23/04/2017

Pourquoi la GEMAPI va consacrer la mauvaise gestion écologique des rivières

GEMAPI, cela vous dit quelque chose? Ce nouvel acronyme dans la très riche collection de l'administration française signifie gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations. C'est une compétence qui, à compter du 1er janvier 2018, va être dévolue aux communes ou intercommunalités. Concrètement, cela sera confié le plus souvent à des syndicats mixtes travaillant à échelle du bassin versant. Cela avait tout l'air d'une bonne idée: enfin un interlocuteur local unique, responsable du bon état écologique et chimique des rivières du bassin versant. Mais la GEMAPI est d'ores et déjà le nom d'une erreur et d'une confusion: des éléments essentiels échappent en réalité à cette compétence, comme les pollutions, l'artificialisation des sols ou la gestion des ouvrages hydrauliques. Au nom de la GEMAPI, on va surtout faire de la restauration physique (morphologie) réduite au lit et aux berges, arbitrairement isolée des autres enjeux  écologiques et hydrauliques, aux antipodes de la vraie gestion intégrée à échelle du bassin versant. Les citoyens n'y gagneront pas en visibilité sur l'ensemble de l'action publique, cette dernière augmentant les risques d'être inefficace car fragmentée, mal informée et mal coordonnée. La directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) a créé des outils de diagnostic et des méthodes d'action pour les bassins versants : c'est eux que nous voulons voir expliqués et appliqués désormais en toute transparence sur chaque rivière, pour sortir des initiatives éclatées ne s'engageant pas sur des résultats prioritaires ou des pratiques polluantes ne répondant pas de leurs impacts sur les milieux et la santé.


Revenons un peu en arrière pour comprendre l'ensemble des tâches concernées par le grand cycle de l'eau, c'est-à-dire les milieux naturels (par opposition au petit cycle des prélèvements à usage humain). L'article L 211-7 du code de l'environnement précise le régime général de gestion de la ressource en eau. Il discerne 12 types de compétences correspondant à autant d'enjeux :
1° L'aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin hydrographique; 
2° L'entretien et l'aménagement d'un cours d'eau, canal, lac ou plan d'eau, y compris les accès à ce cours d'eau, à ce canal, à ce lac ou à ce plan d'eau; 
3° L'approvisionnement en eau; 
4° La maîtrise des eaux pluviales et de ruissellement ou la lutte contre l'érosion des sols; 
5° La défense contre les inondations et contre la mer; 
6° La lutte contre la pollution; 
7° La protection et la conservation des eaux superficielles et souterraines;
8° La protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides ainsi que des formations boisées riveraines; 
9° Les aménagements hydrauliques concourant à la sécurité civile; 
10° L'exploitation, l'entretien et l'aménagement d'ouvrages hydrauliques existants; 
11° La mise en place et l'exploitation de dispositifs de surveillance de la ressource en eau et des milieux aquatiques; 
12° L'animation et la concertation dans le domaine de la gestion et de la protection de la ressource en eau et des milieux aquatiques dans un sous-bassin ou un groupement de sous-bassins, ou dans un système aquifère, correspondant à une unité hydrographique.

Cet ensemble cohérent correspond à ce que l'on nomme la gestion intégrée du bassin versant. Le fonctionnement écologique d'un cours d'eau et de ses milieux ne répond pas à un seul compartiment – par exemple l'usage des sols sur les versants, la qualité de l'assainissement, la présence de barrages ou de digues –, mais bien à l'ensemble des impacts qui sont susceptibles de faire varier les propriétés biologiques, physiques et chimiques du système. Ces impacts agissent parfois ensemble, parfois non. Ils ont des effets synergistiques (se renforçant) ou antagonistes (se compensant). Ils ont une importance plus ou moins forte sur les espèces, selon leur nature ou leur intensité, avec des complexités dans le rapport de cause à effet (effet de seuil, effet cocktail ou effet de fenêtre non linéaires, etc.). Ils s'inscrivent dans un contexte plus global, notamment le changement climatique qui va influencer les conditions aux limites du bassin versant (température, précipitation).

Le tout forme un "système", c'est-à-dire un ensemble que l'on ne peut généralement pas comprendre de manière rigoureuse ou modifier de manière prédictible si l'on n'en possède pas tous les éléments et un bon modèle. En cela, la gestion écologique du bassin versant n'est pas comparable à l'action locale de protection d'une espèce particulière ou de conservation d'un milieu classé (comme les Natura 2000).

On prétend faire de la "gestion des milieux aquatiques" sans avoir la main sur des déterminants essentiels de ces milieux
La compétence GEMAPI (gestion des milieux aquatiques et de prévention des inondations) a été créée en 2014 par la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM). Concrètement, cette compétence est exercée par les communes ou par les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre (EPCI FP), c'est-à-dire les communautés de communes, agglomérations, communautés urbaines ou métropoles. Le plus souvent, ces communes ou intercommunalités vont transférer la compétence à un syndicat mixte qui sera en charge du bassin versant : syndicat de rivière, EPTB (établissement public territorial de bassin) ou EPAGE (établissement public d'aménagement et de gestion de l'eau).

Au premier abord, tout cela va dans la bonne direction : la gestion de la rivière en son bassin est confiée au plus proche du terrain, et si possible à un établissement spécialisé couvrant l'ensemble hydrographique.

Mais voilà où le bât blesse : la GEMAPI ne va pas concerner les 12 périmètres de la gestion de bassin énumérés ci-dessus, seulement 4 d'entre eux. En effet, la GEMAPI couvre les seules rubriques 1°) aménagement d'un bassin ou d'une fraction de bassin; 2°) entretien et l'aménagement d'un cours d'eau; 5°) défense contre les inondations et contre la mer ; 8°) protection et la restauration des sites, des écosystèmes aquatiques et des zones humides ainsi que des formations boisées riveraine de l'article L 211-7 CE.

Ce choix pose des problèmes évidents:

  • la division administrative ne correspond pas à la réalité écologique, la compétence GEMAPI sera impuissante à traiter de manière cohérente l'ensemble des problèmes sur le bassin versant. Par exemple, l'assainissement ou la pollution agricole ne seront pas contrôlés par le même gestionnaire que la restauration de berge ou du lit mineur, alors que tous ont une influence sur les espèces (voir le travail de Villeneuve 2015 sur les impacts corrélés à la dégradation écologique des milieux aquatiques) ;
  • au sein de la morphologie (dimension qui revient principalement à la GEMAPI), la répartition des tâches est également incohérente. Par exemple, l'artificialisation des sols (par l'urbanisation ou l'agriculture) est un élément essentiel de la dynamique sédimentaire et de la qualité des substrats de la rivière, de même qu'elle va impacter directement les inondations (augmentation du risque par déconnexion du lit d'expansion de crue ou intensification du ruissellement). Or elle échappe à la GEMAPI. De même, la gestion des ouvrages (digues ou barrages) aurait dû entrer dans cette compétence, puisqu'elle est un élément-clé de la morphologie comme du contrôle des inondations; 
  • pour le citoyen, il n'y aura toujours pas un interlocuteur unique, pleinement responsable de l'ensemble de l'aménagement durable et équilibré de la rivière. En particulier, la question des pollutions chimiques de l'eau, qui est au coeur des préoccupations des riverains, sera toujours traitée à part et sans grande visibilité sur les pollueurs comme sur les progrès des actions antipollution. 

Malgré des volontés affichées de modernisation, de responsabilisation et de simplification de l'action publique, la France persiste donc dans son "millefeuille administratif". Et malgré l'adoption d'un supposé "paradigme écologique" dans la gestion de l'eau, on ne se donne pas les moyens de l'appliquer avec rigueur.

La politique de rivière souffre déjà de longue date des incohérences de sa mise en oeuvre, qui devrait se faire à échelle du bassin versant entier, avec intégration des tous les compartiments pertinents. Ici, outre les inondations, les syndicats et EPTB ayant compétence GEMAPI vont traiter la qualité de l'eau sous l'angle principal de la morphologie et de la restauration physique. Or, de nombreux travaux scientifiques en hydro-écologie ont précisément montré que l'action sur la morphologie seule du lit et des berges ne peut pas produire de bons résultats si le reste du bassin versant est dégradé ou si les opérations morphologiques sont menées sans vision cohérente des potentialités biologiques (voir Nilsson 2014, Hiers 2016 et cette synthèse sur les problèmes rencontrés). D'autres travaux ont montré que la morphologie ne permet pas non plus d'atteindre le bon état écologique et chimique tel qu'il est mesuré par la directive cadre sur l'eau (DCE) (voir l'analyse de Haase et al 2013 sur cette question). Nous sommes à 10 ans désormais de l'échéance-butoir (2027) à laquelle 100% de nos masses d'eau doivent répondre aux critères de qualité posés par l'Europe et acceptés par la France: peut-on vraiment se permettre de perdre encore du temps à des réformes incomplètes?

Retour aux fondamentaux de la DCE, transparence sur les actions et les résultats
La directive cadre européenne sur l'eau (DCE 2000) n'est pas parfaite. Elle est fondée sur l'idée discutable que chaque cours d'eau aurait un "état de référence" (celui du cours d'eau similaire le moins impacté par l'homme, voir cet article) et qu'il serait possible d'atteindre en 25 ans le niveau de qualité écologique / chimique de cette référence pour toutes les masses d'eau. C'est douteux car la déviation par rapport à l'état de référence implique généralement des siècles de modification des milieux, d'innombrables activités humaines difficiles à changer en un court laps de temps, et parfois de nouvelles trajectoires du vivant peu susceptibles de revenir à un état antérieur, voire ayant connu des gains en biodiversité par installation d'espèces adaptées. De plus, cette notion de référence est brouillée par le changement climatique qui va modifier les propriétés actuelles des rivières (voir par exemple le travail de Laizé 2017 sur les changements d'écotype attendus).

Malgré ces limites, la DCE 2000 reste le texte de référence pour la gestion de l'eau. Elle a produit (à travers le travail de la recherche appliquée) des outils assez complets de diagnostic de qualité des bassins. Elle prévoit de toute façon la possibilité de constater l'impossibilité d'atteindre un bon état dans des délais ou des coûts raisonnables pour la collectivité. Donc, il faut travailler pour le moment dans cette logique (de toute façon une obligation de résultat pour tous les Etats-membres de l'Union), quitte à la réviser s'il devient manifeste que les méthodes ou les objectifs ont été mal conçus.



Le méthode proposée par l'Agence européenne de l'environnement pour appliquer la DCE est la suivante (cliquer sur le schéma ci-dessus) : on analyse en premier lieu des données biologiques (poissons, invertébrés, diatomées, macrophytes), afin de vérifier si la rivière est en état bon, moyen ou mauvais au regard des espèces-repères présentes. S'il y a dégradation (état moyen ou mauvais), on analyse les données physico-chimiques et chimiques connues pour dégrader les indicateurs biologiques (matières en suspension, nitrates, phosphates, métaux lourds, pesticides, micropolluants, etc.). On examine également les éléments morphologiques relatifs au lit (fragmentation longitudinale, endiguement, état des berges, diversité des faciès d'écoulement, nature des substrats) et au bassin (occupation des sols).

C'est la base diagnostique minimale qui doit être assurée sur chaque tronçon cohérent d'une rivière. Viennent ensuite des données localement pertinentes que le gestionnaire a vocation à rassembler sur l'hydrosystème dont il a la charge (voir cet article détaillé): l'histoire du cours d'eau et les événements utiles pour comprendre son état actuel (par exemple activités industrielles ou agricoles passées, introduction d'espèces pour la pêche et présence d'invasives), des analyses élargies de biodiversité, qui ne se limite pas aux indicateurs de la DCE (par exemple oiseaux, mammifères, mollusques, crustacés), des études sur les fonctionnalités (connectivité latérale et longitudinale, auto-épuration, amortissement des ondes de crue), etc.

Au regard de ce qui précède, les riverains doivent donc demander :
  • le retour aux fondamentaux, avec publication et explication des mesures de qualité DCE sur chaque masse d'eau (soit un "check up" de la rivière fondé sur la soixantaine de mesures obligatoires sur les indicateurs biologiques, les données physcico-chimiques de l'eau, les pollutions chimiques circulantes, les critères morphologiques, le tout étant analysé selon les méthodes définies par les chercheurs en intercalibrage européen),
  • le bilan approfondi du bassin versant avec analyse DCE au-delà des seuls points de mesure (très peu nombreux) des agences de l'eau ou des Dreal pour le rapportage à l'Europe, afin de disposer d'une vision complète des altérations et des marges de progression,
  • une action prioritaire sur l'amélioration des indicateurs en état mauvais ou moyen, puisqu'il s'agit de notre obligation à court terme (2027), la recherche du très bon état écologique n'étant pas l'enjeu du moment (il faut le préserver là où il est déjà acquis, mais pas spécialement le viser tant qu'il reste des masses d'eau du bassin en état moins que bon),
  • un tableau de bord des performances du gestionnaire avec définition (rigoureuse, et non intuitive) des impacts entraînant la dégradation des indicateurs DCE, investissements pour réduire ces impacts, suivi annuel des résultats des actions menées,
  • la désignation d'une mission responsable devant les citoyens et les élus du territoire de la gestion du bassin versant et de ses résultats, soit le bureau du syndicat / EPTB (si la GEMAPI est réformée pour intégrer toutes les compétences "eau" nécessaires à une approche intégrée) soit un bureau inter-organismes composé par des représentants du syndicat / EPTB et des autres instances compétentes (en particulier celles en charge de travailler sur les pollutions et les usages des sols, premiers facteurs de variation écologique selon les études d'hydro-écologie quantitative). 

Si la GEMAPI consiste à réaliser quelques opérations de restauration physique au hasard des financements et des opportunités locales, sans produire une vision d'ensemble de l'écologie du bassin et sans coordonner les acteurs concernés par les impacts sur l'eau (notamment les agriculteurs, les industriels, les réseaux d'assainissement, les schémas d'occupation des sols), elle produira une mauvaise écologie. Et elle n'aura pas de crédibilité pour répondre aux questions légitimes des citoyens sur les causes exactes de dégradation de leurs nappes, rivières et plans d'eau. La réforme aujourd'hui envisagée en France de la loi sur l'eau de 2006 comme la révision de la DCE en 2019 doivent être l'occasion de poser ces questions sur la table, pour orienter la politique territoriale de l'eau vers plus de transparence et d'efficience.

21/04/2017

Limites et problèmes de la continuité écologique, ce que dit le CGEDD, ce que nous attendons

Nous terminons par cet article notre cycle de recensions du rapport du CGEDD sur la continuité écologique, en publiant l'extrait où les auditeurs expriment leur jugement de synthèse après avoir observé les arguments favorables et défavorables à cette réforme. Ce jugement du CGEDD est critique, et confirme notre diagnostic. Certains aimeraient sans doute enfermer désormais le rapport dans un tiroir, publier quelques déclarations apaisantes ou engager quelques évolutions cosmétiques, persister surtout dans les pratiques actuelles visant à casser le maximum d'ouvrages et à ne financer correctement que cette issue. Mais les associations de riverains, propriétaires et protecteurs du patrimoine n'en resteront pas là. Dans les actions des mois à venir, nous proposerons un courrier aux agences de l'eau formalisant la demande de changement de priorité des financements et, surtout, un courrier aux députés et sénateurs pour pointer les problèmes et exprimer nos souhaits d'évolution de la loi. D'ici là, propriétaires et riverains d'ouvrages en rivières classées liste 2 doivent faire reconnaître par leur DDT(-M) le délai de 5 ans supplémentaires et vérifier la prise en compte des évolutions récentes de la loi, demander des solutions non destructrices publiquement financées comme condition d'engagement dans les travaux, exiger des diagnostics complets de biodiversité et des analyses coûts-avantages de la continuité sur l'ensemble de la rivière, au lieu d'agir comme aujourd'hui sans engagement clair sur des gains écologiques proportionnés aux dépenses et aux nuisances. 


Après avoir présenté les points de vue des différents acteurs sur la continuité écologique, les rédacteurs du rapport du CGEDD expriment leurs propres réflexions sur les difficultés de mise en oeuvre de cette réforme. Nous les reproduisons ci-dessous. Ce jugement conforte certaines critiques que nous portons depuis le classement des rivières de 2012-2013, à savoir :

  • un coût élevé,
  • un trop grand nombre d'ouvrages classés,
  • un délai non réaliste,
  • un manque de concertation et de représentation des propriétaires et riverains,
  • une incohérence dans la mise en oeuvre, avec des grands ouvrages épargnés mais des modestes seuils harcelés,
  • une incompatibilité entre l'imposition verticale, autoritaire de la continuité écologique par l'administration et la nécessité d'un dialogue environnemental ouvert mené au niveau territorial (le bassin versant de chaque rivière).

Le message qu'il faut désormais envoyer aux élus – au premier rang desquels sénateurs et députés – est donc clair : les lois de 2006 (LEMA), 2009 (Grenelle 1) et 2016 (biodiversité) ont mal encadré la continuité écologique, elles ont laissé des ambiguïtés d'interprétation ayant conduit à des dérives administratives désormais caractérisées, elles provoquent des conflits récurrents au bord des rivières et continueront de le faire tant qu'une remise à plat complète ne sera pas engagée.

Quatre modifications législatives ont certes été apportées en 2016 et 2017 (prise en compte du patrimoine classé, protégé ou inscrit en PLU ; accord d'un délai de 5 ans supplémentaires ; intégration du stockage d'eau pour les usages locaux dans la gestion équilibrée et durable ; exemption de continuité pour les moulins en liste 2 que l'on équipe en hydro-électricité). Mais :

  • ces réformes ne sont toujours pas réalistes, par exemple le délai de 5 ans ne permettra de traiter que quelques milliers d'ouvrages alors que 17.000 sont orphelins de solution,
  • ces réformes sont peu lisibles, par exemple l'exemption des moulins producteurs rend encore plus incompréhensible la persistance d'une obligation de franchissement piscicole pour des moulins non-producteurs et le sens même de la continuité,
  • ces réformes restent aveugles sur le problème n°1, le refus majoritaire par les agences de l'eau de prendre en charge (en dehors de la destruction) les coûts exorbitants des chantiers de mise en conformité, qui excèdent la capacité des particuliers, petits exploitants ou petites collectivités,
  • ces réformes restent muettes sur la reconstruction du dialogue environnemental, la continuité écologique ayant été mise en oeuvre par voie descendante, opaque et autoritaire, au mépris de l'avis des riverains qui sont consultés au dernier moment et n'ont aucune alternative réelle face à la contrainte réglementaire et financière.

En juin prochain, après les élections législatives, nous proposerons aux associations un courrier-type à l'adresse des députés et sénateurs. Il permettra de pointer et démontrer la réalité de ces problèmes, mais aussi d'exprimer nos souhaits d'évolution de la loi. Nous le ferons comme d'habitude en toute transparence sur nos intentions et nos analyses, contrairement au jeu de couloir des lobbies et administrations ayant tenté d'imposer cette réforme décriée par des élaborations au sein de petits comités partageant les mêmes convictions ou par des assertions écologiques aux élus non débattues sur la rigueur de leurs conclusions et l'urgence relative de leur mise en oeuvre.

Notre objectif n'est pas du tout de faire disparaître la continuité longitudinale comme dimension de gestion du lit mineur, mais bien de clarifier son périmètre, sa méthode, sa pertinence et sa faisabilité, de la redimensionner par rapport aux autres enjeux de bassin versant qui intéressent l'ensemble des riverains. Nous voulons pour cela un débat démocratique clair, ouvert et argumenté sur l'avenir de nos rivières, sur la place de l'écologie par rapport aux autres dimensions de la gestion durable des cours d'eau, sur l'avancement réel de nos engagements européens concernant la qualité de l'eau et des milieux, sur la manière dont les priorités d'action sont scientifiquement établies et démocratiquement débattues.


Les problèmes pointés par le CGEDD qui appellent des solutions rapides

3.8. Les moulins et la restauration de la continuité écologique : une "épine dans le pied" des politiques de l'eau et du développement durable
Au regard du sujet traité, la mission se permet quelques réflexions ou interrogations sur l'ambition et les difficultés de la politique actuelle qui rejaillissent sur son acceptabilité par les propriétaires des moulins :

3.8.1. Des objectifs ambitieux mais des coûts élevés et des délais peu réalistes
Même si les réalisations et les études connaissent une forte augmentation depuis 2013 (voir point 2.2), les délais de 5 ans ne seront pas tenus et ne sont pas tenables au regard du temps nécessaire depuis les études jusqu'aux travaux, des difficultés de terrain, des moyens des services et de la faible adhésion à cette politique pendant sa période incitative.
Cette impossibilité manifeste compte tenu du nombre d'opérations avec des délais aussi contraints fragilise la crédibilité de l'État. Cette situation se répète puisque les délais de 5 ans qui préexistaient dans les classements au titre de l'ancien article L 432-6 du code de l'environnement ou des rivières réservées, n'avaient pas non plus été respectés, malgré des progrès globalement constatés au profit de la continuité.

La révision du classement des cours d'eau de 2012-2013 (voir point 2.3.1) a elle-même été très ambitieuse, se montrant aussi hétérogène selon les départements et les bassins, tant en linéaire que par rapport à la liste d'espèces-cibles pour chaque tronçon classé77. Elle semble aussi irréaliste, pour ne pas dire illusoire, aux yeux de nombreux interlocuteurs rencontrés par la mission, y compris parmi les techniciens des collectivités et services de l'État, tant vis-à-vis des espèces visées que des délais de mise en œuvre.

La fixation de délais plus espacés, avec un phasage dans la mise en œuvre et des objectifs intermédiaires, aurait sans doute rencontré une meilleure adhésion.

Tel n'a pas été le cas. Sauf à le réviser à la baisse, c'est le classement publié qui fixe officiellement le niveau des exigences avec un caractère exhaustif. Pourtant, la mission a eu connaissance, dans un bassin au moins, d'une instruction du préfet de bassin sur proposition du secrétariat technique de bassin (DREAL, agence de l'eau, ONEMA), invitant les services à concentrer leurs efforts sur une liste de 55 cours d'eau ou tronçons de cours d'eau au sein de la liste 2, avec localisation des ouvrages prioritaires79, en deçà donc du classement officiel du bassin.

3.8.2. Le manque d'association des bénéficiaires
Malgré le caractère réglementaire du programme qui va en se renforçant à l'approche de l'échéance des cinq ans, les propriétaires ou exploitants demeurent les décideurs des aménagements à apporter à leurs ouvrages. Ils en sont les maîtres d'ouvrage même si la maîtrise d'ouvrage est ensuite, par défaut, souvent assurée par une collectivité. Ils vont en tout cas en supporter les contraintes d'entretien et seront aussi, en tant que riverains, bénéficiaires des améliorations apportées à la rivière.

Dans ces conditions il apparaît paradoxal que ces propriétaires continuent à ne pas être représentés dans les instances de bassin autrement que par le représentant de la microélectricité au sein du collège des usagers. Dès lors que ce sont les comités de bassins qui confèrent sa légitimité à cette politique (voir point 1.1.3), il serait normal et opportun, dans un objectif d'appropriation et de responsabilisation, sinon a minima de concertation, qu'ils puissent y être représentés par leurs associations.

A la création des comités de bassin, la participation des riverains à ces instances qui privilégie une représentation par catégories d'usages, ne semblait sans doute pas nécessaire et leur absence pouvait ne pas poser de difficultés. Aujourd'hui et malgré les contraintes d'équilibre qui s'imposent entre les collèges, il n'en va plus de même : cette absence présente plus d'inconvénients que d'avantages, dans la mesure où une contribution importante et active à ce programme leur est demandée. Pour d'autres mesures de la politique de l'eau en effet, les catégories d'acteurs auxquels il est demandé un effort y sont en général représentées.

Ce manque d'association, qui se traduit par des relations difficiles, contraste singulièrement avec la culture du dialogue et du partenariat qui caractérise la mise en œuvre de la politique de l'eau, dans ses autres volets, par les agences de l'eau.

3.8.3. Une cohérence mise à mal par des contre-exemples récents
De nombreux interlocuteurs, appartenant à toutes les catégories d'acteurs rencontrés par la mission sans exception, ont fait état de leur ressenti d'une perte de cohérence de cette politique, dès lors que, sur un même axe de cours d'eau, la continuité écologique est exigée pour les petits obstacles alors que les travaux de mise en conformité sur les plus gros sont, le cas échéant :
• non demandés du fait que le classement des cours d'eau les a "épargnés",
• reportés pour des raisons d'oppositions locales ou de difficultés financières des maîtres d'ouvrages, qui sont généralement des entreprises ou des structures publiques (dont EDF, VNF,...).

Cette absence d'exemplarité de l'État pose aussi la question du juste équilibre dans les contributions demandées aux différents acteurs de cette politique. Elle contribue au développement d'un sentiment d'injustice parmi les propriétaires de moulins.

3.8.4. La difficulté à articuler une politique thématique très cadrée avec un niveau territorial qui peine à se l'approprier
La mise en œuvre de cette politique se heurte sur le terrain à une difficulté notable : celle d'articuler une approche thématique nationale, verticale, descendante et très normée, avec une approche territoriale de la gestion de l'eau, plus globale et intégrée, fondée sur une vision partagée des objectifs, que par ailleurs la politique de l'eau s'attache à promouvoir et à développer depuis la loi sur l'eau de 1992. Les pas de temps des deux processus (très court pour le premier et beaucoup plus long pour le second), leur mode de pilotage et les méthodes de mise en œuvre, sont différents et pas toujours conciliables.
Cette délicate rencontre entre cette politique qui en outre se coordonne difficilement avec d'autres, et des politiques territoriales, est une source importante de difficultés.

Illustrations : en haut, usine hydro-électrique à Commissey ; en bas, destruction d'ouvrage à Nod-sur-Seine.

18/04/2017

Suppression automatique des droits d'eau fondés en titre? Une mauvaise idée pour un faux problème

Dans son rapport récent, le CGEDD propose de mettre à l'étude une mesure de suppression automatique des droits d'eau fondés en titre pour non-usage pendant 5 ans. Nous montrons ici, en citant l'avis récent des magistrats du Conseil d'Etat à ce sujet, que c'est un "faux problème" car l'administration dispose d'ores et déjà du droit d'amender voire de supprimer sans indemnité un droit d'eau pour des raisons motivées d'écologie, de sécurité ou de salubrité. D'où notre désagréable déduction : le seul motif de cette mesure, c'est d'accélérer la casse des ouvrages hydrauliques, par définition des ouvrages les plus anciens (souvent les plus modestes) puisqu'ils sont fondés en titre. Ce choix ressemble donc à une provocation, assez peu responsable alors que les propriétaires, riverains et parlementaires sont déjà vent debout contre les excès de la continuité écologique et la destruction indue du patrimoine des rivières. Rappelons qu'en 2012 déjà, l'administration n'avait retenu que 2 des 11 propositions du CGEDD... juste celles qui l'arrangeaient, en se gardant bien de respecter celles qui l'obligeaient à la prudence et la concertation. Alors en 2017, autant être clair : une remise en cause des droits d'eau fondés en titre signifierait une rupture totale du dialogue avec le monde des moulins et étangs, et serait synonyme d'une intensification du combat politique et judiciaire ayant déjà lieu aujourd'hui contre les dérives de la politique de rivières. Ce n'est certainement pas ainsi que l'on favorisera une poursuite apaisée de la continuité écologique.


Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique propose de mettre à l'étude le principe de suppression automatique du droit d'eau fondé en titre : "Instaurer une procédure de déchéance des droits fondés en titre qui ne seraient pas utilisés à compter d'un certain délai, par exemple le second délai de cinq ans après publication des classements des cours d'eau, et rendre ces droits non transmissibles."

Petit rappel juridique : le droit d'eau fondé en titre est un droit privatif d'usage, assimilé à un droit réel immobilier, permettant à tout moulin ou étang existant avant 1790 sur une rivière non domaniale (avant 1566 sur une rivière domaniale) de dériver ou stocker l'eau sans avoir à demander de nouvelle autorisation administrative. C'est l'existence d'un génie civil hydraulique encore en place qui suffit à garantir ce droit d'eau fondé en titre. Par extension, les moulins et usines à eau d'une puissance de moins de 150 kW et réglementés avant 1919 bénéficient eux aussi d'une autorisation administrative ne demandant pas à être renouvelée (droit d'eau fondés sur titre).

Nous pensons que la suppression automatique des fondés en titre ou sur titre est une mauvaise recommandation pour les raisons suivantes.

L'administration veut s'arroger un droit de casser, au risque de rompre tout dialogue avec les moulins - La principale raison de faire disparaître le droit d'eau est, de l'aveu même du CGEDD, de lever une complication empêchant l'effacement des ouvrages hydrauliques anciens ("leur existence est à la source de blocages sur l'ensemble des opérations de restauration de la continuité écologique, ainsi que l'a montré l'enquête auprès des préfets, et ce indépendamment des projets que peuvent avoir ou non les propriétaires de remettre en service leurs seuils pour une éventuelle production hydroélectrique"). Eu égard aux contestations déjà fortes que soulève la continuité écologique, relevées par le CGEDD comme un problème pour la politique publique de l'eau, nous trouvons assez peu responsable de mettre en avant une mesure qui ne manquera pas de susciter une levée immédiate de bouclier. Le monde des moulins attache une importance symbolique et juridique forte au droit d'eau fondé en titre et une mesure visant à le supprimer ferait l'objet d'un nouveau cycle de contentieux juridiques, tant pour faire annuler ladite mesure que pour empêcher ensuite, par d'autres moyens de droit, la suppression concrète des ouvrages. Car un effacement peut se contester de bien d'autres manières que par le droit d'eau.

Un moulin sans usage aujourd'hui n'est pas un moulin sans usage demain, le droit d'eau permet la restauration - Les enquêteurs du CGEDD auraient gagné à demander des photos anciennes des moulins qu'ils ont visités lors de leurs travaux. Ils auraient découvert que bien souvent, les gens achètent des moulins à demi-ruinés, ayant perdu tout usage énergétique, souvent habités par des personnes âgées qui ont connu l'usage ancien, mais ne l'ont pas poursuivi. Et pourtant, après rachat ces moulins sont restaurés, parfois leur production d'énergie est relancée.  C'est possible grâce à la persistance du droit d'eau, sans lequel les organes hydrauliques auraient été détruits et le moulin serait redevenu une simple maison en zone inondable, sans intérêt patrimonial et sans potentiel énergétique. Donc demander la casse automatique des droits d'eau, c'est faire disparaître toutes les opportunités de restauration, réduisant les moulins à un nombre limité de sites d'ores et déjà équipés. Nous ne voulons pas cet appauvrissement, alors que tant de gens, y compris de nationalités étrangères, retapent aujourd'hui le patrimoine avec passion.

Le sens du droit d'eau a évolué avec les usages des moulins - Le droit d'eau a souvent perdu sa vocation énergétique d'origine, puisque (trop) peu de moulins produisent aujourd'hui. Mais comme le relèvent eux-mêmes les rapporteurs du CGEDD, les moulins ont gagné avec le temps d'autres usages et valeurs (agrément, paysage, patrimoine, parfois biodiversité) qu'il s'agit de prendre en considération. Ainsi, des personnes qui ont beaucoup investi dans leur moulin mais qui pour autant n'en utilisent pas l'énergie pourraient se voir demain obligées de détruire les organes hydrauliques d'un site et de vider les biefs au prétexte que leur droit d'eau disparaît : est-ce ainsi que l'on récompensera leurs efforts et leur soutien à l'activité locale? Il est assez incohérent de demander d'un côté la prise en considération du patrimoine hydraulique et de proposer d'un autre côté une mesure de nature à faciliter la destruction de ce patrimoine hydraulique par une administration de l'eau ayant déjà amplement démontré son désintérêt complet pour la question et sa volonté de détruire au nom de la "renaturation".

L'administration a déjà tout pouvoir pour amender voire supprimer les droits d'eau en l'état du droit - La recommandation du CGEDD est surtout une mauvaise réponse à un faux problème, et nous publions en ce sens l'extrait du rapport du Conseil d'Etat de 2010 à propos de la question des droits d'eau fondés en titre. Quand un ouvrage pose un problème grave (pour l'écologie, la sécurité, la salubrité), l'administration peut d'ores et déjà prendre toute prescription complémentaire pour amender le droit d'eau, voire si nécessaire le supprimer. Mais elle doit évidemment le motiver — ce qui est une saine protection contre l'arbitraire eu égard aux nombreux enjeux de riveraineté attachés à l'existence des écoulements et des berges à leur niveau d'équilibre actuel. De la même manière, au regard de la loi et de la jurisprudence, un ouvrage en état de ruine ou un ouvrage dont les éléments essentiels à l'usage de la force motrice ont totalement disparu perd son droit d'eau fondé en titre. Il n'y a donc aucun motif sérieux à modifier ce régime juridique des fondés en titre… ce qui rend encore plus suspecte la mesure proposée de cacher ses intentions véritables, à savoir un futur effacement à la chaîne des moulins déchus de leur droit d'eau.

Conseil d'Etat :
Le faux problème des établissements fondés en titre

Dans ce registre des droits de propriété, les établissements fondés en titre posent une autre difficulté juridique, qui est largement surestimée par l’administration, car la jurisprudence administrative et la loi permettent de la surmonter.

Survivance historique, ils signalent à leur manière la prépondérance du droit d’usage dans le droit de l’eau. Consentis d’une part sur les cours d’eau appartenant au domaine public avant l’intervention de l’édit de Moulins (cf. annexe 5), lors des ventes de biens nationaux sous la Révolution ou depuis 1790 par le législateur lui-même – le principe de l’inaliénabilité ne lui étant pas opposable – aux « usiniers » à une époque où l’électricité n’était pas encore distribuée aux portes des établissements industriels par un réseau national, d’autre part sur les cours d’eau non domaniaux avant l’abolition des privilèges et droits féodaux par le décret du 11 août 1789 et l’instruction législative des 12-20 août 1790 (CE, 1er février 1855, Compagnie du canal de jonction de la Sambre à l’Oise c/ Pruvost et consorts, rec. p. 100 ; CE, 5 décembre 1947, Sieur Mounier, rec. p. 457) ou par suite de vente de ces biens, ils constatent légalement des droits privatifs d’usage et non de propriété sur les cours d’eau domaniaux ou non domaniaux, l’évolution juridique de leur statut étant indifférente (CE, 9 mars 1928, Suderies, rec. p. 342). Leur effet principal est de mettre leurs titulaires à l’abri de la précarité qui caractérise l’occupation du domaine public (imprescriptibilité et inaliénabilité de ce domaine) ou des revendications que les autres utilisateurs de la ressource pourraient faire valoir sur les cours d’eau non domaniaux au titre des usages locaux ou des règlements d’eau et de les dispenser de solliciter une autorisation de prélèvement au titre de la police de l’eau. L’ordonnance no 2005-805 du 18 juillet 2005 (art. L. 214-6 II du code de l’environnement) a d’ailleurs consacré leur assimilation à des autorisations ou déclarations susceptibles de faire l’objet d’arrêtés complémentaires.

Aujourd’hui, c’est leur état d’abandon qui constitue la préoccupation publique principale, une préoccupation qui est en outre aiguillonnée par les défenseurs de l’environnement et de la biodiversité attachés à l’effacement de tous les obstacles à la libre circulation dans les cours d’eau.

La loi et le droit administratif apportent déjà une réponse à de telles situations. Les ouvrages installés sur les cours d’eau domaniaux peuvent en effet faire l’objet de demandes unilatérales de modifications ou de suppression à l’initiative de l’administration mais celle-ci doit alors indemniser le permissionnaire dans la stricte limite du débit autorisé par le titre. Les ouvrages installés sur les cours d’eau non domaniaux doivent de même faire l’objet d’une demande d’autorisation lorsque le bénéficiaire veut augmenter la capacité de l’installation fondée en titre au-delà de la puissance brute initiale ou la transformer en pro- fondeur. Ces autorisations peuvent également, depuis la loi du 8 avril 1898 (art. 14 et 45) comme auparavant (CE, 8 août 1892, Danto, rec. p. 706), être modifiées, réglementées ou supprimées unilatéralement par l’administration (CE, 29 janvier 1936, Sieur Loury, rec. p. 132), avec (CE, 28 mars 1928, Potel, rec. p. 464; CE, 2 juin 1978, Époux Chatillon, Leb. t. p. 815) ou sans indemnité dans l’intérêt de la salubrité publique, laquelle inclut la protection de la nature, selon les dispositions qui  figuraient autrefois au code rural (art. 107 et 109). Le titre prend également  fin si l’ouvrage tombe en ruine ou a changé de destination mais pas en cas d’absence d’entretien de l’installation.

Si l’administration ne dispose pas toujours des éléments permettant de vérifier l’étendue des droits du titulaire ou la conformité de la situation présente de l’ouvrage au titre d’origine, c’est une question de moyens d’information – une de plus – relative au système d’information sur l’eau et de moyens de suivi des titres ou des autorisations accordées et non pas une question juridique.

L’administration dispose ainsi de plusieurs solutions juridiques pour surmonter les difficultés qu’elle est susceptible de rencontrer : contrôler la conformité de l’installation au titre d’origine; constater sa ruine ou son changement de destination et en tirer les conséquences; modifier ou supprimer unilatéralement l’ouvrage avec indemnisation lorsque celle-ci est prévue ; racheter le titre.

Les mettre en œuvre suppose simplement que l’État y consacre les moyens humains et budgétaires nécessaires, ce qui constitue la véritable difficulté, déjà rencontrée à maintes reprises, car il s’agit ici non pas d’appliquer un texte général à toutes les situations – c’est une des définitions de la loi – mais de faire un délicat travail d’archive au cas par cas. Gérer les conséquences de la complexité juridique et de l’empilement des régimes dérogatoires en matière d’allocation des droits de propriété et d’usage de l’eau présente un coût très élevé pour la puissance publique : elle ne peut pas sans incohérence d’un côté les accroître en permanence – notamment pour ne pas s’attaquer de front à cette allocation – et de l’autre refuser à l’administration les moyens matériels et humains de la gérer au quotidien.

Source : Conseil d'Etat (2010), L'eau et son droit, 582 pages

Post scriptum : sur la question du coût de gestion des droits d'eau fondés en titre, mise en avant par le Conseil d'Etat dans ce rapport de 2010 et par le CGEDD en 2017, on attend des données autres que vagues. Combien de temps au juste une DDT-M consacre-t-elle aux autorisations des ouvrages hydrauliques par rapport à ses autres missions dans le domaine de l'eau? Comment se répartissent les interventions à ce sujet (pour quels motifs l'administration intervient-elle, avec quelle fréquence, sur combien d'ouvrages par an)? Il est certain qu'une suppression totale des ouvrages ferait faire des économies de surveillance à la puissance publique, mais il est assez désolant que cet argument platement utilitaire (et non chiffré) serve à justifier la destruction du patrimoine culturel. Nous suggérons à cette puissance publique d'autres méthodes à cette fin, par exemple cesser d'empiler les normes et les surtranspositions du droit environnemental européen alors même qu'elle n'est pas disposée à mettre des moyens humains et financiers derrière ses ambitions légales et réglementaires, ne parvenant déjà pas à assumer correctement le minimum demandé par les directives européennes. Quand les riverains voient les centaines de millions d'euros dépensés à des chantiers de restauration physique dont on ne garantit même pas la réalité du bénéfice écologique, avec une armée d'agents administratifs ou territoriaux pour accompagner ces mesures à l'utilité douteuse, l'argument des restrictions de dépense publique paraît légèrement déplacé, sinon obscène...

Illustration : l'ouvrage du moulin de la scierie à Genay (rivière Armançon). Après une campagne de pression sur les obligations de la continuité écologique et l'absence de financement autre que pour l'effacement, le propriétaire de ce moulin a pris peur et a préféré abandonner son droit d'eau fondé en titre. Problème : tout le village s'est levé contre la disparition du très joli site et du plan d'eau qui est l'une des principales attractions en été. Arrêtons de faire croire que la continuité écologique est entravée par les droits d'eau : elle est bloquée par son impopularité, par son incapacité à garantir des gains écologiques significatifs et par une perte de services rendus par les écosystèmes dans bien des cas.

15/04/2017

Les agences de l'eau et la continuité écologique: bonnes et mauvaises pratiques

Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique donne quelques indications chiffrées sur les politiques des agences de l'eau au sein des grands bassins hydrographiques de la métropole. Les auteurs constatent de fortes disparités entre les pratiques et, tout en respectant le principe d'autonomie des décisions, suggèrent que la continuité écologique doit gagner en cohérence inter-bassins. L'analyse des données montre que certaines agences sont bel et bien engagées dans une politique acharnée de destruction du patrimoine hydraulique : ainsi, les trois-quarts des ouvrages sont effacés dans les chantiers de Seine-Normandie et Artois-Picardie ! Le nombre d'ouvrages classés pour une mise en conformité à 5 ans manque généralement de réalisme, avec des sommets  en Seine-Normandie ((plus de 4000) et surtout Loire-Bretagne (plus de 8000). Comme nous l'avions déjà fait observer, l'agence de l'eau Rhône-Méditerranée-Corse paraît la plus sérieuse par le ratio entre les sommes allouées à la restauration physique et le nombre raisonnable d'ouvrages hydrauliques à traiter (7% seulement du linéaire en liste 2), ainsi que dans le choix effacement versus aménagement (un tiers versus deux-tiers). Outre les recommandations du CGEDD que nous approuvons, nous émettons plusieurs orientations complémentaires pour les évolutions des SDAGE et programmes de mesures des agences. La plus importante est de faire cesser la prime a priori (surfinancement) en faveur de l'effacement. Ce choix dogmatique est contraire à la prise en compte des différentes dimensions liées aux ouvrages hydrauliques et à l'analyse au cas par cas qui, seule, peut définir s'il y a un intérêt écologique réel à effacer. S'il n'est pas adopté rapidement par les comités de bassin, le principe de non discrimination publique entre les différentes solutions de continuité écologique devra être inscrit dans la loi afin de stopper ces dérives dénuées de fondement démocratique comme de rigueur scientifique. 

Dans son rapport sur la continuité écologique, où il constate les nombreuses défaillances de cette politique publique, le CGEDD donne des informations classées par bassins hydrographiques et agences de l'eau. En voici une synthèse.

La prime à l'effacement domine en France
Premier constat : la prime à l'effacement est partagée par presque toutes les agences. Seine-Normandie se montre la plus extrémiste avec une incitation à casser les droits d'eau et remettre en cause les usages, posture douteuse puisqu'une agence de l'eau n'a pas vocation à indiquer aux instances régaliennes ce qu'elles doivent faire, mais posture révélatrice  de la prétention infondée de cette agence à produire de la norme : "Avec quelques nuances ou conditions dans leur formulation, six SDAGE sur sept invitent à retenir l'effacement des ouvrages comme solution prioritaire pour rétablir la continuité écologique, sans toutefois exclure les autres solutions dés lors qu'il existe un usage de l'eau par ces ouvrages ; celui de Seine-Normandie oriente très nettement les choix vers l'effacement et invite l'autorité administrative à remettre en cause les usages et les autorisations délivrées chaque fois que l'occasion s'en présente".

Des très fortes disparités dans les choix des Agences
Deuxième constat : le CGEDD observe une forte disparité des orientations des agences, ce qui rend peu lisible la politique nationale de continuité, nourrit la complexité des dispositifs et entretient chez les personnes concernées un sentiment d'inégalité devant la loi (le monde des moulins s'informe nationalement et peut donc comparer les offres faites selon les territoires). Il est souligné par le CGEDD : "L'annexe 14 présente une analyse comparée des aides des six agences à la restauration de la continuité écologique. Il en ressort une forte hétérogénéité des dispositifs sur cette thématique. Sans aucunement mettre en cause le principe des décisions par bassin qui donne à la politique de l'eau sa subsidiarité, il n'empêche que pour cette action l'extrême diversité des régimes d'aides entraîne une certaine perte de lisibilité au niveau national. Pas toujours simple à comprendre au niveau du terrain, cette diversité porte sur les taux, les modalités et les conditions d'éligibilité, avec une incidence forte au niveau des moulins". Quelques exemples de disparités :
  • Artois-Picardie finance à égalité équipement et effacement contrairement aux autres,
  • Rhône-Méditerranée Corse, Seine-Normandie et Adour-Garonne sont les seules à financer à 100% des effacements,
  • quatre agences ont un dispositif favorisant des projets "prioritaires" (Loire-Bretagne, Rhin- Meuse, Rhône-Méditerranée Corse) ou "structurants" (Seine-Normandie), mais les critères de cette dernière agence sont peu transparents,
  • trois agences ont un dispositif d'aides modulable qui favorise les opérations collectives et contractuelles (Adour-Garonne, Loire-Bretagne) ou en fonction de leur gain écologique (Rhône- Méditerranée Corse),
  • deux agences aident à la franchissabilité à l'occasion de la remise en service de seuils pour l'hydroélectricité dans certaines conditions (Loire- Bretagne, Rhin-Meuse) mais pas les autres,
  • toutes les agences acceptent, dans certaines conditions, de financer l'équipement d'un ouvrage "récréatif" sans usage économique, sauf deux (Artois-Picardie, Seine-Normandie).
Examinons maintenant quelques données sur le classement et les chantiers selon les bassins hydrographiques.


Ce tableau montre le linéaire classé sur chaque bassin. Ce sont les Agences Rhin-Meuse (23%), Seine-Normandie (16%) et Loire-Bretagne (14%) qui ont été les plus ambitieuses pour le classement en liste 2 (celui qui oblige à des mises en conformité sur délai de 5 ans).


Ce tableau montre le nombre d'obstacles à l'écoulement par bassin. En liste 2, théoriquement à traiter en 5 ans, c'est Loire-Bretagne qui a sélectionné le nombre d'ouvrages le plus irréaliste (8169) suivi par Seine-Normandie (4076) et Rhin-Meuse (2704).


Ce tableau (cliquer pour agrandir) montre le poids économique du poste de restauration et gestion des milieux (incluant la continuité) dans les différentes agences. On observe que l'Agence de l'eau Rhône-Méditerranée (AERMC), qui a pourtant moins classé d'ouvrages que d'autres, est celle qui développe le budget le plus généreux (414 M€). Viennent ensuite Seine-Normandie (297 M€) et Loire-Bretagne (285 M€). Ces dernières ne portent pas un financement proportionné à leur ambition de classement, ce qui bloque forcément la réforme puisque les travaux de diagnostic et de mise en conformité dépendent des fonds publics débloqués par les agences financières.


Ce tableau montre, selon les remontées de préfecture, le nombre des réussites et des blocages dans la mise en oeuvre. A noter que la donnée est peu fiable, ne concernant a priori que des ouvrages ayant fait l'objet d'une étude (une minorité) : par exemple, tous les adhérents Hydrauxois sauf exception refusent de donner suite à la continuité dans les termes actuels de charge exorbitante hors effacement, mais ce n'est pas comptabilisé comme "blocage". La plupart de nos consoeurs sont dans le même cas. Le ratio le plus fort de blocage (par rapport au total) est observé en Adour-Garonne (41,1%), en Seine-Normandie (30,1%) et en Loire-Bretagne (29,5%). Il y a presque 2 fois plus de blocages sur les moulins que sur les autres ouvrages et 1,6 fois moins de réussites. Dans 35 % des départements, le nombre de blocages est supérieur à celui des réussites (sur les autres ouvrages, cette proportion n'est que de 15 %).


Voici enfin le tableau des choix de solutions financées en liste 2 pour la mise en conformité. Quatre bassins donnent une claire priorité à l'effacement des ouvrages hydrauliques : Seine-Normandie (75%), Artois-Picardie (74%), Loire-Bretagne (58%) et Rhin-Meuse (52%). A l'autre extrême, Adour-Garonne n'efface que dans 14% des cas (mais cette agence a récemment lancé un appel d'offre dédié au seul effacement et en a triplé le budget, indiquant qu'elle tend à s'aligner sur le dogme de la destruction préférentielle des ouvrages hydrauliques). Les bassins ayant classé le plus grand nombre d'ouvrages (environ les trois-quarts) sont ceux qui orientent vers une majorité d'effacements, ce qui confirme notre diagnostic.

Rappelons que ni la directive cadre européenne 2000, ni le Blue Print européen 2012, ni la loi sur l'eau 2006 ou la loi de Grenelle 2009 n'ont jamais indiqué que l'effacement des ouvrages devait être la solution de première intention. Le choix des Agences de l'eau est donc considéré aujourd'hui comme une dérive antidémocratique majeure, avec une volonté inacceptable d'imposer des normes et des prescriptions n'ayant jamais été validées par nos représentants au parlement français et européen. Tant que cet extrémisme ne sera pas dénoncé et corrigé par une circulaire du ministère à l'intention de ses agents administratifs et des préfets de bassin, la continuité écologique s'enfermera dans le registre conflictuel et illégitime du chantage financier en faveur de la destruction de cadres de vie et des visées intégristes de pseudo-renaturation.

Des informations manquantes pour évaluer sérieusement la cohérence des politiques
Nous regrettons que les Agences de l'eau ne fournissent pas des informations plus détaillées sur leurs choix. Ainsi, il est nécessaire d'obtenir les données suivantes (à croiser avec les autres informations déjà disponibles):
  • répartition des catégories maîtres d'ouvrages (propriétaires) bénéficiant d'aides (Etat, collectivités, exploitants, particuliers),
  • précision sur la nature des effacements (arasement ou dérasement),
  • répartition des solutions choisies quand il n'y a pas effacement (passe technique, passe rustique, rivière de contournement, changement de vannes, dispositif spécialisé),
  • ordre de Strahler des rivières où il y a des chantiers,
  • espèces cibles principales des chantiers financés,
  • hauteur, débit et classe ICE des ouvrages concernés par les chantiers.
Ces données doivent permettre d'analyser plus finement les priorités qui sont données aujourd'hui, par exemple de vérifier que l'on traite d'abord les espèces migratrices faisant l'objet de plan de protection (saumons, anguilles) par rapport à des espèces de moindre enjeu (truites, cyprinidés rhéophiles), que l'on traite d'abord les obstacles infranchissables (information hauteur-débit-ICE) représentant les enjeux majeurs ou encore que l'on traite les ouvrages dans le sens logique de la montaison des migrateurs, et non de manière dispersée par opportunités politiques et sans cohérence pour des gains de connectivité efficients,.

Bien entendu, la continuité écologique devrait aussi tenir sur chaque rivière un tableau de bord de sa progression afin que les citoyens comprennent les avancées réelles des SAGE, contrats globaux ou autres outils : nombre d'ouvrages traités / encore à traiter, gain réel en taux de fractionnement et étagement, évolutions des bio-indicateurs avant/après, etc.

Tout ces informations manquent aujourd'hui: l'entretien de l'opacité et du manque de vision globale pour les citoyens sur ce qui se fait vraiment, à quel coût, avec quelle cohérence et avec quels résultats est une constante de cette politique administrative. Sans ce rapport du CGEDD fait à la demande de la ministre de l'Ecologie après constat du caractère très conflictuel de la continuité écologique, nous n'aurions même pas ces quelques informations quantifiées. La manière dont les administrations s'estiment exemptées de transparence et de responsabilité sur l'efficacité de leurs choix écologiques est pénible, et nourrit la dégradation de la confiance des administrés.

Préconisation d'harmonisation du CGEDD
Le CGEDD émet la recommandation d'une convergence inter-agences de certaines pratiques. "La mission préconise d'abord d'adapter et d'harmoniser les aides des agences de l'eau, vers une meilleure convergence entre elles, sans pour autant viser l'uniformité. La préparation des XIes programmes pour 2019-2024 constitue une excellente opportunité. L'anticipation de ces évolutions, par une seconde révision des Xes programmes, serait souhaitable.
Les principes pour guider cette convergence pourraient être de rendre possible sur tous les bassins (voir l'analyse faite au point 2.3.3.1 du rapport détaillé) :
• le financement à 100 % pour l'effacement d'ouvrages, sous conditions : dans le cadre d'opérations coordonnées et/ou en faire un outil incitatif en le limitant à l'échéance de dix ans après publication du classement des cours d'eau, en cohérence avec la nouvelle rédaction du III de l'article L 214-17 du code de l'environnement, puis au-delà de cette échéance le réserver aux seuls ouvrages abandonnés ;
• des financements améliorés pour certaines solutions intermédiaires entre l'effacement et l'équipement (bras de contournement) ;
• les aides à l'équipement, au titre de la continuité, de seuils sans usage ou remis en service ;
• les aides à la restauration et à l'automatisation des vannages36, pour des opérations collectives et assorties d'un engagement sur l'entretien ;
• les aides aux particuliers, y compris en cas de mise en demeure37, si effacement ;
• une bonification pour les démarches collectives et les opérations particulièrement exemplaires sur le plan environnemental, ainsi que pour celles qui concerneront les "moulins patrimoniaux" ;
• les avances aux particuliers, afin que le propriétaire n'ait pas à pré-financer des subventions de montant élevé ;
• les avances remboursables ou des prêts à taux zéro.
Il est également suggéré, au vu de la diversité des pratiques actuelles, que les agences définissent une position commune sur le financement, ou non, de la mise en conformité des activités hydroélectriques existantes par rapport à l'exigence de continuité écologique".

Nos attentes vis-à-vis des agences
Nous partageons et nous appuierons la demande du CGEDD en faveur d'une plus grande équité et lisibilité dans les choix des agences de l'eau, car tous les citoyens sont égaux devant la loi, tous les milieux et tous les ouvrages obéissent aux mêmes règles générales de fonctionnalités. On ne comprend guère les discriminations territoriales quand celles-ci se font au niveau de la programmation de bassin. Chaque cas est particulier en hydrologie, mais c'est au niveau du site qu'un traitement différencié se justifie, pas au niveau de bassins entiers recouvrant des hydro-éco-régions, des espèces et des ouvrages très différents. A obstacles et enjeux identiques, il n'y a pas de raison valable pour que la continuité écologique se déploie de manière arbitrairement différente sous le seul prétexte que l'on vit en Bretagne, en Bourgogne, en Aquitaine, en Alsace ou en Occitanie.

En revanche, au-delà des observations du CGEDD :
  • nous constatons une inacceptable pression en faveur de l'effacement chez certaines agences et nous demanderons aux comités de bassin concernés de faire cesser dans les prochains SDAGE et dans les prochains programmes de mesures cette politique de la casse du patrimoine historique, de l'agrément paysager et du potentiel énergétique,
  • nous constatons le caractère totalement irréaliste du nombre d'ouvrages classés dans certains bassins en fonction du délai de mise en conformité (même après ajout de 5 ans) et des sommes allouées pour l'aide publique, donc nous demanderons soit le déclassement de certaines rivières non prioritaires (annulation des anciens arrêtés), soit la suppression ou l'allongement (conséquent) du délai de mise en conformité par des arrêtés complémentaires. Si l'administration refuse de procéder ainsi, nous demanderons aux parlementaires de modifier l'article L 214-17 CE afin de rendre cohérentes, raisonnables et efficaces les règles d'interprétation du classement en liste 2,
  • nous refusons la prime de principe à l'effacement, qui est étrangère au texte et à l'esprit des lois françaises et européennes, contraire au cas par cas et à la prise en compte des enjeux multiples de l'eau (non réductible à la seule écologie). Si l'administration refuse de la modifier et de stopper la dérive engagée depuis le PARCE 2009, nous demanderons aux parlementaires d'inscrire dans la loi un principe de non-discrimination des solutions de continuité au stade de la programmation publique de bassin et de ses règles de financement. 
D'ici là, aucun propriétaire et riverain d'ouvrage hydraulique ne doit accepter le chantage financier exercé par les agences en vue de détruire, tous doivent en saisir leurs députés et sénateurs afin de leur faire constater le trouble posé par ces pressions arbitraires. Cette saisine des parlementaires est nécessaire car seule l'information venue du terrain a déjà permis l'adoption en 2016 et 2017 de quatre correctifs au code de l'environnement. Elle permettra demain de persister dans cette adaptation nécessaire de la continuité écologique à la réalité des rivières et de parvenir à des arbitrages plus consensuels, permettant une pleine participation des riverains à la reconquête de la qualité des eaux, dans le respect des patrimoines et des usages. 

11/04/2017

Veut-on signer un chèque de 2 milliards d'euros pour la continuité écologique?

Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique est avare de détails sur les coûts de cette réforme, alors que le caractère exorbitant des dépenses est, depuis le début, ce qui choque profondément les élus, les riverains et les propriétaires. L'argent public est déjà rare dans la ruralité, cela ne prédispose pas à accepter des chantiers altérant le cadre de vie sans bénéfice direct pour les citoyens ni même objectifs clairs de résultats écologiques. A partir des quelques données chiffrées du rapport CGEDD sur les coûts des chantiers 2007-2012, nous pouvons produire une première estimation du coût total du classement en liste 2: il s'élèverait à 2 milliards d'euros. Cette somme exorbitante ne concerne qu'une dimension de la morphologie (continuité longitudinale) et quelques espèce spécialisées de poissons, ne produira pas par elle-même le bon état écologique et chimique demandé par l'Union européenne, n'est pas assortie d'une estimation des gains écologiques réels. Cette dépense a aussi des externalités négatives indéniables : perte d'éléments appréciés du patrimoine et du paysage, du potentiel énergétique, de la capacité de stockage local d'eau à l'étiage, de la biodiversité propre aux chutes, retenues et biefs quand ils sont détruits, etc. Nous n'avons réalisé à date que 15% de ce programme ruineux, incertain et contesté: il faut le stopper de toute urgence afin de remettre à plat l'ensemble du dispositif. Au propre comme au figuré, arrêtons les frais! 


Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique reste malheureusement flou sur le coût observé des travaux de mise en conformité. C'est pourtant, comme le reconnaissent les enquêteurs, l'un des problèmes majeurs avancés par les personnes concernées. Mais l'administration ne semble pas considérer que le réalisme économique de ses réformes mérite un examen plus attentif que cela.

Une indication macro-économique est donnée : le poste de restauration et gestion des milieux aquatiques des 10es programmes des Agences de l'eau (2013-2018) prévoit un budget de 1,361 milliard d'euros. Mais ce poste recouvre plusieurs types de chantier : continuité, reméandrage, restauration de berge, animation, etc. Les agences de l'eau ont programmé une aide sur 4 620 ouvrages pour cette période 2013-2018. En supposant que la continuité absorbe la moitié du budget actuel de restauration physique (vu l'urgence liée au caractère obligatoire du délai de 5 ans), cela signifierait que chaque ouvrage pourrait coûter en moyenne environ 147 k€ pour les seules aides publiques à l'effacement ou à l'aménagement.

Sur la base chiffrée des chantiers 2007-2012, le coût total du classement liste 2 devrait atteindre 2 milliards €
Une indication plus précise nous est cependant donnée avec les chantiers effectivement réalisés entre 2007 et 2012. L'avantage est que ce sont des opérations passées, dont le bilan est donc réaliste par rapport aux estimations (traditionnellement trop optimistes) de la planification publique.

Le nombre d'ouvrages traités est de 1377 sur cette période. Les sommes dépensées sont de 138 millions d'euros. Le montant moyen de la dépense publique des agences sur chaque chantier est donc de 100 k€. Mais les agences ne couvrent 100% des dépenses que dans certains cas particuliers (effacement en rivière prioritaire), sinon c'est plutôt la moitié du coût qui est pris en charge. On peut prendre comme hypothèse de travail que l'aide des agences représente 80% du coût final moyen de chaque chantier, ce qui fait que la mise en conformité à la continuité coûterait environ 125 k€ en moyenne par ouvrage. Certains chantiers sont peu coûteux (effacement de petits seuils isolés ou remplacement de buses), mais d'autres ont des coûts considérables (grands obstacles, ouvrages en milieu urbain ou ayant des usages impossibles à supprimer, chantiers appelant des confortements, reprofilages ou déplacements de lits, etc.). On notera que les données économiquement chiffrées des retours d'expérience de l'Onema aboutissaient à un coût moyen de 256 k€ (mais un coût médian de 85 k€, montrant la variété des chantiers et la forte dispersion de leurs budgets).

Le nombre total d'ouvrages en liste 2 est de 20.665, donc le coût total de la continuité écologique à raison de 125 k€ par ouvrage en moyenne serait de 2,58 milliards d'euros.

Même en admettant que 20% de ces ouvrages seront finalement considérés comme franchissables en l'état ou pouvant avoir une simple ouverture de vannes (chiffre très au-dessus de nos observations pour le moment), cela signifie un coût global de 2 milliards d'euros pour la mise en conformité à la continuité écologique des rivières en liste 2.

Cette estimation ne prend pas en compte les équivalents temps plein (agences, DDT, AFB, syndicats, collectivités, fédérations de pêche) des personnels publics (ou associations à agrément public) qui sont dédiés à la préparation, accompagnement et réception de chantiers de continuité écologique. Elle n'inclut pas non plus le cout des éventuels ajustements et corrections après travaux (par exemple, 200 k€ à Saint-Céré pour réparer des erreurs de conception de la continuité et la mise à sec de canaux latéraux, cas qui ne restera sans doute pas isolé).

Une urgence : redimensionner la continuité écologique et le classement, évaluer les premiers résultats avant de poursuivre
Cette somme de 2 milliards € est censée être dépensée dans les 5 ans à venir au plus tard au regard des obligations légales et réglementaires prévues dans le code de l'environnement. Et une partie non négligeable de cette somme est censée être payée par un petit nombre de particuliers ou de collectivités propriétaires des ouvrages concernés. Nous sommes évidemment dans l'excès, pour ne pas dire plus :
  • la somme est exorbitante pour la dépense publique de l'eau, qui a d'autres priorités, en commençant par celles de la directive cadre européenne sur l'eau (les obligations DCE ne sont pas superposées à celles du classement de continuité, beaucoup de rivières côtières ou de tête de bassin en bon ou très bon état DCE sont classées au titre de la continuité, donc avec des dépenses non prioritaires vis-à-vis de nos obligations européennes, ce qui représente autant d'argent non investi dans les masses d'eau n'atteignant pas le bon état écologique ou chimique, plus de la moitié en France à 10 ans seulement de l'échéance 2027),
  • la somme restant due est plus exorbitante encore pour les particuliers et petits exploitants, aucune réforme n'a jamais condamné en France une classe de citoyens à subir des contraintes économiques aussi fortes, ce qui est à l'origine d'une bonne part de l'exaspération observée au bord des rivières,
  • le délai légal d'exécution est intenable dans les programmes financiers des Agences, donc on est dans une situation surréaliste d'une obligation que l'on sait impossible à tenir mais dont on continue à prétendre qu'elle sera tenue (comme tout le monde sait que c'est faux, ce déni ruine évidemment la qualité ou même le sens de la concertation),
  • aucune évaluation sérieuse (quantifiée sur la base de méthodes scientifiques) n'est donnée de ce programme, on continue de planifier des destructions ou des aménagements sans être capable de vérifier la nature exacte des gains sur la biodiversité ni, dans le cas des migrateurs, d'exposer la hausse observée des populations par rapport à l'état initial de la rivière et par rapport au coût engagé (cela sur un échantillon de tronçons restaurés représentant tous les types de rivières concernés, et non la mise en avant de tel ou tel exemple local dont la réussite est parfois surestimée, voir cet exemple, et dont le biais de sélection fausse l'évaluation objective de l'ensemble de la réforme),
  • la continuité longitudinale n'est qu'une petite part des problèmes morphologiques de la rivière, morphologie n'étant elle-même qu'un paramètre rarement décisif du bon état écologique et chimique (une rivière altérée par des pesticides, nutriments et micropolluants ou asphyxiée par des matières fines n'aura probablement pas de gains très significatifs, même sans barrage ; de même pour une rivière n'ayant pas les pools biologiques de recolonisation des espèces d'intérêt ou les habitats ad hoc sur les tronçons défragmentés). On ne comprend pas comment on pourrait dépenser 2 milliards € sur ce seul poste tout en maintenant et même accentuant l'effort nécessaire sur les autres impacts (pour rappel le plan Ecophyto 1 est par exemple un échec complet, donc la lutte contre les pesticides devrait elle aussi exiger des efforts publics conséquents).
Comme nous l'avons montré dans un précédent article, seuls 15% du programme de continuité en liste 2 ont été réalisés à date. Il faut arrêter les frais, au sens propre comme au sens figuré. Nous demanderons au gouvernement et au parlement de stopper de toute urgence la poursuite de cette planification défaillante, afin de procéder à une remise à plat complète de ses méthodes et de ses objectifs.

Faire des essais et erreurs n'a rien de choquant: la vie comme la société procèdent ainsi, la gestion adaptative des bassins versants est fondée sur l'aller-retour entre l'expérimentation et la programmation. Observer une erreur massive, en nier la réalité et persévérer dans l'indifférence est en revanche intenable. La continuité écologique doit se ré-inventer en corrigeant les travers observés depuis 2006 et en tirant les enseignements des bonnes pratiques. Mais ce n'est pas possible d'agir intelligemment, calmement et efficacement tant que l'on reste dans le cadre pharaonique, précipité et conflictuel des arrêtés de classement de 2012-2013 et d'une obligation d'action à 5 ans seulement sur plus de 17.000 ouvrages toujours orphelins de solution acceptée et solvabilisée. Nous attendons des pouvoirs publics un retour à la raison et une redéfinition en profondeur de la réforme.