03/05/2018

Après des effacements d'ouvrages, des truites plus nombreuses mais plus petites (Birnie‐Gauvin et al 2018)

Des scientifiques et techniciens danois ont étudié les conséquences sur la truite de mer (Salmo trutta) de l'effacement de six petits ouvrages sur une rivière du Jutland. Les jeunes adultes dévalant sont plus nombreux après le chantier. Leur taille moyenne a en revanche diminué. Résultats et commentaires. 


K. Birnie‐Gauvin et cinq collègues danois, spécialisés en ichtyologie (Centre du saumon sauvage de Randers ; département d'écologie des pêcheries d'eaux douces de l'Université technique de Silkeborg ; centre de biologie du poisson de l'Université de Copenhague), ont analysé l'évolution des truites de mer (S. trutta) dans la rivière de Villestrup, au nord-est du Jutland. Le module du cours d'eau est de 1,1 m3/s. Il se jette dans fjord Mariager, connecté au passage du Cattégat (mer Baltique).

Sur cette rivière, 6 ouvrages hydrauliques de petites dimensions ont été effacés entre 2005 et 2012 (voir carte ci-dessus). La hauteur des ouvrages variait de 0,1 à 1,9 m (la plupart au-dessus de 1,5 m). Leurs retenues mesuraient 180 à 800 m de long.

Les auteurs ont analysé les propriétés des smolts (jeunes adultes matures redévalant en mer après leur croissance en rivière) à l'embouchure de la Villestrup entre 2004 et 2016. Le tableau ci-dessous en donne les caractéristiques (cliquer pour agrandir).


Tableau in Birnie-Gauvin K et al 2018, art cit, droit de courte citation

Ainsi :
  • on passe de 1660 individus avant les effacements en 2004 à 8185 individus en 2016, avec une pointe à 19105 en 2015
  • la taille moyenne évolue de 16,3 ± 3.0 cm en 2004 à 13,2 ± 2,2 cm en 2016, avec une régression régulière sur la période.

Sur cette baisse de taille, les auteurs notent : "Il est possible que, à la suite de l'enlèvement des ouvrages, les poissons plus petits aient également réussi à migrer en aval, plutôt que les poissons plus gros seulement, qui sont probablement plus aptes à échapper aux prédateurs dans les zones de retenue ou à franchir les obstacles."

Les auteurs concluent : "Nos résultats suggèrent que l'élimination complète des barrières a plusieurs implications importantes pour les pêcheries d'eau douce et la gestion des rivières. L'effacement d'ouvrage augmente vraisemblablement le nombre de poissons adultes capables de migrer en amont et de frayer, peut-être en raison d'une diminution des blessures au niveau des obstacles, de la diminution de la dépense énergétique pour atteindre les frayères (les adultes n'ont plus à investir de l'énergie pour surmonter l'ouvrage), et en rendant les tronçons franchissables".

Discussion
La monographie de K. Birnie‐Gauvin est assez classique dans la littérature des sciences halieutiques soulignant l'intérêt de la connectivité pour les poissons migrateurs. Mais les études sur les petits ouvrages, comme celle-ci, sont assez rares à ce jour.

Les auteurs se félicitent du résultat observé et avancent l'intérêt de déployer ces schémas d'effacement quand ils sont possibles. Le fait est que les effacements d'ouvrages sont favorables aux espèces migrant en montaison et appréciant des habitats lotiques plutôt que de retenues, comme les truites de mer. On se permettra quelques remarques critiques :
  • la rivière avec ses ouvrages n'était pas dépourvue de truites de mer, elle en présentait une moins grande densité (ce qui pose la question de la finalité et la proportionnalité des chantiers, quand l'espèce-cible est déjà présente); 
  • la diminution régulière de taille moyenne suggère (sans en apporter la preuve formelle cependant) que les obstacles opéraient un filtre sélectif, en favorisant la reproduction des truites de grande taille. Des adaptations de ce genre ont déjà été observées, et mériteraient plus ample examen. On se pose en effet la question de prioriser les aménagements d'ouvrages selon leur perméabilité et leurs effets;
  • l'étude se focalise sur une seule espèce d'intérêt halieutique, mais ne dit rien des autres espèces présentes dans la rivière fragmentée, de la diversité alpha et bêta des zones de retenues avant et après l'opération d'effacement, des dimensions autres qu'écologiques associées aux ouvrages. Ce n'est plus une manière correcte et suffisante selon nous de justifier des choix de restauration de continuité en long.
La politique de défragmentation des rivières a été largement portée par des enjeux halieutiques depuis plus d'un siècle, en particulier une attention aux poissons migrateurs impliqués dans une pêche d'abord vivrière, puis de loisir. Par ailleurs, certaines espèces de poissons migrateurs sont menacées en raison de la fragmentation et font l'objet de mesure de conservation écologique - mais ce n'est pas le cas de la truite de mer, espèce très répandue. Cet angle halieutique et piscicole a sa légitimité, mais il est toutefois devenu insuffisant pour justifier à lui seul des choix en rivière qui présentent des coûts publics importants, des désaccords sociaux sur la valeur d'intérêt général des chantiers (cf par exemple Sneddon et al 2017Dufour et al 2017,  Magiligan et al 2017Drouineau et al 2018) et, parfois, des impacts sur d'autres espèces présentes dans les rivières aménagées ou sur les berges.

Référence : Birnie-Gauvin K et al (2018), River connectivity reestablished: Effects and implications of six weir removals on brown trout smolt migration, River Res Applic., doi.org/10.1002/rra.3271

A lire sur le même thème
Les ouvrages hydrauliques peuvent-ils faire évoluer des poissons vers la sédentarité? (Branco et al 2017)
200 générations de truites dans un hydrosystème fragmenté (Hansen et al 2014) 
Ce que l'on sait (et ne sait pas) de la truite commune 
Truites de mer de la Touques : heurs et malheurs de la restauration de continuité 

02/05/2018

Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)

A partir de 100 points de mesure dans un bassin versant, concernant des milieux aquatiques naturels aussi bien qu'artificiels, deux chercheurs slovaques montrent que les plans d'eau et canaux hébergent une forte biodiversité végétale. Des résultats comparables ont été observés dans d'autres pays européens. Ces travaux confirment la nécessité d'étudier sans a priori la biodiversité des milieux en place, en particulier dans les chantiers risquant de réduire la surface en eau et d'altérer des habitats (effacement ou assèchement de biefs, canaux, plans d'eau, retenues, étangs, lacs). 



Kateřina Bubíková et Richard Hrivnák (Centre des sciences botanique et de la biodiversité, Institut de recherche sur l'eau, Bratislava) observent que les eaux douces sont actuellement l'un des habitats les plus menacés. Si de nombreuses études se sont concentrées sur la diversité de leurs espèces végétales, les deux chercheurs slovaques notent que "les informations concernant la contribution de divers types de plans d'eau à la diversité des macrophytes manquent".

Ils ont donc décidé d'étudier la diversité des espèces de quatre types de masses d'eau: rivières larges (plus de 7 m); ruisseaux et petits cours deau (moins de 7 m); fossés et canaux; étangs. "Les rivières et les ruisseaux sont des habitats d'origine naturelle, mais souvent modifiés par l'homme dans les régions habitées. Les canaux sont des habitats artificiels utilisés à plusieurs fins, telles que l'irrigation, le drainage ou les centrales hydroélectriques. La catégorie des plans d'eau comprenait toutes les eaux stagnantes ayant une superficie de 0,05 à 5 ha (taille moyenne de 1,9 ha), naturelles (par exemple, les bras morts, la dépression du terrain gorgée d'eau) et artificielles (fosses de gravière, étangs)".

Ce travail a été mené dans deux écorégions distinctes (Carpates occidentales et Pannonie), en Europe centrale. Au total 100 localités (25 par type de plan d'eau) ont été échantillonnées, toutes situées le long d'un cours d'eau de 400 km de la rivière Váh. Les diversités locale (alpha), inter-sites (bêta) et régionale (gamma) ont été analysées.

Résultat : "le nombre le plus élevé d'espèces au niveau local et régional a été trouvé dans les plans d'eau et les canaux. Les petits cours d'eau sont les habitats ayant la plus faible diversité locale et régionale, et le plus petit nombre d'espèces uniques ou sur la liste rouge." Au total, 84 espèces ont été trouvées, dont 31 avec une observation unique.

Cependant, remarquent les chercheurs, "aucune des mesures de diversité utilisées n'a montré de différence statistiquement significative entre les types d'habitats. Ainsi, nous pouvons affirmer que tous les types de plans d'eau contribuent à la diversité des macrophytes à un degré comparable à l'échelle générale dans le paysage d'Europe centrale."

Discussion
Des mesures similaires ont déjà été faites au Royaume-Uni (voir notre recension de Davies 2008, voir aussi Williams 2004) et avaient abouti à la même conclusion. Les végétaux ne sont pas les seuls à bénéficier de la diversité des masses d'eau, puisque des résultats du même ordre s'observent sur des invertébrés ou des amphibiens. Ce n'est pas une surprise : le vivant colonise les milieux aquatiques et humides, des habitats naturels ou artificiels peuvent présenter des fonctionnalités et des propriétés comparables. Il est regrettable que l'on trouve très peu de travaux en France sur la biodiversité des masses d'eau selon leur typologie, leur origine (naturelle ou artificielle) et leurs caractéristiques. La grande masse des travaux concernent les seuls poissons. Et un "biais de naturalité" pousse souvent le gestionnaire à se désintéresser des milieux d'origine anthropique, même lorsque ceux-ci sont anciens.

Cette absence de connaissance conduit à des choix qui ne sont pas forcément optimaux pour la biodiversité, en particulier dans la stratégie d'aménagement ou effacement des ouvrages hydrauliques, qui focalise l'attention sur des espèces spécialisées de poissons, sans prise en compte du reste du vivant (voir ce rapport, voir Dufour et al 2017). Des chercheurs européens appellent aujourd'hui à prendre davantage en compte la diversité des masses d'eau, y compris celle des plans d'eau ou autres habitats d'origine artificielle (voir Hill et al 2018), tout en les intégrant dans les stratégies de gestion de la biodiversité à échelle des tronçons, des bassins versants, des éco-complexes et des hydro-écorégions.

Référence : Bubíková K, Hrivnák R (2018), Comparative macrophyte diversity of waterbodies in the Central European landscape, Wetlands, doi.org/10.1007/s13157-017-0987-0

30/04/2018

L'hydro-électricité très chère parmi les renouvelables? Ce n'est pas l'avis de la Cour des Comptes

Le lobby français des casseurs d'ouvrages hydrauliques prétend régulièrement que l'hydro-électricité serait une source d'énergie "désuète" et surtout "coûteuse". On a encore entendu récemment cet argument chez les pêcheurs de l'Huisne. En réalité, l'hydro-électricité reste la première des sources électriques renouvelables, en France comme dans le monde. La Cour des comptes vient de publier un rapport sur le soutien au secteur de l'énergie en France. La haute juridiction financière pointe le coût excessif à ses yeux de l'éolien et du solaire, dont les contrats déjà signés (avant 2011) représenteront d'ici 2030 un coût cumulé de 78 milliards d'euros, pour 2,7% de la production électrique. Les tableaux de synthèse font apparaître que la petite hydro-électricité n'est pas la plus coûteuse des sources d'énergie renouvelables, d'autant que ces prix estimés n'intègrent pas la prise en charge de l'intermittence. On a fait beaucoup de mal à la transition bas-carbone en laissant penser au public qu'elle serait accessible à faible investissement et prix inférieur au fossile, ce qui produit des déceptions et des démotivations devant la réalité. Evitons donc ces illusions et, surtout, évitons l'absurdité de détruire un potentiel hydraulique déjà en place et capable de produire, comme par exemple sur la Sélune



Extrait de la synthèse de la Cour des Comptes

"Le déploiement des énergies renouvelables observé au cours de la dernière décennie est significatif : leur volume dans le mix français a progressivement augmenté, passant de 9,2 % dans la consommation finale d’énergie en 2005 à 15,7 % fin 2016. Toutefois, malgré les efforts entrepris, la Cour constate, comme en 2013, un décalage persistant au regard des objectifs affichés. Elle note également que, faute d’avoir établi une stratégie claire et des dispositifs de soutien stables et cohérents, le tissu industriel français a peu profité du développement des EnR.

Ce bilan industriel décevant doit être mis en regard des moyens considérables qui sont consacrés au développement des énergies renouvelables, en particulier aux EnR électriques.

La politique de soutien aux EnR s’articule principalement autour de deux leviers, celui des subventions et des avantages fiscaux, et celui de la taxation des énergies fossiles. Les EnR électriques bénéficient de subventions d’exploitation au travers d’obligations d’achat et de mécanismes de compensation, les EnR thermiques bénéficient de subventions d’investissement par le biais du fonds chaleur et les dispositifs fiscaux, le crédit d’impôt pour la transition énergétique (CITE) notamment, bénéficient aux particuliers pour l’achat d’équipements destinés à utiliser des EnR pour la production de chaleur ou de froid. (…)

En France, la somme des dépenses publiques de soutien aux EnR est estimée pour 2016 à 5,3 Md€. Cette mobilisation financière va connaître une progression forte : si la France réalise la trajectoire qu’elle s’est fixée, les dépenses relatives aux EnR électriques pourraient ainsi atteindre 7,5 Md€ en 2023.Les EnR électriques bénéficient de l’essentiel de ces dépenses publiques avec, en 2016, 4,4 Md€ contre 567 M€ pour les EnR thermiques.

Les soutiens octroyés par l’État se sont aussi avérés disproportionnés par rapport à la contribution de certaines filières aux objectifs de développement des EnR : pour le photovoltaïque par exemple, les garanties accordées avant 2011 représenteront 2 Md€ par an jusqu’en 2030 (soit 38,4 Md€ en cumulé) pour un volume de production équivalent à 0,7 % du mix électrique.

Malgré des ajustements positifs intervenus dans l’architecture des dispositifs de soutien, cette disproportion entre charges financières et volumes de production est amenée à se poursuivre dans certaines filières. Ainsi, la pleine réalisation des appels d’offres de 2011 et 2013 sur l’éolien offshore coûterait aux finances publiques 2 Md€ par an pendant 20 ans (soit 40,7 Md€ en cumulé) pour un volume équivalent à 2 % de la production électrique."

Tableau de synthèse sur le prix des énergies renouvelables


On constate que le prix moyen de la petite hydro-électricité reste inférieur aux petites installations solaires, comme à l'éolien en mer.

Tableau des dépenses R&D des plans investissements d'avenir

On constate que l'hydraulique a été le poste le moins bien pourvu en recherche.

Conclusion : l'hydro-électricité n'est pas particulièrement coûteuse dans le mix électrique français, d'autant que ces estimations n'intègrent pas tous les sites qui autoproduisent leur consommation sans rien coûter au contribuable. Si la France doit réellement réduire de moitié la part du nucléaire dans son mix électrique, comme l'ont voté les parlementaires, il est douteux que l'on puisse se permettre d'écarter des sources d'énergie. L'hydro-électricité pourrait avoir des tarifs de rachat inférieurs si la remise en service des moulins et usines bénéficiait d'un traitement simplifié, au lieu des exigences souvent disproportionnées accompagnant les instructions administratives. Quant à l'objectif de certains "aménageurs" de rivière - faire venir des pelleteuses pour détruire des ouvrages hydrauliques qui seraient capables de produire localement -, il a peu de chances d'améliorer le bilan carbone de notre pays. Au demeurant, l'estimation carbone de cette politique de continuité dite "écologique" n'a jamais été réalisée. Ce qui ne surprend pas au vu de sa conception hors-sol par une bureaucratie halieutique isolée...

Référence : Cour des Comptes (2018), Le soutien aux énergies renouvelables.
Communication à la commission des finances du Sénat, 117 p.

Participez à la consultation sur la programmation pluri-annuelle de l'énergie (PPE)
La France décidera à la fin de l'année 2018 de sa planification énergétique. Le public peut s'exprimer, soit en répondant au questionnaire, soit en déposant un avis sur le forum.  Nous invitons nos lecteurs à le faire, ainsi que toutes les associations qui promeuvent la restauration et la relance énergétique du patrimoine hydraulique.

29/04/2018

La grande forge de Buffon fête ses 250 ans

La forge de Buffon est un joyau du patrimoine industriel et hydraulique bourguignon. Le 4 mai prochain à 18:00 s'ouvriront les célébrations de son 250e anniversaire, avec la participation de l'association Hydrauxois.


25/04/2018

Des rivières naturelles aux rivières anthropisées en Europe: poids de l'histoire et choix des possibles pour l'avenir (Brown et al 2018)

Dix chercheurs viennent de publier une synthèse sur l'évolution des rivières européennes de plaine depuis six millénaires. Ils soulignent l'ancienneté de leur modification structurale et fonctionnelle par l'homme. Les styles fluviaux actuels n'ont rien à voir avec ceux de jadis. Certaines hypothèses de "renaturation" comme la reproduction de méandres ne font en réalité que restaurer une dynamique déjà modifiée, perçue (à tort) comme "naturelle". Face au risque d'une écologie de carte postale et alors que plusieurs milliards d'euros sont dépensés chaque année en Europe pour des travaux de restauration, le gestionnaire public doit se référer davantage à des approches multidiscipliniares faisant appel à l'écologie, l'archéologie, l'histoire et la géographie. Les chercheurs mettent en garde contre des travaux "copiés-collés" de court terme, qui ne vont pas forcément donner beaucoup de résultats. Parmi les pistes leur paraissant prioritaires en terme de biodiversité, de services écosystémiques et de stratégie de "ré-ensauvagement": reconnecter le lit mineur à sa plaine d'inondation, retrouver des boisements en rive et des barrages d'embâcles en rivière, ré-introduire des espèces ingénieurs comme le castor. Voilà qui ne correspond pas tellement au modèle si souvent valorisé en France du cours d'eau dans ses sages méandres et son impeccable continuité...

Antony G. Brown et ses huit collègues européens analysent l'évolution des rivières depuis les conditions peu modifiées du Holocoène (voici 10 000 ans) jusqu'à l'époque récente, marquée par la "grande accélération" de la modification des milieux à l'âge "Anthropocène". Une trajectoire qui débute avec des chenaux anarchiques de l'Holocène récent, avant la déforestation importante dans leurs bassins versants, se poursuit avec les lits et plaines inondables en période de changement maximal du paysage dans la plus grande partie de l'Europe (soit entre 3000 et 500 ans avant le présent, du Bronze européen tardif à la période médiévale) jusqu'aux changements intensifs de la période récente (XVIIIe-XXe siècles), avec des barrages, des lits rectifiés et endigués, des bassins versants occupés et exploités par une population de plus en plusnombreuse.

Les données sur l'état passé des rivières sont accessibles par les caractéristiques physiques et biologiques de leurs dépôts. Diverses stratégies sont mobilisées pour comprendre cet état passé :  stratigraphies de plaines inondables datées par radiocarbone et par luminescence optiquement stimulée (OSL), méthodes biomoléculaires des ADN sédimentaires (sedaDNA), mais aussi par exemple analyse de noms de rivières et de lieux pour étudier leurs conditions voici un millénaire.

Une première caractéristique des rivières européennes de basse altitude avant une influence humaine significative fut leur caractère boisé : "Les diagrammes de pollen et de macrofossiles de l'Europe tempérée nous apprennent que ces plaines inondables de l'Holocène précoce et moyen étaient densément boisées de bouleaux, de saules, de peupliers et plus tard d'aulnes et de chênes (Huntley et Birks 1983, Dinnin et Brayshay 1999; Lechner 2009, Ejarque et al 2015)." On retrouve encore aujourd'hui dans quelques rares zones peu favorables à l'agriculture ce type de boisement riverain. "Le recrutement de gros bois dans les eaux d'amont peut bloquer les vallées et provoquer l'aggradation du fond de la vallée (Montgomery et Abbe 2006). De même, les rapports faible largeur / bois favorisent la formation de barrages d'embâcles, qui forcent la dissection de la plaine d'inondation par des canaux de débordement et augmentent les niveaux d'eau en amont des obstacles. Les taux de sédimentation et de transport de matière organique en amont sont fortement influencés par la dynamique des barrages d'embâcles (Assini et Petiti 1995, Sear et al 2010)."



Extrait de Brown et al 2018, art cit, droit de courte citation.

Une deuxième caractéristique est le style instable du lit : cours d'eaux en anastomoses ou anabranches, avec de nombreuses chenaux, formant et déformant connexions entre ces bras, ce que permet la faible incision (enfoncement) du lit par rapport à la plaine alluviale. Ces bras dessinent un réseau complexe et changeant rapidement de place. Le Narew (Narou), rivière de l'ouest de la Biélorussie et du nord-est de la Pologne, affluent de la Vistule, donne un exemple aujourd'hui préservé de telle rivière (cf illustration ci-dessus).

Cette configuration du lit en multicanaux fut le style fluvial dominant dans les zones de plaines. Le passage au chenal unique a été le fait d'une évolution multimillénaire allant de l'âge du Bronze au Moyen Âge. Il y a eu disparition progressive des forêts pour créer des espaces agricoles de pâture ou de culture (en deux phases majeures, 2500-2000 BP puis 1500-1000 BP), drainage des bras secondaires, augmentation du taux d'envasement des bancs par des sables cohésifs, des limons et des argiles, apparition de terrasses et de levées sur les berges, incision du lit progressivement unique dans le sol érodable, apparition de méandres (forme tardive et non originelle du style fluvial).

"Vers 2200 ans BP, notent les chercheurs, les alluvions induites par l'homme avaient modifié la morphologie et l'écologie des plaines inondables et des chenaux dans toute l'Europe tempérée, et les plaines inondables étaient largement utilisées pour l'agriculture (Brown 1997a, Stobbe 1996). Vers 1700 BP (fin de l'époque romaine), les zones humides les plus naturelles de la plaine inondable ont été drainées, sinon elles le furent vers 1200 BP (première période médiévale). Une seconde transformation a été la création de systèmes de puissance basés sur les plaines inondables par les 900-600 BP (du XIe au XIVe siècles), qui ont été construits, contrôlés et entretenus par des professionnels spécialisés (arpenteurs ou levadiers) pour les moulins et l'ingénierie hydraulique (Rouillard 1996). Sous le système féodal européen, les plaines d'inondation et les canaux étaient immensément importants et réglementés. Cela comprenait des règlements sur la protection des berges, l'entretien des chenaux, les pêches, l'évacuation des eaux usées, le fauchage des plaines inondables et les inondations contrôlées connues sous le nom de 'warping' dans certaines parties de l'Angleterre (Lewin 2013)".

Antony G. Brown et ses collègues soulignent que les moulins ont participé à cette reconfiguration des lits. On note une densité assez forte de 1 à 3 moulins par km linéaire dans les régions les plus peuplées. Certains, comme ceux étudiés sur les rivières Culm et Erft, ont d'abord utilisé d'anciens bras secondaires naturels pour les transformer en biefs.

Alors que les humains s'affairaient au bord des rivières, ils faisaient aussi disparaître d'autres constructeurs des hydrosystèmes : les castors. "Au cours de la période médiévale, les autres principaux ingénieurs des voies d'eau européennes et des zones humides - le castor eurasien - ont été chassés à la quasi-extinction (Wells et al 2000). Les territoires ont été réduits à une fraction de leur extension maximale du Quaternaire (Coles 2006) et dans de nombreux pays, les populations ont été éradiquées au XVIe siècle, avec une survie isolée dans quelques forêts protégées des périphéries de l'Europe comme la Scandinavie, Pologne de l'Est et Russie (Halley et Rosell 2003). Un tel impact, parallèlement aux changements de canaux induits par l'homme, a vraisemblablement contribué aux structures monocanaux enserrées de berges qui prévalent dans la plupart des rivières européennes à ce jour".

Cette évolution a concerné les petites rivières comme les plus grandes : "La contraction des formes multicanaux à des configurations à canal unique est non seulement commune aux petits cours d'eau, mais aussi aux rivières de taille moyenne; des exemples incluent la Tamise moyenne et inférieure (Sidell et al 2000, Booth et al 2007), la Severn et ses affluents au Royaume-Uni (Brown et al 1997), la Seine, la Moselle et l'Isère en France (Mordant et Mordant 1992), la Weser, Werra et Ilme et de nombreuses autres plaines inondables en Allemagne (Hagedorn et Rother 1992, Girel 1994, Stobbe 1996, Zolitschka et al 2003). Elle s'applique également aux sections du bassin des plus grands fleuves européens tels que la Vistule (Starkel et al 1996; Maruszczek 1997) et le Danube, l'un des meilleurs exemples se trouvant près de Bratislava dans le bassin de Linz (Pišŭt 2002). Un facteur supplémentaire avec ces rivières était les améliorations nécessaires pour permettre un plus grand trafic fluvial après l'adoption des bateaux à vapeur (Hohensinner et al 2011). La réduction de la complexité produite par les canaux secondaires et la prévention de l'avulsion étaient l'objectif principal de tous les schémas de canalisation des grands fleuves européens de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle (Petts et al 1989)".

L'hydronymie (noms relatifs à l'eau) peut apporter une contribution à l'étude de l'évolution de ces rivières et zones humides associées. Par exemple, en français, des noms comme Loire, Loir, Loiret et Ligoure contiennent l'élément liger, version latinisée du gaulois liga qui réfère directement au limon et à l'alluvion. La même remarque vaut pour des noms comme Brian, Briance, Brienon ou Briou, dérivés de la boue. D'autres hydronymes comme Bèbre, Beuvron, Bibiche, Bièvre révèlent la présence ancienne du castor (bebros).

Enfin, les chercheurs soulignent que le bilan carbone de l'évolution des systèmes fluviaux est complexe à tirer : les zones inondables du lit majeur sont tantôt des puits tantôt des sources selon leur ancienneté et leur régime hydrologique.

Conclusion : "Il ressort clairement de cette étude qu'il est impossible de ramener les cours d'eau des plaines inondables de l'Europe tempérée à quelque chose qui se rapproche d'un état naturel originel ou d'un état hypothétique d'équilibre naturel par rapport à un point donné du passé." Il convient dès lors d'"éviter l'approche copier-coller utilisée dans les études à court terme qui conduisent trop souvent à des spécifications tronquées et / ou à des échecs pour des projets de restauration (Palmer et al 2009). Il est souhaitable d'étendre nos connaissances sur les états fluviaux alternatifs et leur résilience, en incluant des dynamiques à long terme et des trajectoires évolutives (Brierley et Fryirs 2016, Dearing et al 2015, Brown et al 2013, Lespez et al 2015)."

Les études géomorphologiques en Europe ont identifié un certain nombre de variantes de restauration dont plusieurs peuvent être adaptées à des modèles multicanaux et maximiser la biomasse du chenal comme des rives, apportant ainsi une contribution majeure à la biodiversité régionale. Laisser le castor faire ce travail pourrait être la solution la plus simple et la plus rentable.

Discussion
Dans leur travail, les chercheurs soulignent qu'à l'échelle européenne, la dépense publique totale pour améliorer les rivières pourrait s'élever à 7-9 milliards € par an. Une part non négligeable de ce budget est désormais consacrée à la restauration morphologique plutôt qu'à la lutte contre la pollution chimique de l'eau et des sédiments. Il est donc important pour l'écologie des bassins versants comme pour le bon usage de l'argent public de faire des choix avisés.

Contrairement à ce qui a souvent été avancé par des gestionnaires en France (agence française pour la biodiversité, agences de l'eau, syndicats et parcs), la réflexion savante est loin de produire des conclusions homogènes et robustes sur la priorité et l'utilité des choix d'aménagement de rivières en vue de les "renaturer" ou les "restaurer". C'est une démarche encore largement expérimentale, où il vaut mieux se garder de postures dogmatiques et montrer une grande rigueur dans les analyses avant-après de sites pilotes. Par ailleurs, contrairement aux options retenues par la commission européenne dans la directive cadre sur l'eau 2000, la mise en avant d'un "état de référence" d'un cours d'eau paraît de plus en plus problématique eu égard au caractère dynamique et profondément transformé de la plupart des rivières européennes, comme à la possibilité ouverte aujourd'hui de faire évoluer ces rivières vers différents états possibles. Autant certaines mesures de baisse des polluants sont "sans regret" quand ces substances représentent des risques avérés pour la santé et pour l'environnement, autant les objectifs de biodiversité et de morphologie sont plus complexes à évaluer et font référence à des dynamiques inscrites dans le temps long. La prudence s'impose donc au regard des millions de kilomètres linéaires de rivière en Europe, représentant un coût considérable d'aménagement pour des services écosystémiques pas toujours évidents à caractériser à l'issue des chantiers.

Enfin, la problématique de continuité longitudinale mobilise en France une bonne part des efforts et financements de la restauration morphologique, y compris dans des zones n'ayant pas d'enjeux biologiques grands migrateurs. Le bien-fondé de ce choix, qui conforte le modèle du chenal unique et fait souvent disparaître des annexes hydrauliques non dépourvues d'intérêt pour le vivant, reste à démontrer dans la plupart des cas. Et ce ne sont pas des "copiés-collés" comme ceux évoqués par A.G. Brown et ses collègues qui y parviendront.

Référence : Brown AG et al (2018), Natural vs anthropogenic streams in Europe: History, ecology and implications for restoration, river-rewilding and riverine ecosystem services, Earth, 180, 185-205

A lire sur le même thème
Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015) 
Barrages de castors et d'humains: quels effets sur les rivières? (Ecke et al 2017) 
Les petits barrages (de castor) ont aussi des avantages (Puttock et al 2017) 
Les barrages des moulins ont-ils autant d'effets sur la rivière que ceux des... castors? (Hart et al 2002)