18/03/2018

Remarques sur l'instruction législative des 12-20 août 1790

Les droits d'eau fondés en titre des moulins et autres ouvrages hydrauliques ne sont pas nés en antériorité de l'abolition des privilèges par les décrets des 4-11 août 1789, comme on le croit parfois, mais par leur existence avant l'instruction législative des 12-20 août 1790, qui instaure l'obligation d'une autorisation départementale pour créer un ouvrage en cours d'eau non domanial. La lecture de cette instruction montre que les moulins et écluses étaient accusés d'inonder les parcelles du lit majeur - ce qui, aujourd'hui, équivaudrait plutôt à limiter le risque d'inondation aval et à favoriser l'émergence de zones humides!


L'instruction législative des 12-20 août 1790 est à l'origine de la distinction entre les droits fondés en titre et les droits fondés sur titre (c'est-à-dire sur autorisation administrative). L'abolition des privilèges et la vente des biens nationaux laissent une période de flottement après 1789 : les ouvrages hydrauliques ne sont pas collectivisés, mais relèvent désormais de la propriété privée. Il est présumé que leur droit est établi pour ceux qui existent, d'où la notion de droit fondé en titre pour tous les ouvrages présents au moment des décisions de l'assemblée constituante.

En revanche, à compter de le prise d'effet de l'instruction des 12-20 août 1790, la création d'un nouvel ouvrage hydraulique sur les cours d'eau ni flottables ni navigables est réglementée : son autorisation est désormais confiée à la police des eaux et forêts officiant dans chaque département sous l'autorité du préfet.

De là procède qu'un moulin (ou tout autre ouvrage) créé après le 20 août 1790 n'est plus fondé en titre, mais relève d'une autorisation formelle délivrée par la préfecture. Par suite des évolutions de la loi et de la jurisprudence, cette autorisation est sans limite de temps si elle été accordée entre 1790 et 1919 pour les puissances inférieures à 150 kW.

Si l'on revient à l'instruction législative des 12-20 août 1790, son chapitre 6 sur la question des ouvrages énonce :
"Elles [les administrations départementales] doivent aussi rechercher et indiquer les moyens de procurer le libre cours des eaux, d'empêcher que les prairies ne soient submergées par la trop grande élévation des écluses des moulins et par les autres ouvrages d'art établis sur les rivières, de diriger enfin, autant qu'il sera possible, toutes les eaux de leur territoire vers un but d'utilité générale, d'après les principes de l'irrigation."
On note d'abord que le "libre cours des eaux", et donc une certaine "continuité" avant la lettre, est valorisée par le législateur. Le libre cours de l'époque n'est pas tellement pensé en lien direct aux poissons - même s'il existe déjà diverses interventions du pouvoir monarchique pour réglementer la pêche et la gestion d'ouvrages sur certaines rivières. D'autres usages de l'eau sont aussi à l'esprit des constituants, comme par exemple le flottage, qui connaît son maximum historique au moment de la Révolution et dont Paris dépend pour son approvisionnement en bois de chauffage.

On observe ensuite que le risque d'inondation des parcelles à l'amont des retenues est dans les esprits. C'était une accusation régulièrement portée contre les ouvrages, comme le montrent de nombreux contentieux de riveraineté sous l'Ancien Régime. Ce rappel est intéressant à l'heure où l'on parle de prévention des crues par expansion dans le lit majeur... tout en supprimant des ouvrages pour que l'eau retrouve un cours plus rapide (voir cet article)! Ou encore de favoriser les zones humides, une préoccupation que n'avaient certes pas les acteurs de la Révolution puisqu'ils ont pris un décret d'assèchement des étangs (voir ce livre d'Abad 2006), en conformité à une tendance ancienne au draingage des marais, marécages et autres zones jugées peu favorables à la santé comme à l'agriculture (voir ce livre de Derex 2017 et des éléments dans Lévêque 2016).

On remarque enfin que la pensée des constituants est utilitariste : c'est le "but d'utilité générale" qui doit guider "toutes les eaux du territoire". Et en cette époque où famines et crises frumentaires sont encore fréquentes, l'usage agricole ("irrigation") compte parmi les priorités.

Illustration : paysage avec moulin à eau par François Boucher (1703-1770).

16/03/2018

Les amphibiens et leur protection en France, un enjeu pour les moulins, étangs et plans d'eau

L'administration française et certaines fédérations de pêche essaient de promouvoir un peu partout la destruction ou l'assèchement des étangs, lacs, plans d'eau, biefs et leurs zones humides attenantes. Ces choix, favorables à certaines espèces (poissons migrateurs), sont défavorables à d'autres. En particulier les amphibiens, qui sont des espèces menacées et protégées. Rappel de droit et quelques conseils à ce sujet.



Les amphibiens (grenouilles, crapauds, salamandres, tritons) sont des espèces menacées par la disparition et la fragmentation de leurs habitats depuis plusieurs siècles, ainsi que par la pollution, le changement climatique et l'expansion des pathologies liées à des espèces exotiques. Le drainage des zones humides et l'artificialisation des sols ont considérablement réduit les sites favorables à ces espèces.

Selon l'IUCN et ses listes rouges construites avec le Muséum d'histoire naturelle, la France compte 35 espèces d'amphibiens endémiques en métropole. Huit espèces d'amphibiens sont considérées comme menacées (soit 23%)

Ces espèces se rencontrent souvent dans des sites aujourd'hui à risque de destruction ou d'assèchement dans le cadre de la restauration de continuité longitudinale des rivières : étangs, biefs, zones humides annexes de ces sites (sur l'intérêt de ces milieux, voir par exemple Chester et Robson 2013, Wezel et al 2014, Kirchberg et al 2016).

La continuité latérale (inondation du lit majeur) davantage que longitudinale est un enjeu de premier plan pour les amphibiens (pour la biodiversité en général). Il faut toutefois mener une réflexion à ce sujet aussi, car un facteur défavorable est la présence de poissons. Le reprofilage systématique des annexes hydrauliques comme frayères à brochet (souvent promu aujourd'hui) ne sera ainsi pas optimal pour les amphibiens. Il faut donc favoriser également au long des cours d'eau des annexes intermittentes dont les entrées ne sont pas conçues pour favoriser le passage des poissons.

Il appartient aux propriétaires, riverains et associations de demander au gestionnaire et à l'administration de réaliser des campagnes d'observation et d'inventaire de ces espèces dans tout chantier mettant en péril des habitats favorables aux amphibiens. Le cas échéant de les réaliser eux-mêmes, les amphibiens étant observables à compter de la sortie de l'hiver (vers février mars). Par ailleurs, les maîtres d'ouvrage peuvent créer facilement des micro-habitats favorables aux amphibiens, en usant avec discernement de la présence de l'eau sur leurs propriétés.

La protection juridique des amphibiens
Au plan du droit, l'arrêté du 19 novembre 2007 a fixé les listes des amphibiens et des reptiles protégés sur l'ensemble du territoire et les modalités de leur protection.

Article 2
Pour les espèces d'amphibiens et de reptiles dont la liste est fixée ci-après :
I. - Sont interdits, sur tout le territoire métropolitain et en tout temps, la destruction ou l'enlèvement des oeufs et des nids, la destruction, la mutilation, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel.
II. - Sont interdites sur les parties du territoire métropolitain où l'espèce est présente ainsi que dans l'aire de déplacement naturel des noyaux de populations existants, la destruction, l'altération ou la dégradation des sites de reproduction et des aires de repos des animaux. Ces interdictions s'appliquent aux éléments physiques ou biologiques réputés nécessaires à la reproduction ou au repos de l'espèce considérée, aussi longtemps qu'ils sont effectivement utilisés ou utilisables au cours des cycles successifs de reproduction ou de repos de cette espèce et pour autant que la destruction, l'altération ou la dégradation remette en cause le bon accomplissement de ces cycles biologiques.

Urodèles
Salamandridés : 
Euprocte des Pyrénées (Euproctus asper) (Dugès, 1852). Euprocte corse (Euproctus montanus) (Savi, 1838). Salamandre noire (Salamandra atra) (Laurenti, 1768). Salamandre de Lanza (Salamandra lanzai) (Nascetti, Andreone, Capula et Bullini, 1988). Triton crêté italien (Triturus carnifex) (Laurenti, 1768). Triton crêté (Triturus cristatus) (Laurenti, 1768). Triton marbré (Triturus marmoratus) (Latreille, 1800).

Plethodontidés :
Spélerpès brun (Speleomantes [Hydromantes] ambrosii) (Lanza, 1955). Spéléomante de Strinati (Speleomantes [Hydromantes] strinatii) (Aellen, 1958).

Anoures
Discoglossidés : Crapaud accoucheur (Alytes obstetricans) (Laurenti, 1768). Crapaud sonneur à ventre jaune (Bombina variegata) (Linné, 1758). Discoglosse corse (Discoglossus montalentii) (Lanza, Nascetti, Capula et Bullini, 1984). Discoglosse peint (Discoglossus pictus) (Otth, 1837). Discoglosse sarde (Discoglossus sardus) (Tschudi, 1837).

Pélobatidés : Pélobate cultripède (Pelobates cultripes) (Cuvier, 1829). Pélobate brun (Pelobates fuscus) (Laurenti, 1768).

Bufonidés : Crapaud calamite (Bufo calamita) (Laurenti, 1768). Crapaud vert (Bufo viridis) (Laurenti, 1768).

Hylidés : Rainette verte (Hyla arborea) (Linné, 1758). Rainette méridionale (Hyla meridionalis) (Boettger, 1874). Rainette corse (Hyla sarda) (De Betta, 1857).

Ranidés : Grenouille des champs (Rana arvalis) (Nilsson, 1842). Grenouille agile (Rana dalmatina) (Bonaparte, 1840). Grenouille ibérique (Rana iberica) (Boulenger, 1879). Grenouille de Lessona (Rana lessonae) (Camerano, 1882).

Article 3 
Pour les espèces d'amphibiens et de reptiles dont la liste est fixée ci-après :
I. - Sont interdits, sur tout le territoire métropolitain et en tout temps, la destruction ou l'enlèvement des oeufs et des nids, la destruction, la mutilation, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel.

Urodèles
Salamandridés : Salamandre de Corse (Salamandra corsica) (Savi, 1838). Salamandre tachetée (Salamandra salamandra) (Linné, 1758). Triton alpestre (Triturus alpestris) (Laurenti, 1768). Triton de Blasius (Triturus blasii) (de l'Isle, 1862). Triton palmé (Triturus helveticus) (Razoumowski, 1789). Triton ponctué (Triturus vulgaris) (Linné, 1758).

Anoures
Pélodytidés : Pélodyte ponctué (Pelodytes punctatus) (Daudin, 1803).

Bufonidés : Crapaud commun (Bufo bufo) (Linné, 1758).

Ranidés : Grenouille de Berger (Rana bergeri) (Günther, 1985). Grenouille de Graf (Rana grafi) (Crochet, Dubois et Ohler, 1995). Grenouille de Perez (Rana perezi) (Seoane, 1885). Grenouille des Pyrénées (Rana pyrenaica) (Serra-Cobo, 1993). Grenouille rieuse (Rana ridibunda) (Pallas, 1771).

A lire :
Guide ASPAS de protection des amphibiens
UICN, liste rouge des amphibiens et reptiles en France

Illustration : petite zone humide en contrebas d'un bief de moulin, hébergeant des amphibiens. Les propriétaires d'ouvrage hydraulique doivent se montrer attentifs aux espèces profitant des écoulements et de leurs annexes. Il est aussi possible de réaliser des optimisations favorables aux amphibiens (création de mares et plans d'eau séparés des poissons, creusement de sillons servant de zones humides et régulièrement alimentés en pied de bief). Les amphibiens cherchent des zones fraîches et humides, une faible profondeur en eau suffit à la reproduction pour la plupart.

14/03/2018

Casser les ouvrages hydrauliques sans aggraver le risque d'inondation? Nos décideurs vont devoir prendre leurs responsabilités

A Kerguinoui, les riverains du Léguer se plaignent que les modifications des ouvrages hydrauliques en lien à la continuité écologique ont aggravé les inondations. On leur dit qu'ils ont tort. A Poilley, le maire du village s'inquiète de l'effet des crues si les barrages de la Sélune venaient à être détruits. On lui dit qu'il a tort. Mais est-ce si sûr? La destruction d'ouvrages au nom de la continuité écologique aura-t-elle des effets négligeables et l'argent public est-il dépensé à bon escient? Ce n'est pas du tout l'avis de René Autelet, ingénieur conseil, dont nous publions une tribune avec son aimable autorisation. Détruire ou assécher un peu partout les retenues, les étangs, les canaux, les biefs, les plans d'eau alors que l'on vante les stratégies de rétention et d'expansion des eaux de crue lui paraît une complète contradiction de la part de nos décideurs. Car ces ouvrages ont aussi une fonction de gestion de l'eau, en crue comme à l'étiage, dont les Anciens usaient avec sagesse. Aucune étude n'a jamais simulé les variations d'inondation à échelle d'un bassin entier selon les hypothèses retenues pour la continuité écologique : il serait temps de le faire... avant de défaire!


Qui n'a jamais entendu dire par certains esprits chagrins que les politiques agricoles étaient incohérentes ?

À une certaine époque, nous nous gaussions entre étudiants du fait que tel ou tel agriculteur ait pu toucher, la même année bien sûr, une prime à l''abattage de ses pommiers et une autre à la replantation… de pommiers. Une blague semblable circulait sur la "prime à la vache", qui aurait financé en même temps l'abattage et la reconstitution du troupeau. Si notre jeunesse a pu excuser la propagation de telles allégations, sans les vérifier c'est bien normal, j'ai pu les répéter, pour rire, sans vraiment y croire.

Et pourtant, en cette deuxième année d'inondations catastrophiques, un article local paru dans l'une des régions les plus touchées, vient d'attirer mon attention et semer un doute affreux dans mon esprit. L'Eclaireur du Gâtinais dans son édition du mercredi 24 janvier 2018, sous le titre "Face au tumulte des eaux boueuses" annonce "qu'il faudra attendre deux ans avant que les premières actions soient entreprises et financées pour aménager des zones d'expansion des eaux en terres agricoles (afin de réduire l'impact des crues sur les zones habitées)".

Aménager des zones d'expansion des eaux en terres agricoles! C'est sidérant! Devons-nous rappeler que, depuis l'antiquité jusqu'au 19e siècle en passant par le moyen âge, des seuils, chaussées et moulins ont été aménagés tout au long des rivières du monde occidental, pour capter l'énergie d'une part, et indirectement pour réguler les crues ?

Devons-nous rappeler que depuis la transposition de La directive européenne 2000/60/ CE du 23 octobre 2000 en droit français, les services publics s'appliquent, au nom d'une interprétation abusive de la "continuité écologique", à détruire et à effacer toute retenue d'eau, travaux dantesques appliqués sur la plupart de nos rivières de France ?

Un observateur attentif pourra facilement remarquer que les ouvrages de retenue de l'ensemble de nos vieux moulins sont aménagés sur le même niveau que les prairies environnantes et souvent les surplombant légèrement. La moindre crue, concrétisée par un passage de l'eau au-dessus des murs provoque immanquablement le déversement sur les terres alentour, répertoriées de ce fait sous le nom de "prairies inondables".

La carte de Cassini, établie sur ordre de Louis XV au 18e siècle, fait l'inventaire des moulins de cette époque. Le 19e siècle fut riche de créations et nous pouvons constater que la grande majorité de nos rivières était parsemée de moulins à eau. A raison d'une retenue en moyenne tous les 2 km, voire 1,5 km sur certaines rivières, capable d'inonder ne serait-ce que 2 à 4 hectares, ne serait-ce encore que de 25 à 50 cm d'eau, et compte tenu du nombre de kilomètres de nos cours d'eau, il est facile de calculer que les 2 mètres d'eau qui ont sinistré Nemours en juin 2016 auraient été largement épongés… si du Betz à la Bezonde en passant par l'Ouanne, le Solin, le Puiseaux, le Vernisson, la Cléry ou le Loing, nos cours d'eau n'avaient été la proie des idéologues et de leur folie destructrice. Surtout si l'on ajoute à cela qu'une coordination aurait pu permettre de vider préventivement toutes les retenues existantes à l'annonce de fortes pluies.

Dans le concours de circonstances à l'origine des crues exceptionnelles de ces deux dernières années, c'est à cette cause déterminante que nous pouvons attribuer la grande part de responsabilité. C'est la raison pour laquelle face à l'omerta des services publics et au silence des médias, nous avons publié dans notre bulletin SITMAFGR n°106 de juillet-août 2016 l'article "Petits ruisseaux font grandes rivières…".

De même, dans l'excellent article de Loup Francart, publié dans La Propriété Privée Rurale n°415 de février 2012, nous pouvons lire : "L'administration, en imposant massivement les destructions d'ouvrages, va  reproduire les mêmes erreurs (…). En imposant des mesures sans avoir connaissance de l'impact qu'elles produiront, elle laisse les usagers (…) contraints de faire face (…) aux inconvénients générés par cette politique (…). Dans 20, 30, voire 50 ans, la France reconstruira sans aucun doute ces ouvrages...".

L'auteur ne pensait pas si bien dire, ni d'avoir raison si tôt. Les projets d'aménagements de zones d'expansion des eaux en terres agricoles sont déjà sur la table… et on en cherche le financement… en oubliant qu'il faudra et c'est normal indemniser aussi ces nouvelles terres agricoles que l'on prévoit de rendre inondables. Avec quel argent justement? Une "taxe inondation" sera-t-elle instaurée? Certaines communautés de communes y pensent sérieusement (l'Eclaireur du Gâtinais : article "Solidaires pour lutter contre les crues").

Pendant ce temps, des dizaines voire des centaines de milliers d'euros sont engloutis pour chaque ouvrage joyeusement détruit, somme à multiplier par des dizaines de chantiers sur chaque cours d'eau, à multiplier par le chiffre impressionnant de nos kilomètres de rivière, supérieur à 500 000!

Cette débauche d'incohérences dans l'utilisation de l'argent public est suffocante. Elle l'est également pour les propriétaires de moulins qui se défendent pour sauver leurs aménagements, sous le harcèlement permanent des techniciens de rivière et leurs commissions en tout genre.

"Faire et défaire, c'est toujours travailler", ce dicton populaire ne s'applique pas dans notre cas, car ce "défaire et faire" est totalement contre-productif, avec de l'argent public qui fait cruellement défaut par ailleurs. Une incitation à l'aménagement énergétique des moulins était possible, à l'instar de ce qui a été fait pour les capteurs photovoltaïques. Des solutions rationnelles répondant aux exigences de la continuité écologique existent. Détruire les obstacles, de façon irréversible, correspond à la pire des orientations.

L'histoire de "la prime à la vache", si elle n'est pas certaine, peut toujours faire rire, mais il y a bien plus grave et inquiétant…

Illustration : lors d'une crue, le bief d'un moulin (au premier plan) se remplit, puis commence à déborder sur la prairie d'inondation en contrebas. Ce mécanisme contribue à ralentir et diffuser l'onde de crue. Il a par ailleurs de l'intérêt pour la biodiversité. L'administration française a classé 20 000 ouvrages hydrauliques à traiter en 5 ans, avec comme solution de première intention la destruction de ces ouvrages, donc des équilibres hydrauliques en place. Aucune simulation à grande échelle n'a jamais été produite pour vérifier les effets cumulés de ces choix. Et dans le même temps, l'administration vante les mérites des champs d'expansion de crue en lit majeur... qu'elle incite justement à détruire sur argent public! On nage en pleine contradiction pour cette politique dogmatique, précipitée et décriée.

Cette tribune est originellement parue dans Sitmafgr Liaison n°115 - janvier-février 2018

13/03/2018

Invertébrés en rivières: comment mesurer les effets des pressions humaines et des échelles spatiales (Villeneuve et al 2018)

Des chercheurs français publient les résultats d'un modèle conçu à partir de 643 sites et de plus de 2400 campagnes d'échantillonnage d'invertébrés aquatiques. Ce travail montre que si la pollution par les nutriments reste le premier effet direct sur les populations d'invertébrés, l'évaluation des pressions change quand on prend en compte les effets indirects et latents des autres facteurs du bassin. La morphologie et les usages des sols prennent alors un poids plus important, de même que les échelles spatiales larges du tronçon et bassin versant par rapport à l'échelle très locale du site. L'étude montre aussi que les rivières ne répondent pas tout à fait de la même manière selon leur dimension et leur substrat géologique calcaire ou non. Si le modèle ne détaille pas chaque impact morphologique, il apparaît que les usages agricoles et urbains des lits, des berges et du lit majeur ont un poids conséquent sur la qualité écologique vue à travers les invertébrés. Cela suggère que la reconquête d'un bon état écologique des rivières au sens de la DCE sera complexe, longue et coûteuse. Raison de plus pour que l'argent public soit dépensé sur la base d'analyses rigoureuses, non au hasard des modes ou lobbying du moment. Et pour que les finalités de cette action soient mieux exposées aux citoyens qui les financent : s'il s'agit de revoir l'ensemble des usages des bassins versants, le caractère massif de l'investissement devra justifier de services écosystémiques proportionnés à l'effort demandé. 

Bertrand Villeneuve et ses collègues (UR MALY, Irstea, Laboratoire d'hydro-écologie quantitative ; Laboratoire interdisciplinaire des environnements continentaux, UMR 7360 CNRS—Université de Lorraine) viennent de publier une nouvelle recherche à propos des impacts des différentes pressions sur les invertébrés aquatiques en rivière. Leur problématique est ainsi énoncée : "Le but de notre approche était de prendre en compte les échelles spatiales imbriquées pilotant le fonctionnement des rivières dans la description des liens pressions / état écologique, en analysant les résultats d'un modèle hiérarchique. Le développement de ce modèle nous a permis de répondre aux questions suivantes: La prise en compte des liens indirects entre les pressions anthropiques et l'état écologique des cours d'eau modifie-t-elle la hiérarchie des types de pression impactant les invertébrés benthiques? Les différentes échelles imbriquées jouent-elles des rôles différents dans la relation pressions anthropiques / statut écologique? Ce modèle permet-il de mieux comprendre le rôle spécifique de l'hydromorphologie dans l'évaluation de l'état écologique des cours d'eau?"

Les chercheurs ont sélectionné des hydro-écorégions de plaines et piémont (moins de 450 m), en divisant l'échantillon en deux critères géologiques : calcaire (roches sédimentaires) ou non calcaire. Une autre division, hydrologique, distingue les cours d'eau de petite dimension (ordre 1 à 3 de Strahler) et de moyenne dimension (ordre 4 à 6). Au final, quatre groupes sont analysés à partir de mesures réalisées sur 5 ans (2007-2012) : petites rivières non calcaires (160 sites, 638 échantillonnages), moyennes rivières non calcaires (127, 492), petites rivières calcaires (228, 817) et moyennes rivières calcaires (128, 460). Soit 643 sites et plus de 2400 campagnes d'échantillonnage.

La donnée biologique étudiée est l'indice invertébrés I2M2 (Mondy et al 2012), qui mesure les macro-invertébrés benthiques par la taxonomie et les traits des espèces, produisant un score de qualité en comparant des zones à faible et fort impact humain.

Les données de contexte et pression sont réparties en 3 échelles spatiales emboitées: le bassin versant (8 descripteurs, par exemple urbanisation, agriculture intensive, érosion, irrigation, etc.), le tronçon (13 descripteurs, par exemple digues, barrages, rectification, densité d'arbre en ripisylve), le site (8 descripteurs dont les données physico-chimiques type nitrates et phosphores, les matières en suspension, la mosaïques des substrats du lit).

La méthode statistique utilisée est l'approche PLS (Partial Least Squares, régression partielle moindres carrés), une modélisation qui cherche à mettre en correspondance des données manifestes et des données latentes, en tenant notamment en compte les influences indirectes (quand une variable A modifie une variable B par une action intermédiaire sur une variable C).



Les données du modèle utilisé par Villeneuve et al 2018, art cit, droit de courte citation.  Cliquer pour agrandir.

Le modèle est décrit par ce schéma ci-dessus, où l'on voit les différentes pressions (cadres rectangulaires) concourant à produire le résultat à expliquer (score I2M2), ou plus exactement ses variations. On notera que la notion de pression hydromorphologique est vaste : elle inclut érosion, drainage, irrigation, retenues (au niveau du bassin versant), ainsi que barrages, digues, routes en bord de rive, zones urbaines, état de la forêt rivulaire, rectification, changement de largeur (au niveau du tronçon).


Poids direct et indirect des facteurs de variation de l'I2M2, selon les types de rivière, art cit, droit de courte citation. Cliquer pour agrandir.

Le schéma ci-dessus montre le poids relatif des grands facteurs causaux sur les variations de l'I2M2, selon les types de rivière. Le modèle distingue l'effet direct de l'effet total, ce dernier ré-ajustant l'effet observé en tenant compte des co-influences des facteurs. Le principal enseignement est que l'impact direct de la pollution (nutriments) sur site tend à se réduire si l'on prend en compte les effets indirects, au profit notamment des usages des sols et de l'hydromorphologie. Une autre observation est que ces variations sont plus ou moins marquées selon la dimension et la géologie de la rivière.

Les chercheurs soulignent : "En se focalisant sur l'effet total (direct + indirect) des variables latentes sur les valeurs I2M2, si les variables à impact majeur restent les concentrations en nutriments et en matière organique pour les petits cours d'eau non calcaires, les contributions relatives des effets indirects modifient l'ordre hiérarchique des impacts des autres variables latentes pour les autres types de flux. En effet, pour les petits cours d'eau non calcaires, la contribution décroissante à la variation des valeurs I2M2 expliquée par le modèle sont: nutriments et matière organique (42%), usages des sols du bassin versant (21%), altérations hydromorphologiques à l'échelle du bassin versant (16%), les mosaïques du substrat (15%) et les altérations hydromorphologiques à l'échelle du tronçon (6%). En revanche, dans les cours d'eau de taille moyenne non calcaire, l'ordre décroissant d'importance des impacts a été modifié en: usages des sols du bassin versant (29%), altérations hydromorphologiques à l'échelle du tronçon (29%), nutriments et matière organique (18%), mosaïques (17%) et altérations hydromorphologiques à l'échelle du bassin (7%). Pour les petits cours d'eau calcaires, cet ordre était: usages es sols du bassin hydrographique (33%), mosaïques du substrat (25,0%), nutriments et matières organiques (19%), altérations hydromorphologiques du tronçon (15%) et bassin versant (8%). Pour les cours d'eau de taille moyenne, il s'agissait de: usage des sols (35%), nutriments et matière organique (24%), mosaïque de substrat (18%), altérations hydromorphologiques du tronçon (18%) et du bassin (5%)".

Concernant l'hydromorphologie, les chercheurs observent : "le total des contributions directes des variables hydromorphologiques, aussi bien à l'échelle du bassin versant que du tronçon, représentait de 13% à 23% de la variance totale des valeurs I2M2 expliquées par les modèles. Ces contributions sont passées de 6% (cours d'eau de petite taille) à 13% (cours d'eau de taille moyenne non calcaire) en tenant compte également des effets indirects du bassin versant et de l'hydromorphologie sur les caractéristiques physico-chimiques et les mosaïques des sites, fournissant des contributions totales de 22% à 36% (selon les types de rivière) de la variance expliquée dans les valeurs I2M2."


Poids direct et indirect des échelles spatiales du site, du tronçon ou du bassin, art cit, droit de courte citation. Cliquer pour agrandir.

Ce nouveau schéma ci-dessus montre le poids relatif du site, du tronçon ou du bassin versant. Le principal enseignement est que la prise en compte de l'effet total met en valeur l'influence des grandes échelles spatiales (tronçons et bassin versants). En d'autres termes, quand on analyse plus finement l'influence réciproque des impacts, on s'aperçoit qu'une partie des influences attribuées au site relève plutôt du tronçon ou du bassin versant.

Discussion
Concernant le modèle proposé dans cette publication, plusieurs points nous sembleraient intéressants à approfondir :

  • les scores I2M2 viennent en général du réseau de surveillance de la directive européenne sur l'eau, dont les sites d'implantation ne sont pas représentatifs de tout leur bassin. Il peut y avoir un biais d'échantillonnage (de même qu'il existe une marge d'erreur dans le calcul des scores invertébrés, voir la thèse Wiederkehr 2015 dont l'impact sur la significativité des variations est peu étudiée en général). Des travaux sur un moins grand nombre de rivières, mais avec des mesures plus réparties sur leurs cours pourraient affiner les résultats du modèle;
  • une absente dans les entrées du modèle reste la pollution des cours d'eau par les substances autres que les nutriments. Il a été montré par la recherche que les populations européennes d'invertébrés terrestres sont en déclin tendanciel depuis plusieurs décennies, parfois prononcé, avec en ce cas de fortes suspicions sur le rôle des pesticides de synthèse. Mais bien d'autres micropolluants terminent dans les eaux, sans que l'on connaisse leur impact. Ce critère est certes approché par les taux d'urbanisation et d'agriculture, mais les pratiques d'épuration et les types d'agriculture sont assez variables. On soulignera à ce sujet que si le modèle prédit bien la direction de variation des scores I2M2, il est loin d'expliquer toute la variance observée (le R2 est de 33% pour les petits cours d'eau non calcaires, 50% pour les cours d'eau non calcaires, 44% pour les petits cours d'eau calcaires et 40% pour les cours d'eau calcaires); 
  • le modèle donne une photographie instantanée des bassins. Il serait intéressant de développer une approche plus dynamique où, pour les scores invertébrés dont on dispose de séries pluridécennales et homogènes, l'évolution observée des insectes est mise en lien avec celle des pressions (voir le travail de Van Looy et al 2016). Comme il s'agit ici d'écologie appliquée, avec des avis donnés aux gestionnaires, cette approche dynamique contribuerait à séparer plus efficacement les mesures qui risquent d'avoir peu d'effets (voire des effets négatifs) et les autres;
  • enfin, une attente forte réside dans l'évaluation détaillée de l'impact morphologique. Cette catégorie regroupe beaucoup de pressions différentes, comme on l'a vu ci-dessus dans la description du modèle. Le gestionnaire tient depuis une quinzaine d'années un discours sur l'égale importance de la pollution et de la morphologie. Cela peut s'entendre, mais le problème est que la morphologie désigne en réalité l'usage des eaux, des berges et des sols sur toutes les échelles (site, tronçon, bassin) : à ce niveau de généralité, on n'est guère avancé dans la décision! Il faudrait donc hiérarchiser plus finement le poids des pressions morphologiques, tant pour l'atteinte problématique des objectifs DCE 2027 que pour la bonne information du débat démocratique sur la rivière.

Ce modèle de Bertrand Villeneuve et ses collègues montre la complexité et la difficulté d'une étude d'impact sur les bassins versants. Certains lecteurs nous demandent parfois pourquoi nous jugeons les documents de la littérature grise (comme les états des lieux des SDAGE) insuffisants comme outils de décision : cette étude leur apportera un début de réponse. Une politique écologique commence par des mesures in situ et des modélisations pour comprendre le bassin versant sur lequel on investit de l'argent public. Par exemple, dépenser beaucoup d'argent à échelle de sites sans prendre en compte des altérations à échelle supérieure (tronçon, bassin) risque de produire des résultats modestes ou nuls, ce qui est d'ailleurs souvent observé en analyse avant-après d'interventions sur la morphologie (voir par exemple Morandi 2014, Lorenz et al 2018 en Allemagne, cette synthèse 2005-2015). Comme les variations de populations d'insectes aquatiques ne sont pas vraiment la priorité des citoyens, le choix d'interventions peu sensées et le risque de résultats insignifiants vont altérer un consentement à payer déjà assez modeste.

On notera à ce sujet que l'I2M2, comme tous les indicateurs DCE fondés sur l'état de référence, souffre d'une certaine circularité dans sa construction. On s'attend à ce qu'une rivière et un bassin modifiés par l'homme ne produisent pas les mêmes assemblages d'espèces que d'autres très peu modifiés. Le fait de nommer "dégradation" ce changement est un jugement de valeur davantage qu'un jugement scientifique, et il revient in fine à dire (par des moyens un peu complexes) qu'une "bonne" rivière serait une rivière sur laquelle l'homme intervient un minimum (paradigme de la "nature sans l"homme" comme référence idéalisée). Il reste encore à expliquer pourquoi, c'est-à-dire en vertu de quel jugement social partagé certains assemblages d'insectes (dans le cas de l'I2M2) sont préférables à d'autres. On peut douter que l'ovoviviparité ou le polyvotinisme d'une métapopulation d'invertébrés motive en soi un grand nombre de riverains à agir ! Si l'insecte témoigne d'une pollution également dommageable à l'être humain, sa variation a davantage de sens. S'il témoigne d'une évolution physique ou chimique de l'eau sans effet notable sur l'homme, l'enjeu paraît plus difficile à justifier en coût des politiques publiques. Les scores plus aisés à partager seraient certainement la biomasse et la biodiversité (perçues comme signes d'une nature diverse et en bonne santé), mais ils n'apparaissent plus dans le score unique agrégé des indices composites de type I2M2. Dans l'étude ici commentée, les variations des sous-scores composant l'I2M2 ne sont pas détaillées, ce qui est dommage.

Enfin, bien qu'il s'adresse au gestionnaire dans sa conclusion, ce travail apporte surtout des éléments d'intérêt à une théorie de l'évolution écologique des communautés aquatiques, selon une approche systémique. Il est en cela très utile, puisqu'il améliore l'intelligibilité de la dynamique des écosystèmes sous influence anthropique. Sa valeur restera en revanche limitée pour informer les débats très locaux, qui concernent l'écologie de sites particuliers. Par exemple, notre association fait régulièrement observer aux syndicats ou autres gestionnaires que la disparition des ouvrages hydrauliques transversaux (comme suppression d'un impact morphologique en lit mineur) fait dans le même temps disparaître divers micro-habitats secondaires, aquatiques ou humides, qui profitent eux aussi à certaines espèces, dont des invertébrés. Le score I2M2 de la station en lit mineur et la réalité de la biodiversité du site avant-après ne sont pas les mêmes mesures (en l'occurrence, la biodiversité ordinaire perçue par les riverains n'est pas celle de l'I2M2). Les modèles hiérarchisés de bassin versant peuvent donc nourrir des réflexions pour les politiques publiques répondant à des objectifs cadres (comme ceux de la DCE), mais ils ne permettront pas l'économie d'échanges bien plus précis sur la rivière et la biodiversité que veulent les riverains. Et cela ne se décide pas dans les bureaux de Bruxelles...

Référence : Villeneuve B et al (2018), Direct and indirect effects of multiple stressors on stream invertebrates across watershed, reach and site scales: A structural equation modelling better informing on hydromorphological impacts, Science of the Total Environment, 612, 660–671

12/03/2018

Les fonctionnaires de l'eau sont-ils indifférents au social? (Ernest 2014)

Accusation souvent entendue lors de nos échanges au bord des rivières et adressée aux représentants d'Agences de l'eau, de DDT-M ou de l'AFB ex Onema : "ces gens-là sont des ayatollahs de l'écologie, ils préfèrent les poissons aux humains". Exagération? Sans aucun doute. Néanmoins, un intéressant mémoire de stage adressé par un lecteur montre qu'effectivement, les fonctionnaires en charge de l'eau ont assez peu d'intérêt pour les questions sociales de représentations et d'usages de la rivière quand ils portent ou accompagnent des restaurations écologiques. Le même travail montre que les attentes riveraines ne sont pas toujours celles que l'on voit mises en avant dans les prospectus des établissements publics. C'est bien dommage, car la recherche scientifique tend à conclure que cet oubli du social est l'un des freins majeurs à la mise en oeuvre de politiques écologiques. Les fonctionnaires de l'eau en administration centrale, en collectivités territoriales ou en établissements publics gagneraient à recevoir des formations plus multidisciplinaires pour comprendre que la rivière n'est pas seulement un fait naturel, mais aussi bien un fait historique et social. Une écologie hors-sol et une volonté de restaurer la rivière contre l'homme plutôt qu'avec lui produisent des déceptions voire des conflits.

Organisé avec le soutien de l'association Arc Eau Ile-de-France, le mémoire d'Achim Ernest présente ainsi son champ d'étude : "L'objectif du stage visait à réaliser une étude sur les retours d'expériences de restaurations de cours d'eau urbains et périurbains en Ile-de-France. Ces cours d'eau complexes engendrent des réticences à l'action de certains opérationnels . La principale cause est le manque d'expérience sur cette problématique . Ensuite, l'acceptabilité des projets par les élus et la population semble également un frein important. La réalisation du stage s'est déroulée en plusieurs étapes . Premièrement, nous avons identifié les enjeux et les besoins des opérationnels. Deuxièmement, nous avons réalisé des entretiens semi-directifs auprès de gestionnaires ayant l'expérience de restauration écologique de cours d'eau. Enfin, pour comprendre les facteurs de l'enjeu social, des enquêtes auprès du public ont été réalisées."

Les rivières urbaines sont des cas spécifiques dans le réseau hydrographique français en raison de leur environnement social: artificialisation ancienne et quasi-totale, forte densité de population, conflits de foncier et d'usage. Les opérations de restauration y ont souvent un bilan positif car on part d'une situation très dégradée au départ, et la forte contrainte foncière limite de toute façon les ambitions de l'aménageur, donc les risques d'aviver des désaccords sur des changements massifs du lit mineur ou majeur.

Au total, 18 cours d'eau ont été sélectionnés en Ile-de-France, plus un à Metz. Trois collèges d'acteurs ont été constitués : les gestionnaires, les représentants de l'Etat et les élus. Le public a aussi été interrogé là où une précédente enquête de satisfaction avait été réalisée (avec des résultats positifs).


L'importance donnée aux différents enjeux par le public est présentée dans le tableau ci-dessus (cliquer pour agrandir). Il y avait 10 thèmes à classer en 10 positions, les cadres de couleur rouge, rose, jaune ou vert indiquent le fréquence décroissante de placement de la même réponse à la même position.

Il est intéressant de noter que les déchets arrivent nettement en tête, suivi de la faune et de la flore ("ambiance nature") et du paysage et de l'esthétique. Les autres critères sont nettement plus dispersés: cela ne signifie pas qu'ils ne sont pas importants pour certains, mais qu'il n'y a pas d'accord. Le risque de débordement divise par exemple : soit très fort (8 fois en premier) soit très faible (12 fois en dernier). Autre enseignement de ce tableau : la forme et la vivacité de la rivière, massivement mises en avant par les gestionnaires et les représentants de l'Etat comme un élément morphologique d'importance, arrivent en dernière position des attentes du public. Cela tend à confirmer qu'il s'agit d'un enjeu d'expert en écologie des milieux aquatiques souhaitant voir revenir des micro-habitats davantage qu'un désir social pour telle ou telle forme de rivière.

Autre statistique notable dans la perception du public : la faune la plus souvent citée comme d'intérêt par les riverains.

Le tableau montre que les oiseaux et les mammifères fréquentant les cours d'eau arrivent devant ou égalité avec les poissons, et nettement devant les insectes ou mollusques. Ce point est là encore en décalage avec une politique des rivières qui est le plus souvent centrée sur les poissons, non seulement de la part des fédérations de pêche (ce qui se conçoit vu leur intérêt partiulier d'usager de l'eau) mais aussi de l'AFB-Onema (ce qui est un biais moins acceptable). Cela pose aussi la question de "l'état de référence" tel que le définit la directive cadre européenne sur l'eau : les indicateurs biologiques normalisés ne reflètent pas la biodiversité perçue et appréciée, qui n'est pas forcément celle des cours d'eau tels qu'ils étaient jadis. Notre association a récemment publié un rapport demandant la prise en compte de la biodiversité totale des cours d'eau et plans d'eau, au lieu des approches actuellement très orientées sur certaines espèces et négligeant la diversité acquise au fil des derniers siècles.

Enfin, le tableau le plus révélateur est celui de la synthèse sur la sensibilité des différents intervenants à la dimension sociale des restaurations de rivière.


On voit que l'Agence de l'eau (ici Seine-Normandie) est la moins réceptive à la dimension sociale. Cela correspond à notre expérience associative et c'est un problème évident, puisque cette agence redistribue l'argent public pour des interventions d'intérêt général visant à améliorer des services rendus par les écosystèmes, et non uniquement pour l'intérêt écologique au sens "naturaliste". Police de l'eau, techniciens de rivière, Onema (aujourd'hui AFB) ont une sensibilité faible à moyenne aux attentes du public. Les autres acteurs y sont plus fortement attentifs.

Sur la question de la restauration des rivières, il existe une divergence entre les représentants de l'Etat d'une part, les élus et les riverains d'autre part. Cette divergence pose un problème démocratique. Elle n'est pas systématique bien sûr, mais néanmoins perceptible sur le terrain comme dans les rapports d'étude indépendants de l'administration ou dans les enquêtes publiques sur les chantiers de restauration. Quand les opérations concernent des destructions complètes de patrimoine bâti et de paysage en place, comme c'est le cas pour la continuité écologique, ces divergences deviennent plus évidentes et plus conflictuelles (voir le rapport du CGEDD 2016). Le ministère de l'écologie, tutelle de ces administrations, pratique depuis 10 ans le déni de cette réalité. Cette politique de l'autruche n'est pas intelligente car elle entretient voire avive les tensions au lieu de les apaiser. Une approche ouverte aux dimensions multiples des cours d'eau est la seule voie d'avenir pour des rivières durables à la gouvernance plus partagée et plus équilibrée.

Référence : Ernest A (2014), Etude des retours d’expérience de restauration des cours d’eau urbains en Île-de-France : l’importance accordée à l’aspect social de ces restaurations, mémoire de master «sciences et génie de l’environnement », Ecole nationale des Ponts et Chaussées, stage au LADYSS, 58 p.

A lire en complément
Continuité écologique sur l'Armançon (21) : un mémoire expose les visions (et les doutes) des parties prenantes (Defarge 2015) 
Dans une enquête de terrain réalisée sur l'Armançon cote-dorienne à l'occasion d'un stage de Master, Nicolas Defarge a travaillé à comprendre les perceptions de la continuité écologique au bord de la rivière. Pour la quasi-totalité des propriétaires et pour la majorité des élus / associations interviewés, la continuité écologique n'est pas acceptée si elle implique l'effacement comme solution préférentielle. Principaux noeuds de conflictualité : la crainte d'une modification non maîtrisée des écoulements et du bord de rivière ; l'absence de consentement à payer des aménagements jugés non prioritaires pour la rivière par rapport aux pollutions ; la perception d'une inégalité de traitement entre les ouvrages (certains grands barrages du cours d'eau n'ont pas d'obligation d'aménagement). Les dimensions juridique (droit d'eau) ou énergétique sont moins citées. Ce travail suggère qu'il sera difficile de réussir la politique de continuité écologique sans une prise en compte des attentes, des craintes et des besoins des propriétaires comme des riverains.

La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015) 
Amandine De Coninck (LEESU - Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains, ParisTech) a réalisé une volumineuse thèse sur la concertation dans le cadre de la mise en oeuvre de la continuité écologique, à partir d'expériences sur deux hydrosystèmes (rivière du Grand Morin, vallée de l'Orge). Le document fourmille d'informations et réflexions intéressantes sur le déploiement des politiques environnementales, sur les options et stratégies des acteurs, sur les possibilités et limites de la concertation. Tous les gestionnaires devraient lire ce travail pour appréhender la manière dont on peut construire cette concertation et les enjeux de cet exercice. De manière générale, les acteurs gagneraient en réflexivité à comprendre la relativité de chaque position et leur place dans un système complexe de représentations divergentes. Le travail montre notamment que le public des chercheurs a un certain recul voire scepticisme par rapport au discours monolithique de certaines administrations.