sillage de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981) et de la Charte mondiale de la nature (1982). Le mouvement s’est inspiré de la pensée d’Arne Næss, considéré comme le fondateur de l’écologie profonde ('Deep Ecology'). Il a notamment popularisé l’idée que 'la richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre'. La Déclaration des droits des peuples autochtones (2007) consacre ces valeurs en s’appuyant sur l’holisme des traditions et modes de pensée des peuples premiers. Ces peuples accompagnés de communautés locales ont par ailleurs proposé, lors de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère, à Cochabamba en avril 2010, un projet de Déclaration universelle des droits de la Terre mère faisant le constat que 'la Terre est vivante, elle est notre maison commune et nous devons la respecter pour le bien de tous et des générations futures'."
Avant la Nouvelle Zélande et l'Inde, d'autres pays avaient déjà intégré la nature comme sujet de droit. En 2008, l’Equateur avait été le premier pays à inscrire dans sa Constitution les droits de la nature : "Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature" (article 71). La Bolivie a fait de même en 2010 avec la loi sur les "droits de la Terre Mère".
Le respect de l'identité culturelle? Une justification ambiguë et réversible
Les récentes mesures de protection des rivières en Inde et en Nouvelle-Zélande, comme d'autres en Amérique latine, ont été présentées par certains comme une reconnaissance indirecte de la diversité culturelle et du respect des croyances : le caractère sacré et métaphysique de la nature pour certains peuples. Cette justification peut nourrir diverses réflexions critiques.
D'abord, toutes les croyances ne sont pas bonnes pour la nature, la culture n'est pas une garantie pour l'écologie. Les remèdes de médecines traditionnelles peuvent par exemple amener à des trafics d'organes et contribuer à des extinctions d'espèces (tigre, rhinocéros, requin, holothurie, hippocampe, etc.) au point que des ONG conservationnistes sont obligées d'agir contre ces pratiques. En Inde, certains ont fait observer que les premiers pollueurs du Gange sont ses riverains qui, prétendant pourtant à son caractère "sacré", s'en servent couramment comme un égout.
Ensuite, si l'on pose la diversité culturelle comme inspiratrice du droit, alors les nations de culture européenne dominante n'ont pas à reconnaître de personnalité à la nature ou aux êtres vivants non humains : notre héritage philosophique et notre tradition juridique fondées par l'antiquité gréco-romaine, amplifiées par l'apport judéo-chrétien puis la laïcisation moderne distinguent clairement l'homme et la nature, les personnes et les choses, cette séparation étant l'un des fondements du droit. Il serait tout à fait artificiel de restaurer ici des visions animistes ou panthéistes étrangères à ces socles culturels.
Enfin, l'idée même de fonder le droit par la référence à la culture héritée plutôt que sur le travail de la raison critique pose problème : au nom de quoi pourrait-on ensuite se défendre contre n'importe quelle pratique rétrograde ou absurde dès lors qu'elle est revendiquée comme culture?
Quelle efficacité dans la protection environnementale? Effet d'annonce et action efficace
Un autre argument avancé en faveur de l'attribution d'une personnalité morale aux écosystèmes est la meilleure garantie que cette évolution apporterait pour la protection de l'environnement. Il y a quelques raisons de s'interroger sur ce présupposé.
Dans le cas du Gange et du Yamuna, le gouvernement de l'Uttarakhand est supposé être le tuteur juridique et représentant des intérêts des fleuves. Or, le même gouvernement est celui qui a promu depuis des décennies les activités industrielles, l'équipement hydro-électrique, la canalisation et la navigation, l'irrigation et les prélèvements d'eau potable, etc. Il continue de le faire au sein du Bureau de gestion du Gange (voir ces observations par Kothari et Bajpai). Par quelle force mystérieuse l'attribution d'une personnalité juridique aux fleuves va soudain transformer l'exploitant en protecteur? De même, sur le Whanganui, l'ensemble des droits acquis sur le cours d'eau ne sont pas remis en question : les Maori ont essentiellement obtenu une compensation financière et une autre dotation pour mener des actions de protection ou de restauration, mais rien ne montre que leur tutorat du fleuve (partagé avec un représentant du gouvernement néo-zélandais) se dirige vers des actions spectaculairement différentes de ce qui se fait déjà ailleurs en matière de conservation de la nature ou de réparation des préjudices écologiques.
Le droit reste par ailleurs un rapport de force dès lors que des intérêts contradictoires sont en jeu, et là encore, l'attribution d'une personnalité paraît une protection plus déclarative qu'effective. Le fait que Pacha nama soit protégé dans la constitution équatorienne n'a pas pour autant permis de faire exécuter la condamnation de Chevron-Texaco à payer 9,5 milliards de dollars pour la pollution liée à l’exploitation de son oléoduc en Equateur.
Porter plainte contre la rivière en cas de noyade? Quelques apories
Comme l'observe le juriste Laurent Neyret (voir sa tribune), accorder des droits à la nature pose question au plan de la doctrine. Dans notre dispositif juridique, l'attribution de personnalité va de pair avec la notion de responsabilité, les droits impliquent des devoirs et des obligations. Par exemple, si une crue du Whanganui emporte des biens ou noie des personnes, les familles pourront-elles porter plainte contre la rivière? Après tout, c'est ainsi que l'on procédait parfois encore en Europe voici quelques siècles, avec des procès contre des animaux (charançons détruisant des récoltes, porcs tuant accidentellement des enfants).
Il est douteux que l'on en revienne là, mais cet exemple souligne une aporie classique du droit des animaux et des écosystèmes : l'homme est toujours celui qui attribue ou retire des droits et des protections juridiques (à lui-même ou au non-humain), il le fait en fonction de ses hiérarchies de valeur, de goût ou d'intérêt. Faire de la nature ou d'un élément de la nature un sujet au lieu d'un objet de droit relève d'une posture plus symbolique qu'autre chose, car en dernier ressort, il manquera à la nature la capacité propre de se défendre par elle-même, et notamment d'agir en réciprocité et d'interpréter le droit. Les relations aux personnes et aux biens, que le droit a vocation de codifier, ne relève pas d'énoncés intangibles et univoques, mais d'un travail permanent de construction, interprétation et modification, travail propre à l'esprit humain. (On notera au passage que, contrairement à un animal ou un écosystème, un robot doté d'une intelligence artificielle propre à échanger des arguments avec des humains pourrait un jour défendre ses droits!)
Ni les animaux ni les écosystèmes ne parleront au nom de leurs droits ni n'interpréteront ces droits auprès d'une cour : ils seront représentés par des tuteurs humains. Ces derniers exprimeront non ce que la nature pense, mais ce qu'eux pensent de la nature. Qui serait désigné pour jouer ce rôle prestigieux de porte-parole de la nature? Des personnes privées, des associations ou des fondations ne pourraient guère prétendre au monopole de cette incarnation et de son expression. Attribuer à tous le droit de porter plainte au nom de la nature (ce qui se conçoit pour un bien commun) ne serait probablement pas gérable : on pourrait agir selon des interprétations multiples et contradictoires de l'intérêt d'une espèce ou d'un milieu. Le juge aurait l'étrange capacité (et l'infini travail) de définir une casuistique complexe des entorses tolérées ou intolérables au droit de la nature à persister dans son identité. Une identité au demeurant assez difficile à définir, puisque les lois de l'évolution nous enseignent que le vivant change à toutes les échelles de temps.
Il reviendrait donc plus probablement aux représentants de l'ensemble de la société (Etat ou collectivités territoriales) de pose en tuteur, mais pour ces acteurs publics ayant vocation d'intérêt général, les intérêts de la nature ne sauraient devenir antagonistes de ceux de la société. De sorte que l'on ne dévie pas substantiellement du régime actuel où l'Etat (en dernier ressort les cours de justice) protègent les intérêts de l'environnement dans certaines limites posées par d'autres intérêts (sanitaires, sociaux, économiques, culturels, etc.).
Conclusion : de quoi la nature est-elle le nom?
Le biocentrisme et l'écocentrisme affirment que le vivant et les milieux ont une valeur intrinsèque, indépendante des jugements humains, appelant une évolution substantielle de notre droit et de notre politique de la nature. Ce sont aujourd'hui des représentations marginales dans la société, mais surexprimées dans le débat public en raison de l'engagement de philosophes, juristes et chercheurs militants. Ceux-ci y voient une étape supplémentaire dans la longue route du progrès faisant sortir l'homme de conceptions et de pratiques rudimentaires.
D'autres considèrent au contraire que ces vues relèvent au mieux de quelque rêverie d'enfants gâtés des sociétés industrielles, oubliant que leur luxe de penser sans souci de la nécessité vient des richesses nées de l'exploitation moderne de la nature, ayant procuré un niveau de vie sans précédent ; au pire qu'il s'agit d'une remise en cause dangereuse des fondements de l'humanisme et du rationalisme ayant permis les réels progrès de la liberté et de la condition humaines dans l'histoire. Pour ce point de vue, la confusion entre le registre juridique et le registre religieux (sur l'aspect "sacré" ou "métaphysique" des éléments de la nature) a de quoi inquiéter. Car c'est aussi la porte ouverte à des revendications plus ou moins intégristes qui arguent du caractère "sacré" de telle ou telle réalité pour essayer de modifier le droit au détriment de ceux qui ne reconnaissent nullement la sacralité en question.
Derrière ces joutes symboliques et philosophiques, l'enjeu concret paraît finalement assez mince. On peut déjà protéger une espèce ou un milieu sans lui attribuer de personnalité juridique, simplement en posant des limites à l'action humaine, de même que l'on peut déjà ester en justice au nom d'un "préjudice écologique" (entré en France dans le droit positif à l'occasion de la loi de 2016 sur la biodiversité, article 1246 et suivant du Code civil). Il est douteux que l'on gagnerait beaucoup à engager des débats métaphysiques sur la nature de la nature, le risque paraissant plutôt que ces vues abstraites donnent de l'écologie une image d'idéologues coupés des réalités sociales, mais pressés d'imposer à la société une certaine conception hégémonique et totalisante du vivant et de ses milieux. Car le respect de la "nature telle qu'elle est", l'idée qu'il existe un devoir-être propre à la nature et s'imposant à nous, cela révèle aussi et souvent le nom que l'on donne à la détermination, à la nécessité et à la contrainte, au détriment de la capacité humaine à décider librement de son destin.
Nous avons besoin d'une intégration plus approfondie de la nature dans nos débats démocratiques. Mais pas d'une suspension de nos débats démocratiques dans la vénération de la nature. Il serait bon que nos décideurs, prompts à modifier les normes pour embrasser certaines idées dans l'air du temps, consultent davantage les citoyens pour savoir quelles natures ils veulent réellement.
Illustration : la rivière Whanganui, James Shook, CC BY 2.5
Le fleuve Whanganui, troisième plus long cours d’eau de Nouvelle-Zélande, a été reconnu le 15 mars 2017 par le Parlement de ce pays comme une entité vivante et a reçu une "personnalité juridique". Cet acte de loi met en exécution un accord de 2014, qui avait lui même clos un conflit de 160 ans entre le gouvernement et la tribu (iwi) maori locale. Cette démarche porte "la reconnaissance légale de la rivière Whanganui depuis les montagnes jusqu'à la mer, incluant ses affluents et tous ses éléments physiques et métaphysiques, comme un tout indivisible et vivant" (voir le texte complet de l'acte de 2017, voir cette synthèse de l'accord de 2014).
Peu après, le 20 mars 2017, la Haute Cour de l’Etat himalayen de l’Uttarakhand (nord de l’Inde) a suivi l’exemple néo-zélandais, en accordant le statut d’"entités vivantes ayant le statut de personne morale" au Gange et à son principal affluent, la rivière Yamuna.
Une évolution déjà engagée, entre écologie profonde et revendication des peuples premiers
Comme l'expose Valérie Cabanes (voir cet article), ces décisions s'inscrivent dans un courant de pensée progressant depuis quelques décennies: "reconnaître le vivant comme sujet de droit est une idée portée par le mouvement Earth Law depuis les années 1990 dans le sillage de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981) et de la Charte mondiale de la nature (1982). Le mouvement s’est inspiré de la pensée d’Arne Næss, considéré comme le fondateur de l’écologie profonde ('Deep Ecology'). Il a notamment popularisé l’idée que 'la richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre'. La Déclaration des droits des peuples autochtones (2007) consacre ces valeurs en s’appuyant sur l’holisme des traditions et modes de pensée des peuples premiers. Ces peuples accompagnés de communautés locales ont par ailleurs proposé, lors de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre mère, à Cochabamba en avril 2010, un projet de Déclaration universelle des droits de la Terre mère faisant le constat que 'la Terre est vivante, elle est notre maison commune et nous devons la respecter pour le bien de tous et des générations futures'."
Avant la Nouvelle Zélande et l'Inde, d'autres pays avaient déjà intégré la nature comme sujet de droit. En 2008, l’Equateur avait été le premier pays à inscrire dans sa Constitution les droits de la nature : "Nature ou Pacha Mama, où se reproduit et réalise la vie, a le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs. Toute personne, communauté, peuple ou nationalité pourra exiger à l’autorité publique, l’accomplissement des droits de la nature" (article 71). La Bolivie a fait de même en 2010 avec la loi sur les "droits de la Terre Mère".
Le respect de l'identité culturelle? Une justification ambiguë et réversible
Les récentes mesures de protection des rivières en Inde et en Nouvelle-Zélande, comme d'autres en Amérique latine, ont été présentées par certains comme une reconnaissance indirecte de la diversité culturelle et du respect des croyances : le caractère sacré et métaphysique de la nature pour certains peuples. Cette justification peut nourrir diverses réflexions critiques.
D'abord, toutes les croyances ne sont pas bonnes pour la nature, la culture n'est pas une garantie pour l'écologie. Les remèdes de médecines traditionnelles peuvent par exemple amener à des trafics d'organes et contribuer à des extinctions d'espèces (tigre, rhinocéros, requin, holothurie, hippocampe, etc.) au point que des ONG conservationnistes sont obligées d'agir contre ces pratiques. En Inde, certains ont fait observer que les premiers pollueurs du Gange sont ses riverains qui, prétendant pourtant à son caractère "sacré", s'en servent couramment comme un égout.
Ensuite, si l'on pose la diversité culturelle comme inspiratrice du droit, alors les nations de culture européenne dominante n'ont pas à reconnaître de personnalité à la nature ou aux êtres vivants non humains : notre héritage philosophique et notre tradition juridique fondées par l'antiquité gréco-romaine, amplifiées par l'apport judéo-chrétien puis la laïcisation moderne distinguent clairement l'homme et la nature, les personnes et les choses, cette séparation étant l'un des fondements du droit. Il serait tout à fait artificiel de restaurer ici des visions animistes ou panthéistes étrangères à ces socles culturels.
Enfin, l'idée même de fonder le droit par la référence à la culture héritée plutôt que sur le travail de la raison critique pose problème : au nom de quoi pourrait-on ensuite se défendre contre n'importe quelle pratique rétrograde ou absurde dès lors qu'elle est revendiquée comme culture?
Quelle efficacité dans la protection environnementale? Effet d'annonce et action efficace
Un autre argument avancé en faveur de l'attribution d'une personnalité morale aux écosystèmes est la meilleure garantie que cette évolution apporterait pour la protection de l'environnement. Il y a quelques raisons de s'interroger sur ce présupposé.
Dans le cas du Gange et du Yamuna, le gouvernement de l'Uttarakhand est supposé être le tuteur juridique et représentant des intérêts des fleuves. Or, le même gouvernement est celui qui a promu depuis des décennies les activités industrielles, l'équipement hydro-électrique, la canalisation et la navigation, l'irrigation et les prélèvements d'eau potable, etc. Il continue de le faire au sein du Bureau de gestion du Gange (voir ces observations par Kothari et Bajpai). Par quelle force mystérieuse l'attribution d'une personnalité juridique aux fleuves va soudain transformer l'exploitant en protecteur? De même, sur le Whanganui, l'ensemble des droits acquis sur le cours d'eau ne sont pas remis en question : les Maori ont essentiellement obtenu une compensation financière et une autre dotation pour mener des actions de protection ou de restauration, mais rien ne montre que leur tutorat du fleuve (partagé avec un représentant du gouvernement néo-zélandais) se dirige vers des actions spectaculairement différentes de ce qui se fait déjà ailleurs en matière de conservation de la nature ou de réparation des préjudices écologiques.
Le droit reste par ailleurs un rapport de force dès lors que des intérêts contradictoires sont en jeu, et là encore, l'attribution d'une personnalité paraît une protection plus déclarative qu'effective. Le fait que Pacha nama soit protégé dans la constitution équatorienne n'a pas pour autant permis de faire exécuter la condamnation de Chevron-Texaco à payer 9,5 milliards de dollars pour la pollution liée à l’exploitation de son oléoduc en Equateur.
Porter plainte contre la rivière en cas de noyade? Quelques apories
Comme l'observe le juriste Laurent Neyret (voir sa tribune), accorder des droits à la nature pose question au plan de la doctrine. Dans notre dispositif juridique, l'attribution de personnalité va de pair avec la notion de responsabilité, les droits impliquent des devoirs et des obligations. Par exemple, si une crue du Whanganui emporte des biens ou noie des personnes, les familles pourront-elles porter plainte contre la rivière? Après tout, c'est ainsi que l'on procédait parfois encore en Europe voici quelques siècles, avec des procès contre des animaux (charançons détruisant des récoltes, porcs tuant accidentellement des enfants).
Il est douteux que l'on en revienne là, mais cet exemple souligne une aporie classique du droit des animaux et des écosystèmes : l'homme est toujours celui qui attribue ou retire des droits et des protections juridiques (à lui-même ou au non-humain), il le fait en fonction de ses hiérarchies de valeur, de goût ou d'intérêt. Faire de la nature ou d'un élément de la nature un sujet au lieu d'un objet de droit relève d'une posture plus symbolique qu'autre chose, car en dernier ressort, il manquera à la nature la capacité propre de se défendre par elle-même, et notamment d'agir en réciprocité et d'interpréter le droit. Les relations aux personnes et aux biens, que le droit a vocation de codifier, ne relève pas d'énoncés intangibles et univoques, mais d'un travail permanent de construction, interprétation et modification, travail propre à l'esprit humain. (On notera au passage que, contrairement à un animal ou un écosystème, un robot doté d'une intelligence artificielle propre à échanger des arguments avec des humains pourrait un jour défendre ses droits!)
Ni les animaux ni les écosystèmes ne parleront au nom de leurs droits ni n'interpréteront ces droits auprès d'une cour : ils seront représentés par des tuteurs humains. Ces derniers exprimeront non ce que la nature pense, mais ce qu'eux pensent de la nature. Qui serait désigné pour jouer ce rôle prestigieux de porte-parole de la nature? Des personnes privées, des associations ou des fondations ne pourraient guère prétendre au monopole de cette incarnation et de son expression. Attribuer à tous le droit de porter plainte au nom de la nature (ce qui se conçoit pour un bien commun) ne serait probablement pas gérable : on pourrait agir selon des interprétations multiples et contradictoires de l'intérêt d'une espèce ou d'un milieu. Le juge aurait l'étrange capacité (et l'infini travail) de définir une casuistique complexe des entorses tolérées ou intolérables au droit de la nature à persister dans son identité. Une identité au demeurant assez difficile à définir, puisque les lois de l'évolution nous enseignent que le vivant change à toutes les échelles de temps.
Il reviendrait donc plus probablement aux représentants de l'ensemble de la société (Etat ou collectivités territoriales) de pose en tuteur, mais pour ces acteurs publics ayant vocation d'intérêt général, les intérêts de la nature ne sauraient devenir antagonistes de ceux de la société. De sorte que l'on ne dévie pas substantiellement du régime actuel où l'Etat (en dernier ressort les cours de justice) protègent les intérêts de l'environnement dans certaines limites posées par d'autres intérêts (sanitaires, sociaux, économiques, culturels, etc.).
Conclusion : de quoi la nature est-elle le nom?
Le biocentrisme et l'écocentrisme affirment que le vivant et les milieux ont une valeur intrinsèque, indépendante des jugements humains, appelant une évolution substantielle de notre droit et de notre politique de la nature. Ce sont aujourd'hui des représentations marginales dans la société, mais surexprimées dans le débat public en raison de l'engagement de philosophes, juristes et chercheurs militants. Ceux-ci y voient une étape supplémentaire dans la longue route du progrès faisant sortir l'homme de conceptions et de pratiques rudimentaires.
D'autres considèrent au contraire que ces vues relèvent au mieux de quelque rêverie d'enfants gâtés des sociétés industrielles, oubliant que leur luxe de penser sans souci de la nécessité vient des richesses nées de l'exploitation moderne de la nature, ayant procuré un niveau de vie sans précédent ; au pire qu'il s'agit d'une remise en cause dangereuse des fondements de l'humanisme et du rationalisme ayant permis les réels progrès de la liberté et de la condition humaines dans l'histoire. Pour ce point de vue, la confusion entre le registre juridique et le registre religieux (sur l'aspect "sacré" ou "métaphysique" des éléments de la nature) a de quoi inquiéter. Car c'est aussi la porte ouverte à des revendications plus ou moins intégristes qui arguent du caractère "sacré" de telle ou telle réalité pour essayer de modifier le droit au détriment de ceux qui ne reconnaissent nullement la sacralité en question.
Derrière ces joutes symboliques et philosophiques, l'enjeu concret paraît finalement assez mince. On peut déjà protéger une espèce ou un milieu sans lui attribuer de personnalité juridique, simplement en posant des limites à l'action humaine, de même que l'on peut déjà ester en justice au nom d'un "préjudice écologique" (entré en France dans le droit positif à l'occasion de la loi de 2016 sur la biodiversité, article 1246 et suivant du Code civil). Il est douteux que l'on gagnerait beaucoup à engager des débats métaphysiques sur la nature de la nature, le risque paraissant plutôt que ces vues abstraites donnent de l'écologie une image d'idéologues coupés des réalités sociales, mais pressés d'imposer à la société une certaine conception hégémonique et totalisante du vivant et de ses milieux. Car le respect de la "nature telle qu'elle est", l'idée qu'il existe un devoir-être propre à la nature et s'imposant à nous, cela révèle aussi et souvent le nom que l'on donne à la détermination, à la nécessité et à la contrainte, au détriment de la capacité humaine à décider librement de son destin.
Nous avons besoin d'une intégration plus approfondie de la nature dans nos débats démocratiques. Mais pas d'une suspension de nos débats démocratiques dans la vénération de la nature. Il serait bon que nos décideurs, prompts à modifier les normes pour embrasser certaines idées dans l'air du temps, consultent davantage les citoyens pour savoir quelles natures ils veulent réellement.
Illustration : la rivière Whanganui, James Shook, CC BY 2.5
31/03/2017
Échantillonnage intensif des poissons sur le Rognon (Le Pichon et al 2017)
Avant d'intervenir sur une rivière à des fins écologiques, comment faire un diagnostic assez complet pour identifier des déséquilibres, estimer leur gravité et proposer des objectifs de résultats? Cette question manque souvent de réponse convaincante aujourd'hui, soit parce que le diagnostic est manquant ou rudimentaire, soit parce que la gravité n'est pas objectivée, soit encore parce qu'il y a désaccord sur l'intérêt à agir. Une équipe de chercheurs Irstea et Université de Washington (Seattle) a procédé à un échantillonnage spatialement intensif des poissons d'une petite rivière (le Rognon) de tête de bassin à l'Est de Paris (Seine-et-Marne). On présente ici l'intérêt de la méthode et quelques résultats. Ces derniers montrent dans le cas étudié une répartition assez homogène de la richesse spécifique malgré la présence d'obstacles à l'écoulement. Et des discontinuités de densités pour certaines espèces spécialisées, phénomène assez prévisible dont la gravité reste à établir si l'on veut construire un consensus social pour l'action.
L'échantillonnage spatialement intensif (spatially intensive sampling ou SIS) consiste à réaliser des pêches électriques de poissons sur des petites surfaces (10 m2) mais sur un grand nombre de points de mesure dans un cours d'eau. Céline Le Pichon et ses collègues ont utilisé cette technique sur une rivière de tête de bassin du bassin de Seine, le Rognon. C'est un affluent de l'Orgeval ou ru des Avenelles (affluent du Grand Morin, puis de la Marne, puis de la Seine). Le bassin versant est rural (1% de zones urbanisées) à dominante agricole (81% de l'usage de sols). Le Rognon compte notamment deux étangs de pêche, l'un créé en 1990 et l'autre datant du XVIIe siècle.
Le Rognon a donc été analysé par SIS sur un linéaire de 5 km, avec prise en compte des obstacles (ponceaux et piliers de ponts, déversoirs et seuils de moulin ou d'étang). Au total, 264 mesures espacées de 20 m ont été réalisées, sur une campagne de 3 jours.
Le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre la population totale des poissons selon les espèces (15 au total), très largement dominée par le chabot (Cottus gobio), le vairon (Phoxinus phoxinus) et la loche franche (Barbatula barbatula). Les espèces benthiques sont indiquées en gras.
On voit sur le graphique ci-dessus la répartition de la richesse spécifique totale (de 0 à 7 espèces) sur le linéaire, selon que les espèces sont rhéophiles (gris foncé) ou non rhéophiles (gris clair). Les obstacles sont indiqués par des points noirs sur l'axe horizontal. Les deux étangs (pond) sont signalés, l'astérisque indique l'absence de relevé disponible.
Ce 2e graphique montre la répartition (à échelle fine à gauche et lissée à droite) de trois espèces de poissons, le chabot (a et d), la loche franche (b et e), le vairon (c et f). On voit qu'il existe des discontinuités spatiales, et des abondances plus fortes tantôt à l'amont ou à l'aval selon les espèces.
Les auteurs procèdent également à des analyses spatiales plus approfondies (spectre de puissance en ondelettes) que nous ne détaillons pas ici.
Discussion
Une question souvent posée dans la gestion écologique de rivières est celle de la réalité des impacts sur le vivant et des objectifs d'évolution des populations que l'on se donne en traitant les impacts. Plutôt que des relevés ponctuels par pêche électrique à plusieurs passages sur une grande surface, l'échantillonnage spatialement intensif utilisé par Céline Le Pichon et ses collègues donne une vue d'ensemble des populations et de leur répartition sur tout le profil d'un cours d'eau ou d'un tronçon. C'est évidemment une analyse plus fine, qui en l'occurrence a identifié des espèces rares qu'une précédente pêche "classique" n'avait pas relevées.
Une autre option, encore expérimentale, consiste à utiliser l'ADN environnemental et le metabarcoding : un échantillon de matériel génétique circulant dans l'eau est prélevé, amplifié et comparé à des bases de données pour identifier les espèces présentes. Un travail français récent a montré tout l'intérêt de cet outil (voir le travail de Civade et al 2016 sur le lac Aiguebelette et la rivière Tier). L'enjeu nous paraît surtout important pour réaliser à terme des diagnostics de biodiversité totale des cours d'eau, non limités aux poissons, puisque le metabarcoding permet aussi bien d'analyser la présence d'insectes, crustacés, oiseaux, mammifères, etc. donc de donner une image beaucoup plus complète du vivant aquatique et riverain.
Concernant la rivière étudiée par Céline Le Pichon et ses collègues, les résultats nourrissent notre scepticisme sur la manière dont le gestionnaire peut ensuite les exploiter sur le Rognon.
Certes, le relevé montre des discontinuités, mais elles paraissent assez mineures, n'empêchant pas la présence des espèces les plus fréquentes à divers points du court linéaire. De même, la présence d'espèces non rhéophiles (brème, perche, tanche, brochet, anguille) peut être considérée comme une "altération" ou une "dégradation" (termes employés par les auteurs) si l'on pose un état naturel non anthropisé du cours d'eau comme référence, mais si l'on considère inversement le cours d'eau comme un hydrosystème anthropisé de longue date, sa biodiversité pisciaire acquise paraît moins problématique. Pourquoi et comment une rivière devrait-elle conserver toujours le même peuplement? Si des habitats artificiels présentent moins d'espèces ou des espèces différentes des habitats non (ou moins) modifiés, en quoi est-ce un enjeu? Accepte-t-on finalement une diversité de faciès et d'espèces, ou prétend-on imposer une vision normative de ce que seraient des "bons" faciès et des "bonnes" espèces que chaque rivière, chaque tronçon, chaque station devrait avoir? On voit que l'on peut vite dériver vers des postures intenables, tant au plan de leur construction épistémologique que de leur coût économique et de leur acceptabilité sociale.
Un programme de restauration physique de ce cours d'eau devrait ainsi exposer aux citoyens quels objectifs il vise précisément et in fine quels services ces objectifs rendent. Faire varier des densités ou des répartitions locales de poissons peut intéresser des spécialistes en ichtyologie, mais on voit mal pour notre part l'importance de l'enjeu écologique ou la réalité des bénéfices aux riverains. Il est par exemple douteux que les riverains informés de ce genre de résultats considèrent que des surdensités de limnophiles ou sous-densités de rhéophiles représentent un problème tel qu'il justifierait la dépense d'argent public pour la suppression des étangs, seuils ou déversoirs. D'autant que les autres espèces de la faune et de la flore du Rognon ne sont pas étudiées, donc l'état réel de sa biodiversité reste pour sa majeure partie inconnu, même après ce diagnostic plus détaillé des seuls poissons.
Référence : Le Pichon C et al (2017), Spatially intensive sampling by electrofishing for assessing longitudinal discontinuities in fish distribution in a headwater stream, Fisheries Research, 185, 90-101
Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.
A lire en complément
A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)
Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al 2015)
L'échantillonnage spatialement intensif (spatially intensive sampling ou SIS) consiste à réaliser des pêches électriques de poissons sur des petites surfaces (10 m2) mais sur un grand nombre de points de mesure dans un cours d'eau. Céline Le Pichon et ses collègues ont utilisé cette technique sur une rivière de tête de bassin du bassin de Seine, le Rognon. C'est un affluent de l'Orgeval ou ru des Avenelles (affluent du Grand Morin, puis de la Marne, puis de la Seine). Le bassin versant est rural (1% de zones urbanisées) à dominante agricole (81% de l'usage de sols). Le Rognon compte notamment deux étangs de pêche, l'un créé en 1990 et l'autre datant du XVIIe siècle.
Le Rognon a donc été analysé par SIS sur un linéaire de 5 km, avec prise en compte des obstacles (ponceaux et piliers de ponts, déversoirs et seuils de moulin ou d'étang). Au total, 264 mesures espacées de 20 m ont été réalisées, sur une campagne de 3 jours.
Le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir) montre la population totale des poissons selon les espèces (15 au total), très largement dominée par le chabot (Cottus gobio), le vairon (Phoxinus phoxinus) et la loche franche (Barbatula barbatula). Les espèces benthiques sont indiquées en gras.
On voit sur le graphique ci-dessus la répartition de la richesse spécifique totale (de 0 à 7 espèces) sur le linéaire, selon que les espèces sont rhéophiles (gris foncé) ou non rhéophiles (gris clair). Les obstacles sont indiqués par des points noirs sur l'axe horizontal. Les deux étangs (pond) sont signalés, l'astérisque indique l'absence de relevé disponible.
Ce 2e graphique montre la répartition (à échelle fine à gauche et lissée à droite) de trois espèces de poissons, le chabot (a et d), la loche franche (b et e), le vairon (c et f). On voit qu'il existe des discontinuités spatiales, et des abondances plus fortes tantôt à l'amont ou à l'aval selon les espèces.
Les auteurs procèdent également à des analyses spatiales plus approfondies (spectre de puissance en ondelettes) que nous ne détaillons pas ici.
Discussion
Une question souvent posée dans la gestion écologique de rivières est celle de la réalité des impacts sur le vivant et des objectifs d'évolution des populations que l'on se donne en traitant les impacts. Plutôt que des relevés ponctuels par pêche électrique à plusieurs passages sur une grande surface, l'échantillonnage spatialement intensif utilisé par Céline Le Pichon et ses collègues donne une vue d'ensemble des populations et de leur répartition sur tout le profil d'un cours d'eau ou d'un tronçon. C'est évidemment une analyse plus fine, qui en l'occurrence a identifié des espèces rares qu'une précédente pêche "classique" n'avait pas relevées.
Une autre option, encore expérimentale, consiste à utiliser l'ADN environnemental et le metabarcoding : un échantillon de matériel génétique circulant dans l'eau est prélevé, amplifié et comparé à des bases de données pour identifier les espèces présentes. Un travail français récent a montré tout l'intérêt de cet outil (voir le travail de Civade et al 2016 sur le lac Aiguebelette et la rivière Tier). L'enjeu nous paraît surtout important pour réaliser à terme des diagnostics de biodiversité totale des cours d'eau, non limités aux poissons, puisque le metabarcoding permet aussi bien d'analyser la présence d'insectes, crustacés, oiseaux, mammifères, etc. donc de donner une image beaucoup plus complète du vivant aquatique et riverain.
Concernant la rivière étudiée par Céline Le Pichon et ses collègues, les résultats nourrissent notre scepticisme sur la manière dont le gestionnaire peut ensuite les exploiter sur le Rognon.
Certes, le relevé montre des discontinuités, mais elles paraissent assez mineures, n'empêchant pas la présence des espèces les plus fréquentes à divers points du court linéaire. De même, la présence d'espèces non rhéophiles (brème, perche, tanche, brochet, anguille) peut être considérée comme une "altération" ou une "dégradation" (termes employés par les auteurs) si l'on pose un état naturel non anthropisé du cours d'eau comme référence, mais si l'on considère inversement le cours d'eau comme un hydrosystème anthropisé de longue date, sa biodiversité pisciaire acquise paraît moins problématique. Pourquoi et comment une rivière devrait-elle conserver toujours le même peuplement? Si des habitats artificiels présentent moins d'espèces ou des espèces différentes des habitats non (ou moins) modifiés, en quoi est-ce un enjeu? Accepte-t-on finalement une diversité de faciès et d'espèces, ou prétend-on imposer une vision normative de ce que seraient des "bons" faciès et des "bonnes" espèces que chaque rivière, chaque tronçon, chaque station devrait avoir? On voit que l'on peut vite dériver vers des postures intenables, tant au plan de leur construction épistémologique que de leur coût économique et de leur acceptabilité sociale.
Un programme de restauration physique de ce cours d'eau devrait ainsi exposer aux citoyens quels objectifs il vise précisément et in fine quels services ces objectifs rendent. Faire varier des densités ou des répartitions locales de poissons peut intéresser des spécialistes en ichtyologie, mais on voit mal pour notre part l'importance de l'enjeu écologique ou la réalité des bénéfices aux riverains. Il est par exemple douteux que les riverains informés de ce genre de résultats considèrent que des surdensités de limnophiles ou sous-densités de rhéophiles représentent un problème tel qu'il justifierait la dépense d'argent public pour la suppression des étangs, seuils ou déversoirs. D'autant que les autres espèces de la faune et de la flore du Rognon ne sont pas étudiées, donc l'état réel de sa biodiversité reste pour sa majeure partie inconnu, même après ce diagnostic plus détaillé des seuls poissons.
Référence : Le Pichon C et al (2017), Spatially intensive sampling by electrofishing for assessing longitudinal discontinuities in fish distribution in a headwater stream, Fisheries Research, 185, 90-101
Illustrations : extraites de l'article cité, droit de courte citation.
A lire en complément
A quoi ressemblent les bénéfices réels de la continuité en rivières ordinaires? (Tummers et al 2016)
Suivi d’un effacement d’ouvrage sur le Bocq: quel bilan après quelques années? (Castelain et al 2016)
Pour quelques (petits) poissons rhéophiles de plus (Schmutz et al 2015)
29/03/2017
Détruire le seuil Fleurey sur le Dessoubre: intérêt général ou intégrisme halieutique?
Va-t-on désormais casser des seuils de moulins car il n'y a pas assez de truites sur quelques centaines de mètres? Pour convaincre de la soi-disant nécessité de détruire les ouvrages hydrauliques anciens du Dessoubre, la fédération de pêche du Doubs et le bureau d'études Teleos ont réalisé une analyse à la demande du syndicat de rivière. La retenue du seuil Fleurey et un site témoin à l'amont sont comparés. Résultat: même score de qualité pour l'indice poisson rivière, même score de qualité pour l'indice biologique global normalisé… seules changent les densités locales des espèces analysées. Mais les auteurs de l'étude et promoteurs de la destruction affirment que ces résultats triviaux justifient la casse de l'ouvrage, voire des lourds travaux de réméandrage. Cet intégrisme est inadmissible: l'argent public n'a pas à être dépensé pour des variations mineures de peuplements biologiques, dont on croit comprendre que le but ultime est d'avoir un peu plus de truites pour les hameçons des pêcheurs. De plus, malgré de lourdes dépenses depuis 20 ans, le niveau de concentration des nitrates et phosphates n'a pas sensiblement changé à l'exutoire du Dessoubre par rapport aux données de 1990. Sur cette rivière comme ailleurs, il faut donc ré-examiner de toute urgence la rationalité et l'efficacité de nos dépenses pour l'eau. Et surtout cesser le jeu de coulisse des lobbies militant pour le sacrifice du patrimoine historique, de l'agrément paysager et du potentiel énergétique, au nom d'objectifs dont les coûts sont manifestement disproportionnés aux bénéfices et aux services rendus pour les citoyens.
Le Dessoubre est une rivière comtoise coulant dans les plateaux calcaires du Jurassique. Cet affluent du Doubs est long de 33 km. Il est réputé depuis plusieurs décennies dans le milieu pêcheur et apprécié pour les activités de plein air de sa vallée (spéléo, randonnée, etc.). Comme bien d'autres rivières des régions karstiques, le Dessoubre connaît des problèmes de pollution, qui ont été attribués à l'activité agricole (élevage) et aux fromageries, ainsi qu'aux assainissements défaillants. En 2014, une forte moralité de truites y a également été observée, comparable à celle ayant affecté d'autres rivières comtoises (voir cet article).
Des premiers rapports voici 30 ans, une action réelle mais peu efficace sur les pollutions
La dégradation du Dessoubre n'est pas une problématique nouvelle (sur l'ancienneté des pollutions, voir cet article du CPEPESC de Franche-Comté et cet article du blog de la Loue par exemple). Dès les années 1980, en raison notamment de l'importance du Dessoubre pour le loisir de la pêche à la mouche, des analyses ont été produites. On peut signaler l'important rapport Recherche des sources potentielles de pollutions issues du bassin versant du Dessoubre (Conseil supérieur de la pêche appelé à devenir Onema, Fédération des APPMA du Doubs, octobre 1988) suivi par une analyse des dynamiques de pollutions (1991, Conseil général), de deux volumineux rapports d'étape (1993, 1996) sur le bassin versant du Dessoubre (publiés eux aussi sous la direction du Conseil général du Doubs). Un premier "plan de sauvetage" est lancé dans les années 1990, qui sera poursuivi par un plan de développement durable dans les années 2000.
Des investissements ont été consentis sur les stations d'épuration et le non-collectif tout au long des années 1990, 2000 et 2010. Mais l'examen des données montre que leur efficacité reste très relative aujourd'hui.
Ainsi, les relevés récents pour la directive cadre européenne (DCE) à la station de surveillance de Saint-Hippolyte (téléchargeables ici) montrent que les nitrates (NO3) se situent encore entre 5 et 14 mg/l, dépassant couramment les 10 mg. Or, ces valeurs sont tout à fait comparables à celles qui étaient détaillées (sur la même station) dans le rapport d'analyse de 1991 par le Conseil général. Il en va de même pour le phosphore total et pour les phosphates (PO4), qui se situent pour ces derniers entre 0,02 et 0,13 mg/l dans les relevés récents, soit des valeurs toujours identiques (et parfois supérieures) à la fourchette de 0,05 à 0,08 mg/l observée dans les campagnes de mesures des années 1989-1990 figurant dans le rapport 1991 du Conseil général.
Les valeurs attendues sur des rivières non polluées de la région seraient de 0,02 mg/l pour les phosphates et de 2 à 4 mg/l pour les nitrates. La charge de nutriments en excès, entraînant notamment une prolifération d'algues filamenteuses, reste donc un problème actuel. Comme des millions d'euros ont déjà été dépensés pour améliorer ce compartiment, cela pose la question des objectifs qu'il est réaliste d'atteindre, des sources de ces excès de nutriments et de la qualité de la préparation des choix écologiques sur les rivières.
Malgré les pollutions, l'état DCE de la rivière est bon pour l'écologie, mais mauvais pour la chimie
Les données DCE disponibles pour le contrôle de la qualité écologique et chimique du Dessoubre (station de Saint-Hippolyte, quelques kilomètres à l'aval de Fleurey) indiquent sur les quatre années les plus récentes (2013-2016) que les invertébrés et les diatomées sont en très bon état, les poissons et les macrophytes en bon état, au final que l'état écologique de la masse d'eau est considéré comme bon.
En revanche, l'état chimique du Dessoubre mesuré à cette station est mauvais : contaminations au Benzo(b)fluoranthene, Benzo(k)fluoranthene, Benzo(g,h,i)perylene, Fluoranthene (hydrocarbures aromatiques polycycliques).
Ces mesures DCE sont faites sur une seule station pour toute la rivière, de manière ponctuelle, et elles ne reflètent donc pas de manière correcte l'état réel de l'ensemble de la masse d'eau. De plus, comme nous l'avons vu, les niveaux de nitrates et phosphates restent élevés : cela n'empêche pas le bon état écologique au sens de la DCE mais cela ne signifie pas que la rivière est à son optimum.
Néanmoins, ces mesures correspondent à nos obligations vis-à-vis de l'Europe, et comme l'argent public disponible pour l'eau est très inférieur aux dépenses nécessaires pour l'ensemble des besoins, la logique commanderait d'agir en priorité sur les masses d'eau qui sont déjà en mauvais état écologique DCE (pas le cas du Dessoubre) ou alors d'agir sur le facteur déclassant qui est ici le mauvais état chimique. Mais aucun plan pour sortir de ce mauvais état chimique n'est avancé. Et l'allocation des ressources semble surtout se faire en fonction du lobbying de certaines parties prenantes, notamment les pêcheurs qui souhaitent mobiliser les fonds publics sur les rivières et les espèces qui leur sont chères.
Après une lutte insuffisante contre la pollution, le nouveau dada: continuité écologique
Dans les rapports anciens (années 1980 et 1990) que nous avons pu consulter, la continuité écologique n'est nullement mentionnée comme un problème majeur pour le Dessoubre. Plus récemment, dans le cadre du plan de restauration de la continuité écologique lancé en 2009 et du classement des rivières de 2012-2013, l'attention s'est portée sur la morphologie des rivières, et plus particulièrement sur la continuité longitudinale, avec la question des seuils et barrages.
Le Dessoubre est, comme tant d'autres, une vallée aménagée de longue date par l'homme, avec encore 16 ouvrages hydrauliques sur le cours principal de la rivière (33 km), 6 autres sur le premier affluent (Reverotte, 12 km). Le nombre de ces ouvrages hydrauliques est en régression tendancielle par rapport à l'âge d'or des moulins et usines à eau, qui se situe au XIXe siècle.
Le seuil Fleurey est un ancien moulin situé non loin de la confluence du Dessoubre avec le Doubs (où se situe la station de Saint-Hyppolyte mentionnée ci-dessus). Il a déjà été étudié dans le cadre de stage de l'Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL) en 2009. L'idée d'aménagement n'est donc pas nouvelle. Mais elle soulève des objections : une conférence donnée à l'AG de la fédération de pêche du Doubs en 2016 fait état de "discussions avec des propriétaires réticents et opposition des pêcheurs". Comme d'habitude, la continuité écologique rencontre des résistances spontanées face auxquelles l'administration, le syndicat et la fédération de pêche essaient de forcer la main des propriétaires et riverains (pression réglementaire lié au classement, pression financière liée aux subventions avantageuses en cas d'arasement ou dérasement, pression argumentaire des "sachants" avec les études comme celle que nous commentons ci-après).
Afin de convaincre les décideurs du bien-fondé de l'effacement des ouvrages, la fédération de pêche et le bureau d'études Teleos ont réalisé une analyse sur le site de Fleurey à la demande du Syndicat mixte d’aménagement du Dessoubre et de la valorisation du bassin versant (une structure créée en 2012). Ce site avait été désigné avec 3 autres à l'aval comme prioritaire à l'aménagement.
Variations mineures entre la retenue du moulin et le site témoin, états écologiques DCE identiques
Le principe de cette étude menée en 2015 a consisté à comparer le peuplement de la retenue du seuil de Fleurey avec une station témoin à 1400 m du seuil (en aval de Moricemaison), non impactée au plan morphologique.
Que nous disent les résultats ?
Les mesures faites sont incomplètes, aucun engagement de résultat n'est proposé, les dimensions autres que l'écologie sont ignorées
Au final, le résultat nous paraît clair : les états écologiques des deux stations sont très comparables pour les peuplements étudiés (même IPR, même IBGN, sensiblement les mêmes populations), on est simplement en présence d'une variation locale de densité des espèces. Il n'y a donc pas matière à désigner la retenue du moulin comme posant un problème écologique grave.
Encore ces données devraient-elles être pondérées par plusieurs observations et analyses complémentaires:
Se pose par ailleurs la question de la réplicabilité du lien entre morphologie et biomasse ailleurs qu'au Fleurey. La précédente étude piscicole (2009) avait mesuré la variation de biomasse piscicole du Dessoubre de la source à la confluence, en lien avec l'indice d'attractivité morphologique (IAM). Or le résultat est loin d'être convaincant, comme le montre le graphique ci-dessus. On voit que les biomasses (courbe bleue) ne sont pas du tout corrélées à l'IAM, avec des valeurs faibles de biomasse pour une bonne morphologie (stations D1 ou D8) et inversement des valeurs fortes de biomasse pour une "mauvaise" morphologie ou supposé telle (D2, D10, D11, D12).
En conclusion: que veut-on sacrifier pour passer de 10.000 à 20.000 truites ?
Dans l'étude de 2009 de la population de truite du Dessoubre, la fédération de pêche observait : "En intégrant les résultats stationnels à l’échelle du tronçon considéré, l’estimation du stock de truites capturables en place au moment des investigations 2009 est d’environ 10500 individus (ordre de grandeur plus qu’un chiffre précis compte-tenu de la complexité du milieu). Le stock théorique estimé dans le cadre du PDPG (GAGEOT, 2000) devrait de son côté dépasser les 25000 poissons".
Ces chiffres résument finalement bien l'enjeu : il y a des truites dans le Dessoubre mais, de l'avis de pêcheurs et par rapport à ce que serait la population "théorique" d'une rivière totalement naturelle (sans impact humain), il n'y en a pas assez. Les causes de cette sous-population sont loin d'être connues en détail : le changement climatique rend le Dessoubre (comme toutes les rivières de piémont) de moins en moins favorables aux truites; les pollutions sont toujours présentes, malgré des mesures prises depuis 20 ans; les barrages et seuils modifient les habitats, mais depuis longtemps ; et pourquoi pas aussi la pression de pêche, ancienne et soutenue sur ces rivières comtoises qui sont des "spots" réputés pour les pêcheurs à la mouche, mais pression fort peu étudiée (notamment car le service instructeur de connaissance de l'environnement n'est autre que l'ancien conseil supérieur de la pêche, regrettable anomalie faisant peser une suspicion permanente de confusion entre l'écologie aquatique et le seul angle halieutique).
Alors que sur le dernier quart de siècle on a déjà engagé sur le Dessoubre des millions d'euros d'investissements écologiques pour des résultats assez peu probants, la volonté de dépenser à nouveau des sommes considérables pour la continuité doit faire débat. On ne parle pas ici de lutter contre des pollutions – ce qui a d'autres avantages que le seul bien-être des truites – mais de la destruction irrémédiable du patrimoine hydraulique de la vallée avec les paysages des retenues et de chutes qu'offre ce patrimoine.
Au-delà, il est temps de s'interroger sur les méthodes d'évaluation et les objectifs de la politique de l'eau. Projeter les populations biologiques de la rivière sur une base théorique (ce qu'elle serait en l'absence de la moindre influence anthropique) n'a guère de sens: cette influence accompagne l'histoire des vallées, et elle sera toujours là dans les décennies et siècles à venir, ne serait-ce que par l'effet du changement climatique qui modifiera les conditions écologiques globales. De même, aligner les enjeux riverains sur les attentes des pêcheurs (qui modifient eux-mêmes les milieux et sont en dernier ressort des prédateurs de certaines espèces dites menacées) n'est pas durable : on doit entendre les avis de ce loisir, qui est légitime et qui a toujours été important dans la vie des rivières, mais on n'a pas à céder à des exigences qui dépassent le bon sens, nuisent à d'autres usages ou attentes, dépensent un argent public pouvant être plus utilement employé ailleurs. Enfin, les moulins et usines à eau représentent un patrimoine apprécié des rivières, ainsi qu'un potentiel énergétique dont le développement est favorisé dans le cadre de la transition bas-carbone.
Au regard des faibles justifications apportées au plan écologique et de l'indifférence manifeste pour plusieurs enjeux relevant eux aussi de l'intérêt général, nous nous opposerons à la destruction du seuil Fleurey et des autres ouvrages du Dessoubre.
Références
Fédération de pêche (2011), Etude de l’état des peuplements piscicoles du réseau hydrographique du Dessoubre. Définition d’un état initial (2009), 103 p.
Fédération de pêche 25 (2016), Etude de l’impact du barrage de Fleurey, présentation lors de l'AG du 29 octobre 2016
Schlunke D et al (2015), Impact de la présence de seuils artificiels sur la qualité écologique du Dessoubre. Exemple: Fleurey. Expertise réalisée pour le compte du Syndicat mixte d’Aménagement du Dessoubre, 37 p.
Illustrations : photographies, en haut, seuil Fleurey, DR ; scierie de Plaimbois-du-Miroir, dans la haute vallée du Dessoubre, JGS25, CC BY-SA 3.0; graphiques extraits des rapports cités, droit de courte citation.
Le Dessoubre est une rivière comtoise coulant dans les plateaux calcaires du Jurassique. Cet affluent du Doubs est long de 33 km. Il est réputé depuis plusieurs décennies dans le milieu pêcheur et apprécié pour les activités de plein air de sa vallée (spéléo, randonnée, etc.). Comme bien d'autres rivières des régions karstiques, le Dessoubre connaît des problèmes de pollution, qui ont été attribués à l'activité agricole (élevage) et aux fromageries, ainsi qu'aux assainissements défaillants. En 2014, une forte moralité de truites y a également été observée, comparable à celle ayant affecté d'autres rivières comtoises (voir cet article).
Des premiers rapports voici 30 ans, une action réelle mais peu efficace sur les pollutions
La dégradation du Dessoubre n'est pas une problématique nouvelle (sur l'ancienneté des pollutions, voir cet article du CPEPESC de Franche-Comté et cet article du blog de la Loue par exemple). Dès les années 1980, en raison notamment de l'importance du Dessoubre pour le loisir de la pêche à la mouche, des analyses ont été produites. On peut signaler l'important rapport Recherche des sources potentielles de pollutions issues du bassin versant du Dessoubre (Conseil supérieur de la pêche appelé à devenir Onema, Fédération des APPMA du Doubs, octobre 1988) suivi par une analyse des dynamiques de pollutions (1991, Conseil général), de deux volumineux rapports d'étape (1993, 1996) sur le bassin versant du Dessoubre (publiés eux aussi sous la direction du Conseil général du Doubs). Un premier "plan de sauvetage" est lancé dans les années 1990, qui sera poursuivi par un plan de développement durable dans les années 2000.
Des investissements ont été consentis sur les stations d'épuration et le non-collectif tout au long des années 1990, 2000 et 2010. Mais l'examen des données montre que leur efficacité reste très relative aujourd'hui.
Ainsi, les relevés récents pour la directive cadre européenne (DCE) à la station de surveillance de Saint-Hippolyte (téléchargeables ici) montrent que les nitrates (NO3) se situent encore entre 5 et 14 mg/l, dépassant couramment les 10 mg. Or, ces valeurs sont tout à fait comparables à celles qui étaient détaillées (sur la même station) dans le rapport d'analyse de 1991 par le Conseil général. Il en va de même pour le phosphore total et pour les phosphates (PO4), qui se situent pour ces derniers entre 0,02 et 0,13 mg/l dans les relevés récents, soit des valeurs toujours identiques (et parfois supérieures) à la fourchette de 0,05 à 0,08 mg/l observée dans les campagnes de mesures des années 1989-1990 figurant dans le rapport 1991 du Conseil général.
Les valeurs attendues sur des rivières non polluées de la région seraient de 0,02 mg/l pour les phosphates et de 2 à 4 mg/l pour les nitrates. La charge de nutriments en excès, entraînant notamment une prolifération d'algues filamenteuses, reste donc un problème actuel. Comme des millions d'euros ont déjà été dépensés pour améliorer ce compartiment, cela pose la question des objectifs qu'il est réaliste d'atteindre, des sources de ces excès de nutriments et de la qualité de la préparation des choix écologiques sur les rivières.
Malgré les pollutions, l'état DCE de la rivière est bon pour l'écologie, mais mauvais pour la chimie
Les données DCE disponibles pour le contrôle de la qualité écologique et chimique du Dessoubre (station de Saint-Hippolyte, quelques kilomètres à l'aval de Fleurey) indiquent sur les quatre années les plus récentes (2013-2016) que les invertébrés et les diatomées sont en très bon état, les poissons et les macrophytes en bon état, au final que l'état écologique de la masse d'eau est considéré comme bon.
En revanche, l'état chimique du Dessoubre mesuré à cette station est mauvais : contaminations au Benzo(b)fluoranthene, Benzo(k)fluoranthene, Benzo(g,h,i)perylene, Fluoranthene (hydrocarbures aromatiques polycycliques).
Ces mesures DCE sont faites sur une seule station pour toute la rivière, de manière ponctuelle, et elles ne reflètent donc pas de manière correcte l'état réel de l'ensemble de la masse d'eau. De plus, comme nous l'avons vu, les niveaux de nitrates et phosphates restent élevés : cela n'empêche pas le bon état écologique au sens de la DCE mais cela ne signifie pas que la rivière est à son optimum.
Néanmoins, ces mesures correspondent à nos obligations vis-à-vis de l'Europe, et comme l'argent public disponible pour l'eau est très inférieur aux dépenses nécessaires pour l'ensemble des besoins, la logique commanderait d'agir en priorité sur les masses d'eau qui sont déjà en mauvais état écologique DCE (pas le cas du Dessoubre) ou alors d'agir sur le facteur déclassant qui est ici le mauvais état chimique. Mais aucun plan pour sortir de ce mauvais état chimique n'est avancé. Et l'allocation des ressources semble surtout se faire en fonction du lobbying de certaines parties prenantes, notamment les pêcheurs qui souhaitent mobiliser les fonds publics sur les rivières et les espèces qui leur sont chères.
Après une lutte insuffisante contre la pollution, le nouveau dada: continuité écologique
Dans les rapports anciens (années 1980 et 1990) que nous avons pu consulter, la continuité écologique n'est nullement mentionnée comme un problème majeur pour le Dessoubre. Plus récemment, dans le cadre du plan de restauration de la continuité écologique lancé en 2009 et du classement des rivières de 2012-2013, l'attention s'est portée sur la morphologie des rivières, et plus particulièrement sur la continuité longitudinale, avec la question des seuils et barrages.
Le Dessoubre est, comme tant d'autres, une vallée aménagée de longue date par l'homme, avec encore 16 ouvrages hydrauliques sur le cours principal de la rivière (33 km), 6 autres sur le premier affluent (Reverotte, 12 km). Le nombre de ces ouvrages hydrauliques est en régression tendancielle par rapport à l'âge d'or des moulins et usines à eau, qui se situe au XIXe siècle.
Le seuil Fleurey est un ancien moulin situé non loin de la confluence du Dessoubre avec le Doubs (où se situe la station de Saint-Hyppolyte mentionnée ci-dessus). Il a déjà été étudié dans le cadre de stage de l'Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL) en 2009. L'idée d'aménagement n'est donc pas nouvelle. Mais elle soulève des objections : une conférence donnée à l'AG de la fédération de pêche du Doubs en 2016 fait état de "discussions avec des propriétaires réticents et opposition des pêcheurs". Comme d'habitude, la continuité écologique rencontre des résistances spontanées face auxquelles l'administration, le syndicat et la fédération de pêche essaient de forcer la main des propriétaires et riverains (pression réglementaire lié au classement, pression financière liée aux subventions avantageuses en cas d'arasement ou dérasement, pression argumentaire des "sachants" avec les études comme celle que nous commentons ci-après).
Afin de convaincre les décideurs du bien-fondé de l'effacement des ouvrages, la fédération de pêche et le bureau d'études Teleos ont réalisé une analyse sur le site de Fleurey à la demande du Syndicat mixte d’aménagement du Dessoubre et de la valorisation du bassin versant (une structure créée en 2012). Ce site avait été désigné avec 3 autres à l'aval comme prioritaire à l'aménagement.
Variations mineures entre la retenue du moulin et le site témoin, états écologiques DCE identiques
Le principe de cette étude menée en 2015 a consisté à comparer le peuplement de la retenue du seuil de Fleurey avec une station témoin à 1400 m du seuil (en aval de Moricemaison), non impactée au plan morphologique.
Que nous disent les résultats ?
- il y a davantage d'espèces aujourd'hui que dans la mesure de Verneaux en 1970 (trois espèces apparues, blageon, chevesne et lamproie de Planer, cette dernière étant une espèce protégée au niveau européen, contrairement à la truite commune, et plus abondante dans la retenue du moulin);
- la mesure de qualité piscicole DCE (indice poisson rivière IPR) est sensiblement la même, 7,75 (classe bonne) pour la station Fleurey et 7,87 (classe bonne) pour la station témoin (l'IPR est même un peu meilleur sur le site du moulin);
- la diversité des espèces de poissons est sensiblement la même, 7 espèces à Fleurey et 8 au témoin, avec paradoxalement l'espèce plus banale (chevesnes) dans le milieu moins impacté;
- la mesure de qualité invertébrés (IBGN) est également comparable, avec une note de 17/20 pour le site témoin contre 16/20 pour le site Fleurey;
- la variété générique est dans les mêmes ordres de grandeur (46 genres pour le site témoin contre 41 pour le site Fleurey en état DCE, 51 contre 43 avec les prélèvements MAG20);
- la biomasse piscicole est moins importante sur la station Fleury (78 kg/ha versus 185 kg/ha);
- de même, il existe un facteur 2 de différence sur le nombre d'invertébrés par m2, en défaveur de la retenue;
- ces variations sont attribuées à la moindre diversité morphologique de la retenue
Les mesures faites sont incomplètes, aucun engagement de résultat n'est proposé, les dimensions autres que l'écologie sont ignorées
Au final, le résultat nous paraît clair : les états écologiques des deux stations sont très comparables pour les peuplements étudiés (même IPR, même IBGN, sensiblement les mêmes populations), on est simplement en présence d'une variation locale de densité des espèces. Il n'y a donc pas matière à désigner la retenue du moulin comme posant un problème écologique grave.
Encore ces données devraient-elles être pondérées par plusieurs observations et analyses complémentaires:
- une estimation des populations totales réelles dans les deux stations serait utile. En effet, l'étude de 2015 ne précise pas quelle est la superficie habitable pour les espèces d'intérêt. Le compte-rendu 2016 par la fédération de pêche montre (pour s'en plaindre) que la largeur du lit est plus importante dans la zone de la retenue par rapport à la zone témoin. Mais cela signifie que la superficie totale en eau est augmentée, ce qui pondère la moindre densité surfacique (il y a moins de poissons et d'invertébrés à l'hectare, mais davantage d'hectares);
- l'analyse a été faite sur une seule campagne, ce qui est insuffisant. Le rapport piscicole réalisé sur l'état initial Dessoubre 2009 comporte ainsi une information intéressante sur la variabilité des populations. Il s'agit de 3 mesures réalisées au même endroit (Consolation-Maisonnettes) en 2006 et 2009. Si les biomasses (kg/ha) sont sensiblement comparables, les structures de populations sont très différentes pour les mesures prisées à la même période (octobre 2006 et octobre 2009): les populations de chabots varient d'un facteur 10, et celles de truites d'un facteur 2. Il serait donc intéressant de répéter les mesures à Fleurey et au site témoin sur plusieurs années pour voir si l'on observe des variations, notamment dans la structure des peuplements;
- il serait aussi utile de contrôler les populations à certaines périodes critiques comme les étiages, parfois sévères sur les rivières karstiques. La présence d'une lame d'eau plus profonde dans la retenue a-t-elle alors valeur de refuge pour des espèces du Dessoubre? On ne doit pas seulement faire une photographie des sites à un instant donné, mais comparer l'intérêt des habitats à différentes conditions de vie des poissons au cours de l'année;
- l'étude ne dit rien non plus du reste de la biodiversité (les poissons n'en représentent que 2% pour mémoire), donc on ignore s'il existe des espèces inféodées au système retenue-chute (avifaune par exemple);
- les changements climatiques ne sont pas pris en compte : l'aval du Dessoubre sera-t-il toujours une zone à truites et à ombre en 2100 en raison de l'évolution du régime thermique et hydrologique? Risque-t-on d'optimiser la gestion de la rivière pour des espèces cibles qui en profiteront peu finalement? Les étiages déjà sévères risquent-ils de s'aggraver et la suppression des opportunités de retenues locales est-elle la meilleure option à échelle des prochaines décennies?
Se pose par ailleurs la question de la réplicabilité du lien entre morphologie et biomasse ailleurs qu'au Fleurey. La précédente étude piscicole (2009) avait mesuré la variation de biomasse piscicole du Dessoubre de la source à la confluence, en lien avec l'indice d'attractivité morphologique (IAM). Or le résultat est loin d'être convaincant, comme le montre le graphique ci-dessus. On voit que les biomasses (courbe bleue) ne sont pas du tout corrélées à l'IAM, avec des valeurs faibles de biomasse pour une bonne morphologie (stations D1 ou D8) et inversement des valeurs fortes de biomasse pour une "mauvaise" morphologie ou supposé telle (D2, D10, D11, D12).
En conclusion: que veut-on sacrifier pour passer de 10.000 à 20.000 truites ?
Dans l'étude de 2009 de la population de truite du Dessoubre, la fédération de pêche observait : "En intégrant les résultats stationnels à l’échelle du tronçon considéré, l’estimation du stock de truites capturables en place au moment des investigations 2009 est d’environ 10500 individus (ordre de grandeur plus qu’un chiffre précis compte-tenu de la complexité du milieu). Le stock théorique estimé dans le cadre du PDPG (GAGEOT, 2000) devrait de son côté dépasser les 25000 poissons".
Ces chiffres résument finalement bien l'enjeu : il y a des truites dans le Dessoubre mais, de l'avis de pêcheurs et par rapport à ce que serait la population "théorique" d'une rivière totalement naturelle (sans impact humain), il n'y en a pas assez. Les causes de cette sous-population sont loin d'être connues en détail : le changement climatique rend le Dessoubre (comme toutes les rivières de piémont) de moins en moins favorables aux truites; les pollutions sont toujours présentes, malgré des mesures prises depuis 20 ans; les barrages et seuils modifient les habitats, mais depuis longtemps ; et pourquoi pas aussi la pression de pêche, ancienne et soutenue sur ces rivières comtoises qui sont des "spots" réputés pour les pêcheurs à la mouche, mais pression fort peu étudiée (notamment car le service instructeur de connaissance de l'environnement n'est autre que l'ancien conseil supérieur de la pêche, regrettable anomalie faisant peser une suspicion permanente de confusion entre l'écologie aquatique et le seul angle halieutique).
Alors que sur le dernier quart de siècle on a déjà engagé sur le Dessoubre des millions d'euros d'investissements écologiques pour des résultats assez peu probants, la volonté de dépenser à nouveau des sommes considérables pour la continuité doit faire débat. On ne parle pas ici de lutter contre des pollutions – ce qui a d'autres avantages que le seul bien-être des truites – mais de la destruction irrémédiable du patrimoine hydraulique de la vallée avec les paysages des retenues et de chutes qu'offre ce patrimoine.
Au-delà, il est temps de s'interroger sur les méthodes d'évaluation et les objectifs de la politique de l'eau. Projeter les populations biologiques de la rivière sur une base théorique (ce qu'elle serait en l'absence de la moindre influence anthropique) n'a guère de sens: cette influence accompagne l'histoire des vallées, et elle sera toujours là dans les décennies et siècles à venir, ne serait-ce que par l'effet du changement climatique qui modifiera les conditions écologiques globales. De même, aligner les enjeux riverains sur les attentes des pêcheurs (qui modifient eux-mêmes les milieux et sont en dernier ressort des prédateurs de certaines espèces dites menacées) n'est pas durable : on doit entendre les avis de ce loisir, qui est légitime et qui a toujours été important dans la vie des rivières, mais on n'a pas à céder à des exigences qui dépassent le bon sens, nuisent à d'autres usages ou attentes, dépensent un argent public pouvant être plus utilement employé ailleurs. Enfin, les moulins et usines à eau représentent un patrimoine apprécié des rivières, ainsi qu'un potentiel énergétique dont le développement est favorisé dans le cadre de la transition bas-carbone.
Au regard des faibles justifications apportées au plan écologique et de l'indifférence manifeste pour plusieurs enjeux relevant eux aussi de l'intérêt général, nous nous opposerons à la destruction du seuil Fleurey et des autres ouvrages du Dessoubre.
Références
Fédération de pêche (2011), Etude de l’état des peuplements piscicoles du réseau hydrographique du Dessoubre. Définition d’un état initial (2009), 103 p.
Fédération de pêche 25 (2016), Etude de l’impact du barrage de Fleurey, présentation lors de l'AG du 29 octobre 2016
Schlunke D et al (2015), Impact de la présence de seuils artificiels sur la qualité écologique du Dessoubre. Exemple: Fleurey. Expertise réalisée pour le compte du Syndicat mixte d’Aménagement du Dessoubre, 37 p.
Illustrations : photographies, en haut, seuil Fleurey, DR ; scierie de Plaimbois-du-Miroir, dans la haute vallée du Dessoubre, JGS25, CC BY-SA 3.0; graphiques extraits des rapports cités, droit de courte citation.
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