02/06/2018

Tombeau du patrimoine: une lettre à Stéphane Bern en défense des moulins, forges et étangs que l'Etat français détruit

On entend beaucoup parler du loto du patrimoine, mis en place par Stéphane Bern à la demande d'Emmanuel Macron, en vue d'aider à financer la sauvegarde du patrimoine en péril. Mais qu'en est-il du petit patrimoine rural et technique, qui a accompagné au cours des siècles le développement de nos provinces et qui forme aujourd'hui encore le paysage de ses vallées? Luc Lefray, Marie-Geneviève Poillotte, Pierre Potherat (Société mycologique du Châtillonnais) et François Poillotte (Société archéologique et historique du Châtillonnais) attirent l'attention de Stéphane Bern sur la scandaleuse campagne administrative de destruction systématique des chutes, ouvrages, vannages, canaux, biefs, retenues et étangs, souvent présents depuis le Moyen Âge. La France doit cesser cette gabegie d'argent public, qui est un appauvrissement culturel sans précédent des paysages riverains et, bien souvent, une aberration écologique. 



Le Président de la république vous a récemment confié une mission spéciale consacrée à la recherche de moyens financiers destinés à sauvegarder le patrimoine français en péril.  Nous vous avons entendu avec satisfaction et espoir quand vous avez déclaré que tout le patrimoine vous intéressait, y compris le petit patrimoine ou patrimoine vernaculaire. Hormis le patrimoine mentionné habituellement (cathédrales, châteaux, abbayes…etc), notre région, le nord Côte-d’Or, partie intégrante du plateau de Langres, est particulièrement bien dotée en petit patrimoine en raison du grand nombre de ruisseaux et rivières y prenant naissance, tels la Seine et ses principaux affluents : Marne, Aube, Ource et Laignes…etc. Le plateau de Langres n’est-il pas considéré par les spécialistes géologues et hydrogéologues, comme le château d’eau du bassin parisien ?

Dès le Moyen Âge, ces rivières et ruisseaux, compte tenu de leur fort potentiel en énergie hydraulique, de la présence de bois en quantité ainsi que d’un minerai de fer aisément exploitable, ont vu fleurir sur leurs cours de nombreuses installations artisanales telles que des moulins, scieries, fonderies, forges et autres tanneries…

La construction de ces installations, à l’architecture souvent remarquable, s’est accompagnée de l’aménagement des cours d’eau au moyen d’astucieux systèmes de vannages, de biefs et de canaux destinés à acheminer l’eau jusqu’aux installations en question puis à la rendre à la rivière principale, contribuant ainsi à créer un entrelacs de rivières, chenaux, petites retenues et chutes d’eau, à fort potentiel patrimonial et touristique sur l’ensemble de la région.

Par ailleurs ces aménagements semblent avoir été extrêmement bénéfiques pour le peuplement des rivières comme nous l’enseigne la longue histoire de la truite chatillonnaise qui remonterait également au Moyen Âge.

Les rois de France de passage dans la région, de Charles VI à Louis XIV, se sont vus offrir le célèbre pâté de truites châtillonnais. François Ier, Louis XIII et Louis XIV l’ont tellement apprécié qu’ils ont fait repeupler à plusieurs reprises les étangs de Fontainebleau avec des truites prélevées entre Châtillon-sur-Seine et Mussy-sur-Seine.

Jusqu’au milieu du XXème siècle, quand la pêche commençait à  devenir une activité de loisirs,  toutes les rivières de la région étaient considérées comme des « spots » exceptionnels pour la pêche à la truite, au brochet et même à l’anguille.

 Ces dernières années, notre association ainsi que la population locale se sont émues devant l'effacement et/ou l'absence d'entretien de quelques étangs aménagés à l'époque médiévale (début XIVème siècle) par les ducs de Bourgogne, en forêt domaniale de Châtillon, laquelle doit devenir l'un des cœurs du futur parc national des forêts de feuillus.

Ces étangs faisaient partie d’un ensemble unique en France de sept plans d’eau disposés en chapelet le long du ru du val-des-Choux, depuis la source située dans l’ancienne abbaye éponyme, jusqu’à la confluence avec l’Ource, soit sur un linéaire de seulement 5,5 km. Outre l’application très rigoriste de la directive européenne sur  la « continuité écologique des cours d’eau », une des raisons principales avancées pour justifier l’absence d’entretien est le manque de moyens de l’ONF, gestionnaire des étangs.

Or, dans le même temps l’État engage des dépenses très importantes pour détruire le petit patrimoine que sont les vannages et chutes d’eau des anciens moulins, scieries, fonderies, forges et autres tanneries dont un grand  nombre remonte au moins au XIIème siècle. 

Cette campagne de suppression massive des anciens ouvrages, orchestrée et financée par les pouvoirs publics, va au-delà des recommandations de la directive européenne relative à la continuité écologique des cours d’eau et nous paraît sans fondement puisque, compte tenu de leur faible hauteur (inférieure à 2,5m), l’excellente qualité halieutique de nos rivières a toujours été de pair avec ces aménagements  pluriséculaires jusqu’à leur abandon progressif, dans la deuxième moitié du siècle dernier.

Plus de 600 petits ouvrages, dont le plus grand nombre est encore en bon état ou, pour le moins, faciles à restaurer, ont été répertoriés dans le périmètre du futur parc national. A raison de 100 à 250 k€ nécessaires par ouvrage, leur suppression couterait près de 100 million d’euros. Ce chiffre ne concerne que les vannages et seuils recensés dans le périmètre du parc national d’une superficie de 240 000 ha. Etendu à tout le territoire national, sur les ouvrages de même gabarit, le montant des travaux promet d’être colossal pour un résultat qui ne saurait  être partout à la hauteur des objectifs fixés.

Nous espérons Monsieur Bern, que vous prendrez notre message en considération et que vous saurez œuvrer efficacement pour stopper la casse programmée de notre petit patrimoine. Nous pensons que l’argent ainsi épargné sera plus utile dans votre quête de moyens de sauvegarde.

Photographie : les étangs des Marots en automne, par Christal de Saint-Marc (droits réservés).

30/05/2018

Prioriser les ouvrages hydrauliques pour la continuité en long des rivières : à quelles conditions?

Les audits administratifs, les rapports parlementaires, les contentieux judiciaires et les désaccords riverains convergent vers une même conclusion : la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières est problématique en France. Même en dehors des vues divergentes, il est de toute façon impossible d'aménager tous les ouvrages classés en 2012-2013 dans le délai imparti par la loi. Certains évoquent donc aujourd'hui la possibilité de définir des priorités dans la mise en oeuvre du classement, c'est-à-dire de distinguer des bassins, tronçons ou sites à aménagement prioritaire et d'autres non.  Cette idée pourrait aider à débloquer la situation, mais à deux conditions : au plan juridique, que les ouvrages jugés non prioritaires soient clairement exemptés d'aménagement ; au plan méthodologique, que la définition des priorités se fasse dans un processus ouvert, transparent et co-construit avec les usagers concernés.


La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 avait prévu que des rivières seraient classées à fin de conservation (liste 1) ou de restauration (liste 2) de continuité écologique. Ce classement a eu lieu en 2012-2013, sous la forme d’arrêtés du préfet de bassin. Il a été jugé opaque et contradictoire par les riverains lorsqu’ils en ont pris connaissance :
  • grands barrages épargnés malgré leur impact de premier ordre, 
  • certains cours d’eau classés et d’autres non, alors que leurs propriétés et peuplements sont très similaires, 
  • double classement de même cours d’eau en liste 1 (supposé bon état à conserver) et liste 2 (supposé mauvais état à restaurer), peu compréhensible, 
  • abondance anormale d’ouvrages classés en tête de bassin, là où il n’y a quasiment aucun enjeu migrateur amphihalin (excès de choix purement halieutiques, souvent pour des truites communes et un usage pêche).
Par ailleurs, le bilan du rapport CGEDD (rendu public en 2017) sur ce classement de continuité a observé des retards et blocages (rappelons qu’il agit d’un audit administratif, donc indépendant des usagers mais pas de l’administration elle-même) :
  • 20 665 obstacles à l’écoulement ont été classés en 2012-2013, ce qui fut totalement irréaliste,
  • il se traite environ 340 dossiers par an, soit une durée d’exécution des arrêtés de bassin de 50 ans (et non 5 ans!) pour l’ensemble du linéaire classé,
  • le coût moyen observé pour les seules subventions publiques dépasse les 100 K€ par chantier, ce qui signifie un coût public global dépassant les 2 milliards €, auquel il faut ajouter les coûts privés (et les coûts publics non comptabilisés des salaires des fonctionnaires centraux ou territoriaux traitant ces sujets plutôt que les nombreux autres concernant la rivière),
  • les agences de l’eau procèdent à des choix d'orientation très variables entre l’effacement et l’aménagement ce qui renforce le procès en arbitraire fait à ces établissements publics au contrôle quasi-impossible par le citoyen, vu la faible représentativité de la société dans son comité de bassin et l'absence des principaux intéressés (moulins, étangs) dans les processus de décision.
En clair, la mise en œuvre de la loi de continuité par l’administration a été défaillante : beaucoup trop de rivières classées, des choix manquant parfois de justification claire, des politiques variables d’un bassin à l’autre, un défaut manifeste de réalisme économique, un manque d’écoute préalable des premiers concernés.


Face à cette planification en berne sur ses objectifs, ses moyens et son acceptabilité, on évoque aujourd’hui l’hypothèse de «prioriser» les traitements des ouvrages hydrauliques. Ce point avait été évoqué dans le rapport parlementaire Dubois-Vigier 2016. Ce serait une avancée, mais cela crée débat.

Il y a d’abord la question de la clarification et sécurisation juridiques. Si l’administration persiste à dire que tout ouvrage doit être traité en 5 ans (ce que pose l’article L 214-17 CE), alors «prioritaire» ou «pas prioritaire», tout le monde est censé agir dans un délai très court. Cela ne règle pas les problèmes observés par le CGEDD et il n’y a aucun sens à chercher des priorités à quelques années près. Si l’administration admet que l’on ne peut traiter que certains ouvrages (les «prioritaires» justement) dans les cinq prochaines années, alors les autres doivent se voir reconnaître d’une manière ou d’une autre une exemption temporaire ou définitive de continuité. Mais ni les arrêtés de bassin de 2012-2013 ni la loi de 2006 ne le prévoit pour le moment… Ce vide juridique ne sera pas tenable, car la mise en œuvre de la continuité est déjà passablement opaque et compliquée : les propriétaires ont peu de chance d’accepter un régime flou les laissant dans l'incertitude ou une priorisation qui ne changerait finalement rien à l'impératif intenable de tout aménager très vite, et à grands frais.

Au-delà de la question de droit, à régler, c’est aussi la méthode d’un nouveau classement par priorité qui est décisive.

Un éventuel ordre de priorisation des ouvrages à traiter ne saurait procéder de la même manière que le classement des rivières en 2012-2013, c’est-à-dire dans la confidence de services ne répondant pas de leurs travaux devant les organisations représentant les ouvrages (moulins, étangs, hydro-électriciens), et devant les autres usagers de la rivière. Le nouvel examen des ouvrages hydrauliques ne pourrait être que co-construit, sous l’impulsion et le contrôle des services de l’Etat, mais avec des échanges transparents, rigoureux et sincères sur la méthode.

Idéalement, la définition des priorités devrait commencer par un modèle d’hydro-écologie permettant de rentrer des descripteurs d’espèces, d’états et de pressions. Ce premier filtrage pourrait être ensuite analysé, contrôlé et débattu. Il y a par exemple des publications scientifiques intéressantes ces dernières années, comme Maire et al 2016 ayant proposé une modélisation géographique des espèces et populations piscicoles les plus menacées en France ; Roy et Le Pichon 2017 sur le logiciel Anaqualand de modélisation de la mobilité au sein d'une rivière ; Grantham et al 2014 ayant montré la faisabilité de grilles de décision appliquées à un large territoire (ici la Californie).

Si le cas par cas et la concertation locale sont aussi nécessaires, il s'agit de ne pas limiter l'évaluation à des avis plus ou moins subjectifs, à dire d’experts ayant chacun des méthodes différentes (opinion locale de représentants de l’AFB-Onema, voire de fédérations de pêche) et oubliant parfois que la loi de continuité n'a jamais été une loi de restauration des habitats. On évitera aussi des lectures un peu trop simplistes des états des lieux des agences de l’eau, tendant à conclure que partout où l’on ne trouve pas d’impacts chimiques (à supposer qu’on les ait cherchés…), ce serait les ouvrages hydrauliques qui abaisseraient la note de qualité de l'eau selon la directive cadre européenne (en fait, les impacts des barrages ont été démontrés comme plutôt faibles sur des indices de qualité DCE dans les rares cas où ils ont été étudiés par un vrai modèle interprétatif et à grande échelle, voir par exemple Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018 ; les autres impacts morphologiques sont plus déterminants, dont les usages des sols versants).


Quoiqu’il en soit, menée par des scientifiques et/ou par des administratifs, la construction d’une grille de priorisation des ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique en même temps que les moins intéressants pour d’autres critères écologiques devra répondre dans chaque cas à de nombreuses questions…

…sur les espèces
  • Y a-t-il des migrateurs amphihalins ?
  • Y a-t-il des migrateurs holobiotiques (espèces dont la mobilité longue distance est réellement une condition limitante forte du cycle de vie) ?
  • Y a-t-il des risques d’espèces invasives depuis l’aval ?
  • Y a-t-il des souches génétiques d’intérêt et des risques d’introgression ou extinction?
  • Dispose-t-on d’une tendance historique sur les populations présentes (pas seulement un modèle déterministe théorique habitat-densité), attestant en particulier d’un déclin attribuable à des discontinuités?
… sur les sédiments
  • Quelle est aujourd'hui l’activité sédimentaire du bassin (entrée-sortie) et sa tendance?
  • Y a-t-il déficit observable de charges grossières vers les zones aval? 
  • Y a-t-il un excès de sédiments fins issus de l'érosion de sols agricoles (risque de favoriser la circulation des fines colmatant les substrats) ?
…sur les sites
  • L’ouvrage est-il déjà partiellement franchissable sans travaux aux poissons cibles (par sa faible hauteur, sa surverse en crue, l'existence de brèches, la dépose des vannes, etc.)  ? 
  • L’ouvrage crée-t-il des milieux locaux à biodiversité appréciable (biefs renaturés, étangs anciens, zones humides profitant de la nappe, etc.) ?
…sur les tronçons
  • Les ouvrages aval sont-ils déjà aménagés (cas des grands migrateurs où il est inutile de traiter l'amont avant l'aval) ?
  • Existe-t-il un grand barrage sans projet sur la rivière (modifiant sa thermie, son hydrologie, sa charge sédimentaire et son peuplement piscicole)?
  • Où se situent les noeuds d'importance vers des affluents d’intérêt ?
  • Quelle est la valeur de l’Indice Poissons Rivières révisé (IPR+) dans les relevés disponibles?
  • Observe-t-on des déficits d’espèces dans un gradient aval-amont ? 
  • Le tronçon est-il dégradé par des impacts chimiques ou physico-chimiques (formant la priorité d’investissement DCE en vue du bon état 2021 ou 2027) ? 
  • Le tronçon est-il dégradé par des impacts morphologiques autre que la continuité en long ?
  • Y a-t-il des risques d’assecs et que disent les projections climatiques ?
…sur les bassins
  • Les usages des sols créent-ils une pression forte sur la qualité du milieu récepteur (auquel cas la continuité n'ouvre pas à des eaux et sédiments de qualité)? 
  • Les ouvrages ont-ils un effet régulateur, atténuateur ou retardateur sur les crues, avec des enjeux inondations à l’aval?
…sur les coûts
  • La sélection des sites prioritaires est-elle budgétée et solvabilisée sur le calendrier choisi et pour chaque bassin versant (sachant que l’effacement n’a pas à être priorisé et que seul un soutien public conséquent permet aujourd'hui d’engager les chantiers)?


Les réponses à ces questions (et probablement à d’autres) sont nécessaires pour distinguer de manière objective les bassins où la discontinuité en long représente en enjeu fort et immédiat par rapport à ceux où elle a un impact secondaire, voire négligeable. Elles sont aussi nécessaires pour identifier des sites qui ont un enjeu plus important, soit du fait de leur position dans le réseau hydrographique, soit du fait de leurs propriétés physiques les rendant totalement infranchissables. Ces questions sont aussi celles que posent les riverains,  associations et collectifs quand ils s’expriment en réunion publique, en consultation d’enquête voire en contentieux. Le refus d’y répondre - ou l’affirmation péremptoire de l’absence d’intérêt à se les poser - est ce qui a rapidement dégradé la perception de la crédibilité et de l'objectivité de la mise en œuvre de la continuité.

La continuité longitudinale est depuis 10 ans un point d’abcès et de défiance dans la politique publique des rivières. Mais ce n’est pas une fatalité. L'expérience internationale montre que le sujet n'est pas consensuel, que les services écosystémiques ne concernent que certains usagers au détriment d'autres, que l'engagement des riverains sur certaines solutions fait de toute façon partie des clés de réussite d'un projet. Il est raisonnable d’admettre aujourd'hui que la programmation administrative a eu des défauts, que l’acceptation de la réforme demande un dialogue social et environnemental renouvelé, que la dépense publique importante exige des bases scientifiques plus solides et des choix d’action plus efficaces sur les enjeux de biodiversité, plus largement les enjeux de qualité des rivières. Nous verrons bientôt si le nouveau gouvernement entend ce message et propose une voie pour sortir du blocage actuel.

Illustrations : seuil sur Labeaume, à Rosières (07).

28/05/2018

Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)

Quand on prend une décision d'aménagement sur un barrage, on regarde aujourd'hui les conditions passées et présentes. Mais quelle sera la situation future, en période de  changement climatique rapide? Une dizaine de biologistes publie une perspective à ce sujet dans Biological Conservation. Ces chercheurs soulignent que les réservoirs des grands barrages ont aussi des intérêts écologiques : ils servent de refuges face aux sécheresses, bloquent des espèces invasives, forment des écosystèmes lacustres ayant leur propre diversité. L'avenir à long terme du vivant après leur effacement n'est pas garanti si l'écosystème originel de la rivière a été très modifié. Et la valeur de l'eau stockée dans les retenues a par ailleurs toute chance de devenir plus forte en situation de réchauffement. Non seulement il faut décider de l'avenir des barrages au cas par cas, mais l'estimation des options doit impérativement intégrer la situation climatique et hydrologique du bassin dans l'avenir. 



Il existe dans le monde plus de 50 000 barrages d'une hauteur supérieure à 15 m. Ils permettent l'approvisionnement en eau potable, le contrôle des crues, l'irrigation, la navigation, la production d'énergie et des loisirs. Alors que la construction de barrages se poursuit dans de nombreuses régions du monde, en particulier en Chine, en Inde et en Afrique, elle a ralenti en Amérique du Nord et en Europe. Leur effacement dépasse maintenant leur construction aux États-Unis.

Pour Stephen Beatty et ses collègues, "cette poussée de l'effacement des barrages est principalement attribuable à des facteurs économiques, beaucoup ont été construits au milieu du 20e siècle, et les coûts de réparation des infrastructures vieillissantes dépassent largement les coûts de suppression (Stanley et Doyle 2003). Plus récemment, l'impulsion pour l'effacement de nombreux barrages a été d'atténuer leurs impacts écologiques; habituellement pour rétablir les voies de migration des poissons et restaurer les régimes naturels d'écoulement (Service 2011, O'Connor et al 2015)".

Les impacts écologiques négatifs des grands barrages sont bien connus dans la littérature scientifique: ils ennoient des habitats dans leur retenue, bloquent la migration des poissons, retiennent les sédiments devenant déficitaires à l'aval, modifient la variabilité naturelle des crues et étiages ponctuant la vie des espèces aquatiques et rivulaires comme la dynamique des lits mineur et majeur. Aussi pense-t-on qu'une rivière sans grand barrage serait, toutes choses égales par ailleurs, une rivière présentant davantage de diversité.

Les auteurs mettent toutefois un bémol à ce point de vue : "alors que les impacts écologiques négatifs des barrages sont bien reconnus, nous soutenons que les influences du changement climatique sur les futurs impacts et valeur des barrages nécessitent une plus grande considération dans les processus de prise de décision visant à les éliminer dans les régions tempérées soumises à sécheresse".

Il est d'abord rappelé que l'effacement de barrage "doit être considéré comme une perturbation écologique en soi", avec certains changements écologiques plus coûteux que bénéfiques. C'est le cas bien connu de la remobilisation des sédiments accumulés, et parfois pollués.

Mais les chercheurs soulignent aussi qu'un barrage crée un écosystème à part entière : "Nous devons aussi être conscient qu'une fois un barrage construit, l'écosystème aquatique antérieur a été modifié et, bien que physiquement altérés par rapport à cet état originel, les nouveaux écosystèmes lentiques peuvent soutenir une biodiversité aquatique considérable. Ces valeurs potentiellement positives doivent être prises en compte dans les propositions d'élimination des barrages, car nous ne pouvons pas toujours supposer qu'un écosystème reviendra à son état initial après l'élimination d'une barrière. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour évaluer et quantifier les impacts de l'enlèvement des barrages sur des échelles spatiales et temporelles plus longues (Graf 2003)".

Ainsi, "on reconnaît de plus en plus que les plans d'eau créés artificiellement peuvent jouer un rôle important dans la création d'habitats pour les organismes aquatiques (par exemple, Chester et Robson 2013, Halliday et al 2015, Beatty et Morgan 2016). Ces refuges artificiels comprennent des réservoirs de stockage d'eau, des fossés de drainage, des chenaux d'irrigation, des gravières, des canaux de transport d'eau et des lacs de golf, entre autres (voir Chester et Robson 2013). Fait important, ils ont également été identifiés comme habitat de refuge pour une gamme d'organismes aquatiques menacés, notamment les poissons d'eau douce (Tonkin et al 2010, 2014; Ebner et al 2011), les mollusques (Clements et al 2006) et les oiseaux aquatiques (Li et al 2013)."

À ce jour, la plupart des études sur les effets du changement climatique se sont concentrées sur la hausse de la température de l'eau comme facteur de stress sur les communautés de poissons d'eau froide. Or, se pose aussi la question de la ressource en eau: "Les changements hydrologiques ont rarement été envisagés, mais au cours des 50 dernières années, le débit a diminué de plus de 30% dans de vastes régions du sud de l'Europe, du Moyen-Orient, de l'Afrique occidentale et australe, du sud-est asiatique et de l'Australie, et 10-30% dans l'ouest de l'Amérique du Nord et une grande partie de l'Amérique du Sud (Milliman et al 2008), la plus grande partie de cette diminution étant due au forçage climatique (Dai et al 2009). Les projections tirées des modèles de changement climatique suggèrent que les diminutions de débit continueront dans ces régions à l'avenir (Jiménez Cisneros et al 2014, Schewe et al 2014)".

Autre enjeu : les espèces envahissantes et les maladies exotiques qu'elles introduisent, représentant une menace pour les écosystèmes aquatiques du monde entier. Les températures plus élevées de l'eau peuvent accroître la transmission et la virulence des parasites exotiques et des agents pathogènes, de même qu'elles augmentent la probabilité d'arrivée de nouvelles espèces. "Alors que les réservoirs créés par les barrages sont souvent des points chauds d'espèces exotiques, en particulier les poissons carnassiers prédateurs, plusieurs exemples de barrages (intentionnels et non intentionnels) limitent la propagation des espèces envahissantes (McLaughlin et al 2007; Rahel 2013; voir notre étude de cas). En outre, bien que souvent difficile, l'éradication des espèces exotiques des réservoirs est possible (Meronek et al 1996) et peut directement faciliter leur utilisation comme refuges par les poissons indigènes (Beatty et Morgan 2016). La valeur relative de la restauration de la connectivité pour les espèces indigènes par rapport à la limitation de la propagation des espèces envahissantes nécessite un examen attentif lors de la décision d'enlever des barrages ou d'installer des passes à poissons."

Une grille de décision est proposée, consistant à objectiver les effets écologiques positifs et négatifs actuels des barrages, ainsi que leurs usages, puis à analyser l'évolution des coûts et bénéfices en situation de changement climatique (cliquer pour agrandir) :


Extrait de Beatty et al, art cit. 

En conclusion, les scientifiques demandent un ré-examen attentif de ces questions: "Compte tenu des impacts biologiques et écologiques néfastes des barrages dans le monde entier, leur effacement aurait un impact positif net significatif sur les écosystèmes fluviaux et la biodiversité aquatique dans la grande majorité des cas (Williams et al 1999; Perkin et al 2015). Néanmoins, davantage de recherches sont nécessaires pour quantifier les valeurs écologiques existantes des retenues artificielles, et pour prédire comment ces valeurs pourraient changer à l'avenir. Plus particulièrement, dans des cours d'eau menacés de sécheresse où les refuges naturels seront perdus, l'implication des projections climatiques sur la valeur des barrages et les impacts de leur suppression doit être prise en compte par les chercheurs et les décideurs".

Discussion
Les sociétés humaines ont construit des barrages (petits et grands) depuis des millénaires, produisant des changements profonds dans le régime naturel des débits, la configuration sédimentaire des bassins, les peuplements biologiques. La prise en considération des effets environnementaux des barrages est récente à échelle de cette longue histoire. Elle a été accélérée par la multiplication des grands barrages depuis 1900, ces majestueux ouvrages de génie civil étant à la fois témoins spectaculaires de la puissance de la modernité industrielle et agents de modification radicale des milieux naturels.

Pour une écologie de la conservation valorisant les systèmes naturels pré-humains, le schéma est assez simple : le barrage représente un impact au fonctionnement spontané du cours d'eau, sa disparition est donc toujours profitable. Mais cette écologie de la conservation est une discipline en construction, et la réalité est finalement un peu plus complexe que certains discours formalisés dans les années 1960-1980. L'empreinte écologique de 9 à 11 milliards d'humains d'ici 2050 sera très difficile à réduire, la trajectoire de changement climatique par hausse du carbone atmosphérique est déjà engagée, la majorité des espaces naturels continentaux sont désormais des espaces anthropisés, c'est-à-dire des co-produits de processus naturels et d'interventions humaines. A cela s'ajoute que les barrages ont des enjeux socio-économiques notables et qu'ils sont une des meilleures sources d'énergie renouvelable (selon les critères de pilotage, stockage, puissance, empreinte carbone, empreinte matières premières, taux de retour énergétique). Les rares pays pauvres ou émergents qui arrivent à produire une électricité 100% renouvelable le font aujourd'hui avec une très forte base hydro-électrique. Et dans les autres, aucun scénario ne permet la sortie du carbone d'ici le milieu de siècle en sacrifiant l'énergie hydraulique.

Outre ces  contraintes globales que l'on doit garder à l'esprit, ce sont aussi les conditions locales qu'il faut examiner. Que disent les modèles climatiques sur l'avenir de chaque rivière? Quelle est la probabilité d'une hausse de fréquence des épisodes de sécheresse sévère (ou à l'inverse de crue)? Cet avenir probable suppose-t-il de conserver des capacités de régulation et de refuge? Que trouve-t-on aujourd'hui comme biodiversité aquatique et rivulaire dans le bassin, non seulement dans les zones naturelles, mais aussi dans les habitats artificiels? Ceux qui portent aujourd'hui la politique d'effacement sont-ils prêts à engager leur responsabilité en cas d'erreur de jugement observée dans 10, 20 ou 50 ans (tant de politiques publiques ayant produit des effets adverses et non anticipés par la planification…)? On aimerait avoir la réponse à ces questions aujourd'hui en France, dans le cadre de débats démocratiques apaisés et de discussions scientifiques transparentes.

Référence : Beatty S et al (2017), Rethinking refuges: Implications of climate change for dam busting, Biological Conservation, 209, 188–195

26/05/2018

La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)

Jacques Aristide Perrin vient de soutenir une thèse de doctorat sur la genèse de la continuité écologique en France et les raisons de sa conflictualité. Ce travail offre un panorama tout à fait intéressant des déclinaisons du concept de continuité, entre science et politique, comme de la manière dont se sont composés les enjeux d'adhésion ou de contestation. La tension produite par la continuité et la difficulté pratique de sa mise en oeuvre ne sont pas dissimulées par le géographe, qui propose une esquisse d'apaisement des conflits en repartant depuis les territoires et en ouvrant les angles d'analyse des socio-milieux aquatiques. Mais l'appareil bureaucratique français a-t-il la capacité et la volonté de prendre cette direction si opposée à la centralisation autoritaire, à la normalisation technocratique et au déni des antagonismes suscités par ses politiques, notamment environnementales?



Résumé de la thèse : Concept introduit dans la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques en 2006, la continuité écologique d’un cours d’eau (CECE) est considérée comme un moyen d’atteindre le (très) bon état écologique des masses d’eau dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive-Cadre sur l’Eau. Depuis les années 2010, les projets de restauration de la continuité écologique sont entrepris sur des cours d’eau en France. Certains font l’objet de vives oppositions venant ralentir, voire empêcher sa réalisation. La thèse analyse les origines socio-politiques de ce concept et de la politique publique de CECE afin de rechercher dans le passé des éléments explicatifs des difficultés de son application au présent. Elle cherche ainsi à savoir comment les élaborations du concept et de la politique publique de CECE ont cadré, par des mélanges de sciences et politiques, une manière particulière de produire une continuité sur les cours d’eau, laquelle est discutée et contestée par des acteurs dans le but de l’infléchir.

Dans une première partie, nous proposons un récit de son élaboration durant la Directive-Cadre sur l’Eau, la Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques et le Grenelle de l’Environnement n°1. Plusieurs traductions européennes et françaises sont présentées pour comprendre l’évolution de sa définition et de son cadrage. Dans un deuxième temps, nous menons une analyse des discours, utilisée pour rendre compte des diverses manières de présenter et d’interpréter ce concept. En proposant un examen de la controverse entre des acteurs à l’échelle nationale, nous faisons de premières propositions pour expliquer la conflictualité de ce concept. Par la suite, nous étudions la mise en œuvre de la CECE sur plusieurs cours d’eau appartenant à deux bassins versants français (la Dordogne et la Têt) afin d’étudier les causes de désaccord entre les acteurs de terrain qui portent sur différents savoirs, valeurs, expertises et entités mobilisées pour composer ce projet de cours d’eau.

Enfin, à la lumière des résultats de l’analyse, nous étudions ce que pourraient être les caractéristiques d’une CECE, davantage territorialisée et connectée aux attentes des acteurs locaux.

Parmi les points étudiés dans cette thèse, on notera :

  • l'étude de la mise en place de la "continuité de la rivière" dans l'annexe de la directive cadre européenne sur l'eau, avec à l'époque une notion qui fut assez peu débattue par les bureaucraties environnementales européennes, s'inspirant d'expériences sur le Rhin et la Tamise ainsi que  de l'émergence du "river continuum concept",
  • la traduction française dans la loi sur l'eau de 2006, avec un centrage sur les poissons migrateurs en recyclage de textes et dispositifs anciens (lois pêches de 1865 et de 1984), mais avec une ouverture sur les sédiments pour tenir compte des travaux hydromorphologiques,
  • la mise en politique enthousiaste - mais peu concertée avec les premiers concernés en nombre (moulins) - dans le cadre du Grenelle n°1, avec un travail de cadrage du discours par des acteurs publics (ex Onema, agence de l'eau, ministère) où la continuité s'inscrit dans un méta-récit de la renaturation heureuse,
  • le caractère heurté sinon chaotique de la mise en oeuvre, avec la cristallisation d'un antagonisme entre discours "légitimiste" (administration, une partie des élus et industriels, fédérations de pêche) et discours "contestataire" (une partie des propriétaires, usagers, riverains et leurs associations, dont Hydrauxois citée dans la thèse comme l'un des pôles de cette contestation),
  • de nombreuses difficultés de terrain en terme de gouvernance, de concertation, de capacité à trouver des discours communs et des solutions jugées acceptables (analyses de cas très instructives sur les rivières Mamoul, Bave, Couze, Tude, Dronne et Têt, dans le Sud-ouest).

L'auteur produit aussi une esquisse intéressante des 5 "cycles géo-historiques" d'usage des cours d'eau par les sociétés humaines depuis le néolithique, montrant au passage que les discontinuités anthropiques ne sont pas apparues au même moment, avec la même intensité, pour les mêmes finalités. La réduction de cette complexité et de cette historicité à la notion fonctionnelle d'obstacle à l'écoulement ne traduit pas la réalité des sociosystèmes fluviaux.

En conclusion, JA Perrin propose de repenser la continuité autour du territoire et à partir de lui ("connectivité territoriale"). Ce schéma expose ce que pourrait être une autre manière de "tenir conseil" autour des cours d'eau (cliquer pour agrandir).



Si l'on ne peut qu'en approuver le principe, qui se rapproche de notre vision d'une gouvernance des rivières durables, il faut aussi souligner combien nous en sommes aujourd'hui éloignés :
  • les politiques publiques ont une culture imposée du résultat (en particulier dans le contexte contraint DCE), menant plutôt à des velléités de simplification, homogénéisation et accélération dans la gestion des dossiers, 
  • l'Etat tend à contenir voire comprimer les moyens et personnels tout en affichant de manière contradictoire un haut niveau d'ambition, ce qui conduit souvent à réduire l'action publique à des symboles masquant la misère et reproduisant une version naïve des systèmes socio-fluviaux,
  • l'organisation réglementaire et financière de la continuité reste fortement empreinte de la verticalité jacobine et technocratique, l'espace de liberté au niveau local est déjà très réduit par les injonctions des échelles supérieures (Europe, ministère, agences), mais aussi par le formatage des outils de diagnostic et la gouvernance n'encourageant pas vraiment l'esprit critique ni l'initiative,
  • il manque souvent localement les ressources matérielles et humaines pour retranscrire des approches complexes sur les bassins ruraux et peu denses, formant la plus grande part du linéaire.
Un certain épuisement du modèle français de l'eau, né avec les agences de bassin en 1964 mais progressivement recentralisé sous la tutelle du ministère de l'écologie, la dévolution de la compétence Gemapi au bloc communal et l'échec prévisible de la directive cadre européenne sur l'eau vont peut-être contribuer à rebattre les cartes des politiques aquatiques dans les prochaines années. Mais nous restons encore très loin d'une confiance dans les acteurs locaux et d'une construction par la base des priorisations sur les cours d'eau.

Référence : Jacques Aristide Perrin (2018), Gouverner les cours d’eau par un concept : Etude critique de la continuité écologique des cours d’eau et de ses traductions. Thèse en géographie. Université de Limoges, 365 p.

Illustration (haut) : © Christelle de Saint-Marc.

23/05/2018

Les barrières à la migration peuvent-elles protéger des souches de truite menacées de disparition?

Depuis 150 ans, la maîtrise de la reproduction de la truite commune en élevage a conduit à des déversements massifs dans les rivières françaises, le plus souvent à l'initiative et au bénéfice du loisir pêche. Ce choix a diffusé la souche atlantique de la truite et il menace la pérennité de la souche méditerranéenne. Dans une thèse parue sur la question, dont nous reproduisons un extrait, on a évoqué la possibilité d'utiliser des barrières à la migration pour préserver des bassins ou des tronçons, évitant ou minimisant ainsi l'homogénéisation génétique des souches. Voilà une hypothèse qui change du dogme de la transparence totale des rivières par suppression de tout obstacle migratoire, choix paresseusement mis en avant par tant de gestionnaires. Si des discontinuités peuvent aider à préserver les singularités génétiques des truites, qu'en est-il pour le reste du vivant? Une question que l'on devrait se poser avant d'agir dans la précipitation, au nom de certitudes un peu trop hâtives et définitives. 

La truite commune (Salmo trutta) est l’espèce de salmonidé la plus répandue en Europe. Elle n'est donc pas considérée comme menacée, mais elle a pris une importance patrimoniale en raison de l'activité halieutique (valorisation par les pêcheurs) et de sa polluo-intolérance (symbole d'une eau en bon état).

Dans son aire de répartition européenne, la truite commune montre cinq grandes lignées évolutives. Ce que l'on appelait des "sous-espèces", mais on parle désormais plutôt d'une "unité évolutivement significative" (ESU). Conserver des populations différenciées permet de garantir la diversité intra-spécifique de cette espèce. La figure ci-dessous donne la répartition de ces souches (Caudron 2008, th. cit., d'après Bernatchez 2001).



En France, on trouve deux souches de truites : atlantique et méditerranéenne. Mais la pratique de pisciculture de la truite à fin de repeuplement ou simplement d'empoissonnement surnuméraire, maîtrisée à partir du milieu du XIXe siècle, a conduit pendant 150 ans à diffuser surtout dans les rivières françaises la souche atlantique d'élevage. Cela nuit à la diversité génétique interne de l'espèce, avec soit des remplacements et disparitions locales de la souches méditerranéenne, soit des hybridations (introgression génétique) faisant perdre éventuellement certains traits d'intérêt, comme des adaptations à l'environnement local.

En 2008, Arnaud Caudron a produit une thèse doctorale (université de Savoie) sur les populations de truite commune des torrents haut-savoyards et les stratégies de préservation de leur diversté génétique face à des repeuplements.

Après avoir évoqué différentes stratégies de repeuplement de truites autochtones, de suppression des truites allochtones et de changement des pratiques de pêche, Arnaud Caudron évoque notamment la stratégie consistant à isoler les tronçons pour éviter l'introgression génétique.

Isolement volontaire des populations autochtones menacées par des individus introduits
"Dans le cas d’un risque important d’introgression d’une population native par une population non native et lorsqu’il n’est pas possible de supprimer cette dernière, il peut être possible d’isoler la population native pour assurer son intégrité. Van Houdt et al. (2005) indiquent que l’existence de barrières de migration a permis sur des rivières en Belgique de protéger sur les zones amont l’intégrité génétique de populations indigènes de S. trutta en évitant l’introgression avec les populations introduites en aval. Cette stratégie d’isolation des populations natives en positionnement apical en vue de prévenir les risques d’introgression génétique réduit également les risques de compétition et de maladies (Shepard et al., 2005).

Avenetti et al. (2006) ont montré que la mise en place de barrières en gabions destinées à isoler des populations de truite apache (O. clarki) en amont de cours d’eau de populations non natives situées en aval, était une stratégie efficace à court terme. Une défaillance partielle de certains obstacles a cependant été mise en relation avec de fortes crues qui ont facilité le franchissement de la structure par les poissons. Young et al. (1996) rapportent également des cas de mouvements d’omble de fontaine à travers des obstacles volontaires destinés à protéger des populations de cutthroat trout (O. clarki). Ces passages ont été rendus possibles en raison d’une mauvaise conception et maintenance des ouvrages. Thompson et Rahel (1998) ont évalué pendant 3 années l’efficacité de barrières préventives destinées à éviter les mouvements d’omble de fontaine dans 4 petits cours d’eau abritant des populations natives de Cutthroat trout. Seul un obstacle en gabion s’est révélé non fonctionnel en raison d’interstices dans la structure.

Novinger et Rahel (2003) ont évalué sur des rivières du Wyoming la technique d’isolation de populations natives de truites à gorge coupée (O. clarki pleuriticus) en amont d’obstacles afin de les protéger. Les résultats ont montré que l’accroissement des populations de Clarki n’était pas très fort et que les poissons avaient une tendance à la dévalaison en raison d’un manque d’habitat sur les zones amont isolées. Aussi, afin d’éviter une perte de variabilité génétique et d’assurer la réussite d’une telle stratégie, les zones isolées en amont des obstacles doivent être les plus vastes possible (Novinger et Rahel, 2003).

Hilderbrand et Kershner (2000) ont évalué la persistance à long terme de populations isolées de truite à gorge coupée (O. clarki) et la faisabilité d’utiliser des obstacles pour les protéger des populations non natives. Ils ont pour cela estimé la longueur minimale de rivière requise pour des populations d’abondances variées avec différents taux d’émigration et de mortalité. En utilisant la valeur de 2500 individus de plus de 75 mm comme population cible correspondant à une population effective Ne de 500, ils ont estimé qu’un minimum de 8 km de rivière était requis pour maintenir une population d’abondance élevée (0,3 poisson par m) et 2,5 km pour maintenir une population de faible abondance (0,1 poisson par m).

Les résultats montrent que beaucoup de populations isolées ne peuvent pas survivre à long terme à cause d’un espace insuffisant pour maintenir l’effectif minimum de Ne=500. Les études indiquent que l’isolation de populations natives à l’amont d’obstacles n’est pas une méthode efficace à 100% mais la technique peut être utilisée comme une solution provisoire. Hilderbrand et Kershner (2000) concluent plutôt à la nécessité de mettre en place des mesures plus globales de protection des milieux."

On observera que :
  • les barrières à la migration ont des effets parfois positifs pour préserver des populations rares quand celles-ci sont soumises à une pression (introgression génétique par des souches d'élevage, mais aussi espèces invasives),
  • ces barrières ne sont toutefois pas totalement efficaces quand elles sont modestes et surversées en hautes eaux, ce qui rappelle que la dynamique du vivant s'estime à long terme et qu'une franchissabilité partielle, à l'occasion d'événement rares (crues, brèches), produira des effets biologiques sur la diversité spécifique et génétique,
  • l'espace de mobilité des truites devrait faire l'objet d'études empiriques pour estimer le linéaire nécessaire en fonction de la perméabilité des ouvrages et des mouvements (montaison, dévalaison) réellement observés sur le terrain (et non prédits par des modèles théoriques donnant une approche grossière des événements réels sur les rivières et les ouvrages).
Depuis la parution de cette thèse, d'autres recherches sur les liens entre fragmentation et conservation (ou l'étude de populations isolées par fragmentation) sont parues, par exemple Bennett et al 2010 sur la truite fardée au Canada, Baric et al 2010 sur la souche danubienne de la truite commune dans les Alpes, Thaulow et al 2012 sur les hybridations et conservations de truites en Norvège, Sabatini et al 2018 sur l'utilisation de barrières électriques en Sardaigne (cf aussi des synthèses chez Fausch et al 2009, chez Rahel 2013).

En lisant l'an passé une étude génétique sur les truites du département de la Loire, menée par des fédérations de pêche associées à l'INRA, nous avions observé aux résultats que les souches méditerranéennes dans le massif du Pilat semblent persister avec moins d'introgression et de remplacement dans les zones amont des bassins, notamment sur les linéaires protégés par des barrages en aval. Il serait donc intéressant de creuser davantage cette question, qui est probablement d'importance variable selon les bassins, et de l'introduire dans les réflexions sur la mise en oeuvre locale de la continuité écologique. Sur nombre de bassins, les pêcheurs de truites ont diffusé depuis plus d'un siècle des souches d'élevage, et les mêmes usagers militent aujourd'hui pour l'effacement des seuils. Il n'est pas sûr que ce soit là les bons choix, ni hier ni aujourd'hui. Et il est certain qu'il vaudrait mieux se garder des approches trop simplistes, quand bien même elles répondent à l'air du temps... et aux circuits de financement public.

Référence : Caudron A (2008), Etude pluridisciplinaire des populations de truite commune (Salmo trutta L.) des torrents haut-savoyards soumises à repeuplements : diversité intra-spécifique, évaluation de pratiques de gestion et ingénierie de la conservation de populations natives, Thèse, Université de Savoie, 202 p.

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