10/08/2018

Un effet positif des barrages sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)

Analysant plus de 300 relevés de poissons dans des rivières françaises entre 1980-1993 et 2004-2012, trois chercheurs montrent des déclins de population (abondance, unicité) influencés par la saisonnalité des températures et par les espèces invasives. En revanche, ils observent que la fragmentation des cours d'eau par les barrages a été associée à des gains dans cette période. Ce résultat de recherche ne corrobore pas vraiment le dogme public faisant des ouvrages hydrauliques un problème majeur pour la biodiversité des rivières et imposant la continuité en long comme un enjeu de premier plan pour la gestion des bassins versants. Se serait-on trompé en faisant en France de la suppression des barrages une priorité nationale et en centrant l'effort public de biodiversité sur quelques espèces de poissons migrateurs? Aurait-on sous-estimé l'intérêt des nouveaux écosystèmes créés par l'homme, notamment en situation de changement climatique? Alors que nous traversons des épisodes caniculaires mettant le vivant à rude épreuve, préfiguration extrême de la nouvelle normalité climatique de ce siècle, analyser sérieusement tous les effets des ouvrages hydrauliques devrait être un impératif. Nous avons besoin de données, pas de dogmes.

Lucie Kuczynski, Pierre Legendre et Gaël Grenouillet (Laboratoire Evolution et Diversité  Biologique, Université de Toulouse, CNRS, ENFA, UPS, Toulouse ; Université  de Montréal) ont entrepris d'étudier l'évolution des assemblages de poissons dans les rivières françaises entre les années 1980 et le début des années 2010.

Voici une traduction du résumé de la recherche tel que le propose les auteurs.

"Objectif: En réponse au changement climatique, les déplacements de la distribution des espèces résultant des extinctions locales, des colonisations et des variations de l'abondance des populations peuvent conduire à des réorganisations au niveau de la communauté. Ici, nous évaluons les changements au fil du temps dans les communautés de poissons des cours d'eau, quantifions la mesure dans laquelle ces changements sont attribuables au déclin ou à l'augmentation de la population, et identifions leurs principaux facteurs.

Lieu: France.

Période: 1980-2012.

Principaux taxons étudiés: espèces de poissons de rivière.

Méthodes: Nous avons utilisé des données de surveillance de l'abondance pour quantifier les changements de composition et de caractère unique (uniqueness) de 332 communautés de poissons des cours d'eau entre une période historique froide (1980-1993) et une période contemporaine chaude (2004-2012). Ensuite, nous avons utilisé une procédure de moyennage des modèles pour tester les impacts des facteurs liés au climat, à l'utilisation des sols et à la densité des espèces non indigènes et leurs effets d'interaction sur la réorganisation de la communauté.

Résultats: Nous avons observé une homogénéisation biotique au fil du temps dans les communautés de poissons des cours d'eau, bien que certaines communautés aient connu une différenciation. Les changements dans la composition résultent principalement de déclins de la population et ont été favorisés par une augmentation de la saisonnalité de la température et de la densité des espèces non indigènes. Les déclins de population ont diminué avec la fragmentation et les changements de densité des espèces non indigènes, tandis que les augmentations de population ont été négativement influencées par les changements dans les précipitations, et positivement par la fragmentation. Nos résultats prouvent que les changements environnementaux peuvent interagir avec d'autres facteurs (par exemple, en amont et en aval, l'intensité de la fragmentation) pour déterminer la réorganisation de la communauté.

Principales conclusions: Dans le contexte des changements globaux, les réorganisations des assemblages de poissons résultent principalement du déclin des populations d’espèces. Ces réorganisations sont structurées spatialement et entraînées par des facteurs de stress climatiques et humains. Nous soulignons ici la nécessité de prendre en compte plusieurs composantes du changement global, car l'interaction entre les facteurs de stress pourrait jouer un rôle clé dans les changements en cours en matière de biodiversité."

L'abondance des poissons, mesurée par pêche électrique à méthodologie comparable, a été mesurée en densité par 100 m2. La diversité a été analysée par un indice spatiale de contribution locale à la diversité bêta (LCBD)et un indice temporel de la même biodiversité (TBI).


Extrait de Kuczynski et al 2018, art cit.

Le graphique ci-dessus montre les coefficients de pente des modèles moyennés pour les gains (e toutes espèces, f espèces natives) et pour les pertes (g toutes espèces, h espèces natives), pour la fragmentation seule (FRAG), croisée aux précipitations (FRAGxPREC) ou aux densités d'expèces non natives (NNDxFRAG). Corrélation positive non significative (gris clair, e) pour les gains, mais corrélation négative significative (noir, g) pour les pertes.



Extrait de Kuczynski et al 2018, art cit.

La courbe ci-dessus montre l'influence positive de la fragmentation sur les gains de poissons (courbe incluant aussi les précipitations).

Les chercheurs observent à ce sujet :

"Outre le changement climatique, les activités humaines représentent une menace pour les communautés fluviales, de plus en plus importante à de nombreux égards, notamment la dégradation et la destruction de l’habitat (Wilcove, Rothstein, Dubow, Phillips et Losos, 1998). , 2007). Nos résultats ont démontré que les pertes d’abondance de la population étaient fortement reliées à la fragmentation. Les réservoirs, en atténuant la variabilité environnementale (Leroy-Poff, Olden, Merritt et Pepin, 2007), peuvent limiter les déclins de population. De plus, Martínez-Abraín et Jiménez (2016) ont proposé que les réservoirs, et plus généralement les systèmes naturels modifiés par les activités humaines, peuvent servir d'habitat de substitution aux populations en déclin, leur permettant d'habiter dans des conditions suboptimales et donc de limiter leur déclin."

Autre facteur possible faisant que le déclin est contrebalancé par la fragmentation, formulé à titre d'hypothèse par les auteurs : "Les déclins de population depuis 1980 ont été plus marqués dans les sections en aval des rivières, où de plus grands changements ont eu lieu dans la composition de la communauté. Deux hypothèses non exclusives pourraient expliquer ce modèle. Premièrement, les changements les plus importants observés en aval pourraient résulter du fait que les sections en aval sont les plus touchées par les activités humaines (Meybeck, 1998), et cet effet anthropique favorise le réarrangement des assemblages (McKinney, 2006). Deuxièmement, les tronçons en amont sont moins accessibles que les tronçons en aval en raison du nombre plus élevé d'obstacles faisant office de barrières géographiques entre les tronçons de cours d'eau (Rahel, 2007)." 

Les chercheurs concluent qu'il faut prendre en considération différents stresseurs et leurs influences réciproques pour comprendre la dynamique actuelle de la biodiversité des poissons en situation de changement climatique.

Discussion
Le rôle positif des retenues sur la biomasse de poissons et sur la diversité bêta de leurs assemblages viendra éventuellement comme une surprise pour ceux qui désignent la fragmentation des cours d'eau par les barrages comme un (sinon le) problème écologique majeur des milieux aquatiques, et qui poussent à la destruction du maximum de ces ouvrages. En fait, les barrages ont des effets négatifs (observés dans de nombreuses monographies) sur la densité locale de certaines espèces de poissons spécialisées (rhéophiles, lithophiles, non adaptés aux retenues lentiques et leurs substrats) ainsi que sur des poissons pratiquant des migrations à longue distance (tendant à se raréfier vers l'amont à mesure que des obstacles les séparent du milieu marin). Pour les plus grands barrages, le régime de débit naturel se trouve aussi modifié par le jeu des retenues et lâchers d'eau, cela sur de longues distances. Mais la vie ne s'écrit pas en noir et blanc, et ces ouvrages hydrauliques peuvent également avoir des effets positifs, notamment en situation de changement climatique : surface et volume en eau plus importants toutes choses égales par ailleurs (en particulier aux étiages), créations d'habitats lentiques s'ajoutant aux habitats lotiques originels persistant en amont et aval des retenues, protection contre certaines espèces invasives ou des épizooties.

Les barrages et leurs annexes (retenues, canaux) forment des "nouveaux écosystèmes" (voir Backstrom et al 2018), créés par l'homme mais pas dénués de vivant. Au long de leur histoire, leur impact sur les espèces peut être variable. En particulier si d'autres pressions (changement climatique, espèce invasive) s'exercent sur le même bassin. Un barrage va initialement perturber le tronçon sur lequel il est installé, mais il sera ensuite le lieu d'une trajectoire singulière avec une ré-organisation du vivant autour du nouvel hydrosystème : seul l'examen de la biodiversité en place permet de mesurer ces effets, leurs évolutions spatiales et temporelles, leurs interactions avec les autres changements du bassin.

L'écologie de la restauration peut se donner comme idéal de nier l'existence de ces nouveaux écosystèmes créés par l'homme, pour revenir à une nature sans impact humain (renaturation, ré-ensauvegement) avec des faunes d'espèces endémiques telles qu'elles étaient aux temps pré-industriels, voire pré-agricoles dans certains cas. Mais cette posture, répandue dans le milieu français de la gestion des milieux aquatiques, n'a selon nous guère de réalisme dans des zones densément et anciennement peuplées comme l'Europe. Les impacts humains sont présents de longue date, cumulés, ils ne vont pas cesser à brève échéance par un mystérieux recul de la démographie, de l'agriculture, de l'industrie, de l'urbanisation, des divers usages humains de l'eau pour la navigation, le tourisme, l'énergie, l'irrigation, l'eau potable. La plupart des espèces de poissons exotiques introduites s'installent durablement dans les milieux. Les effets diffus du changement climatique devraient modifier sur plusieurs siècles les conditions hydrologiques et thermiques, donc les écotypes des rivières (voir Laizé et al 2017). Dans ces conditions nouvelles de ce que l'on a proposé de nommer l'Anthropocène, il paraît donc vain de regarder l'avenir en espérant recréer le passé, ou même le conserver à l'identique en dehors de certaines zones protégées car encore très peu impactées.

Là où des ouvrages hydrauliques existent, il convient d'analyser sans a priori leurs effets en observant les assemblages de poissons (mais aussi d'autres espèces) sur le cours d'eau et ses affluents, en particulier de le faire dans des périodes représentatives des conditions climatiques attendues au cours de ce siècle (par exemple des épisodes de crues, de canicules, d'assecs sur certains tronçons). Ce n'est pas le cas aujourd'hui, notamment pas sur la question de la biodiversité : nous le regrettons. La politique française de continuité a été trop inspirée d'exigences halieutiques anciennes des lois de 1865 et 1984, ainsi que d'une lecture un peu trop dogmatique de ce thème. Faisons donc de l'écologie en nous inspirant des recherches récentes, en laissant s'exprimer différentes approches possibles, et en débattant sans préjugé des rivières que nous voulons pour demain.

Référence : Kuczynski L et al (2018), Concomitant impacts of climate change, fragmentation and non‐native species have led to reorganization of fish communities since the 1980s, Global Ecology and Biogeography, 27, 2, 213-222

A lire également :
A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018)
Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017) 
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Des saumons, des barrages et des symboles, leçons de la Snake River (Kareiva et Carranza 2017) 

06/08/2018

Restauration morphologique de rivières anglaises : résultats décevants sur les invertébrés (England et Wilkes 2018)

Deux chercheurs anglais montrent qu'une restauration morphologique de rivière, incluant des arasements de déversoirs, des changements de substrats et des créations de microhabitats, n'a pas produit les résultats attendus sur la diversité structurelle et fonctionnelle des invertébrés. Le cas n'est pas isolé car la communauté scientifique débat depuis deux décennies déjà des réussites et échecs de la restauration des milieux aquatiques. Dommage que les pouvoirs publics français en aient fait une politique massive, précipitée et parfois arrogante, au lieu de travailler à des expérimentations locales pour distinguer les bonnes des mauvaises pratiques. Et préciser leur coût pour les citoyens en proportion de l'évolution des services rendus par les écosystèmes. 

Comment se comportent les rivières après restauration morphologique, sur le compartiment des macro-invertébrés (insectes, nématodes, crustacés…)? La question se pose à la communauté scientifique, à mesure qu'ont été développées des expérimentations visant à modifier les propriétés physiques (écoulements, sédiments, habitats) et non seulement chimiques (pollutions) des rivières.

Judy England et Martin Anthony Wilkes ont répondu à cette question par l'analyse de deux petits cours d'eau du bassin de la Lee, au nord de Londres. "Les chantiers sélectionnés pour l’étude sont situés sur des rivières de basse altitude et de basse énergie (altitude 75 m; pente 0,003), en substrat calcaire. Ces projets de restauration des cours d’eau ont été choisis parce qu’ils incorporaient des mesures de restauration morphologique couramment appliquées dans les systèmes fluviaux tempérés, l’élimination des retenues, le rétrécissement des chenaux trop élargis et l’introduction de gravier." Il est intéressant de noter que sur les deux rivières (Rib et Mimram), les opérations comprenaient des arasements de déversoirs et réduction de retenues (mesure très répandue en France pour ses vertus attendues sur les milieux).

Les chercheurs ont comparé sur une rivière un site de contrôle (naturel), un site de retenue abaissée et un site de morphologie sédimentaire optimisée ; sur l'autre un site de contrôle avec deux voies différentes pour modifier le substrat de fond. Dans chaque tronçon analysé, 10 échantillonnages de macro-invertébrés ont été réalisés sur la Rib, avant la restauration, puis 2 et 3 ans après ; 5 sur la Mimram, avant restauration, puis 1 et 2 ans après.

Ont été étudiés : la diversité spécifique (indice de Simpson D), la densité (individus par m2), la richesse taxonomique, et 5 indices de fonctionnalités fondés sur des traits (FRic, FDiv, FDis, FEve, FEnt).

Bien que le habitats se soient améliorés dans le sens prévu par les porteurs de projet, la réponse du vivant à ce changement est moins claire : les résultats ne sont pas à hauteur des hypothèses faites d'une pleine restauration de la diversité fonctionnelle et structurelle.

Le schéma ci-dessous montre les évolutions de la complexité structurelle (diversité de Simpson, abscisses) et de l'intégrité fonctionnelle (ordonnées), avant la restauration (à gauche, a et c) et après la restauration (à droite, b et d), rivière Rib en haut et Mimram en bas. Les cercles indiquent le contrôle, les carrés et triangles les différentes restaurations.



England et Wilkes 2018, art cit, droit de courte citation

Voici la conclusion des chercheurs :

"Cette étude a démontré que, après les mesures de restauration morphologique, le «rétablissement», tel que défini par les indices d'assemblage, était largement incomplet et incohérent en terme taxonomique / fonctionnel. Ainsi, notre hypothèse n'est pas étayée par le fait que FDiv, FDis, FEve et FEnt [traits de fonctionnalité] augmenteraient, reflétant l'établissement d'une plus grande qualité et complexité de l'habitat. Ces résultats sont cohérents avec d'autres études qui indiquent une réponse variable des invertébrés benthiques aux mesures de restauration morphologique (par exemple, Friberg et al 2014; Jähnig et Lorenz 2008; Leps et al 2016; Palmer et al 2010). et que les indices de diversité traditionnels peuvent ne pas constituer une mesure appropriée de la qualité hydromorphologique (Feld et al 2014). Verdonschot et al (2016) ont constaté que le manque général d'effet de la restauration sur la composition et la diversité des microhabitats pourrait être un facteur clé expliquant le manque de réponse dans les comparaisons globales des paramètres sélectionnés de macro-vertébrés examinés. Ils ont également conclu que plusieurs des relations de traits fonctionnels qu’ils ont trouvées n’ont pas été détectées à l’aide des paramètres taxonomiques. Cela souligne l'importance de considérer les indices fonctionnels en plus des indices structurels, et est soutenu par nos résultats.

Cette étude a révélé une tendance générale à la ressemblance  au fil du temps entre les occurrences de taxas entre zones traitées et contrôles, mais à la fin de la période d'étude, les communautés des premières traitement n'étaient qu'à 60% similaires aux groupes témoins. Cela indique également que le «rétablissement», défini en termes d’identité  de structure d’espèce et d'assemblage, était en grande partie incomplet, ce qui pourrait refléter le délai relativement court de la surveillance et le retard dans le rétablissement écologique (Jones and Schmitz 2009; Winking et al 2014). Bien que l'âge de la restauration soit un facteur crucial à prendre en compte lors du suivi des résultats de la restauration des communautés riveraines (Bash et Ryan 2002), ce n'est peut-être pas la raison ultime du manque de succès (Leps et al 2016)  et les effets de la restauration peuvent disparaître (Kail et al 2015). La perte d'effets de la restauration est souvent associée à une restauration non durable qui ne fonctionne pas selon des processus naturels (Beechie et al 2010); à l'influence combinée de la qualité hydromorphologique locale et régionale (Leps et al 2016) ou à la non prise en compte des processus de bassin versant (Gurnell et al 2016b)."

Discussion
Le travail d'England et Wilkes vient après de nombreux autres qui soulignent les résultats ambivalents et difficiles à prédire des restaurations écologiques de rivière (cf références ci-dessous en exemple). Il avait été montré en France que plus le suivi scientifique des opérations est rigoureux, moins les gains écologiques sont évidents (Morandi et al 2014). Manière de dire que l'autosatisfaction souvent affichée par le gestionnaire public est un trompe-l'oeil pour le citoyen, qui est fondé à demander des analyses plus complètes. La plupart des travaux d'hydro-écologie quantitative menés en France et en Europe montrent que les premiers prédicteurs de la dégradation biologique (invertébrés ou autres) sont les usages des sols du bassin versant (au premier chef l'agriculture), et qu'une action locale aura de bonnes chances de rester sans effet majeur faute d'une prise en compte des autres échelles (tronçons, bassins). L'apport quantitatif en eau, l'état des berges et les flux entrants (polluants, sédiments fins) vont contraindre l'effet éventuellement bénéfique de diversifications locales d'habitats. Il ne faut donc pas attendre de miracles de la seule restauration physique locale et, surtout, il faut réfléchir à la priorisation des investissements écologiques.

La difficulté à garantir l'efficacité des chantiers de restauration hydromorphologique n'est pas en soi un scandale : il est normal d'expérimenter dans un domaine où l'on a quelques hypothèses théoriques mais encore peu de retours empiriques, surtout face à la diversité des hydrosystèmes et à la complexité des impacts pesant sur eux, à diverses échelles spatiales et temporelles. Le but est de comprendre ce qui donne ou non des résultats, ainsi que de mesurer l'évolution des services rendus par les écosystèmes. Le problème vient quand, ignorant ce caractère expérimental et la prudence qu'il impose, une politique publique entend systématiser des travaux financés par l'impôt et imposés aux riverains. C'est hélas le cas en France de certains compartiments de l'ingénierie hydromorphologique, comme la destruction contestée des petits ouvrages de rivière au nom de la connectivité en long.

Référence : England J., MA Wilkes (2018), Does river restoration work? Taxonomic and functional trajectories at two restoration schemes, Science of The Total Environment,
618, 961-970.

A lire sur le même thème
Effets des petits ouvrages sur les habitats et les invertébrés (Mbaka et Mwaniki 2015) 
Restauration morphologique des rivières: pas d'effet clair sur les invertébrés, même après 25 ans (Leps et al 2016)
Restauration morphologique de rivières: des résultats positifs en moyenne mais inégaux, peu prédictibles et pas toujours durables (Kail et al 2015)
Barrages et invertébrés, pas de liens clairs dans les rivières des Etats-Unis (Hill et al 2017) 
Davantage de richesse taxonomique chez les invertébrés aquatiques depuis 30 ans (Van Looy et al 2016) 
Les résultats inconsistants des restaurations de continuité écologique imposent des suivis et analyses coûts-bénéfices (Mahlum et al 2017) 

01/08/2018

Le Doubs à sec, une discontinuité écologique radicale...

Depuis quelques jours, le Doubs est à sec entre Pontarlier et Morteau. On évoque des élargissements de failles qui, dans ces zones karstiques, engouffrent l'eau vers le sous-sol. Ces failles étaient jadis gérées, quand les moulins et usines à eau avaient besoin de conserver de l'eau en étiage, comme le rappelle un riverain connaisseur de la rivière. Les assecs du Doubs ne sont pas une nouveauté : on en trouve mentionnés dans les années 1980, et plus récemment dans les années 2000. Cette discontinuité hydrique, qui entraîne la mortalité de milliers de poissons, risque de s'aggraver avec les effets thermiques et hydrologiques du changement climatique. Les gestionnaires de rivière doivent intégrer les évolutions à long terme comme les contraintes locales dans leurs choix actuels d'aménagement et dans la définition de leurs priorités. 


Film de France 3 sur l'assec de 2018.

On trouve dans les Annales scientifiques de l'Université de Besançon: Géologie (1980, p. 16) la mention : "en étiage, le Doubs est à sec depuis la sortie de Pontarlier jusqu'à Ville du Pont ; seul un tronçon situé entre la confluence du Drugeon et le pont d'Arçon coule encore".

Plus récemment, en 2009, le Doubs était à sec en début d'automne au niveau de Villiers-le-Lac, et l'on pouvait franchir la frontière franco-suisse à pied (ci-dessous, extrait du journal L'Impartial du 7 octobre 2009).



31/07/2018

Justifier un choix de continuité pour les truites communes

Suffit-il de montrer qu'un obstacle bloque la montaison de truites communes pour établir qu'une intervention sur argent public est nécessaire et urgente? C'est ce que suggèrent deux ingénieurs de recherche de l'Irstea dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires. Or, il n'en est rien, car le débat sur la continuité a permis de préciser depuis quelques années les attentes des riverains sur ce compartiment de l'action en rivière. Si la fragmentation d'un cours d'eau limite la mobilité en long mais n'est pas pour autant une entrave à la survie des populations de truites dans ses différents tronçons, l'investissement n'est pas prioritaire. Une circulation non optimale n'est pas en soi un motif suffisant pour dépenser et pour nuire à d'autres usages établis (ce qui n'empêche pas des actions volontaires, lorsque les conditions de financement et de gouvernance sont réunies). Les chercheurs doivent donc affiner les grilles de priorisation des interventions s'ils veulent les rendre légitimes pour les riverains.

Nous avions évoqué les travaux de Céline Le Pichon, ingénieur de recherche Irstea en hydro-écologie, à propos d'une recherche récemment publiée (voir Roy et Pichon 2017 )

Avec Evelyne Talès, elle revient dans la dernière livraison de la revue Sciences Eaux & Territoires sur les enjeux de la trame bleue, en particulier sur la caractérisation d'un besoin de continuité écologique. Les deux auteurs introduisent ainsi leur démarche : "Pour que la trame bleue soit fonctionnelle, il est important de diagnostiquer l’effet de la fragmentation des cours d’eau sur les poissons pour restaurer de manière efficace la continuité écologique. Une méthode consiste à utiliser les outils de biotélémétrie pour identifier la capacité des poissons à franchir les ouvrages existants et leurs aménagements et évaluer ainsi l’efficacité de la restauration. Un cas d’étude est présenté concernant le suivi de populations de truite dans des petits cours d’eau de têtes de bassins en Ile-de-France."

S'ensuit l'expérimentation sur deux petits cours d’eau de têtes de bassin, l’Aulne et la Mérantaise (Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse) pour évaluer le comportement des truites vis-à-vis des ouvrages naturels et anthropiques, ainsi qu'analyser les capacités des individus à recoloniser les secteurs amont.


Exemple donné par Le Pichon et Talès 2018 sur le sivi de mobilité d'une truite de 41 cm face à des obstacles de différentes tailles.

Il est observé : "Certains seuils pouvant être franchis périodiquement au gré des variations de hauteur d’eau, ne constituent pas des obstacles permanents, au moins pour les individus de grande taille. Il est avéré dans notre étude que les truites sont empêchées de gagner des zones potentielles de fraie en amont des obstacles. Les observations par télémétrie indiquent que certaines se sédentarisent au pied des obstacles alors que d’autres ayant un gite plus en aval, s’y présentent temporairement, en particulier lors des migrations de reproduction. Ces observations indiquent clairement que la présence d’obstacles ne leur permet pas d’explorer l’intégralité du cours d’eau et les contraint à se reproduire dans le linéaire accessible. L’impact négatif des ouvrages sur les populations de truite est donc avéré dans ces cours d’eau."

Ce point devrait cependant être le début de l'enquête, et non sa conclusion.

Que des ouvrages fragmentant la rivière réduisent l'espace de mobilité de certaines espèces de poissons est une évidence peu contestée. La question est de savoir l'effet de cette fragmentation sur des populations cibles de l'intervention envisagée : tout impact négatif n'est pas en soi un déclencheur d'action, surtout quand l'action n'a rien d'anodin (ce qui est le cas des chantiers de continuité, de manière générale des chantiers affectant les écoulements en place d'une rivière et les propriétés riveraines).

Ainsi, dans les cas où la restauration de continuité écologique crée des conflits d'usage et des interrogations citoyennes sur le bon usage de l'argent public de l'eau, elle doit justifier plus en détail de sa nécessité. Dans l'exemple envisagé ici, il faudrait répondre à diverses questions :

  • l'action en faveur d'une espèce répandue (Salmo trutta fario), non inscrite sur la liste rouge des espèces menacées de l'IUCN, souvent issue d'introduction par l'homme de souches d'élevage, est-elle une priorité d'engagement des fonds publics et pour quelles raisons par rapport à d'autres enjeux de biodiversité sur des espèces vulnérables voire au bord de l'extinction?
  • comment s'établit la démographie de la truite sur les cours d'eau analysés, ses structures de populations ? En particulier, la situation fragmentée permet-elle la survie de sous-populations dans les différents tronçons séparés par des ouvrages peu ou pas franchissables?
  • a-t-on documenté sur les cours d'eau un risque d'extinction dans des situations de pression extrême (canicule, assec) ? Et indépendamment du facteur "ouvrage", que sait-on de ce risque à horizon 2050 et 2100 selon les évolutions climatiques projetées sur la zone?
  • subsidiairement, quels effets ont les ouvrages sur la biodiversité et la biomasse totales des poissons au-delà de la truite? 

S'il s'avère que la sauvegarde de la truite est un élément clé de la biodiversité locale, que cette sauvegarde est gravement mise en péril par une fragmentation et que l'investissement dans le salmonidé a du sens malgré le réchauffement attendu, alors il peut y avoir une raison d'investir l'argent public dans des choix de continuité ciblés sur cette espèce, sous réserve d'examen coût-bénéfice avec d'autres alternatives pour obtenir le même résultat. Mais si ces conditions ne sont pas remplies, il vaut mieux reconsidérer l'usage de cet argent public dans des choix qui auront davantage d'effets sur la quantité et la qualité de l'eau et de ses milieux vivants.

Comme le gouvernement semble s'orienter vers une logique de priorisation des enjeux de continuité, ces questions risquent de devenir importantes dans un proche avenir, pour améliorer la rationalité des choix publics environnementaux.

Référence : Le Pichon C, Talès E (2018), Note méthodologique - Évaluer la fonctionnalité de la Trame bleue pour les poissons, Sciences Eaux & Territoires, 25, 68-71

28/07/2018

Cincle plongeur et martin pêcheur souffrent-ils du Theusseret?

Un ouvrage hydraulique est-il toujours mauvais pour les cincles plongeurs et les martins pêcheurs, comme l'affirme un ornithologue suisse militant pour la destruction de l'ouvrage hydraulique du Theusseret? Ce n'est pas ce que disent tous les travaux sur ces espèces. Autant vérifier par des inventaires avant de faire (et dire) n'importe quoi pour justifier les modes du moment. 


Dans l'affaire du barrage du Theusseret, objet d'un lobbying intense des pêcheurs de truites en vue de sa destruction, un ornithologue de l'association le Pélerin (M. Martial Farine) répète à qui veut l'entendre que la roselière du site serait sans intérêt et que l'ouvrage nuirait aux oiseaux (voir Est républicain, 24 juillet 2018 ; le Quotidien jurassien, 21 juillet 2018). Un argument est que "si on supprime le barrage, cincle plongeur ou martin pêcheur reviendront". Ce qui laisse entendre qu'ils ont disparu du Doubs franco-suisse à cause des barrages.

Un lecteur nous a fait parvenir quelques liens suggérant que le tableau n'est pas aussi noir et manichéen que l'entendent ces propos militants.

Selon cette référence du Muséum National d'Histoire Naturelle (avec l'Onema), le martin-pêcheur n'est pas signalé comme importuné par les ouvrages :

"Les rives des cours d'eau, des lacs, les étangs, les gravières en eau, les marais et les canaux sont les milieux de vie habituels de l'espèce. La présence d'eau dormante ou courante apparaît fondamentale à la survie du Martin-pêcheur » et son installation est principalement dépendante de la richesse en poisson et de la pureté de l’eau."

Sur le cincle plongeur, cette référence de la Trame verte et bleue n'est pas trop pessimiste sur le rôle d'un ouvrage hydraulique :

"Le Cincle plongeur est l’oiseau typique des cours d’eau rapides et limpides coulant sur un lit de graviers ou de roc (Anonyme 1, à paraître ; Dubois et al., 2008 ; Géroudet, 2010 ; Rushton et al., 1994). Il recherche les secteurs accidentés de rapides, de chutes, les berges abruptes, chevelues de racines et sapées par le courant (Géroudet, 2010). Le voisinage des barrages, des scieries, des moulins, des ponts est particulièrement apprécié pour le site du nid (Géroudet, 2010). Les petits lacs sont aussi visités et il peut s’y reproduire (Géroudet, 2010) à condition de trouver à proximité des sections de cours d’eau rapides (com. pers. Hourlay, 2012)".

Ces observations rejoignent celles de propriétaires d'ouvrages, qui rapportent régulièrement la présence de ces oiseaux aux abords de leur bien.

Evitons donc de raisonner par des affirmations sans preuve et des généralités à charge. Nous proposons que le site du Theusseret et sa roselière fassent l'objet d'une évaluation objective de leur biodiversité aviaire (et autre). De manière générale, que les inventaires de biodiversité des ouvrages hydrauliques et de leurs abords deviennent la norme avant d'intervenir sur ce compartiment des rivières et de perturber les écosystèmes anthropisés, en place de longue date et hébergeant eux aussi du vivant.

Illustration : Cinclus cinclus (La Malène, Lozère - France), Jean-Jacques Boujot travail personnel CC 2.0