25/10/2018

Les moulins au temps d'Elisée Reclus

En 1869, Elisée Reclus (1830-1905) publie Histoire d'un ruisseau. Militant anarchiste et progressiste, Elisée Reclus était passionné par la circulation des savoirs et l'éducation des citoyens. Son approche géographique intègre les faits de nature dans leurs contextes historiques et sociaux, avec une fibre poétique tout à fait remarquable et une conscience écologique précoce pour son temps. Nous reproduisons le chapitre XVI de l'Histoire d'un ruisseau, dédié au moulin et à l'usine.


"Le vaillant ruisseau ne se borne pas à fertiliser nos terres, il sait aussi travailler d'une autre façon quand il n'est pas employé en entier à l'irrigation des champs. Il nous aide dans notre besogne industrielle. Tandis que ses alluvions et ses eaux se transforment chaque année en froment par la merveilleuse chimie du sol, son courant sert à réduire le grain en farine, de même qu'il pourrait aussi pétrir cette farine en pain s'il nous plaisait de lui confier ce travail. Pourvu que sa masse liquide y suffise, le ruisseau substitue sa force à celle des bras humains pour accomplir tout ce que faisait autrefois les esclaves de guerre ou les femmes asservies à leur mari brutal : il moud le blé, brise le minerai, triture la chaux et le mortier, prépare le chanvre, tisse les étoffes. Aussi l'humble moulin, fût-il même rongé de lichens et d'algues m'inspire-t’il une sorte de vénération : grâce à lui des millions d'êtres humains ne sont plus traités en bêtes de somme; ils ont pu relever la tête et gagner en dignité en même temps qu'en bonheur.

Quel souvenir charmant nous a laissé ce moulin de notre petite bourgade ! Il était à demi caché - peut-être l'est-il encore- dans un nid de grands arbres, vergnes, trembles, saules, peupliers; on entendait de loin son continuel tictac, mais sans voir la maison à travers le fouillis de verdure. En hiver seulement, les murailles lézardées apparaissaient entre les branches dépourvues de feuilles; mais dans toute autre saison il fallait, avant d'apercevoir le moulin, pénétrer jusque dans la cour, déranger le troupeau des oies sifflantes et réveiller dans sa niche le gros chien de garde toujours grognant. Cependant protégé par l'enfant de la maison, notre camarade d'école et de jeux, nous osions nous approcher du cerbère, nous osions même avancer la main tout près de la terrible gueule et caresser doucement l'énorme tête. Le monstre daignait enfin se radoucir et remuait la queue avec bienveillance en signe d'hospitalité.

Notre site de prédilection était une petite île dans laquelle nous pouvions entrer, soit en passant par le moulin construit transversalement au-dessus d'un bras du ruisseau, soit en nous glissant le long d'une étroite corniche ménagée en forme de trottoir à l'extérieur de la maison : c'est là que s'ajustaient les pelles et que le garçon meunier allait tous les matins régler la marche de l'eau. Il va sans dire que c'était là notre chemin préféré. En quelques bonds nous étions dans notre îlot sous l'ombre d'un grand chêne à l'écorce usée par nos fréquentes escalades. De là le moulin, les arbres, le ruisseau, les cascades, les vieux murs se montraient sous leur aspect le plus charmant. Près de nous, sur le grand bras du ruisseau, une digue , formée de madriers épais, barrait le courant; une cascade s'épanchait par dessus l'obstacle, et des rapides écumeux venaient se heurter contre les piles d'un pont aux lézardes fleuries. De l'autre côté, la vieille masure du moulin emplissait tout l'espace, des arbres de la rive à ceux de l'îlot. Du fond d'une sombre arcade ménagée au bas des murailles, l'eau battue s'échappait comme d'une énorme gueule, et dans la noire profondeur de l'ouverture béante nous distinguions vaguement des pilotis moussus, des roues à demie disloquées, s'agitant gauchement comme l'aile brisée d'un oiseau, des palettes plongeantes déversant chacune sa cascatelle. Autour de l'arcade, un lierre épais recouvrait les murs et, grimpant jusqu'au toit, enlaçait les poutrelles de ses cordages noueux et frémissait en touffes joyeuses au-dessus des tuiles. Et dans l'intérieur de la maison, combien tout nous paraissait étrange; depuis l'âne philosophique, ployant sous le fardeau des sacs que l'on déchargeait près de la meule, jusqu'au meunier lui-même à la longue blouse enfarinée ! Autour de nous, pas un seul objet qui ne s'agitât convulsivement ou ne vibrât sous la cascade invisible qui grondait à nos pieds et dont nous discernions ça et là par les interstices la fuyante écume. Les murs, le plan cher, le plafond, tremblaient incessamment des puissantes secousses de la force cachée : pour que notre regard échappât un instant à la vue de ce frémissement universel, il nous fallait fixer les yeux avec effort sur l'azur et les nuées blanchâtres de l'espace qui se montraient à travers une lucarne. Dans un coin sombre du moulin, l'arbre moteur tournait, tournait sans relâche comme le génie du lieu; des roues dentées, des courroies tendues d'un bout de la salle à l'autre transmettaient le mouvement aux meules grinçantes, aux trémies oscillant avec un bruit sec, à tous ces engins de bois ou de métal qui chantaient, geignaient ou hurlaient dans un concert bizarre. La farine, qui jaillissait comme une fumée des grains broyés, flottait dans l'air de la salle et saupoudrait tous les objets de sa fine poussière; les toiles d'araignées suspendues aux poutres du plafond s'étaient en partie rompues sous le poids qui les chargeait et se balançaient comme de blancs cordages; les empreintes de nos pas se dessinaient en noir sur le plancher.


Dans l'immense brouhaha des voix qui s'échappaient des engrenages, des meules, des boiseries et des murailles elles-mêmes, à peine pouvais-je entendre ma propre voix, et d'ailleurs, je n'osais parler, me demandant si l'habitant de cet étrange lieu n'était pas un sorcier. Son fils, mon camarade d'école, me paraissait moins redoutable, et même à l'occasion je ne craignais pas de me colleter avec lui; pourtant, je ne pouvais m'empêcher de voir aussi en sa petite personne un être mystérieux, commandant aux forces de la nature. Il connaissait tous les secrets du fond de l'eau; il pouvait nous dire le nom des herbes et des poissons, discerner dans le sable ou la vase le mouvement imperceptible à nos regards, révéler les drames intimes visibles à lui seul. Dans notre pensée, c'était un véritable amphibie, et il s'en défendait à peine : il s'était promené sur le lit du ruisseau dans les endroits les plus profonds et mesurait de mémoire, à un centimètre près, les gouffres que nos perches n'étaient pas assez longues pour sonder. Il connaissait aussi sur tous les points la force du courant contre lequel il avait lutté à la nage ou à la rame : plus d'une fois il avait manqué d'être emporté par les roues et broyés sous les engrenages; familiarisé avec le danger, il le bravait d'autant plus, comptant toujours sur l'effort de son bras ou sur une corde secourable lancée au dernier moment. Un de ses frères, moins heureux, avait trouvé la mort dans un gouffre où l'avait entraîné le remous. Effarés, nous regardions le trou sinistre. Le père plein d'une horreur sacrée, en avait fait murer le fond.

Le mystère qui pour nous entourait le vieux moulin ne planait pas sur la grande usine, située beaucoup plus avant dans la plaine, à un endroit où le ruisseau a reçu tous ses affluents. D'abord, l'usine est une énorme construction qui, loin de se cacher sous les ombrages, se dresse au milieu d'un espace nu et dont la puissante masse pourrait être presque comparée, pour la hauteur, aux coteaux environnants. A côté de l'édifice, une cheminée, pareille à un obélisque, s'élève à dix mètres plus haut dans l'atmosphère et semble encore se prolonger vers le ciel par les noires volutes de fumée qui s'en échappent. Le jour, ses murs badigeonnés détachent l'usine sur le vert des prairies; le soir lorsque le soleil se couche, des centaines de vitres s'allument sur la façade comme autant de regards flamboyants; la nuit, les lumières de l'intérieur rayonnent au dehors en faisceaux divergents et, comme la lueur d'un phare, brillent à dix lieux de distance.

A l'intérieur comme au dehors, l'usine ne présente que des angles droits et des lignes géométriques. Les grandes salles, pleines de la lumière qui entre à flots par les vastes fenêtres, ont néanmoins je ne sais quoi de terrible dans leur aspect. Des piliers de fer, se dressant à distances égales, soutiennent le plafond; des machines de fer agitent d'un mouvement régulier leurs roues, leurs bielles, leurs bras coudés; des dents de fer et d'acier saisissent la matière qu'on leur donne à diviser, à ronger, à broyer ou à pétrir de nouveau, et la rendent en pâte, en fils, en flocons ou en nuées à peine visible, ainsi que le lui demande la volonté maîtresse. De tous ces engins de métal qui s'agitent et grondent comme des monstres féroces, l'homme a fait ses esclaves : c'est lui qui les déchaîne après leur avoir donné la pâture; mais tout maître qu'il est, il n'en doit pas moins trembler devant cette force brutale qu'il a domptée. Qu'il oublie seulement un instant de mettre son propre travail en harmonie parfaite avec celui de la formidable machine, que sous l'impression d'un sentiment ou d'une pensée, il s'arrête dans ses va-et-vient rythmiques, et peut-être le puissant mécanisme qui, lui, n'a ni regret ni espérance ,pour le ralentir ou l'accélérer, va le saisir et le lancer broyé contre la muraille; peut-être va-t-il l'entraîner par un pan de son vêtement, l'attirer dans ses engrenages et le réduire en une bouillie sanglante. Les roues tournent toujours d'un mouvement toujours égal, qu'il s'agisse d'écraser un homme ou de tordre un fil à peine visible. De loin, quand on se promène sur les coteaux, on entend le ronflement terrible de la machine qui fait vibrer autour d'elle le sol et l'atmosphère.


Cette force disciplinée, et néanmoins redoutable, des roues et des bras de fer, n'est autre chose que la puissance transformée du ruisseau, naguère indompté. Cette eau, qui jadis n'accomplissait d'autre travail que de renverser des berges et d'en créer de nouvelles, d'approfondir certaines parties de son lit et d'en élever d'autres, et devenue maintenant l'auxiliaire directe de l'homme pour tisser des étoffes ou pour broyer du grain. Guidé par l'ingénieur, le mouvement brutal de l'eau a pris la direction qu'on lui traçait : il s'est distribué dans les pinces les plus fines; dans les pinceaux les plus ténus, aussi bien que dans les engrenages les plus puissants de l'énorme machine, il brise et triture tout ce que l'on met sous le marteau pilon, étire les barres de métal qui s'engagent sous le laminoir; mais il sait aussi choisir et mêler les fils presque imperceptibles, marier les couleurs, velouter les étoffes comme d'un léger duvet, accomplir à la fois les travaux les plus divers, ceux que ne pouvait même rêver Hercule et ceux qui défieraient les doigts habiles d'une Arachnée. En donnant sa force à la machine , le ruisseau est devenu un gigantesque esclave remplaçant à lui seul ces milliers de prisonniers de guerre et de femmes asservies qui peuplaient les palais des rois; toute la besogne de ces tristes animaux enchaînés, il sait la faire mieux qu'elle ne fut jamais faîte, et que de choses en outre il peut accomplir! Bien utilisée, une cataracte comme celle du Niagara animerait un assez grand nombre de machines pour se charger du travail d'une nation. Presque incalculables sont les richesses dont l'usine a gratifié l'humanité; et chaque année ces richesses s'accroissent encore, grâce à la force que l'on sait dégager des combustibles, grâce aussi à l'emploi plus savant et plus général de l'eau courante qui glisse sur le lit incliné des ruisseaux. Et pourtant, ces produits si nombreux, qui sortent des manufactures pour enrichir l'humanité toute entière et pour aller d'échange en échange, initier les peuplades les plus lointaines à une civilisation supérieure, laissent encore bien souvent dans une misère sordide ceux qui les mettent en oeuvre. Non loin de la puissante usine dont les monstres de fer ont tant coûté, non loin de la magnifique demeure seigneuriale qu'entourent de beaux arbres exotiques importés à grands frais de l'Himalaya, du Japon, de la Californie, des maisonnettes en briques, noircies par la houille, s'alignent au milieu d'un espace jonché de débris sans nom et parsemé de flaques d'une eau fétide. Dans ces humbles demeures, moins hideuses, il est vrai, que les tanières de serfs dominées par le château du baron féodal, les familles sont rarement réunies autour de la même table; tantôt le mari, tantôt la femme ou les enfants en âge de travail, appelés par l'impitoyable cloche de la manufacture, doivent s'éloigner du foyer et se succéder au service des machines, travaillant elles-mêmes sans trêve ni repos comme le courant du ruisseau qui les met en mouvement. Parfois, la maison se trouve tout à fait vide, à moins qu'il ne reste dans un coin quelque nourrisson réclamant en vain sa mère par des vagissements plaintifs. Le pauvre enfantelet, enveloppé de langes humides, est encore tout chétif, à cause du manque d'air et de soins, tôt ou tard, il sera rongé de scrofules, à moins qu'une maladie quelconque, phtisie, variole ou choléra, ne l'emporte avec l'âge.

Ainsi tout n'est pas joie et bonheur sur le bord de ce ruisseau charmant où la vie pourrait être si douce, où il semble naturel que tous s'aiment et jouissent de l'existence. Là aussi la guerre sociale est en permanence; là aussi les hommes sont engagés dans la terrible mêlée de la "concurrence vitale". De même que les monades ou les vibrions de la goutte d'eau cherchent à s'arracher la proie les uns aux autres, de même sur la berge chaque plante cherche à prendre à sa voisine sa part de lumière et d'humidité; dans le ruisseau, le brochet s'élance sur l'épinoche, et celle-ci happe le goujon : tout animal est pour quelque autre animal au guet un plat déjà servi. Parmi les hommes la lutte n'a plus ce caractère de tranquille férocité; grâce à la culture du sol et à la mise en oeuvre de ses produits, nous n'en sommes plus à nous entre-manger; mais nous nous regardons encore les uns et les autres d'un oeil oblique et chacun de nous suit avec envie le morceau de pain que son frère porte à la bouche. Les spectres de la misère et de la faim se dressent derrière nous, et pour éviter, nous et nos familles, d'être saisis par leur effroyable étreinte, nous courrons tous après la fortune, dût-elle même être acquise, d'une manière directe ou indirecte, au détriment du prochain. Sans doute nous en sommes attristés; mais saisis par un engrenage comme le marteau-pilon qui se soulève et qui broie, nous aussi nous écrasons sans le vouloir.



Cette lutte féroce pour l'existence entre hommes qui devraient s'aimer n'aura -t-elle donc pas de fin? Serons nous toujours ennemis, même en travaillant côte à côte dans l'usine commune ? Parmi tous ceux qui de leurs mains ou de leurs têtes sont associés de fait à la même oeuvre, les uns, de plus en plus enrichis, s'arrogeront-ils à jamais le droit de mépriser les autres, et ceux-ci de leur côté, condamnés à la misère, ne cesseront-ils de rendre haine pour mépris et fureur pour oppression ? Non, il n'en sera pas toujours ainsi. Dans son amour de justice, l'humanité, qui change incessamment, a déjà commencé son évolution vers un nouvel ordre de choses. En étudiant avec calme la marche de l'histoire, nous voyons l'idéal de chaque siècle devenir peu à peu la réalité du siècle suivant, nous voyons le rêve de l'utopiste prendre forme précise pour se faire la nécessité sociale et la volonté de tous.

Déjà par la pensée, nous pouvons contempler l'usine et la campagne environnante telles que l'avenir nous les aura changées. Le parc s'est agrandi; il comprend maintenant la plaine entière, des colonnades s'élèvent au milieu de la verdure, des jets d'eau s'élèvent au-dessus des massifs de fleurs, de joyeux enfants courent dans les allées. La manufacture est toujours là; plus que jamais, elle est devenue un grand laboratoire de richesses, mais ces trésors ne se divisent plus en deux parts, dont l'une est attribuée à un seul et dont l'autre, celle des ouvriers, n'est qu'une pitance de misère; ils appartiennent désormais à tous les travailleurs associés. Grâce à la science qui leur fait mieux utiliser la puissance du courant et les autres forces de la nature, les ouvriers ne sont plus des esclaves haletants de la machine de fer; après le travail de la journée, ils ont aussi le repos et les fêtes, les joies de la famille, les leçons de l'amphithéâtre, les émotions de la scène. Ils sont égaux et libres , ils sont leurs propres maîtres, ils se regardent tous en face, aucun d'eux n'a plus sur le front la flétrissure qu'imprime l'esclavage. Tel est le tableau que nous pouvons contempler d'avance en nous promenant le soir près du ruisseau chéri, quand le soleil couchant borde d'un cercle d'or les volutes de vapeur échappées de l'usine. Ce n'est encore là qu'un mirage, mais si la justice n'est pas un vain mot, ce mirage nous montre déjà la cité lointaine, à demi cachée derrière l'horizon."

23/10/2018

Doubs franco-suisse: il y a encore de l'eau au Theusseret

Alors que la sécheresse exceptionnelle sévissant sur l'Est de la France a provoqué le tarissement de la source du Doubs et l'assec de la rivière sur diverses zones, un riverain nous fait parvenir ces très belles photos du site du Theusseret. Ce barrage fait l'objet d'un projet de ré-équipement hydro-électrique et d'aménagement de franchissement piscicole. Mais il est aussi menacé de destruction sur pression du lobby des pêcheurs à la mouche et de ses alliés, adeptes des solutions maximalistes et conflictuelles qui ont donné si mauvaise réputation à la continuité écologique. Notre association espère que la continuité "apaisée", souhaitée par le gouvernement français, conduira au choix le plus sage : la préservation du site, de son paysage et de ses atouts environnementaux (y compris aux étiages sévères), la production d'électricité bas-carbone. Le Theusseret sera un test de la capacité de notre administration à engager et réussir une écologie de la réconciliation sur les rivières. Lire notre dossier (pdf) complet


22/10/2018

Altérer des berges et détruire des barrages naturels d'embâcles au nom de la pêche: pourquoi l'AFB-Onema ne s'en émeut pas?

Sur l'Odon en Normandie, les pêcheurs reprofilent la rivière et sa berge avec comme objectif principal d'optimiser la reproduction de leur proie préférée, la truite. Couper la végétation des rives, supprimer les petits seuils naturels d'embâcles (malgré leur intérêt pour la biodiversité): tout semble justifié pour cette finalité halieutique. Mais alors… pourquoi les services de l'Etat, en particulier l'AFB-Onema, tiennent-ils un double langage, affirmant aux uns que la rivière doit être laissée à elle-même dans ses processus spontanés supposément favorables à la vie, soutenant les autres quand ils configurent cette rivière et ses berges pour leur loisir centré sur quelques espèces favorites? Nicolas Hulot se plaignait de l'influence des lobbies: au ministère de l'écologie et dans ses services déconcentrés, celui de la pêche comme celui de la chasse ont portes ouvertes pour défendre et promouvoir leur vision très particulière des milieux naturels. 



Un article paru dans La Voix Le Bocage nous parle de l'action des pêcheurs de truites sur la rivière Odon, affluent de l'Orne en Normandie.
"Le travail des pêcheurs consistait en deux points principaux : entretenir la ripisylve et les radiers. La ripisylve est la végétation qui borde le cours d’eau.
"En entretenant la ripisylve, nous éclaircissons le cours d’eau pour que la lumière pénètre sur la rivière. C’est nécessaire pour le développement des plantes, des insectes et des poissons", précise le président Michel Delaunay.
Le second travail consiste à éclaircir les radiers, qui sont les zones de reproduction des truites.
Le radier est une zone où il y a très peu d’eau, avec de 0,5 à 3 cm de graviers. L’eau y est plus chaude, ce qui permet une meilleure reproduction des truites, qui viennent y pondre de novembre à avril.
Les pêcheurs ont également constaté beaucoup d’embâcles, notamment sur le Roucamps. Ces tas de branches qui forment des barrages doivent être supprimés pour rétablir la continuité écologique."
Ce cas n'est pas isolé : on voit souvent des reportages de presse sur les pêcheurs qui "entretiennent"  la rivière en pensant essentiellement à l'usage qu'ils en font.

Or cet entretien consiste ici à couper de la végétation spontanée en berge et à orienter les choix de gestion de la diversité sur les seules frayères à truites.

L'Agence française pour la biodiversité (AFB), anciennement Onema et plus anciennement... Conseil supérieur de la pêche, ne trouve manifestement rien à redire à de telles actions, qui sont autorisées. Ce n'est pas très surprenant : le personnel de l'AFB a été surtout formé pour des enjeux halieutiques, confondant trop souvent la pêche avec l'écologie (comme d'autres à l'ONCFS confondent trop souvent la chasse avec l'écologie). Cette agence montre un biais manifeste en faveur de certains poissons, et tout particulièrement des salmonidés, qui se trouvent être très appréciés des pêcheurs. De même, cette Agence a manifesté une véritable obsession pour la continuité écologique depuis 2006, très décalée de la littérature scientifique internationale (qui en fait un thème parmi d'autres) : pas étonnant que les agents de l'AFB en soient à faire disparaître de petits barrages d'embâcles, y compris ceux qui ne présentent pas de danger pour la sécurité des biens et personnes, et qui sont pourtant considérés comme bénéfiques à la biodiversité locale. Quand on sait que l'administration traque parfois des "obstacles" de 10 cm sur les rivières, plus rien ne nous surprend...

En Normandie, la collusion entre les milieux pêche et les milieux administratifs au service de rivières optimisées pour des migrateurs à intérêt halieutique est ancienne et manifeste, de l'avis de toutes nos consoeurs associatives travaillant sur ces bassins.

En soi, la pêche est un usage de la rivière comme un autre. Certains le contestent aujourd'hui au nom du respect des animaux et de l'évitement de leur souffrance, mais dans l'ensemble, il existe une attente sociale pour ce loisir.

Mais un usage reste un usage. L'Etat perd sa crédibilité et sa légitimité s'il tient un double discours :

  • aux moulins et étangs, il affirme qu'il faut "renaturer" la rivière en faisant idéalement disparaître toute action humaine modifiant sa morphologie, sa température, son écoulement;
  • aux pêcheurs de truite, il donne carte blanche pour changer la végétation de berge et les écoulements locaux à seule fin d'avoir davantage de frayère pour une seule espèce, au mépris du reste de la diversité et du fonctionnement spontané du cours d'eau;
  • et dans l'ensemble, les actions visant à caractériser ou traiter l'effet des ouvrages sur des poissons spécialisés sont très nombreuses, celles qui étudient les impacts des pollutions ou les impacts de la pêche le sont bien moins. 

Double langage, double standard : cela doit cesser. Mieux vaudrait reconnaître les multiples usages de la rivière, cesser de faire une pseudo écologie à géométrie variable selon le poids des lobbies dans les comités de bassin et les ministères, avoir une base de connaissances à  hauteur de ce qu'on attend d'une grande agence publique de l'environnement, une agence qui ne soit pas engagée dans des croisades sur des visions singulières et non consensuelles de la nature.

A lire sur le même sujet
Touques: comment le lobby de la pêche à la mouche a survendu les bénéfices de la continuité écologique 

20/10/2018

Sortir de l'indifférence et de l'ignorance sur les écosystèmes aquatiques artificiels (Clifford et Hefferman 2018)

Dans un vaste passage en revue de la littérature scientifique, deux chercheurs de l'université Duke appellent à une prise en compte des écosystèmes aquatiques d'origine artificielle dans la gestion écologique de l'eau et des milieux aquatiques. Ils soulignent que ces écosystèmes sont déjà incontournables, et parfois majoritaires dans le "paysage aquatique" de nos sociétés. Si ces artificialisations représentent des impacts sur la nature, elles produisent également des services écosystémiques. Même du point de la vue de la biodiversité, l'évolution locale des espèces est rapide : il n'est plus possible de gérer l'avenir du vivant en se restreignant à la seule fraction des masses d'eau très peu impactées, ni en opposant le naturel à l'artificiel pour négliger le second terme, alors que chaque bassin versant est devenu une réalité hybride. Partout dans le monde, des chercheurs en sciences de l'environnement et sciences sociales appellent à ce changement de paradigme en vue d'une écologie de la réconciliation. L'action publique en France a urgemment besoin de s'en inspirer, car ce sont des enjeux concrets pour les milieux aquatiques comme pour les populations humaines, notamment face aux pressions croissantes du changement climatique. A l'heure où des choix précipités et peu informés menacent partout l'existence de lacs, retenues, étangs, canaux et zones humides dans nos bassins, il est grand temps d'envisager la question de l'eau en se débarrassant de certaines oeillères.



L'article de Chelsea C. Clifford et James B. Heffernan s'ouvre sur un constat : "Les humains modifient la géomorphologie à une échelle de plus en plus grande, comparable à et, à certains égards, supérieure à la vitesse des processus naturels. Chaque changement que les gens apportent à la surface de la Terre peut avoir une incidence sur le débit et l’accumulation de l'eau. Les gens ont creusé des fossés, endigué des ruisseaux et des rivières, et déplacé d’une manière ou d'une autre la surface de la Terre pour diriger et stocker de l’eau à des fins humaines, en particulier de l’agriculture, pendant plus de 5 000 ans."

Les chercheurs observent que toutes ces masses d'eau d'origine humaine sont finalement peu connues. On les classe comme "artificielles" ou 'anthropiques", mais on ne reconnaît pas leur intégration dans un "paysage de l'eau" (hydroscape) complexe, hybride. L'étude de ces masses d'eau est confiée à des disciplines diverses qui travaillent trop peu entre elles. Leur valeur écologique manque d'une base de connaissance solide.

Clifford et Heffernan appellent la communauté savante à sortir de cet état d'ignorance. Les chercheurs proposent de mieux caractériser l'artificialisation d'un milieu, en fonction de traits permettant de comprendre la nature, l'extension, l'ancienneté des interventions humaines (construction ex nihilo, transformation, altération). Ils appellent aussi et surtout à une évaluation complète de leur valeur écologique : "Les systèmes aquatiques artificiels auront probablement une importance écologique, en raison de leur étendue, qui peut rivaliser avec celle des systèmes de drainage naturels et des masses d’eau. Les fonctions écologiques des systèmes artificiels ont probablement une signification sociale, souvent en tant que services et "disservices" écosystémiques, en raison de leur emplacement fréquent près d'un grand nombre de personnes. De plus, l'étendue, la répartition et les caractéristiques des masses d'eau artificielles sont susceptibles de changer rapidement, parallèlement à celles des masses d'eau naturelles. Une compréhension interdisciplinaire des services et disservices des systèmes aquatiques artificiels, des facteurs qui les influencent et de leur répartition dans l’espace et dans le temps pourrait favoriser la prise de décisions qui accroissent leur valeur écologique."

L'article de Clifford et Heffernan passe ainsi en revue plus de 200 références scientifiques et propose en annexe une première liste indicative des services (ou disservices) rendus par les écosystèmes aquatiques artificiels. Même dans le domaine de la biodiversité, où l'action humaine est souvent pointée comme négative, ce tableau fait apparaître que des masses d'eau artificielle peuvent aussi avoir des aspects positifs (pour des invertébrés et plantes aquatiques, des amphibiens, des espèces localement menacées qui ont colonisé ces milieux etc.)

Enfin, dans leur conclusion que nous traduisons ci-après, les chercheurs appellent à une écologie de la réconcliation qui englobe tous les écosystèmes (naturels et artificiels) dans nos réflexions et nos gestions de paysages aquatiques en mutation permanente :

"Les systèmes aquatiques artificiels constituent une composante importante, peut-être prédominante et probablement durable du paysage moderne de l'eau (modern hydroscape). Parce que l'extension même des écosystèmes aquatiques artificiels, par certaines mesures, rivalise de plus en plus avec celle des systèmes naturels, ils peuvent jouer un rôle important à la fois dans la conservation et dans la fourniture de services écosystémiques au sein de ces paysages aquatiques hybrides. La prémisse sous-tendant une écologie de la réconciliation est l’étendue insuffisante des habitats relativement non perturbés pour préserver autre chose qu’une fraction des espèces existantes. Dans certaines régions, il peut être difficile d’adopter une politique de conservation de la biodiversité suffisamment large sans inclure des systèmes artificiels. Étant donné que les systèmes aquatiques artificiels sont intimement liés aux éléments naturels du paysage aquatique et ne sont pas séparés de ceux-ci, l'amélioration de l'état des systèmes artificiels peut également bénéficier aux masses d'eau naturelles, ou parfois peut dégrader ces masses d'eau naturelles par captage; l'effet net de leur création doit tenir compte de tout ce qui précède. Ainsi, les plans d'amélioration de la gestion des terres et des eaux devraient cibler les systèmes aquatiques artificiels ainsi que ceux d'origine naturelle.

Pour tirer le meilleur parti des avantages socio-écologiques des systèmes aquatiques artificiels, nous devons comprendre non seulement leur valeur actuelle, mais également leur fourniture éventuelle de services écosystémiques. Cette compréhension nécessitera d’abord et avant tout de meilleures évaluations de l’extension et de la condition des systèmes aquatiques artificiels. Pour améliorer cette situation, nous devrons suspendre notre hypothèse conventionnelle selon laquelle les systèmes aquatiques artificiels sont intrinsèquement inférieurs ; au lieu de cela, nous avons besoin de plus d'études fondées sur des hypothèses évaluant les facteurs tels que les paramètres des bassins versants, la structure et la conception physiques des écosystèmes, la durée et la gestion qui influencent leurs conditions écologiques. Au-delà de cette exploration initiale, nous devrons examiner plus en détail les interactions entre ces facteurs et les autres moyens de définir les mécanismes sous-jacents à l'artificialité (physique ou biologique, par exemple), d'abord conceptuellement puis au moyen d'études bien contrôlées.

Étant donné que la manière dont nous percevons les systèmes aquatiques artificiels peut affecter leur état et leur valeur ultimes, une gestion efficace du paysage hybride moderne de l'eau peut nécessiter de reconsidérer les normes culturelles relatives au concept d'artificialité, allant même jusqu'à défaire nos idées profondément ancrées sur la dichotomie homme / nature. Nous scientifiques de l'environnement et nos collaborateurs interdisciplinaires devons d'abord déployer de tels efforts pour soutenir notre propre travail, mais nous pouvons également jouer un rôle en aidant les responsables politiques et autres à faire face à ces défis."

Référence: Clifford CC, Heffernan JB, Artificial aquatic ecosystems, Water 2018, 10, 1096 - doi:10.3390/w10081096

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Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018) 
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Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018) 
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)

A lire notre requête 
Pour une étude publique de la biodiversité et de la fonctionnalité des ouvrages hydrauliques

19/10/2018

L'intersyndicale EDF demande au gouvernement de préserver les barrages, lacs et usines de la Sélune

Plus de 50 millions € d'argent public dilapidés, des barrages hydro-életriques détruits en pleine transition bas carbone et quand les chercheurs appellent à la mobilisation générale pour le climat, 20 000 riverains ayant refusé de voir disparaître leur cadre de la vie, un cadeau d'un autre âge fait au lobby des pêcheurs de saumon : la destruction des barrages de la Sélune ne passe décidément pas. L'intersyndicale EDF a publié un texte commun demandant au gouvernement de revoir sa copie. Nous le reproduisons ci-dessous. Et nous appelons François de Rugy à abandonner dès à présent ce projet contesté.

«Ce barrage est solide et sa remise en eau, ne pose aucun des problèmes annoncés.» 
(Sous-préfet sur France 3)

L'intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA s'oppose toujours à la destruction des barrages de Vezins et La Roche-qui-Boit décidée par Nicolas Hulot, lorsqu'il était encore ministre de la Transition écologique et solidaire (le 14 novembre 2017).

Oui ! redonnez à EDF l'exploitation des seuls poumons verts du sud de la Manche n'est pas utopique dans une période de dérèglement climatique. Quels sont les motivations profondes liées à cette volonté de destruction ? Les machines et les installations sont en bon état, sous réserve de continuer à les entretenir. Mesdames et Messieurs les décideurs en ces temps de développement des Energie renouvelables ne pensez-vous pas qu'il y a d'autres priorités ?

L'intersyndicale estime que l'arasement des barrages hydro-électriques de Vezins et de la Roche qui Boit (GEH Ouest) est absurde au regard de l'état des installations et du besoin de production verte dans le sud du département !

Concernant la sécurité des biens et des personnes Le barrage de Vezins a un rôle d'écrêter les crues. Demain les crues risquent d'être brutales pour les riverains et les entreprises de la vallée de la Sélune.

A force de dogmatismes, dans un second temps ces décisions auront des impacts lourds de
conséquences pour l'emploi dans les territoires.

Les oonséquences éoologiques, économiques et sur l'emploi sont-elles, pleinement et objectivement, mesurées ?

L'étude de classement de la Sélune reste une solution à ré-étudier pour trouver un équilibre entre écologie et production d'électricité verte associée à la gestion de l'eau.

Il est encore temps de redonner aux barrages de la Sélune leur fonction en matière de production d'électricité et de multi-usages de l'eau (gestion des crues, tourisme, agriculture, pêche...).

L'intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA continue à combattre ces décisions illogiques et demande la réhabilitation des barrages et des centrales de la Sélune.