22/10/2018

Altérer des berges et détruire des barrages naturels d'embâcles au nom de la pêche: pourquoi l'AFB-Onema ne s'en émeut pas?

Sur l'Odon en Normandie, les pêcheurs reprofilent la rivière et sa berge avec comme objectif principal d'optimiser la reproduction de leur proie préférée, la truite. Couper la végétation des rives, supprimer les petits seuils naturels d'embâcles (malgré leur intérêt pour la biodiversité): tout semble justifié pour cette finalité halieutique. Mais alors… pourquoi les services de l'Etat, en particulier l'AFB-Onema, tiennent-ils un double langage, affirmant aux uns que la rivière doit être laissée à elle-même dans ses processus spontanés supposément favorables à la vie, soutenant les autres quand ils configurent cette rivière et ses berges pour leur loisir centré sur quelques espèces favorites? Nicolas Hulot se plaignait de l'influence des lobbies: au ministère de l'écologie et dans ses services déconcentrés, celui de la pêche comme celui de la chasse ont portes ouvertes pour défendre et promouvoir leur vision très particulière des milieux naturels. 



Un article paru dans La Voix Le Bocage nous parle de l'action des pêcheurs de truites sur la rivière Odon, affluent de l'Orne en Normandie.
"Le travail des pêcheurs consistait en deux points principaux : entretenir la ripisylve et les radiers. La ripisylve est la végétation qui borde le cours d’eau.
"En entretenant la ripisylve, nous éclaircissons le cours d’eau pour que la lumière pénètre sur la rivière. C’est nécessaire pour le développement des plantes, des insectes et des poissons", précise le président Michel Delaunay.
Le second travail consiste à éclaircir les radiers, qui sont les zones de reproduction des truites.
Le radier est une zone où il y a très peu d’eau, avec de 0,5 à 3 cm de graviers. L’eau y est plus chaude, ce qui permet une meilleure reproduction des truites, qui viennent y pondre de novembre à avril.
Les pêcheurs ont également constaté beaucoup d’embâcles, notamment sur le Roucamps. Ces tas de branches qui forment des barrages doivent être supprimés pour rétablir la continuité écologique."
Ce cas n'est pas isolé : on voit souvent des reportages de presse sur les pêcheurs qui "entretiennent"  la rivière en pensant essentiellement à l'usage qu'ils en font.

Or cet entretien consiste ici à couper de la végétation spontanée en berge et à orienter les choix de gestion de la diversité sur les seules frayères à truites.

L'Agence française pour la biodiversité (AFB), anciennement Onema et plus anciennement... Conseil supérieur de la pêche, ne trouve manifestement rien à redire à de telles actions, qui sont autorisées. Ce n'est pas très surprenant : le personnel de l'AFB a été surtout formé pour des enjeux halieutiques, confondant trop souvent la pêche avec l'écologie (comme d'autres à l'ONCFS confondent trop souvent la chasse avec l'écologie). Cette agence montre un biais manifeste en faveur de certains poissons, et tout particulièrement des salmonidés, qui se trouvent être très appréciés des pêcheurs. De même, cette Agence a manifesté une véritable obsession pour la continuité écologique depuis 2006, très décalée de la littérature scientifique internationale (qui en fait un thème parmi d'autres) : pas étonnant que les agents de l'AFB en soient à faire disparaître de petits barrages d'embâcles, y compris ceux qui ne présentent pas de danger pour la sécurité des biens et personnes, et qui sont pourtant considérés comme bénéfiques à la biodiversité locale. Quand on sait que l'administration traque parfois des "obstacles" de 10 cm sur les rivières, plus rien ne nous surprend...

En Normandie, la collusion entre les milieux pêche et les milieux administratifs au service de rivières optimisées pour des migrateurs à intérêt halieutique est ancienne et manifeste, de l'avis de toutes nos consoeurs associatives travaillant sur ces bassins.

En soi, la pêche est un usage de la rivière comme un autre. Certains le contestent aujourd'hui au nom du respect des animaux et de l'évitement de leur souffrance, mais dans l'ensemble, il existe une attente sociale pour ce loisir.

Mais un usage reste un usage. L'Etat perd sa crédibilité et sa légitimité s'il tient un double discours :

  • aux moulins et étangs, il affirme qu'il faut "renaturer" la rivière en faisant idéalement disparaître toute action humaine modifiant sa morphologie, sa température, son écoulement;
  • aux pêcheurs de truite, il donne carte blanche pour changer la végétation de berge et les écoulements locaux à seule fin d'avoir davantage de frayère pour une seule espèce, au mépris du reste de la diversité et du fonctionnement spontané du cours d'eau;
  • et dans l'ensemble, les actions visant à caractériser ou traiter l'effet des ouvrages sur des poissons spécialisés sont très nombreuses, celles qui étudient les impacts des pollutions ou les impacts de la pêche le sont bien moins. 

Double langage, double standard : cela doit cesser. Mieux vaudrait reconnaître les multiples usages de la rivière, cesser de faire une pseudo écologie à géométrie variable selon le poids des lobbies dans les comités de bassin et les ministères, avoir une base de connaissances à  hauteur de ce qu'on attend d'une grande agence publique de l'environnement, une agence qui ne soit pas engagée dans des croisades sur des visions singulières et non consensuelles de la nature.

A lire sur le même sujet
Touques: comment le lobby de la pêche à la mouche a survendu les bénéfices de la continuité écologique 

20/10/2018

Sortir de l'indifférence et de l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels (Clifford et Hefferman 2018)

Dans un vaste passage en revue de la littérature scientifique, deux chercheurs de l'université Duke appellent à une prise en compte des écosystèmes aquatiques d'origine artificielle dans la gestion écologique de l'eau et des milieux aquatiques. Ils soulignent que ces écosystèmes sont déjà incontournables, et parfois majoritaires dans le "paysage aquatique" de nos sociétés. Si ces artificialisations représentent des impacts sur la nature, elles produisent également des services écosystémiques. Même du point de la vue de la biodiversité, l'évolution locale des espèces est rapide : il n'est plus possible de gérer l'avenir du vivant en se restreignant à la seule fraction des masses d'eau très peu impactées, ni en opposant le naturel à l'artificiel pour négliger le second terme, alors que chaque bassin versant est devenu une réalité hybride. Partout dans le monde, des chercheurs en sciences de l'environnement et sciences sociales appellent à ce changement de paradigme en vue d'une écologie de la réconciliation. L'action publique en France a urgemment besoin de s'en inspirer, car ce sont des enjeux concrets pour les milieux aquatiques comme pour les populations humaines, notamment face aux pressions croissantes du changement climatique. A l'heure où des choix précipités et peu informés menacent partout l'existence de lacs, retenues, étangs, canaux et zones humides dans nos bassins, il est grand temps d'envisager la question de l'eau en se débarrassant de certaines oeillères.



L'article de Chelsea C. Clifford et James B. Heffernan s'ouvre sur un constat : "Les humains modifient la géomorphologie à une échelle de plus en plus grande, comparable à et, à certains égards, supérieure à la vitesse des processus naturels. Chaque changement que les gens apportent à la surface de la Terre peut avoir une incidence sur le débit et l’accumulation de l'eau. Les gens ont creusé des fossés, endigué des ruisseaux et des rivières, et déplacé d’une manière ou d'une autre la surface de la Terre pour diriger et stocker de l’eau à des fins humaines, en particulier de l’agriculture, pendant plus de 5 000 ans."

Les chercheurs observent que toutes ces masses d'eau d'origine humaine sont finalement peu connues. On les classe comme "artificielles" ou 'anthropiques", mais on ne reconnaît pas leur intégration dans un "paysage de l'eau" (hydroscape) complexe, hybride. L'étude de ces masses d'eau est confiée à des disciplines diverses qui travaillent trop peu entre elles. Leur valeur écologique manque d'une base de connaissance solide.

Clifford et Heffernan appellent la communauté savante à sortir de cet état d'ignorance. Les chercheurs proposent de mieux caractériser l'artificialisation d'un milieu, en fonction de traits permettant de comprendre la nature, l'extension, l'ancienneté des interventions humaines (construction ex nihilo, transformation, altération). Ils appellent aussi et surtout à une évaluation complète de leur valeur écologique : "Les systèmes aquatiques artificiels auront probablement une importance écologique, en raison de leur étendue, qui peut rivaliser avec celle des systèmes de drainage naturels et des masses d’eau. Les fonctions écologiques des systèmes artificiels ont probablement une signification sociale, souvent en tant que services et "disservices" écosystémiques, en raison de leur emplacement fréquent près d'un grand nombre de personnes. De plus, l'étendue, la répartition et les caractéristiques des masses d'eau artificielles sont susceptibles de changer rapidement, parallèlement à celles des masses d'eau naturelles. Une compréhension interdisciplinaire des services et disservices des systèmes aquatiques artificiels, des facteurs qui les influencent et de leur répartition dans l’espace et dans le temps pourrait favoriser la prise de décisions qui accroissent leur valeur écologique."

L'article de Clifford et Heffernan passe ainsi en revue plus de 200 références scientifiques et propose en annexe une première liste indicative des services (ou disservices) rendus par les écosystèmes aquatiques artificiels. Même dans le domaine de la biodiversité, où l'action humaine est souvent pointée comme négative, ce tableau fait apparaître que des masses d'eau artificielle peuvent aussi avoir des aspects positifs (pour des invertébrés et plantes aquatiques, des amphibiens, des espèces localement menacées qui ont colonisé ces milieux etc.)

Enfin, dans leur conclusion que nous traduisons ci-après, les chercheurs appellent à une écologie de la réconcliation qui englobe tous les écosystèmes (naturels et artificiels) dans nos réflexions et nos gestions de paysages aquatiques en mutation permanente :

"Les systèmes aquatiques artificiels constituent une composante importante, peut-être prédominante et probablement durable du paysage moderne de l'eau (modern hydroscape). Parce que l'extension même des écosystèmes aquatiques artificiels, par certaines mesures, rivalise de plus en plus avec celle des systèmes naturels, ils peuvent jouer un rôle important à la fois dans la conservation et dans la fourniture de services écosystémiques au sein de ces paysages aquatiques hybrides. La prémisse sous-tendant une écologie de la réconciliation est l’étendue insuffisante des habitats relativement non perturbés pour préserver autre chose qu’une fraction des espèces existantes. Dans certaines régions, il peut être difficile d’adopter une politique de conservation de la biodiversité suffisamment large sans inclure des systèmes artificiels. Étant donné que les systèmes aquatiques artificiels sont intimement liés aux éléments naturels du paysage aquatique et ne sont pas séparés de ceux-ci, l'amélioration de l'état des systèmes artificiels peut également bénéficier aux masses d'eau naturelles, ou parfois peut dégrader ces masses d'eau naturelles par captage; l'effet net de leur création doit tenir compte de tout ce qui précède. Ainsi, les plans d'amélioration de la gestion des terres et des eaux devraient cibler les systèmes aquatiques artificiels ainsi que ceux d'origine naturelle.

Pour tirer le meilleur parti des avantages socio-écologiques des systèmes aquatiques artificiels, nous devons comprendre non seulement leur valeur actuelle, mais également leur fourniture éventuelle de services écosystémiques. Cette compréhension nécessitera d’abord et avant tout de meilleures évaluations de l’extension et de la condition des systèmes aquatiques artificiels. Pour améliorer cette situation, nous devrons suspendre notre hypothèse conventionnelle selon laquelle les systèmes aquatiques artificiels sont intrinsèquement inférieurs ; au lieu de cela, nous avons besoin de plus d'études fondées sur des hypothèses évaluant les facteurs tels que les paramètres des bassins versants, la structure et la conception physiques des écosystèmes, la durée et la gestion qui influencent leurs conditions écologiques. Au-delà de cette exploration initiale, nous devrons examiner plus en détail les interactions entre ces facteurs et les autres moyens de définir les mécanismes sous-jacents à l'artificialité (physique ou biologique, par exemple), d'abord conceptuellement puis au moyen d'études bien contrôlées.

Étant donné que la manière dont nous percevons les systèmes aquatiques artificiels peut affecter leur état et leur valeur ultimes, une gestion efficace du paysage hybride moderne de l'eau peut nécessiter de reconsidérer les normes culturelles relatives au concept d'artificialité, allant même jusqu'à défaire nos idées profondément ancrées sur la dichotomie homme / nature. Nous scientifiques de l'environnement et nos collaborateurs interdisciplinaires devons d'abord déployer de tels efforts pour soutenir notre propre travail, mais nous pouvons également jouer un rôle en aidant les responsables politiques et autres à faire face à ces défis."

Référence: Clifford CC, Heffernan JB, Artificial aquatic ecosystems, Water 2018, 10, 1096 - doi:10.3390/w10081096

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Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018) 
La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018) 
Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018) 
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)

A lire notre requête 
Pour une étude publique de la biodiversité et de la fonctionnalité des ouvrages hydrauliques

19/10/2018

L'intersyndicale EDF demande au gouvernement de préserver les barrages, lacs et usines de la Sélune

Plus de 50 millions € d'argent public dilapidés, des barrages hydro-életriques détruits en pleine transition bas carbone et quand les chercheurs appellent à la mobilisation générale pour le climat, 20 000 riverains ayant refusé de voir disparaître leur cadre de la vie, un cadeau d'un autre âge fait au lobby des pêcheurs de saumon : la destruction des barrages de la Sélune ne passe décidément pas. L'intersyndicale EDF a publié un texte commun demandant au gouvernement de revoir sa copie. Nous le reproduisons ci-dessous. Et nous appelons François de Rugy à abandonner dès à présent ce projet contesté.

«Ce barrage est solide et sa remise en eau, ne pose aucun des problèmes annoncés.» 
(Sous-préfet sur France 3)

L'intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA s'oppose toujours à la destruction des barrages de Vezins et La Roche-qui-Boit décidée par Nicolas Hulot, lorsqu'il était encore ministre de la Transition écologique et solidaire (le 14 novembre 2017).

Oui ! redonnez à EDF l'exploitation des seuls poumons verts du sud de la Manche n'est pas utopique dans une période de dérèglement climatique. Quels sont les motivations profondes liées à cette volonté de destruction ? Les machines et les installations sont en bon état, sous réserve de continuer à les entretenir. Mesdames et Messieurs les décideurs en ces temps de développement des Energie renouvelables ne pensez-vous pas qu'il y a d'autres priorités ?

L'intersyndicale estime que l'arasement des barrages hydro-électriques de Vezins et de la Roche qui Boit (GEH Ouest) est absurde au regard de l'état des installations et du besoin de production verte dans le sud du département !

Concernant la sécurité des biens et des personnes Le barrage de Vezins a un rôle d'écrêter les crues. Demain les crues risquent d'être brutales pour les riverains et les entreprises de la vallée de la Sélune.

A force de dogmatismes, dans un second temps ces décisions auront des impacts lourds de
conséquences pour l'emploi dans les territoires.

Les oonséquences éoologiques, économiques et sur l'emploi sont-elles, pleinement et objectivement, mesurées ?

L'étude de classement de la Sélune reste une solution à ré-étudier pour trouver un équilibre entre écologie et production d'électricité verte associée à la gestion de l'eau.

Il est encore temps de redonner aux barrages de la Sélune leur fonction en matière de production d'électricité et de multi-usages de l'eau (gestion des crues, tourisme, agriculture, pêche...).

L'intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA continue à combattre ces décisions illogiques et demande la réhabilitation des barrages et des centrales de la Sélune.

17/10/2018

Après les sécheresses, les crues tragiques : la gestion publique de l'eau doit revenir à ses fondamentaux

Après les sécheresses, voici les crues et inondations, qui ont durement frappé l'Aude les 15 et 16 octobre 2018. Ces événements ne sont pas exceptionnels dans l'histoire de la région. Hélas, leur intensité et leur fréquence risquent d'augmenter avec le changement climatique, et les premiers signaux semblent là. Nous avons besoin d'une gestion publique de l'eau dont les investissements garantissent les priorités de notre société, à commencer par la sécurité des biens et personnes. Au cours des décennies passées, des erreurs d'aménagement du territoire et d'usage des sols ont été faites en lit majeur : aujourd'hui, un Français sur quatre vivrait en zone inondable. Mais comme le montrent l'ancienneté des crues et leurs lourds bilans passés, le simple retour à des règles plus proches du fonctionnement naturel des cours d'eau ne suffira pas. La catastrophe naturelle tuait hier aussi, quand les bassins étaient moins artificialisés qu'aujourd'hui : il s'agit donc d'étudier là où un meilleur respect de la nature est bénéfique, mais parfois de corriger et d'aménager là où la rivière est dangereuse. Par ailleurs, le réchauffement va rebattre les cartes des variations naturelles et confronter la société à la montée des extrêmes climatiques. Cela appelle une gestion adaptative - sociale, écologique, hydraulique - de l'eau en son bassin, posant sans préjugé les différentes options, tant face à la crue que face à la sécheresse. Les barrages réservoirs font partie de ces options, au même titre que l'usage des retenues collinaires, la préservation des ouvrages en place en lits mineurs de têtes de bassins, les champs d'expansion de crue, la maîtrise des mitages péri-urbains et de la bétonisation du territoire, la prime aux pratiques culturales favorables à des sols vivants.


Crue de l'Aude 2018 vue par drone, DR, l'Indépendant   

Les 15 et 16 octobre 2018, à la suite de pluies exceptionnelles, la partie médiane et aval l'Aude est entrée en crue. Plusieurs communes ont été particulièrement affectées: Trèbes, Villegailhenc, Villemoustaussou, Pezens, Coursan, Saint-Marcel-sur-Aude. À Trèbes, la pointe de crue de l'Aude a été atteinte le matin du 15 octobre avec une hauteur de 7,68m, proche de la hauteur de référence de la crue centennale du 25 octobre 1891 (7,95m). Dans cette ville, on a mesuré 295 mm de cumul de précipitation en l'espace de quelques heures.

Au moment où nous écrivons, on relève douze morts et deux disparus à la décrue.

Cette crue éclair relève de ce que l'on appelle un épisode méditerranéen (localement appelé aussi un épisode cévenol, quand la présence de montagnes favorise le choc de masses d'air donnant des épisodes convectifs intenses). Comme l'expliquent les ingénieurs de Météo France, "trois à six fois par an en moyenne, de violents systèmes orageux apportent des précipitations intenses (plus de 200 mm en 24 heures) sur les régions méditerranéennes. L'équivalent de plusieurs mois de précipitations tombe alors en seulement quelques heures ou quelques jours."

Si ces épisodes liées à la chaleur accumulée par la Méditerranée en été sont connus, leur nombre et leur intensité pourraient évoluer défavorablement au cours de ce siècle. Davantage de chaleur, c'est davantage d'évaporation et d'énergie disponible pour nourrir les systèmes convectifs.

Ainsi, selon les simulations de deux chercheurs français récemment parues dans la revue Climatic Change (Tramblay et Somot 2018), le changement climatique devrait favoriser les précipitations dans le Sud de la France au cours du XXIe siècle. Comme l'a déclaré Y. Tramblay : "Plus l’air est chaud, plus il emmagasine de l’humidité : un degré Celsius en plus se traduit par 7 % d’humidité supplémentaires. On peut donc dire avec certitude que les épisodes méditerranéens vont devenir plus intenses." (Le Monde, 16 octobre 2018)

Toutefois, si le réchauffement de la Méditerranée aggrave le risque de fortes précipitations, on ne doit pas oublier que ce risque est connu et présent depuis longtemps.




Inondations dans le Roussillon, Archives INA. La violence des crues rappelle le premier devoir du responsable public et appelle à une gestion adaptative des bassins, en situation de changement climatique rebattant les cartes. 

Le site pluies extrêmes rappelle que ces événements sont récurrents. En voici quelques exemples.

Le 25 octobre 1891, les départements de l’Aude et des Pyrénées-Orientales sont dévastés par de terribles inondations. Les communes de Rennes-les Bains et de Couiza dans la haute-vallée de l’Aude ont été très durement éprouvées, ainsi que les communes de Limoux, Carcassonne et de Narbonne et toute la plaine littorale. Les valeurs maximales observées au cours de cet épisode des 24 et 25 octobre - dont la durée n’est que d’environ 24 heures - sont faramineuses sur les vallées du Rialsesse, de la Sals et de la Blanque : 306 mm à Montlaur, 290.6 mm à Arques (l’Estagnol, près du col de Paradis). A Carcassonne, l’épisode a duré 20 heures, il a été mesuré 281 mm.

Du 16 au 20 octobre 1940, un épisode pluvieux fantastique a touché les Pyrénées-Orientales, l’Aude, ainsi que la Catalogne espagnole. Il y eut 57 morts en France, dont près de la moitié à Amélie-les-Bains et ses environs. Il a été mesuré 840 mm de pluie le 17 octobre à l’usine électrique de la Llau (valeur officialisée comme record de pluie en 24 heures pour l’Europe). Sur l’Aude, les précipitations ont atteint 150 à 200 mm en quelques heures.

Le 12 novembre 1999,  l'Aude connaît une crue majeure : la zone la plus sévèrement touchée est la région des Corbières où il est tombé à Lézignan 620 mm en 36 heures (plus des deux tiers d'une année habituelle de pluie).

Que signifient ces données historiques, et cette actualité?

- La gestion publique du bassin versant, c'est d'abord la gestion de ces phénomènes extrêmes mettant en péril la sécurité des biens et des personnes. Le premier devoir du responsable administratif et politique est d'anticiper les risques dans la gestion des écoulements et des occupations du sol sur le lit majeur, ainsi que d'assurer la bonne information des riverains. La simulation hydroclimatique des crues et étiages de chaque bassin doit désormais se généraliser, cela en lien avec les hypothèses de changement des températures et des précipitations dû au réchauffement. On ne peut plus aménager la rivière et ses berges sans avoir à l'esprit ces contraintes et leur dynamique à venir.

- Le risque zéro n'existe pas : il y a toujours eu des phénomènes extrêmes peu prévisibles, il y en aura toujours. Cependant, on peut limiter les risques, par exemple en limitant l'implantation des habitations dans les lits d'inondation et assurant la prévention des crues ainsi déjà que le ralentissement des ondes de crues (zones expansion latérale de crues en lit majeur, barrages réservoirs, retenues collinaires et en lit mineur en tête de bassin, etc.). L'alerte aux riverains doit être améliorée (l'Aude était en vigilance orange seulement, l'estimation des pluies trop faible d'un facteur 3).

- La méconnaissance passée de l'hydrologie et de l'écologie des bassins versants a conduit à des erreurs : imperméabilisation et artificalisation des sols, incision et chenalisation des lits de rivière ce qui ne fait que repousser la crue plus bas et plus vite, spéculation immobilière et construction en zone inondable, etc. Corriger cela prendra beaucoup de temps : pour renaturer des lits majeurs, il faut disposer du foncier. Mais on peut déjà éviter de persister dans ces erreurs, ce qui serait un retour au bon sens.

- Toutefois, l'option écologique aura ses limites et les exemples des crues passées le montrent bien : même à une époque sans béton, sans agriculture intensive, moindrement peuplée et urbanisée, les crues étaient tragiques, les bilans humains étaient lourds. On peut utiliser la nature plus intelligemment (par exemple restaurer des zones humides pour éponger des surplus d'eau), mais ce serait mentir que de croire en la toute-puissance de telles solutions : elles ne seront jamais qu'une partie de la réponse, il faut aussi du génie hydraulique pour gérer les écoulements.

- Avec le changement climatique, on ne peut plus séparer les problématiques de la sécheresse et de la crue : selon les saisons, ce sont tous les phénomènes extrêmes qui peuvent devenir plus fréquents ou plus intenses, comme on le vit déjà depuis une ou deux décennies. On doit donc gérer les bassins versants en retenant l'eau trop rare lors des étiages ou trop rapide lors des crues. Cela passe par une révision rapide des paradigmes actuels du ministre de l'écologie et des agences de l'eau, trop orientés vers la "renaturation" des rivières au détriment de leur gestion adaptative qui utilise toutes les options sans dogmatisme, et qui se projette sur le long terme.

A lire sur ce thème
Casser les ouvrages hydrauliques sans aggraver le risque d'inondation? Nos décideurs vont devoir prendre leurs responsabilités 
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Quelques réflexions sur les inondations du printemps 2016 

15/10/2018

Qu'est-ce qui ne va pas avec l'idée d'une "santé de la rivière"? (Blue 2018)

Brendon Blue, géographe et chercheur en sciences de l'environnement à l'Université d'Auckland, vient de publier un article intéressant sur nos représentations collectives de l'eau. Son propos ? La "santé de la rivière" mise en avant par ses gestionnaires peine à justifier son sens et ne reflète pas nécessairement ce que les riverains en pensent. L'idée que la santé d'une rivière pourrait être objectivée par des indicateurs (métriques physiques, chimiques, biologiques) s'adosse toujours à l'idée que cette rivière pourrait avoir la "naturalité" comme une condition de référence : serait sain ce qui naturel, malsain ce qui est changé par l'homme. Cela s'éloigne de la réalité de rivières déjà modifiées de longue date comme de l'expérience ordinaire des gens, qui ont également des projections sociales, symboliques, pratiques sur ce qu'une rivière pourrait ou devrait être. L'idée de "santé de la rivière" et le paradigme du retour à la nature non impactée (renaturation) se sont ainsi imposés au sein de diverses gestions publiques dans le monde au moment même où, dans la littérature savante, on s'apercevait que la nature et la société sont hybridées de longue date, donc ne peuvent être séparées de manière rigide en opposant utilisation et préservation, occupation et conservation. Une écologie opposant la rivière et l'humain fait donc fausse route. Extraits et discussions.  

"Plutôt que de commencer par un nouvel examen de ce que pourrait signifier un bon état, la création d'une vision d'une rivière en bonne santé a été largement abordée comme un défi technique. Partant de l'hypothèse que les influences humaines pourraient être dissociées pour modéliser un système écologiquement pur, les partisans ont conçu des ensembles de conditions de référence représentant des états plus naturels.

"En priorisant ainsi la naturalité, nous avons négligé la longue histoire d'enchevêtrement entre les hommes et les paysages, et nous avons omis de reconnaître la subjectivité de ce qui est perçu comme naturel. Traiter la santé des rivières comme une chose qui existait déjà, une chose à révéler simplement en le rendant mesurable (cf. Blue et Brierley, 2016), a jeté un voile sur les idéaux contestés et a négligé l’occasion d’exprimer différentes possibilités pour l’eau. (…)

"Une santé de la rivière réinventée pourrait reconnaître que tout le monde n’est pas d’accord sur ce à quoi une rivière en bonne santé ressemble: cette «bonne condition» doit être obtenue par la négociation de visions contestées, et souvent contradictoires. Cela pourrait remettre en cause le privilège des mesures sans référence locale, sachant que les approches quantitatives ne détiennent pas le monopole de ce qui importe. Cela ne signifie pas simplement les échanger contre un localisme ad hoc; elle pourrait plutôt mettre l'accent sur les contextes physiques, biologiques et sociaux plus vastes des problèmes locaux (Brierley et al 2013; Wilcock 2013). En comprenant les processus sociaux et physiques qui façonnent les paysages, nous pourrions produire une image plus claire des alternatives possibles. Cela pourrait inclure une compréhension de la façon dont les paysages pourraient être sans influences humaines (voir, par exemple, Lyver et al 2015), mais aussi d'autres états potentiellement souhaitables (voir, par exemple, les visions nuancées et contestées d'un projet urbain de rivière décrite par Holifield et Schuelke 2015). (…)

"Le concept de santé de la rivière est apparu à un moment où les hypothèses sur lesquelles reposaient les efforts de conservation étaient de plus en plus contestées. Les efforts visant à isoler la nature et à préserver des étendues sauvages vierges ont été supplantés par des tentatives visant à développer plus activement des relations durables entre les personnes et l'environnement physique, au-delà d'une vue dualiste axée sur l'utilisation ou la préservation (O'Riordan 1999, 2004). Au fur et à mesure que les récits de l'Anthropocène s'imposent (Cascade 2014) et que les idéaux des écosystèmes non modifiés semblent de plus en plus dépassés, les approches fonctionnalistes fourniront un moyen de regarder vers l'avenir plutôt que de se concentrer sur le «paradis perdu» (Dufour et Piégay 2009). Robbins et Moore 2013; Wohl 2013)."

Discussion
Les sciences humaines et sociales, la géographie et parfois l'écologie (scientifique) elle-même mènent depuis un certain temps une critique de divers concepts écologiques ayant alimenté et inspiré la gestion publique des milieux naturels depuis les années 1980.

Quand ces analyses reflètent la réception de l'écologie par la société, le gestionnaire public doit les entendre. Car la seule légitimité du gestionnaire est de représenter l'intérêt de cette société : s'il développe une idéologie de l'action publique ne répondant plus à sa mission, il échouera. Ce point n'est pas propre à l'écologie, bien sûr : toute technocratie peut dériver dans la fermeture sur elle-même, en se posant comme but l'atteinte d'indicateurs purement techniques sans vérification que ces indicateurs sont acceptés dans le corps social, qu'ils renvoient à des réalités partagées et des attentes tangibles.

La "santé de la rivière" a été avancée dans les année 1990 et 2000 comme une métaphore permettant de se détacher de la nostalgie de la "nature sauvage" (un paradigme n'ayant plus guère de base scientifique) tout en avançant un agenda de réformes favorable à l'environnement. Mais en fait, la santé et la naturalité ont le même difficulté à sortir de l'autoréférence : si une rivière "en bonne santé" est une rivière dont les structures et les fonctions ne divergent pas de celles d'une rivière naturelle, on ne fait que déplacer le problème!

Par exemple, dans un document de l'agence de l'eau et Onema de 2011 visant à vulgariser l'action publique (Supplément spécial, Mon Quotidien, 18 mars 2011), on lit :

"La rivière est vivante, respectons-là ! Une rivière fonctionne avec des zones humides, des eaux souterraines, et elle abrite des espèces vivantes, végétales et animales… Ces éléments forment un écosystème : de leur bonne santé à tous dépend la bonne santé de la rivière."



Le dessin associé (une version simplifiée d'un bassin versant, image ci-dessus) laisse entendre que partout où la rivière est laissée à elle-même (libre dans son débit, son débordement, sa berge), elle sera en meilleure "santé". Mais cela revient à dire que partout où un usage humain change cette nature spontanée de la rivière, celle-ci sera en moins bonne santé.

Comme Brendon Blue le relève, la directive cadre européenne sur l'eau (2000) - l'une des législations publiques les plus ambitieuses dans le monde, aujourd'hui menacée d'échec - a matérialisé ces difficultés. Elle a développé une batterie d'indicateurs techniques permettant de juger la performance de l'action publique (notamment sur la pression politique des remises en cause d'inefficacité et coûts excessifs de l'action publique). Mais derrière ces indicateurs, c'est toujours la "condition de référence" qui fonde et légitime l'édifice, donc la séparation d'une rivière naturelle présentée comme en bon état (sur elle sont calculés les indicateurs d'état, forcément bons) et d'une rivière anthropisée présentée comme une dégradation plus ou moins avancée, un écart à la normalité perdue.

Cette idée que la rivière naturelle serait la référence de l'action publique est aujourd'hui contestée : la nature est une construction sociale et politique, inscrite dans l'histoire humaine autant que dans l'évolution biotique et abiotique. On doit donc faire évoluer la gestion publique de l'eau et de la nature en intégrant davantage la société dans la définition des objectifs.

Référence : Blue B (2018), What’s wrong with healthy rivers? Promise and practice
in the search for a guiding ideal for freshwater management, Progress in Physical Geography, 42, 4, 1–16

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