Richard B.Primack et huit collègues éditeur de la revue très respectée Biological Conservation introduisent ce numéro spécial par un éditorial exposant les enjeux de connaissances et de pratiques sur la question de l'échelle spatiale d'appréciation de la biodiversité :
"Les changements de la biodiversité à l'échelle locale reflètent-ils les déclins observés à l'échelle mondiale? Ce débat remonte à au moins 15 ans (Sax et Gaines 2003), mais a récemment été relancé par plusieurs auteurs (par exemple, Gonzalez et al 2016, Vellend et al 2017). Les échanges animés sur cette question rappellent les débats antérieurs sur la nature du domaine scientifique concerné, savoir si la «biologie de la conservation», qui était une discipline de crise axée sur la protection de la biodiversité (Soulé 1985), devrait devenir une «science de la conservation» qui tente de maximiser la préservation de la biodiversité avec le bien-être humain (Kareiva et Marvier 2012)."
Les résultats combinés de plusieurs études récentes suggèrent ainsi que des perturbations humaines considérables, telles que l'expansion agricole et l'urbanisation, entraînent une baisse significative de la richesse en espèces locales, mais que dans les zones où les écosystèmes sont relativement intacts, comme les friches et les forêts secondaires, le tendance de la richesse spécifique reste relativement faible, constante voire augmente avec le temps (Vellend et al 2017) : "si vous vous rendez dans un endroit précis, comme la Nouvelle-Zélande, Hawaï ou le Massachusetts, les forêts, les zones humides et les prairies pourraient contenir moins d'espèces indigènes, mais le même nombre ou plus d'espèces que par le passé. Comment est-ce possible? Cette stabilité de la biodiversité à l'échelle locale résulte généralement de la présence d'espèces non indigènes compensant numériquement les pertes d'espèces indigènes (Vellend et al 2017) - 30 espèces indigènes pourraient disparaître d'un endroit, mais 30, 40 ou davantage d'espèces non indigènes peuvent arriver et s'établir - bien que la preuve de la généralité de ce modèle soit remise en question (Cardinale et al 2017)."
Les chercheurs se demandent : pourquoi ce débat, axé en grande partie sur l'interprétation des données, devient-il si intense dans la communauté des spécialistes de la conservation? (Nota : cette intensité concerne davantage le monde anglo-saxon et est mal perçue en France, où les débats sur l'écologie restent assez confidentiels, voire rudimentaires, hélas).
D'abord parce que ce débat engage "la logique principale du mouvement de conservation moderne - à savoir que les activités humaines causent des déclins majeurs de la biodiversité dans le monde (Ripple et al 2017), et que ces déclins sont mauvais du point de vue scientifique, éthique, des valeurs, des services écosystémiques et du bien-être humain (Pascual et al 2017)". Certains chercheurs en conservation ont donc fortement réagi à ces résultats. "Ils ont soutenu que certaines des méta-analyses (par exemple, Dornelas et al 2014, Vellend et al 2013) sont imparfaites parce que les données sous-jacentes: (1) ne sont pas spatialement représentatives de la biodiversité dans le monde (elles sont biaisées). 2) ne sont pas représentatives des principaux facteurs de changement de la biodiversité (ils omettent les sites qui ont été convertis à l'agriculture ou au développement urbain), (3) combinent les données provenant de sites qui ont été récemment perturbés et sont susceptibles de perdre des espèces avec d'autres sites en phase de ré-équilibrage après perturbation (4) s'appuyer sur des séries chronologiques dépourvues de données historiques, ce qui rend difficile la caractérisation précise des changements de la biodiversité (résumé dans Cardinale et al 2017)".
Primack et ses collègues reconnaissent, mais relativisent ces objections : "ces points sont solides, mais les critiques n'écartent pas la valeur des analyses que Vellend et al (2013), Dornelas et al (2014), et d'autres ont réalisées. Leurs analyses sont raisonnables et convaincantes compte tenu des données disponibles, et les faiblesses, reconnues par les auteurs, sont difficiles voire impossibles à éviter. De plus, plusieurs études subséquentes dans différentes communautés écologiques ont révélé des tendances similaires de renouvellement élevé des espèces, et de richesse spécifiques relativement constante ou croissante aux échelles locales (Barnagaud et al. 2017; Dunic et al 2017; Elahi et al 2015; et al 2017, Jones et al 2017). Les chercheurs en conservation, les praticiens et les décideurs devraient reconnaître les limites des résultats, mais devraient considérer leurs implications à mesure que la recherche se poursuit et ajuster leurs objectifs et leurs actions en conséquence (certes plus facile à dire qu'à faire) (Fleischman et Briske 2016; Knight et al 2008)."
Les éditorialistes insistent sur des points qui font un certain consensus :
Accord sur le déclin mondial de la biodiversité. "Dans le monde entier, les espèces ont disparu à cause de l'activité humaine, un grand pourcentage d'espèces sont menacées d'extinction, et de nombreuses populations locales d'espèces ont été extirpées (Barnosky et al 2011). Certains auteurs se sont demandé si les taux de spéciation pourraient augmenter en raison des nouvelles situations créées par les individus (Sax et Gaines 2003; Thomas 2017), mais les taux d'extinction entraînés par les activités humaines et les changements qui en résultent en environnement global dépassent largement la spéciation (Ceballos et al 2015, Pimm et al 2014)."
La hausse de richesse locale peut aussi s'accompagner d'une banalisation régionale. "Si la biodiversité indigène peut diminuer à toutes les échelles, la richesse en espèces locales (c.-à-d. la diversité alpha) ne diminue pas dans de nombreux endroits parce que la perte d'espèces indigènes est compensée par l'établissement de nouvelles espèces indigènes (Dornelas et al 2014, Dunic et al 2017, Hillebrand et al 2017). Comme le notent les auteurs, ces observations sont cohérentes avec l'homogénéisation biotique, dans laquelle les sites locaux proches deviennent plus similaires (c'est-à-dire réduisant la diversité bêta) lorsque des espèces particulières se propagent et colonisent des sites (Olden 2006). Les études à l'échelle locale nous en disent peu sur les changements de la richesse en espèces à des échelles régionales ou plus grandes (c.-à-d. la diversité gamma ou le pool d'espèces régional)."
Par ailleurs, si la richesse spécifique est l'indicateur de base de la biodiversité et le plus simple à présenter aux citoyens, ce n'est pas le seul que l'on peut mettre en avant.
Mais les auteurs reconnaissent aussi que les études sur la biodiversité locale posent de nombreuses et réelles questions aux chercheurs et aux praticiens de la conservation, les amenant à réfléchir sur leur propre discipline, ses valeurs, ses objectifs :
"Par exemple, les gestionnaires devraient-ils travailler à préserver les espèces et les communautés indigènes, ou devraient-ils travailler pour maintenir les processus et les services écosystémiques en gérant les assemblages d'espèces, que ces espèces soient indigènes ou non (Belnap et al 2012; Cardinale 2012)? Les espèces nouvellement arrivées peuvent-elles parfois «remplacer» les fonctions et les services écosystémiques fournis par les espèces indigènes perdues (Foster et Robinson 2007, Pejchar 2015)? Si oui, est-ce souhaitable, juste et légitime, et est-il vraiment possible de prédire quand les fonctions et les services pourraient être remplacés avec succès (Pakeman et Lewis 2018)? Comment les gestionnaires devraient-ils travailler pour maintenir des populations viables d'espèces à l'échelle locale, alors que nous nous attendons à ce que leur abondance et leurs aires de répartition changent en réponse aux conditions changeantes à l'échelle mondiale? La taille de la population de nombreuses espèces, y compris les espèces communes, diminue (pas seulement les aires de répartition), et ces baisses peuvent ne pas apparaître dans les données sur la richesse spécifique (Ceballos et al 2017). Les gestionnaires devraient-ils accepter des nouveaux écosystèmes alors que les changements dans la composition des espèces deviennent omniprésents et en grande partie inévitables (Hillebrand et al 2017, Hobbs et al 2014)? Dans un environnement en évolution rapide, le caractère natif est-il un élément important de l'intégrité écologique, ce que de nombreux organismes de conservation utilisent comme objectif clé de gestion? Quand les gestionnaires devraient-ils résister au changement dans les écosystèmes? Et comment les gestionnaires devraient-ils peser les modèles et les processus à l'échelle locale et mondiale lorsqu'ils établissent leurs objectifs et leurs priorités de conservation?"
Les biologistes mettent enfin en garde sur la réaction de défense de certains collègues qui s'offusquent de la publication de travaux allant à l'encontre de "dogmes" de la conservation : "Même si le débat sur les changements globaux de la richesse en espèces à l'échelle locale se concentre sur les données, les analyses et l'interprétation, il touche aussi aux valeurs de conservation et peut informer sur la manière dont nous faisons la conservation sur le terrain. Dans la recherche sur la conservation, ce mélange de valeurs et de science est inévitable, étant donné que les objectifs de la conservation sont largement dérivés des valeurs humaines - par exemple, qu'il existe une valeur intrinsèque dans la diversité naturelle des organismes et qu'il est important d'éviter des extinctions causées par l'homme. Malheureusement, les chercheurs hésitent parfois à écrire des articles qui semblent aller à l'encontre des valeurs et des dogmes de la conservation, et d'autres chercheurs n'hésitent pas à critiquer la publication de ces résultats. (…) Les scientifiques de la conservation sont naturellement préoccupés par le fait que de fausses déclarations pourraient se traduire par un soutien réduit à la recherche et à la pratique de la conservation. (…) Clairement, cependant, nous ne devrions pas éviter les discussions honnêtes qui font avancer la science, de publier de la bonne science (qu'elle représente de «bonnes» ou de «mauvaises» nouvelles pour les pratiques actuellement acceptées en conservation) ou de débattre des questions fondamentales du domaine."
Discussion
La conservation de la biodiversité est le nom que l'on donne aujourd'hui à l'ancienne protection de la nature. Elle fait partie des thèmes de plus en plus présents dans les sociétés industrialisées comme dans les économies émergentes. On constate les effets négatifs du progrès matériel, notamment la disparition progressive de la biodiversité ordinaire dans certaines zones très artificialisées (agriculture intensive, ville et périphéries urbaines) et la mise en danger d'espèces endémiques, dont la probabilité d'extinction croît à mesure qu'augmentent les pressions. La presse a récemment évoqué des études montrant le déclin rapide d'insectes ou d'oiseaux dans certaines régions européennes.
Mais si la conscience de l'intérêt à protéger le vivant progresse, celle des obstacles à cette protection aussi : à mesure que l'écologie inspire des politiques publiques, il devient manifeste que son coût est important, soit le coût d'évitement des impacts (geler certains territoires, empêcher certaines activités, diminuer leur rentabilité par l'interdiction de certains intrants), soit le coût de restauration des milieux. Il est donc particulièrement important que l'argent public soit dédié aux bons besoins et aux bons endroits pour les bons objectifs, le "bon" étant en l'occurrence la définition de priorités de conservation. Nous n'en sommes plus aux effets d'annonce, mais à l'exigence de précision et d'efficacité.
Cette exigence est loin d'être rencontrée dans tous les choix publics en matière d'écologie de la conservation et de la restauration, notamment pour les milieux aquatiques que notre association étudie. On a par exemple assisté depuis dix ans à une politique mal informée de prime systématique à la destruction des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes qui, si elle peut avoir du sens quand il existe une bonne probabilité de gains pour des espèces de poissons réellement menacées d'extinction, est rapidement devenue l'objet dune application dogmatique et paresseuse. On fait disparaître des canaux, des étangs, des retenues et des lacs sans aucune évaluation de leur biodiversité acquise au fil des générations et de leur intérêt dans une perspective de changement climatique et de pression croissante sur la ressource en eau. Plus fondamentalement, ce sont certaines méthodes déployées par les gestionnaires qui se sont révélées inacceptables : défaut des mesures élémentaires permettant d'éclairer la décision (c'est-à-dire l'évaluation sur sites de la biodiversité locale et régionale), fermeture des échanges à des spécialistes usant d'arguments d'autorité, confusion permanente d'enjeux halieutiques et d'enjeux écologiques, précipitation délétère tenant à une planification administrative irréaliste et empêchant toute prise de recul sur l'action.
Nous espérons donc que l'annonce estivale du plan de sauvegarde de la biodiversité sera assortie d'un changement conséquent dans les méthodes de mise en oeuvre de la continuité longitudinale des rivières, d'analyse de la biodiversité des milieux lotiques et lentiques, de ré-évaluation de la place et du coût de cette continuité en long par rapport à d'autres déterminants hydrologiques, morphologiques et chimiques de la biodiversité des eaux et des rives. Il y a beaucoup de choses à faire pour la qualité et la diversité des milieux aquatiques, avec assez peu d'argent pour cela et des attentes riveraines à respecter : la destruction de l'hydraulique ancienne, des milieux qu'elle a créés et des espèces qu'elle héberge doit démontrer le cas échéant son intérêt par d'autres gains que des espèces de poissons spécialisés intéressants certains usagers.
Enfin, Richard B.Primack et ses collègues parlent de "valeurs" en science de la conservation, et évoquent même des "dogmes". Il est nécessaire de rappeler que la confiance des citoyens dans la science tient à ce qu'elle est séparée de l'opinion du fait de sa recherche de neutralité et d'objectivité. Les chercheurs ou praticiens en écologie de la conservation peuvent avoir des valeurs relatives à leur objet d'étude, mais ils ne doivent pas oublier qu'en démocratie, les citoyens sont égaux quand on en vient à ces choix de valeur, qu'une science n'a aucune légitimité particulière à imposer les siennes, que la confusion des genres nuit parfois à la sincérité et la clarté du débat public (voir la critique de Christian Lévêque). De même, la recherche ne peut qu'être guidée par des données, des hypothèses, des modèles et des théories, pas par des "dogmes", ou en général des croyances. Il convient donc que les instances en charge des réflexions et des choix écologiques (Muséum national d'histoire naturelle, IUCN, agence française et agences régionales de la biodiversité, conservatoires, parcs, etc.) répondent aux questions posées dans cet éditorial de Biological Conservation et amènent dans les débats publics l'interrogation sur les présupposés de l'action sur les milieux.
Illustration : libellule au bord d'un bief de moulin.
A lire en complément: Rapport sur la biodiversité et les fonctionnalités écologiques des ouvrages hydrauliques et de leurs annexes.