Le bassin du fleuve Columbia, dans la région Pacifique Nord-Ouest des Etats-Unis, a été jadis le plus productif pour le saumon royal, aussi appelé chinook ou quinnat (Oncorhynchus tshawytscha) et d'autres espèces migratrices de poissons anadromes. Dans les années 1990, il a été l'objet d'une campagne de conservation par l'Agence de protection de l'environnement (EPA), avec la désignation de 13 "unités significatives d'évolution" (evolutionarily significant units, ESU) dont 4 dans la Snake River, le plus long affluent du fleuve Columbia. Les ESU sont des populations d'organismes dont la protection est considérée comme d'intérêt pour la biodiversité.
La bassin du Columbia a vu la construction de 172 barrages de plus de 10 m au cours du XXe siècle. La Snake River est arrivée dans les années 1990 au centre de l'attention car ses populations de saumons ont été abondamment étudiées par les gestionnaires de barrages, avec des centaines de millions de dollars dépensés dans des travaux à long terme. Le saumon chinook pouvait être à l'époque "la mieux étudiée, la mieux suivie, la plus profondément modélisée et la plus ardemment défendue des espèces protégées dans le monde", soulignent les chercheurs. Les barrages les plus iconiques de la Snake River (Lower Granite, Little Goose, Lower Monumental, Ice Harbor) sont récents (construits entre 1962 et 1975) et de grande dimension (plus de 30m).
A partir des années 1980, un modèle du saumon appelé PATH (Plan for Analyzing and Testing Hypotheses) avait été développé en mode participatif, permettant à toutes les parties prenantes (tribus indiennes, environnementalistes, pêcheurs, chercheurs, usagers) d'y ajouter des critères d'intérêt pour sa conservation. Ce modèle pouvait tourner avec plus de 5000 permutations sur ses paramètres. Curieusement, personne ne se souciait plus de savoir si les trajectoires proposées par ce modèle à différentes hypothèses avaient encore le moindre sens en dynamique des populations réelles. Une des bizarreries découvertes par P. Kareiva (alors directeur scientifique du National Marine Fisheries Service) était que si l'hypothèse d'effacement des barrages prédisait davantage de saumons, toutes les sorties du modèles prévoyaient de toute façon une tendance à l'accroissement de la population! "PATH obscurcissait la biologie des populations, était sur-paramétrisé par rapport aux données, et était impossible à pénétrer, plus encore à expliquer".
Malgré cette confusion dans les connaissances, à la fin des années 1990, le saumon de la Snake River a été transformé en cause nationale par un collectif rassemblant des pêcheurs et environnementalistes (Sierra Club, Trout Unlimited, American Rivers, National Wildlife Federation). L'opération a culminé avec des pleines pages de publicité dans le New York Times en octobre 1999, annonçant notamment que sans la destruction rapide des barrages "le saumon chinook sauvage de la Snake River, un jour l'une des plus grandes courses de ce type dans le monde, sera éteint 2017" (image ci-dessus, DR)
Peter Kareiva et Valerie Carranza font observer : "nous sommes en 2017 au moment où nous écrivons, les barrages sont toujours en place, et les nombres de saumons chinook de printemps / été sont bien plus élevés qu'à l'époque où cette prophétie sûre d'elle-même a été publiée" (graphique ci-dessous).
Dévalaison du saumon chinook au Lower Granite Dam 1980-2016, illustration in Kareiva et Carranza 2017, art cit, droit de courte citation.
En fait, s'il est indéniable que les grands barrages de la Snake River ont dégradé la condition des saumons, celle-ci était déjà affaiblie par de nombreuses autres causes : excès de prélèvement, prédation des juvéniles par des espèces exotiques, dégradation d'habitats, précédents barrages, sans parler des conditions dans l'estuaire et dans l'océan. Les gestionnaires de la Bonneville Power Authority ont investi lourdement pour obtenir une survie maximale des pré-smolts et smolts dévalant - 1,8 milliards de $ entre 2001 et 2013. Le taux de survie en dévalaison atteint ainsi 86 à 100% selon les techniques employées. Un nouveau modèle en remplacement de PATH, le Cumulative Risk Initiative, plus centré sur la biologie des populations, a par ailleurs désigné sur le bassin du fleuve Columbia les zones où des améliorations à moindre coût étaient susceptibles de produire le maximum d'effet. Aucune action à échelle de bassin n'a cependant été programmée pour le moment, en partie parce que l'attention reste centrée sur le conflit "pour ou contre" les barrages.
Le débat scientifique depuis une quinzaine d'années s'est pour sa part orienté sur le thème de la "mortalité différentielle retardée" (delayed differential mortality), une nouvelle hypothèse selon laquelle les difficultés de dévalaison par rapport à des conditions naturelles entraîneraient une mortalité supérieure en mer. Manière de dire, à nouveau, que détruire les barrages serait quand même mieux. Mais cette hypothèse ne fait pas consensus en recherche et elle est difficilement testable, étant donné les autres perturbations de la phase océanique du saumon et les faibles connaissances à leur sujet.
Pour Kareiva et Carranza, "les procès sans fin, les publicités environnementales catastrophistes, la controverse scientifique sur la mortalité différentielle retardée reflètent un problème mal posé. La question plus large est de savoir ce que le public veut pour les rivières du Nord-Ouest, et comment on parvient alors au mieux à cet objectif. Au lieu d'avoir cette discussion de manière transparente et inclusive, le décret sur les espèces menacées (Endangered Species Act) est instrumentalisé comme un moyen de se débarrasser des barrages - peut-être parce qu'il est vu comme le seul moyen disponible. Si à la fin le saumon est vraiment sauvé, alors l'effort sera un succès au point de vue de la conservation. Mais il est devenu clair que la conservation du saumon est utilisée comme "moyen d'une fin" (effacement de barrage) et non comme une "fin" en soi".
Le problème évident sur la Snake River comme ailleurs est la diversité des visions de la rivière : "La rivière est importante pour le loisir, la pêche, le transport, l'irrigation, l'hydro-électricité et bien sûr le saumon. Il est hors de doute que la folie des barrages construits au XXe siècle a décimé des populations de saumons et déséquilibré les fonctions naturelles de la rivière. Les barrages ont transformé des rivières sauvages et spectaculaires en systèmes hautement aménagés mettant en danger une espèce iconique. Mais ils ont aussi produit des réservoirs pour l'irrigation, des transports peu coûteux pour le blé, de l'énergie propre et bon marché."
"On a besoin de solutions, pas de symboles", concluent les chercheurs. Tous les barrages ne disparaîtront pas, de nouveaux seront probablement construits, le choix manichéen "des poissons ou des barrages" n'est pas une manière durable d'aborder la conservation et d'obtenir des résultats.
Discussion
Les Etats-Unis ont lancé une politique de démantèlement des barrages à visée écologique bien avant l'Europe, à partir des années 1970 et 1980, dans le sillage de plusieurs engagements fédéraux. Environ un millier de chantiers ont été menés depuis, la plupart concernant des ouvrages de dimension petite ou moyenne (2 à 15 m), avec quelques grands ouvrages comme sur l'Elwha.
Le retour critique de la recherche américaine est donc intéressant à l'heure où la France prétend copier ce choix dans le cadre de sa réforme dite de "continuité écologique" et dans l'exécution de programmes publics sur les grands migrateurs (saumon, anguille), avec notamment en matière de grand barrage un projet en cours et contesté sur la Sélune. Ce retour est aussi utile alors que sur certains chantiers eux aussi très symboliques, comme la sauvegarde du saumon de l'axe Loire-Allier, 40 ans d'efforts publics ne semblent pas porter des fruits très convaincants, sans que les acteurs éprouvent le besoin d'un recul et d'une analyse scientifique serrée sur les prédictions faites, les mesures prises et les résultats observés.
Plusieurs travaux récents (voir en fin d'article) montrent que les destructions d'ouvrages sont conflictuelles aux Etats-Unis et que le suivi de leurs effets est souvent défaillant - ce dernier point fait partie des reproches régulièrement adressés à la conservation de la biodiversité, à l'heure où elle demande d'engager des efforts publics, mais doit produire en face un degré raisonnable de certitude sur les résultats attendus. Hélas, on a montré qu'en France aussi, les travaux sur la morphologie des rivières ne font pas l'objet d'évaluation sérieuse alors même qu'ils prennent des parts croissantes dans le financement public de l'eau (Morandi 2014) ; de même que l'appréciation de l'intérêt des effacements de barrage est le fait d'une expertise technique et scientifique limitée à certaines spécialités, ce qui ne reflète pas l'ensemble des enjeux écologiques, a fortiori sociaux (Dufour et al 2017).
Le contexte socio-culturel nord-américain est plus favorable que celui de l'Europe à la destruction des barrages. D'abord, les acteurs sociaux n'ont pas le même poids, les pêcheurs de salmonidés comme les kayakistes, canyoners et adeptes de l'outdoor sont plus nombreux, organisés et donc puissants, les peuples premiers des tribus indiennes réclament des droits sur les usages traditionnels des rivières (dont les pêches). Ensuite, au plan symbolique, les enjeux de conservation du patrimoine et d'historicité du paysage sont moins à l'esprit d'une société nord-américaine beaucoup plus jeune que la nôtre. De surcroît, il existe un mythe états-unien de la nature sauvage (wilderness), co-développé dès le XIXe siècle avec celui de la frontière de l'Ouest, populaire chez les élites aussi bien que dans des classes modestes. Cette wilderness est à la fois la représentation valorisée d'une nature libre où l'homme ne fait que passer, en même temps qu'elle s'appuie sur la mise en scène esthétique de certains paysages grandioses. On ne trouve pas beaucoup cette culture du sauvage en Europe, dont l'idéal pluriséculaire est plutôt celui de la nature maîtrisée, aménagée ou cultivée. Enfin, même si les projets de démantèlement sont beaucoup soutenus par les incitations fédérales (comme en France par l'administration centrale), les Etats-Unis ont une culture de l'efficacité économique qui les rend plus pragmatiques : davantage que l'écologie en soi, ce sont souvent des risques de sécurité ou des coûts d'assurance qui motivent les gestionnaires à abandonner des ouvrages non rentables ou trop cher à entretenir. De même, les choix politiques plutôt favorables à la poursuite du fossile comme l'abondance de couloirs venteux (favorables à l'éolien) et de régions très ensoleillées (favorables au solaire) ne font pas de l'hydro-électricité un enjeu de même portée aux Etats-Unis qu'en Europe, où les politiques publiques favorisent toutes les ressources renouvelables, y compris si elles sont modestes.
Quelles que soient les différences entre les Etats-Unis et l'Europe, la critique de Kareiva et Carranza s'adresse d'abord aux chercheurs, techniciens, planificateurs et gestionnaires de la biodiversité. L'écologie étant devenue une politique publique parmi d'autres, ce n'est plus avec des symboles que l'on doit raisonner, mais avec des connaissances, des objectifs et des contraintes. Cela suppose une rigueur dans les diagnostics, dans les choix, dans les suivis. Egalement une recherche de solutions pragmatiques avec les parties prenantes. Cela vaut pour toutes les politiques de conservation ou de restauration qui seront engagées en France.
Référence : Kareiva P, Carranza V (2017), Fealty to symbolism is no way to save salmon in Kareiva P, Marvier M, Silliman B (2017), Effective Conservation Science: Data Not Dogma, Oxford UP, 98-103
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