02/08/2017

Impacts humains sur la diversité des poissons de rivières espagnoles (Maceda-Veiga et al 2017)

Une étude sur 15 bassins versants du Nord-Est de l'Espagne montre que les altérations chimiques de l'eau restent les premiers prédicteurs de dégradation des indices de biodiversité des poissons. Elle suggère aussi que chaque impact a une influence faible, que les zones de protection écologique ne témoignent pas d'efficacité particulière et que la gestion environnementale des rivières doit impérativement s'adosser sur des analyses robustes des variations naturelles ou contraintes des milieux dans chaque bassin.

Alberto Maceda-Veiga et ses collègues ont étudié 530 sites répartis dans une région de 99700 km2 au Nord-Est de l'Espagne, au sein de 15 bassins versants. Chaque site a été caractérisé par 27 variables physiques, chimiques ou écologiques liées à la géographie, la qualité de l'habitat et les propriétés de l'eau. La biologie des échantillonnages a été évaluée par 20 indicateurs centrés sur la caractérisation des espèces de poissons natives (endémiques) et introduites. Ont aussi été intégrées deux espèces d'écrevisse et la propriété de transporter les oeufs des moules. Les chercheurs ont trouvé 16 espèces natives et 18 espèces introduites dans l'ensemble des bassins.

Quelques résultats notables :

  • La variation totale de la composition des poissons (R2=24%) était d'abord guidée par la géographie (15%) suivie par la qualité de l'habitat (3%) et les propriétés de l'eau (2%).
  • La pollution par les nutriments, la salinisation de l'eau, la faible vitesse de l'eau et la pauvreté des habitats sont les principaux prédicteurs de menaces sur les espèces endémiques.
  • Les habitats protégés (type Natura 2000) montent un effet neutre sur la plupart des espèces natives.
  • Les affluents ont un rôle plus fréquent de refuge pour les espèces endémiques.
Il est intéressant de regarder le résultat détaillé. La tableau ci-dessous montre l'effet des variables des sites sur les variables biologique (ns non significatif, + positif, - négatif +/- sans direction claire), cliquer pour agrandir. On voit que beaucoup d'effets ne sont pas significatifs à p<0.05.


Extrait de Maceda-Veiga 2017, art cit,, droit de courte citation.

Cet autre graphique montre les pourcentages de modèles où un indicateur peut être retenu comme ayant un effet (rouge négatif, bleu positif, orange dans les deux sens), pour les espèces endémiques (en haut) et introduites (en bas). On voit qu'outre l'élévation (les têtes de bassin sont toujours plus pauvres en espèces de poissons, même si elles sont le refuge d'espèces endémiques), les facteurs ayant un effet négatif marqué sur le espèces natives sont dans l'ordre l'ammoniac et les nitrites, les phosphates, la couverture des berges et les nitrates. La morphologie du chenal et la diversité de l'habitat ont des effets mixtes. La vitesse de l'eau est en revanche un facteur positif.


Extrait de Maceda-Veiga 2017, art cit,, droit de courte citation.


Les auteurs concluent que la bonne qualité chimique de l'eau et le régime hydrologique naturel sont les deux priorités pour la biodiversité pisciaire de la région, que l'efficacité des zonages de protection écologique doit être mieux évaluée et que le rôle spécifique des affluents doit faire l'objet d'études complémentaires.

Discussion
Les résultats de Maceda-Veiga et de ses collègues confirment que les facteurs d'altération chimique de la qualité de l'eau restent les premiers prédicteurs de dégradation de la biodiversité des poissons. Un enseignement de leur étude est cependant la faible influence des variables, avec les données géographiques (naturelles) prédisant mieux les variations biologiques que les données anthropiques, et ces dernières ayant au final un effet assez faible. En effet propre, les facteurs anthropiques influencent au maximum 14% de la variance de la bêta-diversité (emboitement ou nestdeness) pour la qualité chimique et 8% pour la diversité d'habitat. Pour la richesse spécifique totale, ces effets tombent à 2 et 3%.

Chaque hydro-écorégion a bien sûr des caractéristiques propres, ainsi qu'une certaine occupation humaine des bassins versants. Ces travaux confirment l'impérative nécessité de fonder les mesures en écologie de la conservation ou de la restauration sur des estimations rigoureuses des impacts réels des activités anthropiques, tant pour analyser leur gravité que pour prioriser leur traitement. Ils suggèrent aussi d'évaluer la manière dont nous gérons les Natura 2000, ZNIEFF et autres zones de conservation, un point qui a été soulevé récemment dans une évaluation critique menée par l'Europe (voir cet article).

Référence : Maceda-Veiga  A et al (2017), Fine-scale determinants of conservation value of river reaches in a hotspot of native and non-native species diversity, Science of the Total Environment, 574, 455–466

31/07/2017

Genèse de la continuité des rivières en France (2) : la loi de 1984

Proposée par un gouvernement en quête de soutiens associatifs, la loi pêche de 1984 institue le principe de rivières classées par décret imposant la libre circulation du poisson migrateur. A la différence de la loi de 1865, il y a un délai maximal de 5 ans pour la mise en conformité, avec une obligation de résultats. Cette nouvelle loi halieutique aura peu de décrets de mise en oeuvre, et ces décrets seront peu appliqués sur les rivières concernées. L'échec de 1865 n'avait pas été retenu, et la loi de 1984 aggrave les circonstances en prévoyant qu'aucune indemnité ne serait versée au propriétaire pour les travaux (coûteux) d'adaptation des ouvrages au franchissement de certains poissons. Si la pêche est toujours la motivation de la continuité des rivières en 1984, les arguments ont évolué. Cette pêche n'est plus alimentaire comme elle l'était au XIXe siècle, elle est devenue un loisir plutôt prisé par des urbains. Fonctionnarisée par Pétain en 1941, la pêche est aussi plus influente dans l'appareil d'Etat. Une partie de ses pratiquants (pêche des salmonidés à la mouche) tient un discours offensif de protection de la nature et de retour aux rivières sauvages. Des rapports étroits se nouent avec certains mouvements environnementalistes comme avec une classe émergente d'ingénieurs et chercheurs engagés à la frontière de l'écologie scientifique et de l'écologie militante. Dans le domaine de la continuité, nous héritons aujourd'hui de certaines ambiguïtés cristallisées dès les années 1970, et matérialisées dans cette loi de 1984.



Cent vingt ans après la loi de 1865, la question du franchissement des poissons migrateurs refait surface dans le droit français. De nouveau, c'est une loi halieutique qui en offre l'occasion : la loi n°84-512 du 29 juin 1984 relative à la pêche en eau douce et à la gestion des ressources piscicoles.

L'article 2 de cette loi dispose :
"La préservation des milieux aquatiques et la protection du patrimoine piscicole est d’intérêt général. La protection du patrimoine piscicole implique une gestion équilibrée des ressources piscicoles dont la pêche, activité à caractère social et économique constitue le principal élément."
Ce texte du législateur de l'époque est étonnant. Que les milieux aquatiques et le patrimoine piscicole relèvent de l'intérêt général se conçoit. Mais que "la pêche" soit définie comme la principale activité en charge du patrimoine piscicole vient comme une surprise : confier à une activité de loisir fondée sur la prédation la garde d'un patrimoine naturel d'intérêt général, surtout dans ces années 1980 où l'écologie a déjà émergé comme un thème à part entière des politiques publiques, n'a rien d'évident.

L'article 4 de la loi pêche de 1984 codifie l'article 411 du Code rural, qui énonce :
"Dans les cours d'eau ou parties de cours d'eau et canaux dont la liste est fixée par décret, après avis des conseils généraux rendus dans un délai de six mois, tout ouvrage doit comporter des dispositifs assurant la circulation des poissons migrateurs. L'exploitant de l'ouvrage est tenu d'assurer le fonctionnement et l'entretien de ces dispositifs.
Les ouvrages existants doivent être mis en conformité, sans indemnité, avec les dispositions du présent article dans un délai de cinq ans à compter de la publication d'une liste d'espèces migratrices par bassin ou sous-bassin fixée par le ministre chargé de la pêche en eau douce et, le cas échéant, par le ministre chargé de la mer."

Cet article deviendra suite aux changements de codification le L 232-6 du Code rural, puis le L 432-6 du Code de l'environnement. Le dispositif de décret après avis des conseils généraux (départementaux) est repris de la loi de 1865. En revanche, deux innovations apparaissent :
  • la création d'un délai de 5 ans pour satisfaire l'obligation,
  • l'absence d'indemnité du propriétaire.
Les débats parlementaires montrent que cette question de l'absence d'indemnité est soulevée, mais Huguette Bouchardeau (alors secrétaire d'Etat à l'environnement) juge qu'un ouvrage est assimilable à une pollution que le propriétaire doit corriger sans aide publique. Même à l'époque cet argument est curieux, car les agences financières de bassin (qui deviendront agences de l'eau en 1992) aident couramment des installations classées pour des mises aux normes. Il est également proposé par l'opposition de rallonger le délai (jusqu'à 7 ans), ce qui n'est pas retenu par le gouvernement ni la majorité parlementaire.

La loi modifie aussi le régime du débit réservé (débit devant rester dans le tronçon du lit mineur court-circuité par un barrage) en le portant à 10% du module pour les installations nouvelles, 5% pour les cours d'eau à débit supérieur à 80 m3/s, 2,5% dans les autres cas (article 410 de l'ancien Code rural).

Enfin, la loi reprend le principe déjà posé dans la loi du 16 octobre 1919 ("rivières réserves") de l'existence de cours d'eau ou sections de cours d'eau, dont la liste est fixée par décret en Conseil d'Etat, sur lesquels aucune autorisation ou concession nouvelle ne peut être donnée pour l'installation d'ouvrages hydroélectriques.

Le contexte halieutique: évolution institutionnelle et sociologique de la pêche
Au plan institutionnel, la pêche en France a été organisée par le régime de Vichy dans les lois du 12 juillet 1941 et du 24 septembre 1943. Dans un choix dérogatoire à la loi sur la libre association de 1901, et conformément à l'idéologie corporatiste et autoritaire du régime (voir rapport sénatorial n°327, 2003 sur le CSP), Vichy a organisé la gestion des rivières et du patrimoine piscicole sur la base d'associations de pêcheurs agréées par l'Etat. L'Union nationale de la pêche en France (UNPF) coordonne l'ensemble, le Comité central des fédérations départementales de pêche et de pisciculture est chargé de la collecte et de l'utilisation du produit de la taxe piscicole. En 1948, le Conseil supérieur de la pêche (CSP) a remplacé ce Comité central (le CSP deviendra Onema en 2006, puis Agence française pour la biodiversité en 2017). C'est notamment au sein du CSP que va s'élaborer dans les décennies suivantes une doctrine hydrobiologique très centrée sur les milieux lotiques des têtes de bassin et sur la question des migrateurs.

Outre ces évolutions institutionnelles qui ont fait de la pêche une institution en partie fonctionnarisée, contrôlée par l'Etat, soumise à la taxe dans le domaine fluvial public comme dans les rivières non-domaniales, les pêcheurs ont connu une évolution sociologique notable.

Lors du vote de la loi de 1865, la pêche en eaux douces relevait encore de la question alimentaire. S'il subsiste hier comme aujourd'hui des pêcheurs professionnels (surtout en lacs, estuaires, certaines parties du domaine fluvial) et des pisciculture à vocation alimentaire, le régime dominant de la pêche en eaux douces change à partir du XIXe siècle: elle devient un sport et un loisir. A partir du XIXe siècle, en partie sous l'influence du monde anglo-saxon, il émerge une mode urbaine de sensibilité à la nature à travers certaines pratiques associant le loisir et la conservation. Des clubs de pêche, dont le Fishing Club qui obtient dès 1909 des condamnations pour pollution de cours d'eau (voir Picon 1991), se développent.

De manière dominante, la pêche devient un loisir d'urbains (contrairement à la chasse restée plus rurale), avec deux mondes assez différents : une pêche populaire (ouvriers, petits employés, retraités) dans les fleuves et grandes rivières (pêche au coup, parfois au lancer) ; une pêche plus élitiste en direction de poissons spécialisés (carpistes et surtout pêcheurs à la mouche cherchant des salmonidés). La pêche à la mouche, minoritaire dans les enquêtes sur les pratiques, se construit par un discours de distinction sociale et environnementale (éthique du rapport à la nature, mépris des "viandards"). Comme dans le monde anglo-saxon qui en forme la matrice, les "mouchistes" avancent aussi des revendications écologistes fortes, en particulier sur la question des migrations (voir des éléments dans la thèse de Frédéric Roux, Roux 2007 ; Barthélémy 2006).

Une loi du premier septennat Mitterrand, pour séduire un milieu pêcheur pourtant déclinant
La loi pêche de 1984 survient alors que le milieu des pêcheurs voit régulièrement fondre ses effectifs: 9 millions acquittant la taxe rivières ou eaux closes en 1967, 7 millions en 1973, 6 millions en 1981, 4 millions en 1982 (chiffres in Barthélémy 2003, p.163). Elle se comprend dans un contexte politique particulier où le premier gouvernement de la présidence Mitterrand cherche un second souffle, y compris vers des milieux qui ne lui sont pas forcément favorables.

Gabrielle Bouleau et Carole Barthélémy observent : "Arrivée au pouvoir en 1981, la Gauche promeut les loisirs et les mouvements associatifs. Or les écologistes ont obtenu avant l’arrivée de la Gauche un certain nombre de lois pour la protection des milieux naturels. 'La France rurale s'est couverte d'espaces protégés ou identifiés comme à protéger' (Jollivet 1997). En revanche, les congrès des fédérations de pêche sont une litanie de projets de loi jamais aboutis qui ne demandent qu’à être écoutés. Souvent présentée comme une loi réclamée par les pêcheurs, la loi de 1984 est une loi autant écologique que piscicole. Rédigée par des experts hydrobiologistes, elle fait beaucoup pour la préservation des milieux en général. Mais elle impose l’obligation de gestion et le transfert du droit de pêche aux fédérations pour les riverains bénéficiaires de subvention. Ceci renforce le pouvoir des fédérations sur les lieux de pêche notamment en milieu rural, au détriment des propriétaires riverains. Cette mesure souvent revendiquée par les fédérations dans leurs congrès n’avait jamais été acceptée par les gouvernements précédents." (Bouleau et Barthélémy 2007)

Les deux chercheuses observent, à travers le Bulletin officiel d’information du Conseil supérieur de la pêche, les positions défendues par les fédérations lors de leur congrès annuel. De nombreuses propositions de loi demandant une réglementation plus sévère, des moyens accrus et une captation du droit de pêche des riverains au profit des fédérations sont avancées, mais refusées par l’administration. La loi de 1984 est l'occasion de proposer des avancées en ce sens.

Une loi qui s'inscrit dans la montée de l'écologisme militant et l'opposition à l'aménagement fluvial
Autre public visé : les mouvements écologistes militants, qui sont proches comme nous l'avons vu de certains milieux pêcheurs de salmonidés (TOS - Truite Ombre Saumon par exemple) et qui cristallisent une "classe moyenne intellectualisée" (Bouleau 2007) avec des convergences entre les administrations en charge de l'environnement, certains chercheurs engagés, les associations environnementalistes et les instances de la pêche. (La thèse citée de Gabrielle Bouleau contient un très intéressant travail d'analyse et d'interprétation de cette émergence dont on observe aujourd'hui tous les effets.)

La loi de protection de nature de 1976 avait imposé le principe des études d'impact, ce qui a fortement cristallisé le mouvement associatif de l'écologie, permis sa professionnalisation à travers des bureaux d'études spécialisés sur ces questions. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les revendications sur la qualité de l’eau de la Loire et en Bretagne sont portées par des associations (SOS Loire Vivante, TOS) mobilisées contre les pollutions mais aussi contre des projets de barrage. L'opposition au projet de Serre de la Fare (1980-1994) et la mise en place des premiers comités des gestions des migrateurs sur les grands bassins (Plan saumon 1976-1980, Plan national Poissons migrateurs 1981-1990) apportent un début de reconnaissance institutionnelle. Sur la bassin du Rhône, des milieux universitaires (PIREN Rhône 1979) et des mouvements associatifs (FRAPNA) influencent de plus en plus la politique de l'agence de bassin, et s'opposent là aussi à des projets de la Compagnie nationale du Rhône (projet d'aménagement de la confluence de l'Ain et du Rhône). Le pouvoir politique est conscient de cette opposition croissante.

Pour conclure: quelques observations sur la loi de 1984 et son échec

  • Le retour de la question des poissons migrateurs dans les années 1970-1980 se fait donc sous des auspices différentes de celles de la loi de 1865: la pêche en est toujours le motif, mais cette pêche s'est d'une part institutionnalisée et fonctionnarisée à partir de 1941, d'autre part rapprochée de la mouvance militante de l'écologie, en particulier pour certaines pêches minoritaires mais engagées. 
  • Selon le rapport du Sénat de 2003, treize décrets ont été promulgués entre 1904 et 2002 en application de la loi de 1865 puis de celle de 1984 qui lui a succédé. Mais les nouveaux classements ne seront guère plus efficaces que les anciens, et les milieux pêcheurs se plaindront vite du laxisme de l'Etat dans la mise en oeuvre de l'obligation de circulation piscicole.
  • Le fait que la loi de 1984 exclut les indemnités (contrairement à celle de 1865 comme à celle de 2006) explique sans doute les hésitations de l'administration. Les aménagements de franchissement piscicole coûtent cher, ils ont une efficacité limitée pour les barrages de dimension moyenne à grande, les ouvrages sont nombreux sur chaque rivière et donc les coûts imposés considérables.
  • Cet échec s'explique aussi par le changement de statut de l'hydraulique. Si les barrages hydro-électriques relèvent toujours de l'exploitation industrielle et commerciale, avec un volant de l'ordre de 1500 à 3000 exploitants entre les années 1980 et aujourd'hui, les anciens moulins sont beaucoup plus nombreux. Or, beaucoup de ces moulins ont perdu au fil du XXe siècle leur vocation énergétique première, en raison de leur faible puissance, des évolutions de la meunerie industrielle, du choix électronucléaire lors du choc pétrolier (des éléments chez Lespez et al 2016). Mais à partir des années 1970 et 1980, les moulins ont été réinvestis par leurs nouveaux propriétaires d'une dimension patrimoniale et paysagère : ce nouveau public de particuliers est très démuni quand on lui oppose des lois conçues au départ pour régler les externalités négatives d'une industrie, avec des dépenses induites qui dépassent parfois la valeur d'achat du bien. 
  • Dernière remarque : la loi de 2006, modifiant de nouveau ce régime du classement des rivières, s'inspire très directement de la loi de 1984, qui était elle-même une réécriture de la loi de 1865. L'apport de l'expression "continuité" en 2006, justifié par une mention de ce terme dans l'annexe V de la directive cadre européenne sur l'eau de 2000, est finalement un plaquage tardif d'une notion ayant un sens précis en écologie des milieux aquatiques sur des dispositions légales et réglementaires dont l'économie relève en fait de l'halieutisme (voir cet article sur la continuité en littérature scientifique et en choix politiques français). Cette confusion joue un rôle important dans les étrangetés de la continuité "à la française", issue pour une bonne part de jeux d'influence au sein de l'administration de l'Etat, soumise à des rationalisations a posteriori qui peinent à justifier certains choix de faible enjeu écologique. 

Références citées
Barthélémy C (2003), Des rapports sociaux à la frontière des savoirs : les pratiques populaires de pêche amateur au défi de la gestion environnementale du Rhône, thèse Aix-Maseille 1, université de Provence
Barthélémy C (2006), Du «mangeur» d’aloses au carpiste sportif : esquisse d’une histoire de la pêche amateur en France?, Courrier de l’environnement de l’INRA, 53, 121-127
Bouleau G (2007), La gestion française des rivières et ses indicateurs à l'épreuve de la directive cadre, thèse sciences de l’homme et société, AgroParisTech.
Bouleau G, Barthélémy C (2007), Les demandes sociales de restauration des rivières et leurs traductions scientifiques et politiques, Techniques Sciences Méthodes, 68-76.
Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, Hors-série 25, DOI: 10.4000/vertigo.17443 h
Picon B (1991), Chasse, pêche, cueillette : un même objet support d'attitudes et de pratiques sociales différenciées, Sociétés contemporaines, 8, 1 87-100
Roux F (2007), Des "pêcheurs sans panier". Contribution à une sociologie des nouveaux usages culturels de la nature, thèse  Université de Nantes.

A lire également
Genèse de la continuité des rivières en France (1) : la loi de 1865

Illustration : maquette du barrage de Génissiat sur le Rhône (CNR), Bibliothèque municipale de Lyon / P0546 S 2236, source. Les grands projets d'aménagements fluviaux, soutenus par l'Etat, furent de plus en plus contestés à partir des années 1970.

27/07/2017

Genèse de la continuité des rivières en France (1) : la loi de 1865

Le 31 mai 1865, la France se dote de sa première loi moderne visant à équiper les barrages d'échelles à poissons. L'objectif à l'époque? Conjurer le dépeuplement des eaux et alimenter le pays, en particulier de la chair appréciée des truites et des saumons. L'enjeu est d'abord un enjeu de pêche, et ce trait sera constant dans la continuité "à la française". On voit néanmoins émerger dès cette époque des réflexions sur l'habitat et la migration qui jettent les bases des représentations actuelles. La Société d'acclimatation joue un rôle d'influence dans la genèse de cette mesure centrée sur la productivité alimentaire des rivières. La loi de 1865 sera dans l'ensemble un échec: destinée aux ouvrages de navigation et aux nouvelles usines à eau (davantage qu'aux moulins et étangs d'Ancien Régime), elle sera vite dépassée par le déploiement de la moyenne et grande hydraulique qui décolle au cours du XIXe siècle, et qui bloquera définitivement au XXe siècle l'accès de nombreuses têtes de bassin pour les grands migrateurs.


Après quelques ordonnance sous l'Ancien Régime, la loi du 31 mai 1865 relative à la pêche est la première à envisager de manière systématique la question de la circulation des poissons migrateurs. Voici ses articles 1 et 3.
Art. 1er. — Des décrets rendus en Conseil d'Etat, après avis des conseils généraux de département, détermineront :1° Les parties des fleuves, rivières, canaux et cours d'eau réservées pour la reproduction, et dans lesquelles la pêche des diverses espèces de poissons sera absolument interdite pendant l'année entière; 2° Les parties des fleuves, rivières, canaux et cours d'eau dans les barrages desquels il pourra être établi, après enquête, un passage appelé échelle, destine à assurer la libre circulation du poisson.Dans les parties de cours d'eau désignées par cet article, toute pêche est interdite, même celle à la ligne flottante tenue à la main, même celle de l'écrevisse.Pendant les périodes d'interdiction de la pêche, il est défendu de laisser vaguer les oies, les canards et autres animaux aquatiques susceptibles de détruire le frai du poisson, sur les canaux et cours d'eau, dans l'étendue des réserves affectées à la reproduction. (Art 5 du décret du 2 avril 1830.)
(...) 
Art. 3. — Les indemnités auxquelles auront droit les propriétaires riverains qui seraient privés du droit de pêche, par application de l'article précédent, seront réglées par le Conseil de préfecture, après expertise, conformément à la loi du 16 septembre 1807.Les indemnités auxquelles pourra donner lieu l'établissement d'échelles dans les barrages existants seront réglées dans les mêmes formes.
Cette première loi prévoyait donc une mesure au cas par cas, avec sollicitation préalable des départements et validation par l'Etat. Elle prévoyait également une indemnisation selon expertise, point non négligeable car cette question des indemnités relatives à un motif d'intérêt général ayant un coût pour le particulier ou l'exploitant apparaît vite comme un enjeu.

On ne peut comprendre cette loi sans examiner ses conditions d'élaboration. Comme l'a montré la recherche de Rémi Luglia, les fonctionnaires du Second Empire ont travaillé étroitement avec la Société d'acclimatation (voir Luglia 2012, Luglia 2013 in Mouhot et Mathis 2013,  Luglia 2014).

La Société d'acclimatation de France, lieu d'échange entre ingénieurs, naturalistes et fonctionnaires
Fondée en 1854 par  Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, la Société zoologique (plus tard "impériale, puis "nationale")  d'acclimatation de France est l'ancêtre de la Société nationale de protection de la nature. Au XIXe siècle toutefois, les préoccupations ne relèvent pas de ce que l'on nomme aujourd'hui l'écologie de la conservation. L'article 2 des statuts de la Société précise en effet qu'elle concourt "1° À l'introduction, à l'acclimatation et à la domestication des espèces d'animaux utiles ou d'ornement ; 2° Au perfectionnement et à la multiplication des races nouvellement introduites ou domestiques".

La Société d'acclimatation répond donc à des objectifs en vogue au XIXe siècle : importer des espèces venues des colonies ou des voyages d'exploration, maximiser la richesse nationale, en particulier alimentaire. Dans le domaine des rivières, elle travaille énormément sur la question de la pisciculture, reproduction, fécondation et diffusion artificielles d'espèces dans les milieux (poissons surtout, aussi des crustacés). L'invention de la salmoniculture par Remy et Géhin dans les années 1850 allait donner naissance à une longue trajectoire d'empoissonnement des rivières françaises, illustrée par la création de la pisciculture d'Huningue (voir Vivier 1956). Néanmoins, la Société d'acclimatation est aussi le lieu de rencontre des naturalistes, qui n'ont pas une approche exclusivement utilitariste.

La loi de 1865 doit beaucoup aux échanges entre la section "poissons" de la SNAF et les hauts fonctionnaires de l'Empire. Le "dépeuplement des rivières" est un lieu commun du XIXe siècle (voir cet article), leur repeuplement un objectif d'intérêt public. La première accusée est la pêche qui se développe de manière anarchique, perfectionne ses instruments et exerce une pression excessive sur la ressource. La loi de 1865 est d'abord une "loi sur la pêche", comme le fut déjà celle de 1829.

Mais au cours du XIXe siècle, d'autres facteurs sont apparus : le développement de l'hydraulique, avec la diffusion des ouvrages de grande taille pour la navigation, l'irrigation, l'approvisionnement en eau potable et l'énergie, la croissance des villes et des industries avec leurs pollutions souvent jetées dans la rivière, la généralisation des curages, dragages, extractions de graviers et galets des lits mineur et majeur.

Rapporteur Dalmas : la loi de 1865 comme une mesure saumon et truite en vue de l'alimentation
Le bulletin de la Société d'acclimatation (1865, 428 et suivantes) reproduit en 1865 la présentation qui fut faite aux législateurs (rapport M. de Dalmas), qui est intitulée "projet de loi relatif à la pêche du saumon et de la truite" :
"Le projet de loi qui vous est présenté consacre de nouveaux moyens de développer la production du poisson. Il a pour objet d'accroître, dans une grande proportion, les richesses alimentaires du pays ; nous espérons que l'administration comprendra Ja portée sociale d'une semblable entreprise et que, dans l'avenir, sa sollicitude saura protéger les cours d'eau contre la dévastation qui en a amené le dépeuplement.
Bien que vivant dans le même milieu, les poissons ne sont pas tous soumis à des conditions identiques d'existence ; leurs moeurs sont déterminées par des caractères physiologiques particuliers. D'une manière générale, ils peuvent être divisés en deux grandes classes : les espèces sédentaires et les espèces voyageuses. Les premières comprennent les poissons qui vivent dans l'espace restreint d'une partie du cours d'eau où ils sont nés; quant aux secondes, à chaque saison nouvelle elles accomplissent de lointains voyages. Soumises à la loi de reproduction, avec leur instinct pour guide, elles vont à la recherche des lieux où elles doivent rencontrer les conditions nécessaires à la fécondation de leur progéniture.
Ces espèces comprennent le Saumon, la Truite, l'Anguille et l'Alose, qui passent alternativement de l'eau douce dans l'eau salée, afin d'accomplir les différentes évolutions de leur existence.
Ce qui précède suffit à faire comprendre que la police des eaux doit consister principalement, soit à préserver de toute dévastation les frayères pendant l'époque de la ponte et jusqu'à réclusion, soit à permettre les migrations périodiques qui s'accomplissent à la descente comme à la remonte des cours d'eau. Parmi les espèces voyageuses dont nous venons de parler, le Saumon, la Truite et l'Anguille ont une valeur propre dont l'importance est considérable pour l'alimentation, et plusieurs dispositions du projet de loi que nous vous proposons d'adopter sont arrêtées en vue de favoriser leur reproduction."
 Le corps législatif se voit donc proposer avant tout une croissance des "richesses alimentaires" du pays, avec le ciblage sur quatre espèces (saumons, truites, anguilles, aloses) dont la "valeur propre" est d'être appréciée par leur consommateur. La truite ici concernée est la truite de mer, puisque le rapporteur évoque les espèces qui passent de l'eau douce à l'eau salée dans leur cycle de vie. La truite commune de rivière n'est donc pas un enjeu.

Le premier rapport de 1856: la Société d'acclimatation envisage la protection des espèces migratrices
Cette loi est l'aboutissement d'un premier rapport formalisé 9 ans plus tôt par la Société d'acclimatation: le Rapport sur les mesures a prendre pour assurer le repeuplement des cours d'eau de la France de 1856, par Charles Millet, inspecteur des Forêts et membre de la Société (avec MM. de Montgaudry, A. Perier, C. Wallut, C. Millet, étant le rapporteur). Ce rapport énonce ainsi:
"Plusieurs de nos confrères, et particulièrement M. Monier de la Sizeranne, en rappelant à l'attention de la Société d'acclimatation l'importance de la pisciculture pour le repeuplement des cours d'eau de la France, ont exprimé le vœu que des études fussent faites et que des instructions spéciales fussent préparées par la Société, dans le but de propager les bonnes pratiques de pisciculture et d'apporter un remède aux diverses causes qui concourent au dépeuplement des eaux.
Ces importantes questions ont déjà fixé l'attention de la Société ; son Bulletin présente un grand nombre de notices ou mémoires relatifs à la pisciculture : le n° 4 du tome II (avril 1855) renferme des instructions détaillées et pratiques sur la récolte, la fécondation et le transport des œufs de poissons; et le numéro de février 1855 contient un mémoire sur l'hygiène et l'alimentation des jeunes poissons, etc., etc.
Toutefois, dans ces divers mémoires et instructions, on ne s'est occupé jusqu'à ce jour que des moyens de féconder des œufs et de créer de jeunes poissons ; on n'a ainsi envisagé la question qu'à un point de vue très—restreint, car, en pisciculture notamment, il ne suffit pas de créer, il faut surtout savoir conserver.
En effet, les sacrifices de temps et d'argent que l'on pourrait faire pour avoir des poissons à l'état d'alevin ou de fretin, et les meilleurs résultats que l'on pourrait obtenir dans cette voie deviendraient en général inutiles ou tomberaient en pure perte, si le repeuplement naturel ou artificiel des eaux et si la conservation du poisson n'étaient pas protégés d'une manière très-efficace. Il y a donc lieu de rechercher les meilleurs moyens de protection et de conservation, et de les étudier dans leur application réellement pratique."
Le point notable est ici que les auteurs envisagent clairement une stratégie de protection et conservation des espèces, en complément de l'option du repeuplement par le progrès des techniques de pisciculture.



La libre circulation des poissons, un enjeu face aux nouveaux ouvrages
Le rapport en vient à envisager le cas des barrages et autres ouvrages hydrauliques.
"Sur un grand nombre de cours d'eau, on construit soit des usines, soit des barrages, écluses, etc., qui ne permettent pas au poisson de circuler librement et surtout d'aller frayer dans des endroits convenables. Il en résulte nécessairement que la reproduction de plusieurs espèces devient impossible, ou du moins insignifiante, et que, par suite, le dépeuplement des eaux s'opère très-rapidement.
Sans porter aucune entrave au service régulier des usines, de la navigation et du flottage, on peut facilement concilier les exigences de ce service avec celles de la reproduction naturelle du poisson.
Il suffirait, en effet, d'établir sur les points où la libre circulation et surtout la remonte du poisson sont devenues impossibles, soit des passages libres toujours faciles à franchir par la truite et par les migrateurs, tels que saumon, alose, lamproie, etc., soit des plans inclinés avec barrages discontinus qui feraient l'office de déversoirs, ou qui serviraient à l'écoulement des eaux surabondantes, soit enfin des écluses que l'on tiendrait ouvertes à l'époque de la remonte ou de la descente.
L'organisation de ces passages naturels ou artificiels devrait être rendue obligatoire : 1° pour l'avenir, à l'égard des constructions, barrages, écluses, etc., qui seraient établis sur les cours d'eau, et qui, par leur situation, pourraient empêcher ou entraver la libre circulation, et notamment la remonte et la descente du poisson; 2° dès à présent, à l'égard des établissements de cette nature qui existent sur les cours d'eau dont l'entretien est à la charge de l'État, Enfin, dans un grand nombre de localités, les usiniers, et notamment les meuniers, ont établi et entretiennent soigneusement des appareils de pêche (les anguillières, par exemple ), qui sont très-destructeurs. Nous avons vu, en différentes occasions, des appareils dans lesquels on péchait, en une seule nuit, plus de cent kilogrammes de poisson.
On devrait prendre, dans le plus court délai possible, les mesures les plus énergiques pour faire disparaître ces appareils et en empêcher le rétablissement."
On peut observer que les auteurs déplorent surtout la construction des ouvrages nouveaux – les meuniers sont plutôt cités pour leur braconnage. Ce point n'est pas très étonnant et se trouve conforme aux observations que l'on a pu faire plus tard sur la disparition des grands migrateurs. Dans le cas du bassin de Loire notamment, très étudié, on a montré que le saumon disparaît des têtes de bassin à l'occasion de la construction de grands barrages de navigation ou de rehausse d'ouvrages en place, davantage que du fait de l'hydraulique d'Ancien Régime (voir cet article détaillé).

Un "schéma idéal": supprimer des ouvrages, repeupler des rivières
Enfin, les auteurs du Rapport de 1856 en viennent à émettre le schéma idéal de repeuplement des rivières françaises.
"Dans l'état actuel des cours d'eau de la France, ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce serait : 1° De supprimer les barrages partout où leur établissement n'est pas indispensable pour le service des usines ou pour celui de la navigation et du flottage; 2° Dans tous les cas, de modifier l'organisation de ces barrages de manière à permettre la remonte des poissons migrateurs et la libre circulation des poissons de toutes catégories; 3° D'encourager et de favoriser l'exploitation et le développement des réservoirs ou viviers à poissons marins, et la culture des huîtres et des moules; 4° De compléter l'organisation d'un bon service de surveillance, de manière à protéger efficacement la reproduction naturelle et la conservation du poisson, et de faire poursuivre d'office, par le ministère public, les délits de pêche.
Ces mesures seraient suffisantes pour faire rendre aux cours d'eau, d'ici à peu d'années, une grande partie de ce qu'ils produisaient autrefois et de ce qu'ils pourraient encore produire en bons poissons comestibles, et pour développer sur une très-grande échelle la production du saumon.
Elles sont, d'ailleurs, les plus simples, les plus économiques et les plus pratiques.
Accessoirement ou simultanément : on organiserait, dans les affluents et les ruisseaux, des frayères artificielles.
On procéderait, dans des cours d'eau secondaires et dans quelques sources convenablement disposées, à la production de l'alevin des meilleures espèces de poissons par la méthode des fécondations artificielles."
Avec le recul, il est évidemment saisissant de constater que les hauts fonctionnaires français du Ministère de l'Ecologie déploient aujourd'hui un "schéma idéal" toujours très proche de ces idées formulées voici 160 ans! En particulier, on observe l'idée de faire circuler toutes les catégories de poissons et (dans la logique utilitariste) de supprimer les ouvrages en fonction de leur utilité économique. En revanche, l'objectif de la Société d'acclimatation est toujours la productivité davantage que la naturalité, donc la création de frayères artificielles et l'empoissonnement apparaissent comme des mesures légitimes.

Pour conclure : quelques observations sur la loi de 1865 et son échec

  • La pêche est, dès la naissance des mesures législatives modernes sur la circulation des poissons, le premier objectif des politiques. Ce trait sera constant jusqu'à nos jours, même si les évolutions les plus récentes (LEMA 2006) ont été plus discrètes sur la réalité de cet objectif. Au XIXe siècle, il s'agit encore d'une pêche d'alimentation, avec une grande majorité de la population en zone rurale et dans les faubourgs industriels au long des fleuves.
  • Les éléments essentiels du dispositif actuel sont déjà présents voici un siècle et demi : distinction entre des mesures de protection et de restauration (qui donnera plus tard des rivières réservées et classées), compréhension des mécanismes de la migration et de l'accessibilité aux frayères, insistance sur les salmonidés en raison de l'intérêt particulier des pêcheurs et consommateurs pour leur chair appréciée.
  • La première loi de 1865 reçoit sa circulaire d'application dès le 12 août 1865 mais elle ne connaîtra ses premiers décrets d'application qu'à compter de 1904. Ce sera un échec, avec une mise en oeuvre rapidement limitée (voir cet article). La reprise de la gestion des rivières par les Ponts et Chaussées (à compter de 1862) favorise la culture de l'ingénieur sur celle du naturaliste ou du pêcheur. La difficulté est au demeurant constatée par la Société d'acclimatation malgré ses efforts (rapport Raveret-Wattel sur les échelles à saumons in Bulletin SNAF 1884). La construction de barrages de plus en plus élevés dans la période 1865-1945 rendra caduc l'espoir de limiter l'effet des ouvrages hydrauliques sur beaucoup d'axes grands migrateurs. Par ailleurs, l'importance économique et alimentaire de la pêche en eaux douces pèse de moins en moins. L'ancienne pêche vivrière se transforme peu à peu en pêche de loisir. Comme nous le verrons dans un prochain article sur la loi de 1984, la pression exercée par cette activité pêche sera de nouveau à l'origine des exigences législatives de continuité.

Illustrations
Echelle à saumon sur la Vienne à Chatellerault. Photographe : Duclos, J. 1873, Ecole nationale des ponts et chaussées. Source.
Plan d'échelle à poisson in Millet C (1888), Les merveilles des fleuves et des ruisseaux (3e édition illustrée de 66 vignettes sur bois par A. Mesnel). Source.

A lire également
Genèse de la continuité des rivières en France (2) : la loi de 1984

23/07/2017

Circulaire d'application du délai de 5 ans en rivières de liste 2 : désaccord persistant avec l'administration

Le délai supplémentaire de 5 ans pour mettre aux normes les ouvrages hydrauliques en rivières classées liste 2 au titre de la continuité écologique vient de recevoir une circulaire d'application. L'administration y reconnaît un "climat difficile" et le besoin de "souplesse", "pragmatisme" et "proportion". Mais la direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère reste sur des positions tout à fait inacceptables, notamment l'obligation pour chaque particulier de faire lui-même un diagnostic écologique, un avant-projet et des plans détaillés de solutions. Cette seule contrainte représente déjà 10 à 30 k€ de frais selon les sites, bien au-delà des capacités des particuliers. Sur certaines rivières, la phase diagnostique a été proposée gratuitement à échelle de tronçon cohérent, en conformité avec l'article L 214-17 CE faisant obligation à l'autorité administrative de proposer des règles de gestion et équipement. Les propriétaires sur les autres cours d'eau n'ont pas à engager des sommes exorbitantes pour des études de site unique n'ayant pas de sens au regard des enjeux de la continuité.



Une circulaire d'application non parue au Journal Officiel, sous la forme d'une "Note technique du 06 juin 2017" NOR : TREL1714096N, précise la position du Ministère de la Transition écologique et solidaire sur la mise en oeuvre du délai supplémentaire de 5  ans pour la mise en oeuvre de la continuité écologique dans les rivières classées au titre de l'article L 214-17-1 CE (liste 2).

Le premier alinéa du III de l’article L 214-17 code de l’environnement a été complété à l'occasion du vote de la loi Biodiversité par une phrase ainsi rédigée :

"Lorsque les travaux permettant l’accomplissement des obligations résultant du 2° du I n’ont pu être réalisés dans ce délai, mais que le dossier relatif aux propositions d’aménagement ou de changement de modalités de gestion de l’ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l’eau, le propriétaire ou, à défaut, l’exploitant de l’ouvrage dispose d’un délai supplémentaire de cinq ans pour les réaliser."

Cette note reflète donc les instructions reçues par les services de la DDT(-M) en charge de l'application. Il s'agit en particulier d'interpréter la phrase : "le dossier relatif aux propositions d’aménagement ou de changement de modalités de gestion de l’ouvrage a été déposé auprès des services chargés de la police de l’eau"

Il y a deux hypothèses : le propriétaire seul fait une proposition, un portage d'études globales est mené par un syndicat de rivière (ou parc ou autres établissement public ayant une compétence eau).

Dans le cas du propriétaire seul, la circulaire énonce : "Dans le cas d’une restauration au niveau d’un ouvrage portée par le propriétaire, il y a lieu de considérer que le dépôt auprès de l’autorité administrative, de l’étude de diagnostic de l’impact et d’analyse des différents scénarios de réponse, au stade d’avant-projet sommaire avec le choix du scénario, permette de bénéficier du délai supplémentaire." 

Dans le cas du portage global, la circulaire précise : "Il convient donc de considérer que l’information officielle du service instructeur quant au choix du scénario global permet de bénéficier, pour la mise en œuvre des travaux de ce scénario, du délai supplémentaire à la condition que cette information soit accompagnée :
- de l’accord des propriétaires sur le scénario choisi pour leur ouvrage (en cas de désaccord, le propriétaire ne pourra pas bénéficier du délai supplémentaire accordé à la démarche publique et devra proposer lui-même une solution pour son ouvrage) ;
- d’une proposition d’échéancier pour les étapes ultérieures de mise en conformité ouvrage par ouvrage."

Enfin, la circulaire reconnaît à plusieurs reprises les difficultés : "Il est demandé aux services de mettre en œuvre ces modalités avec souplesse. Cette note devra être appliquée avec pragmatisme et proportion tout en maintenant l’objectif de la politique de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Des compléments pourront être demandés par les services dans l'hypothèse où un dossier incomplet serait déposé. (…) Compte tenu du climat difficile autour de la mise en œuvre des obligations de restauration de la continuité écologique des cours d’eau et de la nécessité d’améliorer la concertation autour des interventions à réaliser, le dépassement de l’échéance des 5 ans initiaux est l’occasion de mettre en place une nouvelle façon de travailler avec les différents acteurs concernés et de réfléchir à ce que l’on peut appeler un nouvel «agenda programmé»."

Nous sommes en désaccord avec cette circulaire 
Notre association est en désaccord avec l'interprétation de l'article L 214-17 CE que le Ministère de la Transition écologique veut imposer.

Délai toujours irréaliste, 85% des ouvrages orphelins de solutions - Comme l'a montré le rapport du CGEDD, il y a plus de 20.000 ouvrages classés en liste en 2 en France et plus de 80% sont toujours orphelins de solutions à l'échéance du premier classement de 5 ans. Les services instructeurs et les Agences de l'eau ne traitent que quelques centaines de cas par ans, et au rythme observé, il faudra 51 ans pour trouver des solutions sur l'ensemble des ouvrages classés. La réforme est donc totalement irréaliste, l'administration n'est pas en position légitime pour exiger que tous les propriétaires déposent des dossiers à échéance de 5 ans alors même que ses services ne sont manifestement pas en mesure de les traiter.

L'administration doit définir des règles d'équipement, entretien, gestion - L'article L 214-17 CE définit ainsi la liste 2 : "Une liste de cours d'eau, parties de cours d'eau ou canaux dans lesquels il est nécessaire d'assurer le transport suffisant des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant." Il apparaît donc explicitement qu'il revient à l'autorité administrative de définir des règles de gestion, entretien, équipement – et déjà de les motiver. Cela fait sens : l'enjeu piscicole et sédimentaire se définit à échelle du tronçon voire d'un bassin entier (pas seulement au niveau d'un site), et le choix ultérieur de solutions pour chaque site demande une expertise dont ne disposent pas les propriétaires. Le cas échéant, c'est aux MISEN en accord avec les gestionnaires de rivières (EPTB, Epage) de proposer des études globales sur les tronçons. Cela n'a pas été fait sur la plupart des ouvrages, notre association comme nombre de ses consoeurs en ont averti les préfets.

Sommes exorbitantes (jusqu'à 30 k€) pour le seul diagnostic et avant-projet - Un bureau d'études travaillant pour le diagnostic, les avant-projets et les plans détaillés en vue de la mise en conformité à la continuité écologique demande des sommes allant de 10 à 30 k€ selon la complexité du chantier. Cette dépense est exorbitante pour le particulier. Elle est diversement subventionnée par les Agences de l'eau (première inégalité des citoyens devant les charges publiques) et certains propriétaires ont bénéficié d'études gratuites payées par un gestionnaire en concertation avec l'administration (deuxième inégalité des citoyens devant les charges publiques). Nous refusons donc que la charge du diagnostic hydro-écologique revienne aux particuliers et non aux administrations en charge de l'eau.

Conclusion : unité des propriétaires, riverains et associations face aux diktats
Pour l'ensemble de ces raisons, la circulaire d'application publiée le 6 juin 2017 est incorrecte dans l'interprétation des obligations de l'administration, décalée par rapport à l'énorme retard pris dans la réforme de continuité écologique, inadaptée au petits ouvrages n'ayant aucun moyen de faire face à des demandes complexes et coûteuses.

On peut consulter des modèles de courrier à l'administration à envoyer avant l'échéance du premier délai de 5 ans, sachant que chaque propriétaire doit les adapter à son cas particulier. Nos adhérents peuvent nous consulter au cas par cas et une réunion sera organisée à l'automne pour définir à la fois la position collective et les cas particuliers sur les rivières de nos bassins en Yonne, Côte d'Or et départements limitrophes.

Pour conclure, nous appelons l'ensemble des associations de moulins et riverains à maintenir la même position face à l'administration, à informer leurs députés nouvellement élus de la situation, à saisir l'ensemble des parties prenantes (administration, élus locaux et nationaux, ministère, média) sur les cas manifestes d'excès de pouvoir et de demandes délirantes. La manière dont les moulins, étangs et usines à eau sont traités depuis 5 ans est inacceptable. La continuité écologique progressera quand l'administration cessera de tenir un discours favorable à la destruction des ouvrages hydrauliques et proposera un financement à 100% de la préparation et exécution des chantiers, dans les seuls cas où ils répondent à un gain écologique manifeste.

Illustration : un bief sur la Seine cote-dorienne. Par défaut, les ouvrages hydrauliques les plus modestes doivent être considérés comme ne constituant pas des obstacles permanents à la continuité écologique, car contrairement aux grands barrages qui entravent également le lit majeur, les seuils et chaussées sont noyés et contournés en crue. Pour les moulins dotés d'organes mobiles au niveau du lit mineur, des solutions simples comme l'ouverture des vannes un jour par semaine, ou encore de manière continue pour une durée déterminée en période migratoire des espèces d'intérêt, auraient dû être privilégiées dès le début de la réforme. Ajoutons qu'aucune opération d'effacement d'un ouvrage n'est tolérable sans une estimation globale de biodiversité et d'impact écologique au droit du site modifié, car le gain pour quelques espèces de poissons (demandé souvent par des pêcheurs de salmonidés) peut très bien se traduire par un bilan négatif faune-flore-fonge selon l'évolution des niveaux d'eau dans la rivière et ses annexes hydrauliques.

A lire également
Continuité écologique : rien n'est réglé, ce que nous attendons du nouveau gouvernement
La réforme de continuité écologique doit se poursuivre car les dispositions actuelles sont toujours dénuées de réalisme. Nous attendons en particulier la suppression du délai en liste 2 (aménagement au fil des propositions solvables), le principe de non-discrimination des solutions de continuité (fin de la prime dogmatique à l'effacement des agences de l'eau, des SDAGE et des SAGE), l'obligation pour l'administration ou à défaut le gestionnaire de procéder à une analyse coût-bénéfice des options de continuité sur chaque masse d'eau classée L2, l'intégration de l'ensemble de la biodiversité (dont oiseaux, amphibiens, végétation riveraine, etc.) dans l'évaluation des options.

20/07/2017

La restauration écologique de rivière sacrifie-t-elle le facteur humain en zone rurale? (Zingraff-Hamed et al 2017)

Une équipe de chercheurs a étudié 110 projets de restauration de rivière menés entre 1980 et 2015 en France, dont le coût médian approche les 200.000 euros. Leur but était d'en faire une typologie selon les motivations, mais aussi de mener une comparaison des actions menées en zone urbaine et en zone rurale. On peut observer dans leurs résultats que le facteur humain dans la motivation (améliorer la qualité de vie des habitants) est totalement absent des projets ruraux, alors qu'il est présent dans le tiers des  projets urbains. Tout pour les poissons, les insectes et les sédiments, rien pour les riverains? C'est l'impression qu'ont beaucoup d'habitants des zones rurales pour la question de la réhabilitation physique des cours d'eau, notamment dans le cadre de la continuité écologique qui accapare une bonne part des fonds publics en hydromorphologie depuis 5 ans. Autres observations notables : les projets français sont centrés sur l'habitat aquatique par rapport à la zone riveraine qui intéresse davantage les gestionnaires en Europe ou dans le monde ; la restauration des peuplements de poissons domine les autres motivations, même ceux de la directive cadre européenne sur l'eau.

La "restauration de rivière", parfois appelée réhabilitation ou renaturation, recouvre des chantiers qui visent à améliorer la qualité de l'eau et des milieux, souvent par l'intervention sur les propriétés physiques de l'écoulement, de l'érosion ou de la sédimentation (hydromorphologie). Des actions nombreuses sont concernées. Comme le remarque Aude Zingraff-Hamed et ses trois collègues (UMR CNRS 7324 CITERES, Université François Rabelais, Université de Munich), "l'utilisation d'un seul terme pour une telle variété d'activités de restauration peut amener des incompréhensions, des biais de comparaison entre projets, et elle peut compromettre la fécondation réciproque des projets".

Les chercheurs ont donc essayé de clarifier les typologies de ces chantiers, à la fois selon leurs motivations et selon les zones concernées. Ils ont analysé 110 projets de restauration de rivières réalisés entre 1980 et 2015, dont 78 provenant de la base de l'Onema et les autres de leurs propres travaux de recherche. Chaque projet a été classé comme urbain ou rural (URR, RRR) selon la densité de population, la zone urbaine étant définie à partir de 300 habitants/km2 ou une population de plus de 5000 habitants sur la commune concernée.

Ces 110 projets de restauration concernent 465 kilomètres linéaires de rivières. Le coût médian est de 198.700 € par projet.

La plupart des projets de restauration ont plusieurs objectifs. Une analyse factorielle multiple hiérarchique a permis de dégager cinq types de chantier : Fish (migration de poissons), Blue (restauration d'habitats), WFD (mise en oeuvre de la directive cadre européenne sur l'eau), Flood protection (gestion des crues et inondations), Human (qualité de vie des citoyens).



Répartition des motivations principales des 110 projets analysés. Art. cit., droit de courte citation.

Parmi leurs résultats sur la comparaison des projets urbains et ruraux :
  • les projets urbains combinent plus souvent des buts à la fois écologiques et sociaux que les ruraux (60,5% versus 24,6%),
  • les projets ruraux dominent dans la motivation poisson (53% versus 14%),
  • le facteur humain comme motivation principale est absent des projets ruraux (0% versus 32% pour les villes),
  • le facteur protection des crues et inondations suit la même répartition (0% versus 14%).
Par ailleurs, dans la comparaison des projets français avec les projets internationaux (base National River Restoration Science Synthesis aux Etats-Unis, EU REFORM et RiverWiki en Europe), les chercheurs observent que:
  • la France se distingue par l'insistance sur les habitats aquatiques par rapport à la qualité de l'eau ou la zone riveraine (berge, ripisylve, lit majeur),
  • la bonne qualité des eaux au sens de la DCE est parmi les motifs les moins fréquemment invoqués.
Discussion
"Les résultats montre que la restauration de rivières urbaines représente une tendance vers la restauration socio-écologique. Elle donne donc un exemple de la "culture rivière" (Wantzen et al. 2016), c'est-à-dire harmoniser le besoin de rétablir la biodiversité et les services écosystémiques avec les intérêts des populations humaines locales, et créer des sites pour vivre dans et apprendre avec la nature", commentent les scientifiques. On ne peut en dire autant des projets ruraux.

Notre action associative, essentiellement conduite en zone rurale, a permis d'observer la déconnexion manifeste entre les enjeux écologiques et les enjeux sociaux, en particulier dans le domaine de la restauration de continuité écologique qui préempte une large part des financements publics en morphologie depuis 2012. Les services instructeurs de l'Etat (Agences de l'eau, DDT-M, Agence française pour la biodiversité ex-Onema, Dreal de bassin) tiennent des discours presqu'entièrement centrés sur les questions écologiques, considérant comme négligeables d'autres aspects de la gestion de l'eau, en particulier les attentes des riverains relatives au patrimoine, au paysage, au loisir, à la permanence de plans d'eau en été, au maintien des berges. Dans les zones rurales, les syndicats ou parcs assurant la gestion (EPTB, Epage), qui devraient être au plus proche des populations, sont prisonniers d'une absence de fonds propres conséquents (faible population, faibles moyens) et donc d'une forte dépendance aux agences de l'eau, qui tiennent un discours vertical, relativement uniforme et déconnecté des enjeux locaux.

Référence : Zingraff-Hamed A et al (2017), Urban and rural river restoration in France: a typology, Restoration Ecology, epub, DOI: 10.1111/rec.12526

A lire également
Les analyses coût-bénéfice sont défavorables à la directive-cadre européenne sur l'eau (Feuillette et al 2016)
Ce travail, mené par des économiste des agences de l'eau et publié l'an dernier, montrait déjà que les analyses coûts-bénéfices des mesures demandées par la directive cadre européenne sur l'eau sont systématiquement défavorables en zone rurale, alors que le rapport s'inverse en zone urbaine.

50 ans de restauration de rivières par les Agences de l'eau (Morandi et al 2016)
Ce travail montre le passage chez les agences de l'eau du paradigme de la restauration hydraulique et paysagère, anthropocentrée et partant des besoins humains, à celui de la restauration écologique, biocentrée et visant un certain état des milieux aquatiques. Un excès est-il en train d'en chasser un autre? On peut douter de l'avenir de politiques publiques incapables de concilier des améliorations écologiques et des attentes sociologiques ou économiques.