21/10/2017

Biefs, canaux et étangs sont des zones humides au sens de Ramsar

Partout en France, l'actualité révèle des opérations de destruction d'ouvrage hydraulique, souvent motivées par le souhait halieutique d'accroître la densité d'espèces de poissons appréciées de certains pratiquants de pêche. Mais l'ouvrage ne disparaît pas seul : des plans d'eau, retenues, étangs, lacs, biefs, canaux, rigoles sont asséchés et détruits, la superficie totale en eau s'amenuise au profit du seul écoulement du lit mineur. Or, il s'agit là de zones humides qui sont reconnues par la convention de Ramsar et protégées par le droit français. Nous exposons ici quelques aspects techniques et juridiques de cette qualification de zone humide, et nous appelons toutes les associations à exiger des syndicats et des administrations une justification écologique approfondie du bilan de leur disparition, sur chaque chantier. 


La Convention relative aux zones humides d'importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d'eau est un traité international adopté le 2 février 1971 et plus connu sous le nom de Convention de Ramsar. Elle est entrée en vigueur le 21 décembre 1975. La France a signé la convention en 1971 et l'a ratifiée en 1986.

La convention de Ramsar donne une définition large des zones humides dans son article premier :
« étendues de marais, de fagnes, de tourbières ou d’eaux naturelles ou artificielles, permanentes ou temporaires, où l’eau est stagnante ou courante, douce, saumâtre ou salée, y compris des étendues d’eau marine dont la profondeur à marée basse n’excède pas six mètres »
Dans les critères de reconnaissance des zones humides, Ramsar consacre une section particulière aux "zones humides artificielles", qui sont ainsi énumérées :
1 Étangs d’aquaculture (par ex. poissons, crevettes).
2 Étangs; y compris étangs agricoles, étangs pour le bétail, petits réservoirs; (généralement moins de 8 hectares ).
3 Terres irriguées; y compris canaux d’irrigation et rizières.
4 Terres agricoles saisonnièrement inondées.
5 Sites d’exploitation du sel; marais salants, salines, etc.
6 Zones de stockage de l’eau; réservoirs/ barrages/retenues de barrages/retenues d’eau; ( généralement plus de 8 hectares ).
7 Excavations; gravières/ballastières/glaisières ; sablières, puits de mine.
8 Sites de traitement des eaux usées; y compris champs d’épandage, étangs de sédimentation, bassins d’oxydation, etc.
9 Canaux et fossés de drainage, rigoles.
ZK(c) Systèmes karstiques et autres systèmes hydrologiques souterrains, artificiels 
La Convention rappelle ainsi une évidence reconnue par les experts et chercheurs en histoire de l'environnement : de nombreuses zones humides sont issues de la reconfiguration des bassins versants par les activités humaines au cours des derniers millénaires (voir Derex 2017 pour une introduction grand public). Dans les zones densément et anciennement peuplées comme l'Europe, les formes fluviales actuelles n'ont rien de spontané dans la majorité des cas. Des dizaines de milliers d'étangs français sont par exemple issus de l'ancienne gestion piscicole et maraîchère. L'origine "naturelle" ou "artificielle" d'une zone humide est donc un faux débat : ces milieux suscitent l'intérêt pour des fonctionnalités physiques et biologiques, ainsi que pour la diversité d'habitats qu'elles offrent et, basiquement, pour la disponibilité d'un milieu aquatique ou semi-aquatique plutôt que sec.

En droit français, les zones humides sont protégées par le Code de l'environnement. L'article L 211-1 CE les définit comme d'intérêt général dans le cadre de la gestion durable et équilibrée de l'eau :
1° La prévention des inondations et la préservation des écosystèmes aquatiques, des sites et des zones humides ; on entend par zone humide les terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d'eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ; la végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l'année
On observe que cette définition très générale (terrain inondé d'eau douce) recouvre aussi bien des milieux naturels qu'artificiels, dont ceux spécifiés par Ramsar.

Le problème posé par la continuité écologique "à la française"
La réforme française de continuité écologique, inscrite dans la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006, a demandé de favoriser le transit sédimentaire et, surtout, la circulation des poissons migrateurs sur les rivières. A cette fin, plus de 20.000 ouvrages ont été classés en vue de les aménager (rivières classées en liste 2 au titre de l'article L 214-17 CE). Il s'agit pour la France d'une loi inscrite dans la continuation d'anciennes demandes halieutiques et non dans une réflexion propre au début du XXIe siècle (voir cet article sur le genèse des lois de continuité). Le problème est qu'une mesure favorable à certaines espèces de poissons ne l'est pas forcément pour le vivant en toute généralité (les poissons ne représentent que 2% des animaux aquatiques).

L'expérience révèle que sur plusieurs bassins, la destruction des ouvrages hydrauliques est la solution majoritairement choisie: 75% d'effacement en Seine-Normandie, 72% en Artois-Picardie, 58% en Loire-Bretagne par exemple (voir les données in CGEDD 2016). Or, cette destruction aboutit à faire disparaître ou à assécher :
- des étangs,
- des retenues et lacs,
- des biefs et canaux,
- des annexes hydrauliques intermittentes (type déversoir).

Il en résulte la diminution de la surface en eau, de la diversité des biotopes, des zones favorables à certains espèces faunistiques et floristiques. L'impact écologique et le bilan de biodiversité de ces opérations ne sont presque jamais étudiés, et quand ils le sont, c'est presque toujours à travers des évolutions de certaines populations piscicoles spécialisées. L'avifaune en particulier n'est pas inventoriée avant et après, pas plus que l'herpétofaune (ou, dans un autre ordre idée, la biomasse totale et sa productivité).

Ce que vous pouvez faire
Il appartient aux associations de moulins, étangs, riverains, protection du patrimoine naturel et/ou du patrimoine culturel de défendre la diversité écologique et paysagère des bassins versants, en particulier le maintien des zones humides naturelles comme artificielles.

Face à tout projet d'effacement d'ouvrage hydraulique conduisant à la réduction de la surface en eau (temporaire et permanente) et à une perte de fonctionnalité (comme l'auto-épuration), il doit être demandé au porteur de projet une étude d'impact complète sur la biodiversité et la fonctionnalité des milieux, et en particulier ce respect des zones humides tel que la loi l'exige (L 211-1 CE, Ramsar).

Nous pouvons signaler que dans le cas des ouvrages de Prusly-sur-Ource et Villotte-sur-Ource, le commissaire enquêteur a considéré comme recevable notre demande d'évaluation de l'impact écologique lié à la disparition des biefs et annexes hydrauliques. Le syndicat SMS (ex Sicec) a exposé qu'il ne souhaitait pas donné suite, mais à la dernière réunion du comité syndical, une majorité d'élus ont refusé de voter le caractère d'intérêt général du projet, évitant ainsi un contentieux que notre association aurait porté. Cela démontre que l'on peut agir pour protéger les patrimoines naturels et culturels. Notre association est à disposition pour vous conseiller sur des cas concrets où des biotopes d'intérêt sont ainsi menacés.

A lire en complément pour formuler vos requêtes
Evaluer le préjudice écologique lié à la destruction des retenues, biefs et étangs

18/10/2017

Les sciences sociales se saisissent de la question des effacements de barrages (Sneddon et al 2017)

Un numéro spécial de la revue Water Alternatives vient d'être consacré à la question de l'effacement des barrages en France, en Europe et dans le monde, vue sous l'angle des sciences sociales. Nous en commenterons plusieurs articles, en commençant ici par celui, introductif à la problématique, de Chris S. Sneddon, Régis Barraud et Marie-Anne Germaine. Ces trois chercheurs observent notamment que la suppression des barrages est devenu un objet de contestation, avec des critiques et conflits révélant la dimension complexe des représentations de la nature dans la société. D'où la nécessité d'une analyse critique des stratégies des acteurs comme des modes de construction de l'hydropolitique.


Chris S. Sneddon (Dartmouth College, Etats-Unis), Régis Barraud (Université de Poitiers, équipe Ruralités) et Marie-Anne Germaine (Université Paris Nanterre, laboratoire LAVUE) introduisent un numéro spécial de Water Alternatives dédié à la suppression de barrage et à la restauration de rivière dans une perspectives internationale.

A compter des années 1990, la gestion écologique des rivières a évolué en Amérique du Nord et en Europe. A la lutte contres le pollutions chimiques s'est ajoutée la restauration physique visant à rendre à la rivière certaines de ses propriétés dynamiques. "Parmi les actions de restauration écologique les plus emblématiques, le démantèlement des barrages et des seuils est un outil de gestion de plus en plus défendu par un ensemble de scientifiques, d'organisations environnementalistes et d'acteurs gouvernementaux", pointent les auteurs.

Aux Etats-Unis, l'association American Rivers rapporte 1400 ouvrages hydrauliques détruits depuis 1912, dont plus de 70% depuis 1999. En Europe, l'association European Rivers Network pointe 3450 obstacles à l'écoulement effacés depuis les années 1990. "Aux Etats-Unis et en Europe, la plupart des ouvrages sont des petits barrages et seuils associés à d'anciens moulins".

Mais cette politique suscite des questions. Des désagréments sinon des controverses surgissent à propos des objectifs et des méthodes de la restauration de rivière. "Le succès ou l'échec des processus de consultation, la participation du public et le rôle des communautés locales, le lien entre les opérations de restauration écologique et le développement de projets d'économie locale, et la perte ressentie d'un paysage historique valorisé font partie des sujets que les chercheurs en sciences sociales examinent dans la restauration de rivière".

Les chercheurs énumèrent ainsi une liste de questions qu'ils  se posent aujourd'hui :

"Qu'est-ce que les effacements de barrage révèlent à propos des déplacements de représentation des rivières par diverses communautés humaines? Comment les arguments pour et contre la destruction des barrages sont-ils présentés, diffusés et contestés ? Quelle constellation de forces politiques, économiques, culturelles et économiques guident la suppression des barrages et la restauration des rivières dans ce contexte historique? Commebt divers groupes sociaux (agences gouvernementales, défenseurs de l'environnement, populations locales) perçoivent et évaluent la destruction de barrage? Dans quelle mesure des facteurs non-humains (poissons, rivières) guident les débats et processus de la suppression d'ouvrages? Quel est le rôle des différents types de connaissance (scientifique, experte, locale) dans les effacements contestés, où et comment ces domaines de connaissance entrent-ils en conflit? Qu'est-ce qui définit un succès ou un échec dans le contexte des effacements de barrage et de la restauration de rivière, et comment des perspectives apparemment incommensurables sur la destruction peuvent être reconnues et intégrées?"

Enfin, Chris S. Sneddon et ses collègues soulignent la diversité des approches nécessaires pour répondre à ces questions : écologie politique, services écosystémiques, théorie de l'acteur-réseau, géographie physique critique, études des sciences et technologies. Ils observent notamment à travers certaines approches mobilisées un dépassement de la "division épistémologique artificielle" entres des sciences "sociales" et "naturelles", comme si "les domaines ontologiques de l'humain et du non-humain pouvaient être séparés en pensée et en action".

Discussion
On doit se féliciter de voir un nombre croissant de travaux venus des sciences sociales s'intéresser à cette question de l'effacement des ouvrages hydrauliques, plus généralement à la question des rivières.

En France, la programmation publique en ce domaine s'est très largement fondée sur une expertise successivement halieutique, hydrobiologique et hydromorphologique. Il est compréhensible que la rivière comme phénomène biophysique soit au coeur de politiques environnementales, mais la réduction des cours d'eau à cette dimension décrit très incomplètement leurs réalités historiques, sociales, psychologiques, esthétiques et économiques. Tout se passe un peu comme si nous étions passés d'un antinaturalisme brut (la nature est une ressource soumise à l'homme et destinée à être valorisée) à un naturalisme naïf (la nature est une instance séparée de l'homme et destinée à être  conservée), sans pouvoir imaginer des approches un peu plus complexes, métisses, de la question.

Référence : Sneddon CS et al (2017), Dam removals and river restoration in international perspective, Water Alternatives, 10,3, 648-654

Lire aussi
Contre le réductionnisme écologique: l'ouvrage hydraulique comme fait historique et social 
Les 6 dimensions des rivières: impératif du pluralisme et besoin d'une socio-écologie 

Illustration : destruction à la dynamite du barrage Marmot sur la rivière Sandy, Oregon (NOAA, domaine public). C'est aux Etats-Unis que le démantèlement des barrages a connu une mise en valeur précoce, autour de revendications portées par des associations environnementalistes, des sociétés de pêche et des communautés amérindiennes. Le contexte nord-américain a aidé à cette cristallisation : imaginaire de la nature sauvage (wilderness) et scénique (sanctuarisation de parc), lois fédérales de protection d'espèces et de milieux dès les années 1960, moindre profondeur historique des implantations hydrauliques hors des zones anciennes de colonisation de l'Est du pays. Pourtant, ce pays connaît aussi bien des oppositions locales aux destructions d'ouvrage (voir notre rubrique Etats-Unis).

11/10/2017

Un manifeste pour des rivières durables

L'association Hydrauxois propose à la réflexion nationale des riverains ce texte sur l'avenir des rivières. A l'idée parfois dévoyée et assez pauvre de rivière "sauvage" ou "renaturée", qui inspire depuis une décennie la programmation publique, nous préférons un nouvel horizon : la rivière durable, riche de l'ensemble de ses patrimoines, conciliant l'ensemble de ses usages, préservant l'ensemble de ses potentialités écologiques, gérée en concertation avec l'ensemble de ses riverains. Ce texte exprime aussi une attente de plus en plus forte dans nos sociétés : que la décision publique se rapproche des citoyens, qu'elle suscite et écoute leur parole pour co-construire la décision,  au lieu de s'en éloigner dans un déficit démocratique de plus en plus alarmant. Nous appelons nos consoeurs associatives à une lecture critique du présent texte et à une réflexion collective pour la création d'un label "rivières durables", susceptible de potentialiser nos actions et de proposer aux élus un cadre nouveau de gouvernance pour nos rivières. 




Les rivières durables, ce sont

  • des rivières en bon état chimique, avec un minimum de pollutions dommageables à l'environnement et à la santé
  • des rivières en bon état biologique, accueillantes à la diversité endémique ou acquise de la faune et de la flore
  • des rivières respectueuses des patrimoines bâtis anciens, des paysages aménagés, des loisirs et des usages locaux
  • des rivières aménagées par la concertation avec les riverains et avec leur participation aux processus de décision
  • des rivières conciliant la protection de l'environnement, les besoins de l'économie, les attentes de la société
  • des rivières formant le lien entre les générations passées et les générations futures

Agir pour des rivières durables
Le souci du développement durable possède trois grands piliers, l'économie, la société, l'environnement. Son idée maîtresse est que l'activité économique, au coeur de la prospérité collective, doit être attentive à l'expression des besoins sociaux et au respect des équilibres environnementaux. Cette conviction implique notamment de protéger autant que faire se peut les milieux naturels de ce qui les dégrade. Dans le cas des rivières et des milieux humides, cela concerne de nombreux domaines où s'exerce une pression négative sur la diversité du vivant : les prélèvements quantitatifs de la ressource en eau, les diverses pollutions, la surexploitation commerciale, l'invasion d'espèces proliférantes, l'altération ou la disparition des habitats d'intérêt, la perte de certaines fonctionnalités, les effets hydrologiques et thermiques du changement climatique. Tous ces impacts n'ont pas la même intensité ni la même amplitude, tous les habitats n'ont pas le même intérêt pour la biodiversité, toutes les espèces ne sont pas également menacées : l'action pour des rivières durables vise à définir les priorités écologiques et agir sur elles à partir d'un diagnostic partagé sur chaque bassin, en conservant à l'esprit les dimensions sociales et économiques de l'eau. Les citoyens doivent se mobiliser pour des rivières accueillantes à l'homme et au vivant.

Concilier nature et société autour de la rivière
Riche de ses patrimoines biologiques, culturels, paysagers, la rivière relie l'homme à la nature comme à l'histoire. Longtemps, nous nous sommes représentés la nature comme une instance séparée, extérieure, une nature définie comme le non-humain, ce qui s'opposait à la société. Nous savons aujourd'hui que c'est faux : la nature est hybride. Dans les sociétés anciennement et densément peuplées comme l'Europe, il n'existe plus de rivières sauvages, vierges ou primaires. Les bassins versants sont modifiés depuis des millénaires à travers les usages de leurs sols (agriculture, urbanisation), les écoulements et la sédimentation ont changé, de même que les peuplements. Les climats locaux ont changé. La nature est en évolution dynamique permanente, et elle s'adapte notamment aux influences exercées en son sein par l'homme. Il n'y a pas lieu, comme le suggère parfois une certaine vision radicale, d'opposer la nature à l'homme, de condamner toute influence humaine comme étant mauvaise en soi, de réclamer des rivières dont l'homme serait écarté, voire exclu. Un tel choix ne serait pas durable car il ignore les besoins économiques, les attentes sociales et la diversité des représentations de la nature à partir desquels se conçoivent les enjeux des protections environnementales. De même, la nécessaire protection de la biodiversité doit se distinguer de l'illusoire gardiennage d'une nature-musée ne comportant que des espèces patrimoniales ou endémiques, ou des biocénoses identiques à elles-mêmes dans le temps : la diversité évolue aussi. Ce sera encore plus vrai en situation de changement climatique appelé à modifier l'écotype de nombreuses rivières. En revanche, cette association ancienne de l'homme et de la nature ne doit pas faire oublier que nos actions le plus récentes, à la suite de la hausse démographique et des progrès en mécanisation, génie civil, chimie de synthèse, ont des effets plus brutaux et rapides que jadis sur la nature. Cela appelle une vigilance environnementale et des corrections là où c'est nécessaire.

Remettre l'eau au coeur des projets de territoires
Tout au long de leur histoire, les humains se sont installés à proximité des cours d'eau, des plans d'eau et des littoraux. L'eau est un lien, la rivière possède des dimensions multiples. Rivière nature : définie par sa morphologie et sa biologie, ses écoulements et ses peuplements, c'est la rivière vue à travers son écologie. Rivière culture : ponts, gués, lavoirs, moulins, forges, douves, canaux, barrages… c'est la rivière porteuse d'un patrimoine visible qui manifeste les usages humains à travers les âges. Rivière paysage : rencontre de la nature et de la culture, le paysage est la première image que la plupart des gens ont d'une rivière, selon sa visibilité et son accessibilité. Rivière usage : elle se définit par son exploitation utilitaire, qu'il s'agisse d'eau potable, d'irrigation, d'énergie, de navigation, d'extraction de granulats, de pisciculture, de pêche professionnelle, etc. Rivière plaisir : elle occupe nos souvenirs d'enfants (ou d'adultes) avec la baignade, la pêche, la randonnée, le canotage, le kayak, le rafting, etc. Rivière risque : dans la mémoire et l'actualité, la rivière ne véhicule pas que des images positives, elle est aussi associée aux crues et aux inondations, ainsi qu'à un caractère imprévisible (étiages, assecs). Ces multiples dimensions de la rivière ne sont pas toujours perçues par les citoyens et les décideurs. Elles sont pourtant une richesse pour les territoires à l'heure où l'on cherche un modèle de développement plus proche de la nature et plus durable dans les usages que nous en faisons.

Garantir un dialogue environnemental ouvert
Par définition, l'environnement est la cause de tous, donc tous doivent participer à la réflexion, à la discussion et à la décision sur son avenir, en participation directe ou par représentation. C'est le principe du dialogue environnemental. L’article 7 de la charte de l’environnement inscrite dans notre Constitution en définit la portée: "toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement". Concrètement, ce dialogue doit être développé par une meilleur reflet et une meilleure écoute de la société civile, à côté des partenaires économiques et des décideurs politiques, ainsi que des acteurs traditionnels déjà représentés (associations de consommateurs, ONG environnementalistes, sociétés et fédérations de pêche). Les comités de bassin définissant les SDAGE des agences de l'eau et les commissions locales de l'eau accompagnant les SAGE des syndicats de rivière sont aujourd'hui fermés à des nombreuses associations qui ont pourtant des vues à défendre, des idées à proposer et des informations à partager (riverains, moulins, étangs, protecteurs du patrimoine, sociétés des sciences, sports d'eaux vives, etc.). Les programmations environnementales de chaque rivière, très centrées sur la dimension technique, ne laissent pas assez de place dans leur conception à la collecte des attentes démocratiques et sociétales. Il faut donc ouvrir plus largement la politique des rivières à la société.

S'approprier le destin des rivières dans de nouveaux modes délibératifs et participatifs
Le dialogue environnemental a du sens à condition d'avoir un objet réel : s'il s'agit seulement de faire approuver des décisions déjà prises par l'échelon supérieur, sans aucune possibilité d'influer sur l'issue, les citoyens ont le sentiment légitime d'une exclusion ou d'une tromperie. On ne veut pas dialoguer avec eux, simplement les convaincre en écartant leurs objections. De ce point de vue, l'eau affronte les mêmes problèmes que de nombreux autres domaines d'action : une excessive complexité (millefeuille des administrations et collectivités), une lourde pyramide normative allant des directives européennes aux réglementations locales, une difficulté à sortir de la verticalité pour laisser place à l'autonomie locale. Un peu partout en Europe, on teste aujourd'hui de nouveau mode de concertation et de décision. Le sondage délibératif permet par exemple à une assemblée représentative des citoyens de découvrir, discuter, amender les projets publics, au cours d'un processus itératif accompagné par des experts des différents domaines concernés. Ces méthodes et d'autres sont tout à fait adaptées à la construction des programmes d'actions sur les rivières que portent les collectivités ou leurs syndicats. Elles sont susceptible de donner corps à une vraie participation des riverains, tant pour l'élaboration des plans de gestion que pour la participation du plus grande nombre à la vie de la rivière.

Prendre le temps d'adapter les normes environnementales à la réalité
Depuis 20 ans, la France a intégré de nombreuses normes environnementales, soit pour traduire dans son droit des directives européennes, soit dans le cadre de ses lois nationales (de la loi sur l'eau de 2006 à  la loi de biodiversité de 2016) et de leur transposition réglementaire (les interprétations administratives des lois). L'expérience montre que les modifications du droit mettent du temps à se traduire en évolution des activités économiques et des pratiques sociales, avec un risque de décalage entre la suractivité législative ou réglementaire et la capacité des acteurs sociaux à s'y adapter. Par ailleurs, les choix en matière d'environnement doivent s'ajuster aux règles juridiques déjà existantes dans d'autres domaines, ce qui n'est pas toujours évident. De là une forte activité judiciaire dans le domaine environnemental, quand il y a des conflits de droit à trancher. Pour ces raisons, il est souhaitable que les dispositifs juridiques en place fassent l'objet d'ajustements, évaluations et adaptations, et que les grands moments normatifs s'espacent davantage afin de laisser le temps au retour d'expérience. L'environnement est un domaine de longue durée, car le vivant ne réagit pas immédiatement aux impacts, donc les outils du droit et de la politique doivent aussi se calquer sur ce rythme.

Garantir la transparence et l'évaluation des politiques publiques
A l'âge de l'internet facilitant pour le grand nombre l'accès aux informations, il existe une demande croissante d'ouverture et de transparence de l'action publique. Quelles sont les décisions et leur genèse? Quelles sommes sont dépensées? Sur quels objectifs concrets l'investissement est-il consenti? Quelles sont les procédures d'évaluation du succès et où sont les résultats observés? Quels engagements prend le gestionnaire si la performance n'est pas au rendez-vous? Toute ces questions sont importantes dans le domaine de l'eau, où la complexité des enjeux comme le caractère assez nouveau de la conservation ou de la restauration écologique impliquent souvent des expérimentations à l'issue parfois incertaine. On parle de gestion adaptative, avec des allers-retours permanents entre l'action et son évaluation. Par ailleurs, il existe pour les citoyens des motifs légitimes d'inquiétude sur l'efficacité de l'action publique environnementale. Depuis 10 ans, les rapports d'audit nationaux ou européens ont pointé des retards, blocages ou incohérences sur de nombreuses politiques en cours : Natura 2000 de la directive habitats, faune, flore 1992 ; bon état écologique et chimique de la directive cadre européenne sur l'eau 2000 ; continuité écologique de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques 2006 ; réduction des phytosanitaires du plan Ecophyto 1 et de la directive pesticides 2009, etc. Il est donc urgent de repenser l'action publique environnementale sur la base de procédures systématiques d'évaluation dont les résultats sont régulièrement exposés aux citoyens et dont les éventuels dysfonctionnements sont identifiés pour être corrigés.

Assurer l'analyse coût-bénéfice des réformes environnementales et leur solvabilité
L'action pour l'environnement doit affronter la question de ses coûts. Si toutes nos alternatives d'aménagement et développement représentaient les mêmes dépenses et les mêmes contraintes, alors nous choisirions sans hésiter les options les plus favorables à la nature. Mais ce n'est pas le cas : il est souvent plus coûteux et plus contraignant d'intégrer des normes environnementales dans les projets. De plus, certaines actions augmentent les services rendus par les écosystèmes à la société, mais d'autres sont sans intérêt direct, elle vise un objectif non-utilitaire fondé sur la valeur intrinsèque de la nature. Ces engagements se font le plus souvent en partie ou en totalité sur argent public : il est donc nécessaire de procéder à des analyses coûts-bénéfices pour maximiser les impact positifs sur l'environnement en minimisant les impacts négatifs pour l'économie ou la société. Dans le même ordre d'idée, de nombreuses réformes pour l'environnement provoquent de la déception car l'ambition affichée au moment de leur lancement est manifestement disproportionnées à nos capacités de financement (problème de la solvabilité) et de mobilisation des acteurs (problème de l'acceptabilité et de la motivation). Au lieu de multiplier des annonces sans suite, il faut agir moins mais mieux, notamment en menant un travail substantiel de préparation à l'amont des décisions. Cela vaut pour la programmation nationale et à échelle des grands bassins hydrographiques, mais aussi pour les chantiers planifiés sur chaque rivière.

Développer une écologie fondée sur la preuve et la donnée
Dans nos démocraties, les politiques publiques sont fondées sur des choix de société en compétition, mais elles reconnaissent la nécessité de suivre les conclusions de la science sur les grands enjeux où cette expertise scientifique est pertinente : santé, énergie, climat, etc. On parle de politiques fondées sur la preuve. Il est dangereux et illusoire d'agir sur la base d'une information partielle, d'une intuition ou d'une intime conviction, et au contraire nécessaire de se confronter en permanence aux faits. De ce point de vue, l'écologie souffre d'une ambivalence : elle est le nom d'une science (ou d'un domaine scientifique), mais aussi le nom d'un mouvement politique et social n'ayant rien de scientifique en soi. En tant que science, et comme toutes les autres disciplines, l'écologie produit des conclusions assez robustes et partagées sur certains sujets, mais plus incertains et plus débattus sur d'autres. Les élus et les citoyens doivent connaître régulièrement l'état exact des connaissances. L'écologie scientifique propose aussi des méthodes pour évaluer l'état des milieux et les impacts qui les perturbent. La qualité de nos débats sur l'environnement, la rigueur de nos choix publics pour l'améliorer et la place de notre pays dans la nouvelle économie de la connaissance exigent une montée en puissance de la science au sein de l'écologie, tant au plan de la recherche fondamentale et appliquée qu'au plan des outils et méthodologies mises en oeuvre par les gestionnaires et de l'information du grand public.

Votre association partage les grandes orientations de ce texte ? Vous aimeriez participer à la construction d'un label "rivières durables" pour aider vos actions et sensibiliser vos élus? Contactez-nous afin d'être informés des travaux à venir.

06/10/2017

Continuité écologique et motivation des décisions administratives

Dans le domaine de la continuité écologique, une minorité d'ouvrages en rivière a fait l'objet d'études diagnostiques préalables permettant à l'administration de proposer des règles de gestion, entretien et équipement, comme la loi de 2006 l'y oblige. La position actuelle de l'administration consiste à nier qu'elle est tenue à cet exercice – en réalité, nier l'évidence qu'elle n'a pas assez de personnels et de moyens pour remplir correctement son rôle de service public, alors que le ministère multiplie les normes inapplicables et que le parlement révise insuffisamment ses lois problématiques. Outre les différentes stratégies de réponse déjà expliquées dans nos pages Vade-mecum, nous rappelons ici que tout acte administratif hors urgence doit être motivé en fait et en droit. Ce principe est opposable à une DDT(-M) qui se contenterait de courriers stéréotypés n'indiquant aucune prise en compte sérieuse de l'écologie du tronçon et des caractéristiques de l'ouvrage concerné.


La loi du 11 juillet 1979 a établi le droit des administrés à recevoir de l'administration une motivation des décisions les concernant. Cette loi a été codifiée récemment dans le cadre Code des relations entre le public et l'administration.

L'article L211-2  de ce Code énonce:
Les personnes physiques ou morales ont le droit d'être informées sans délai des motifs des décisions administratives individuelles défavorables qui les concernent. A cet effet, doivent être motivées les décisions qui : 1° Restreignent l'exercice des libertés publiques ou, de manière générale, constituent une mesure de police ; 2° Infligent une sanction ; 3° Subordonnent l'octroi d'une autorisation à des conditions restrictives ou imposent des sujétions ; 4° Retirent ou abrogent une décision créatrice de droits ; 5° Opposent une prescription, une forclusion ou une déchéance ; 6° Refusent un avantage dont l'attribution constitue un droit pour les personnes qui remplissent les conditions légales pour l'obtenir ; 7° Refusent une autorisation, sauf lorsque la communication des motifs pourrait être de nature à porter atteinte à l'un des secrets ou intérêts protégés par les dispositions du a au f du 2° de l'article L. 311-5 ; 8° Rejettent un recours administratif dont la présentation est obligatoire préalablement à tout recours contentieux en application d'une disposition législative ou réglementaire.
La volonté par l'Etat d'imposer des dispositifs de continuité écologique sur un ouvrage légalement autorisé entre dans l'obligation de motivation de divers alinéas.

L'article L211-5 du même Code énonce par ailleurs :
La motivation exigée par le présent chapitre doit être écrite et comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision.
L'administration ne peut simplement invoquer des lois ou des règlements (LEMA, SDAGE, Règlement anguille, etc.), elle doit aussi démontrer par les faits que le site concerné entre dans le cadre des obligations que ces lois et règlements stipulent.

La jurisprudence a précisé que la motivation d'un acte administratif doit être spécifique, et ne pas se contenter de réponse stéréotypée reprenant des règles générales (arrêt Mugler 1982).

Ces articles pourront être utilement rappelés à l'agent instructeur de l'Etat dans tous les cas où les services de la DDT-M se contentent de rappels généraux du droit et des principes abstraits de continuité. En hydrologie comme en écologie, chaque cas est particulier. Ces dispositions viennent en appui de l'article L 214-17 Code de l'environnement  qui fait expressément obligation à l'administration de définir la mise en oeuvre  de la continuité dans les rivières de liste 2 où elle est exigible :
"Tout ouvrage doit y être géré, entretenu et équipé selon des règles définies par l'autorité administrative, en concertation avec le propriétaire ou, à défaut, l'exploitant."
Dans ses échanges avec l'administration, le maître d'ouvrage aura à coeur de rappeler les raisons pour lesquelles la caractérisation de la discontinuité écologique au droit de sa propriété ne va pas de soi. Par exemple :
  • l'ouvrage restitue l'eau à l'aval et garantit la continuité hydrologique,
  • la retenue n'a pas de capacité de stockage et ne nuit pas à la continuité sédimentaire,
  • l'ouvrage est régulièrement surversé ou contourné par le lit majeur en hautes eaux, il ne représente pas un obstacle permanent à la migration des poissons ni une entrave fatale à leur cycle de vie, comme en témoigne la présence de ces poissons sur le tronçon, à l'aval comme à l'amont,
  • en conséquence de quoi les règles de gestion, équipement, entretien doivent être définies, justifiées, proportionnées, dans le cadre d'une procédure contradictoire établissant la motivation des mesures de police, servitudes ou modifications du droit d'eau.

Il appartiendra donc à l'administration de procéder à un diagnostic du site. Le rapport en résultant (de la DDT-M et/ou de l'AFB) pourra être contesté si le maître d'ouvrage juge qu'il apporte une présentation inexacte ou incomplète de la réalité. Lors de la visite du site par les agents instructeurs de l'Etat, il est conseillé de se faire assister par une association et/ou des voisins bons connaisseurs de la rivière. Il est également loisible au maître d'ouvrage contestant le rapport du diagnostic administratif et sa motivation de solliciter un bureau d'études pour produire un contre-diagnostic, lequel sera utile au contentieux si l'entente avec l'administration est impossible.

29/09/2017

Un siècle d'eutrophisation en héritage

Prolifération des algues vertes sur des plages bretonnes, bloom d'algues toxiques dans les fleuves et les lacs en été, excès de végétation atteignant parfois les têtes de bassin: l’eutrophisation, ou fertilisation subie des eaux courantes, est toujours un problème aujourd'hui. Depuis un siècle, ce phénomène a modifié la chimie et le peuplement des rivières, avec des effets sensibles dès que l'on dépasse les concentrations naturellement observées. Les littoraux et les océans sont l'objet de préoccupation croissante, d'autant que les effets continuent plusieurs décennies après la fin de la pression et que le changement climatique pourrait accentuer la production de biomasse végétale. Une expertise scientifique venant de paraître fait la lumière sur les origines et les conséquences de l'eutrophisation. Elle a été menée par 45 chercheurs CNRS, Inra, Ifremer Irstea et s’appuie sur l’analyse de plus de 4000 publications scientifiques en écologie, hydrologie, biogéochimie et sciences sociales. Nous en publions ci-dessous une introduction reprenant les principaux enseignements, suivi d'un extrait sur l'auto-épuration des cours d'eau. Les chercheurs y rappellent que tout ralentissement de l'eau favorise l'épuration de l'azote – cas des lacs, étangs, retenues que l'on détruit aujourd'hui au risque d'aggraver les pollutions à l'aval, en littoral et en mer. 



L’eutrophisation anthropique désigne la perturbation d'un écosystème aquatique par un apport excessif de nutriments (azote, phosphore). «Ce syndrome peut être assimilé à l’indigestion d’un écosystème ayant emmagasiné tellement de nutriments qu’il n’est plus en mesure de les décomposer par lui-même», résume Gilles Pinay, directeur de l’Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes1 (OSUR)  et rapporteur CNRS de l’expertise scientifique collective Eutrophisation.

Proliférations végétales (parfois toxiques), changement de composition des espèces, perte de biodiversité, diminution de la concentration d’oxygène engendrant parfois des mortalités massives sont les symptômes les plus fréquents de cette fertilisation diffuse et excessive des milieux aquatiques. En France, les proliférations d'algues vertes dans certaines baies de Bretagne sont récurrentes depuis les années 1970/1980, les efflorescences algales (bloom) frappent régulièrement les lacs et autres zones de retenue.

L'eutrophisation massive a débuté à la fin du XIXe siècle, avec les grandes agglomérations, leurs industries et leurs rejets des eaux usées. Cette pollution a diminué quand les villes se sont équipées de stations d’épuration. Des mesures comme l’interdiction des phosphates dans les lessives ont également donné un coup d'arrêt aux formes les plus aigües d'eutrophisation. L'usage des engrais agricoles (naturels ou de synthèse) est alors devenu la première source d'eutrophisation des milieux. Plusieurs mesures ont été engagées à compter des années 2000 :  limitation des épandages de lisier en plein champ, réduction de l’érosion grâce à la plantation de cultures hivernales, promotion de pratiques agricoles à moindre usage d'engrais chimiques.

L'eutrophisation ne cesse toutefois pas quand cessent les émissions de substances qui la causent : il existe un héritage d’un siècle de relargage d’azote et de phosphore vis-à-vis duquel les eaux et les sols ne sont pas à l'équilibre. Il est aujourd'hui démontré que le temps de résidence de l'azote dans certains milieux comme les petits cours d’eau n'est pas de trois ou quatre années après l'apport, comme on le supposait jusqu’ici, mais plutôt de plusieurs décennies.

Les écosystèmes ont une sensibilité variable à l'eutrophisation. La structure des sols et la nature de leurs usages, l'hydrogéologie du bassin-versant, la vitesse d'écoulement de l'eau, la forme des courants et tourbillons en zone côtière ou marine, l'exposition à la lumière, la sensibilité des peuplements à l'oxygène font varier les effets de l'eutrophisation et leurs impacts sur le vivant. Les doses retenues pour l'eau potable (50 mg/litre pour l'azote et 5 mg/litre pour le phosphore) ne reflètent pas les doses ayant des effets sur les assemblages d'espèces des cours d'eau. La concentration normale d'azote est de quelques mg par litre, et la chaîne floristique et faunistique du vivant se modifie lorsque ce seuil est dépassé. L'étude de chaque milieu est donc indispensable.

Les zones littorales et marines sont de plus en plus concernées par ce phénomène en raison de l'apport venant des continents. Des modélisations des flux de nutriments montrent que les quantités arrivant aux estuaires sont passées de 34 à 64 millions de tonnes par an pour l’azote et de 5 à 9 millions de tonnes par an pour le phosphore au cours du XXe siècle (chiffres à échelle mondiale), l’agriculture contribuant à plus de la moitié des flux. En France, les côtes bretonnes ou les lagunes méditerranéennes sont des écosystèmes où s'expriment des préoccupations environnementales, outre l'effet négatifs sur le tourisme et certaines professions.

L’eutrophisation des milieux aquatiques est également sensible aux évolutions du climat. Le changement climatique devrait stimuler la biomasse végétale et diminuer la concentration d’oxygène dissous dans l’eau par élévation progressive des températures. Les épisodes pluvieux intenses tendent à mobiliser l'azote et le phosphore stockés dans les sols. La délimitation des écosystèmes les plus sensibles est donc nécessaire pour y concentrer les efforts de prévention.

Extrait de la synthèse sur l'épuration des nitrates et phosphates

Les cours d’eau : des systèmes de stockages transitoires du phosphore
Les cours d’eau peuvent retenir et utiliser le phosphore dans leurs sédiments grâce aux activités des microorganismes et des algues. Cette capacité de rétention dépend également de la concentration en phosphore des eaux et des sédiments, mais aussi de la complexité de la structure géomorphologique du cours d’eau. En effet, l’augmentation du temps de résidence de l’eau dans un tronçon, causée par le ralentissement du courant, permet le dépôt des matières en suspension minérales et organiques phosphorées. Cette augmentation du temps de résidence augmente également le temps de contact du phosphore associé avec les sédiments et les organismes biologiques, favorisant son adsorption ou absorption. D’une manière générale, tout ce qui permet de ralentir l’écoulement de l’eau dans la rivière et de favoriser les échanges entre le cours d’eau et les sédiments, que ce soit la présence de seuil et de mouille, de méandres, de chenaux secondaires, d’embâcles, favorise aussi l’épuration de l’azote par dénitrification. A l’échelle des réseaux hydrographiques, le taux de dénitrification est plus élevé dans les petits cours d’eau peu profonds que dans les grands fleuves. De plus, la longueur cumulée relative de petits cours d’eau (70 à 80 % des linéaires totaux des réseaux hydrographiques) augmente encore l’importance de la dénitrification dans les sédiments des rivières de têtes de bassins. Il faut cependant souligner que la rétention de l’eau dans les cours d’eau peut entraîner un risque d’eutrophisation des tronçons concernés si les apports en nutriments sont en excès.

Lacs et barrages : pièges à phosphore et système d’épuration de l’azote
Les sédiments des lacs ou des barrages sont des environnements qui possèdent une zone anoxique plus ou moins profonde où l’épuration de l’azote par dénitrification peut être active. La capacité de dénitrification est là aussi fonction du temps de résidence de l’eau et du rapport entre surface de sédiment et volume d’eau.
Les lacs, les étangs et les retenues artificielles constituent des zones importantes de stockage de phosphore. Il faut souligner que le phosphore reste le plus souvent piégé dans les sédiments pendant des décennies voire des siècles ; il peut être relargué en fonction des conditions d’aération des sédiments et des équilibres de concentration entre l’eau et le sédiment. Ce relargage de phosphore alimente le processus d’eutrophisation et permet d’expliquer les résultats souvent mitigés de restauration de qualité d’eau dans les lacs même après une limitation significative des apports.
Les lacs naturels et de barrages sont aussi des systèmes de rétention de silicium qui est un nutriment indispensable pour les diatomées. La présence de nombreux lacs et ou barrages en zone agricole peut renforcer le déséquilibre des rapports naturels entre N, P et Si déjà provoqué par les apports d’engrais, en diminuant les rapports N/Si et P/Si. Cela a pour conséquences de limiter le développement de diatomées dans les écosystèmes aquatiques d’eau douce ou marine situés en aval.

Référence : Pinay G et al (2017), L'eutrophisation : manifestations, causes, conséquences et prédictibilité, Synthèse de l'Expertise scientifique collective CNRS-Ifremer-INRA-Irstea (France), 148 p.

Image : Wikimedia CC by 2.5, Cruccone.