C'est dans les catacombes paléochrétiennes de Rome que l'on trouve la première représentation connue d'une roue à aube de moulin à eau, sur une fresque murale du Coemeterium Maius. Explications.
Cette image est une photographie de fresque murale du Coemeterium Maius (catacombe majeure), située le long de la Via Nomentana, dans le quartier moderne de Trieste. Cette catacombe a été bâtie vers le milieu du 3e siècle de notre ère. Divers peuples de l'Antiquité enterraient déjà leurs défunts dans des souterrains, mais les premiers Chrétiens créèrent des cimetières à hypogée plus complexes et plus vastes. Leurs peintures, mosaïques, sculptures reflètent des récits religieux et parfois des scènes de la vie ordinaire.
C'est à l'historien et archéologue suédois Örjan Wikander, spécialiste des technologies anciennes de l'eau, que l'on doit d'avoir identifié cette fresque du Coemeterium Maius comme la plus ancienne représentation graphique actuellement connue d'une roue de moulin (Wikander 1980; Wikander 1985; voir aussi Reynolds 1983).
L'origine exacte des moulins à eau reste encore débattue. Des descriptions anciennes du 3e et du 2e siècles avant notre ère mentionnent des roues que la plupart des historiens des techniques considèrent comme des noria (outil pour élever l'eau d'un point bas) plutôt que des moulins. Il paraît néanmoins probable que de premières utilisations énergétiques de roues virent localement le jour dans cette période, en Asie mineure et au Proche Orient, dans le sillage des nombreuses expérimentations de la mécanique de l'ère hellénistique. Strabon puis Vitruve et Pline décrivent explicitement le moulin à eau au tournant de notre ère, tant en roue horizontale que verticale. A partir de l'empire romain, qui l'utilisa dans ses zones rurales (voir exemple de Barbegal), le moulin à eau se répandit en Occident. Le moulin à eau représente la première machine de production pouvant être mue automatiquement sans nécessiter de force humaine ou animale. C'est une étape majeure de l'histoire des techniques, et une exceptionnelle continuité historique puisque des moulins sont encore en usage de nos jours.
Source image : Archives pontificales, commission pour l'archéologie sacrée, STO - Mag, D, 98
18/08/2019
17/08/2019
Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel (Sajaloli 2019)
Le 6e colloque international du Groupe d'histoire des zones humides s'était tenu en Morvan et ses actes viennent d'être publiés. Dans leur conclusion, le président du GHZH Bertrand Sajaloli livre de très intéressantes réflexions sur le caractère hybride de la nature, que révèlent de plus en plus clairement les progrès en histoire et archéologie de l'environnement. L'universitaire revient de manière critique sur certains choix faits en matière de continuité écologique, avec une cécité initiale au patrimoine culturel et aux dynamiques historiques de l'environnement modifié par l'homme. Il souhaite une démarche plus participative, associant les riverains à la construction dynamique du paysage, ce lieu où nature et société fusionnent.
Bertrand Sajaloli (Université d’Orléans, Laboratoire EA 1210 CEDETE) dirige le Groupe d'histoire des zones humides, fondé en 2003 par des historiens, des géographes, des juristes et des environnementalistes. Le GHZH a tenu son 6e colloque international dans le Morvan, et ses actes viennent d'être publiés par la revue Bourgogne-Franche-Comté Nature. Nous publions ci-après quelques extraits de la conclusion du colloque par Bertrand Sajaloli. L'universitaire y revient sur les controverses de la continuité écologique, qu'il replace dans le contexte des paradigmes en compétition de la nature : y a-t-il une nature originelle qui aurait été perturbée par l'humain, dont nous devrions retrouver les propriétés, ou une nature co-construite par l'humain, dont nous devons accepter le caractère hybride? L'histoire et l'archéologie de l'environnement montrent pour leur part que l'évolution des bassins fluviaux, notamment des zones humides, est inséparable de l'action humaine.
Extraits
Patrimoine écologique versus patrimoine archéologique, écouler l'eau et dissoudre le temps des hommes?
L'articulation entre patrimoine naturel et patrimoine culturel fournit aussi de belles perspectives de réflexion que la table-ronde a notamment évoquées en abordant la restauration de la continuité écologique des cours d'eau et des milieux aquatiques préconisée par l'Union Européenne dans la Directive Cadre sur !'Eau (DCE) en 2000 et reprise par la France dans la Loi sur l'Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) de 2006. S'y confrontent, parfois violemment, deux systèmes de valeur dissemblables et inconciliables, la défense de la nature et la possibilité pour les espèces et les sédiments de migrer librement d'une part, la défense du patrimoine historique lié aux aménagements fluviaux (gués, moulins, miroirs d'eau, écluses...) dont certains, pluriséculaires, déterminent de riches écosystèmes, d'autre part. La LEMA de 2006 et la loi Grenelle 2 de 2010 (Trame verte et bleue) accordent une place importante à l'hydromorphologie et notamment à la continuité écologique afin d'assurer le bon transport des sédiments (charge solide) et la circulation amont-aval des poissons ainsi que la connectivité des milieux. Cette continuité préconise l'effacement ou l'aménagement des «obstacles à l'écoulement» en lit mineur (continuité longitudinale) ou en berge (continuité latérale) . Selon le référentiel des obstacles à l'écoulement, il en existe à ce jour plus de 97 000 qu'il s'agirait de supprimer sur une période courte (2013-2018). Outre les contestations inhérentes au bien-fondé écologique de l'effacement de ces ouvrages, beaucoup de conflits naissent de la non prise en compte de leur valeur archéologique et paysagère alors même que certains sont protégés au titre des Monuments historiques. Dès lors, les débats s'engagent sur les modalités d'arbitrage entre ces deux types de patrimoine.
Les premières relèvent de la concertation et de la diffusion des informations. Il s'agit que les gestionnaires archéologiques du territoire (DRAC, INRAP... ) s' engagent en amont dans les SDAGE et les SAGE afin de réaliser des inventaires patrimoniaux et d'envisager des opérations préventives. Il s'agit également de favoriser des rapprochements entre l'AFB (Agence Française de la Biodiversité) et les DREAL (Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), en charge de la continuité écologique, avec les DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), en charge du patrimoine historique• La vigueur des conflits et parfois l'aberration des décisions prises, tient en effet à l'absence de transversalité dans l'analyse des territoires de l'eau et plus encore à celle d'instances où des sensibilités différentes peuvent s'exprimer. De même, l'échelle locale, qui seule permet de hiérarchiser les différentes valeurs patrimoniales des obstacles à effacer, doit prendre le pas sur l'échelle nationale où des impératifs administratifs ou doctrinaires monothématiques sont avancés.
Mais ceci ne résout pas toutes les situations! Restaurer la continuité écologique, c'est accélérer l'écoulement et donc menacer, par abaissement des niveaux d'eau, bon nombre de marais adjacents et leurs vestiges archéologiques comme le souligne Annick Ribhard (2009), notamment au sujet de Clairvaux et de Chalain (Arbogast & Richard, 2014). Effacer un barrage, comme celui du Port Mort sur la Seine en amont de Rouencomme l'évoque Philippe Fajon, c'est aussi supprimer ce que l'ouvrage hydraulique a laissé dans le paysage environnant, et notamment les systèmes parcellaires sur les deux rives. Enfin, abattre un ouvrage sur une petite rivière, c'est encore éradiquer des espèces liées aux eaux calmes d'amont comme la très belle libellule dite la Naïade aux yeux rouges. Franck Faucher oppose quant à lui, la protection des espèces d'eau courante, plus rares, menacées et patrimonialisées, aux espèces d'eau stagnante, plus banales et répandues, mais ceci doit-il être systématique alors même que dans la Creuse, par exemple, des barrages construits dans les années 1930 ne sont pas concernés par la DCE car ils produisent de l'électricité ? Yves Billaud (Ministère de la Culture, laboratoire Archéologie et archéométrie) pose dès lors la question de la finalité de la gestion, de l'impossible recherche de l'état de référence, prétendu initial et supposé antérieur à l'occupation humaine (Magny et al., 2015). Philippe Fajon rajoute celle du choix territorial et de la trajectoire paysagère effectué à propos du marais Vernier où l'édiction d'un nouveau règlement de l'eau modifiera usages et paysages (Fajon, 2011). Sachant que plus de 1 700 personnes vivent dans cet ancien méandre de la Seine, combien de courtils faut-il garder : quelques-uns afin de montrer comment le système maraîcher fonctionnait, ou alors faut-il muséographier tout le paysage ? Ces interrogations nécessitent de s'ouvrir aux autres disciplines mais les naturalistes sont alors désarmés car les études archéologiques et géohistoriques des zones humides, notamment des plus petites, sont rares et manquantes. L'approche culturelle des lieux d'eau apparaît bien sous-investie! Et avec elle, la question de la place de l'homme dans ces milieux: parce que les densités humaines y sont souvent moins importantes aujourd'hui qu'hier, parce que les usages y sont à la fois moins nombreux et moins vitaux, il faudrait alors, pour reprendre les mots de Marie-Christine Marinval, effacer les marais, détruire les vestiges archéologiques, noyer toute trace d'intervention anthropique? Quel est ce nouveau mythe de l'eau qui coule? Quelles représentations inconscientes masque-t-il?
Enjeux naturalistes versus enjeux culturels : des limites floues pour des milieux hybrides?
Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel, de dramatiser le choix entre telle ou telle espèce protégée et tel autre vestige archéologique inscrit, se résout en partie en dépassant la vision duale, binaire du couple nature-culture. Christine Dodelin (Conservatrice de la Réserve naturelle régionale des Tourbières du Morvan) s'étonne en effet que l'on scinde ces enjeux et dénonce le caractère artificiel, flou des limites entre ces deux patrimoines. Évoquant la moule perlière, bivalve d'eau douce, espèce phare du Morvan, qui vit 100 ans au fond des sédiments des rivières et ne se déplace pas, sauf par le biais des Salmonidés descendant et montant les cours d'eau, qui a besoin d'une eau d'extrême qualité pour se reproduire, Christine Dodelin souligne comment cette espèce extraordinaire est un formidable marqueur de l'histoire séculaire du bassin versant, de la manière dont on l'a aménagé, de celle dont on y vit actuellement. Il n'y a donc pas d'antagonismes systématiques entre la chronique des hommes et celle de la biodiversité : la nature est un construit historique, une œuvre sociale ; inversement, la biodiversité est un problème de société dont doivent s'emparer les historiens, les anthropologues, les géographes et les sociologues. Dès lors, pourquoi ne pas davantage s'appuyer sur la vie quotidienne des habitants, des usagers, des riverains? Sur leurs perceptions et représentations, sur leurs pratiques du territoire et raisonner en termes de services rendus et d'attentes en biens de nature? Il s'agit de confronter, par exemple, les valeurs d'une retenue d'eau d' amont (biodiversité, économie de loisir, agrément paysager, importance des vestiges archéologiques... ) à celles que provoqueraient sa disparition (fin de la déstabilisation des berges que le piégeage des sédiments suscite en aval, retour des espèces d'eau courante... ). Quelles fonctionnalités sont mobilisées dans ce choix? Comment se répètent-elles sur le linéaire du chevelu hydrographique?
L'expérience du Parc naturel régional du Morvan engagé depuis six ans dans la restauration de la continuité écologique révèle un grand choix des possibles et des modalités d'intervention, après concertation. Les ouvrages à enjeux historiques et patrimoniaux forts ont été laissés, d'autres abaissés, d'autres équipés de passes à poissons, d'autres enfin supprimés en accord avec leur propriétaire. Le bruit de la chute d'eau, la présence de truites, le spectacle d'une surface étale ou au contraire d'un débit rapide... sont souvent apparus décisifs, comme éteindre les controverses (Barraud & Germaine, 2017) par le dialogue et le jeu des acteurs de terrain!
Dans cette approche participative, le paysage, par son caractère intégrateur, parce qu'il reflète les interactions entre l'évolution des milieux naturels et celle des interventions anthropiques, parce qu'enfin il détermine des cadres de vie autour desquels se nouent le bien-être et l'identité des habitants, fournit un cadre de réflexion idoine et fédérateur. (…)
Le paysage facilite également le glissement d'une conception linéaire des impacts de l'humain sur la nature vers une approche plus novatrice liée à son hybridité. li s'agit en effet de cesser de raisonner en termes de gradients de naturalité ou d'artificialité qui, par des étapes repérables et donc rectifiables par des mesures de gestion, assureraient le passage d'une nature naturelle, vierge de toute empreinte anthropique, à une nature artificielle, voire à une absence de tout élément biologique ! Appréhender les milieux naturels comme des milieux hybrides, comme le suggère Laurent Lespez (Dufour & Lespez, 2019), c'est leur reconnaître des propriétés et des caractéristiques spécifiques, uniques, fruit d'un rapport singulier entre les temps longs et courts de l'histoire des sociétés et de celle de la nature. Le bocage, construction on ne peut plus anthropique dotée d'une biodiversité singulière, fournit un bel exemple de la pertinence de ce concept d'hybridité. La biodiversité ne répond donc à aucun gradient d'artificialité des milieux comme le souligne Patrice Notteghem mais à une qualité des rapports dialectiques entre sociétés et écosystèmes, d'où la notion de culturalité écologique.
Commentaire
Depuis quarante ans, les politiques publiques des sociétés industrielles sont saisies par la question écologique, avec de grandes lois ayant émergé à partir des années 1970 et s'étant renforcées depuis. Ces politiques publiques s'inspirent des savoirs positifs et des expériences de terrain.
Mais l'objet "nature" ou "environnement" est complexe, et les savoirs sont multiples. De plus, ces savoirs évoluent. Des écosystèmes que l'on croyait jadis des expressions d'une "naturalité sans l'homme" se révèlent en fait issus en partie d'interventions humaines. L'histoire et l'archéologie des zones humides révèlent cet entralecement, que l'on nomme le caractère hybride de la nature. Il en va de même pour d'autres milieux (rivières, forêts).
Du même coup, cela interroge aussi nos actions contemporaines et ce à partir de quoi nous devrions juger ces actions.
La création d'une retenue va par exemple noyer des micro-habitats en place sur sa superficie, et représentera donc une perte nette de biodiversité locale lors de sa création. Mais au fil du temps, la retenue va elle-même devenir un habitat pour d'autres espèces et en dernier ressort, elle ne sera pas éternelle, laissant place à d'autres milieux plus tard. Dans cette dynamique sans fin, doit-on et de toute façon peut-on "geler" un état présent du vivant? Doit-on faire une stricte comptabilité des espèces et vouloir "ne rien perdre", "ne rien changer", quand la nature elle-même montre le spectacle de gains et de pertes tout au long de son évolution? Et quand un choix avantage une espèce menacée mais désavantage une autre espèce menacée, ce qui devient finalement courant à mesure que les données s'enrichissent et que des lois protègent un plus grand nombre de ces espèces, comment affronte-t-on ces choix cornéliens? Parmi les humains - puisque nous parlons toujours en dernier ressort de décisions humaines -, qui fera le choix de l'état de la nature au sein des différentes trajectoires possibles, par quelle légitimité sociale et politique? Ces questions n'ont aucune réponse simple, mais elles se posent déjà et se poseront de plus en plus. Avec l'Anthopocène vient la conscience que l'humain instaure sans cesse de nouveaux états de la nature. On notera que ces questions concernent aussi bien le patrimoine bâti qui évolue lui aussi au fil du temps.
La continuité écologique en long se révèle un cas d'école de ces débats. Sa mise en oeuvre s'est révélée particulièrement conflictuelle en France (en large part pour des raisons d'objectifs irréalistes assortis d'une gouvernance autoritaire et opaque) mais elle n'est en réalité apaisée nulle part, car les ouvrages hydrauliques hérités de l'histoire, parfois naturalisés, sont l'objet d'usages socio-économiques et d'attachements psychologiques. Il existe aussi un désir de continuité historique et de continuité symbolique dans l'imaginaire humain. Au-delà, ce sont des visions de la nature idéale qui s'entrechoquent, sauvage et spontanée pour les uns, maîtrisée et aménagée pour les autres. Un schéma un peu naïf voudrait qu'après les excès rationalistes, productivistes et prométhéens de la première modernité, nous revenions simplement aux vertus d'une nature laissée à son libre cours. Mais ce serait supposer que la modernité fut juste une erreur, un moment d'égarement, alors que de toute évidence la maîtrise moderne de la nature a aussi apporté des bénéfices aux humains. Le débat renaît d'ailleurs dès que nous affrontons des adversités naturelles, comme le révèle l'actualité des sécheresses et canicules à répétition, avec la question du choix entre ingénierie grise (construire de nouvelles retenues) ou verte (reprofiler des lits d'inondation). Dans tous ces débats, l'éclairage de l'historien et de l'archéologue est aussi précieux que celui du naturaliste et de l'écologue pour nourrir des réflexions pluridisciplinaires et permettre des échanges mieux informés.
Sources : Sajaloli B (2019), Archéologie en zones humides: une heuristique de l'hybridation entre nature et culture, in Zones humides et archéologie, Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides, revue scientifique Bourgne-Frenche-Comté Nature, HS 16, 245-251
Pour aller plus loin : Zones humides et archéologie. Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides
Ce VIe colloque international Zones humides et Archéologie, organisé par le Groupe d’histoire des zones humides (GHZH), avec le concours du Centre archéologique européen du Mont-Beuvray et du Parc naturel régional du Morvan, a pour objectif d’appréhender les zones humides au prisme de l’archéologie. L'étude de données brutes et les informations « hors sites » de nouvelle nature : structures en creux naturelles (paléomarais, paléoméandres) ou anthropiques (mares, etc.) ont impliqué l’élaboration de marqueurs spécifiques – bio-indicateurs végétaux et animaux, sédiments – par les disciplines des archéosciences (palynologie, dendrologie, macro-restes végétaux). Ces éléments sont devenus des vecteurs de reconstitutions paysagères et paléoécologiques de reconnaissance de milieux humides. Les exemples archéologiques, qui se sont multipliés un peu partout, mettent l’accent sur la complexité de ces espaces qu’il s’agisse de tourbières, de zones humides littorales, de vallée alluviale ou encore de plaine : diversité de leurs trajectoires spatio-temporelles, de leurs modes de valorisation. Ces rencontres ont favorisé le croisement des regards, nourri la réflexion accompagnant les prises de décision dans le cadre d’une gestion durable – de restauration et préservation – de ces milieux d’eaux.
Pour commander cette publication éditée par Bourgogne Franche-Comté Nature
Illustrations : biefs et seuil sur le Serein.
Bertrand Sajaloli (Université d’Orléans, Laboratoire EA 1210 CEDETE) dirige le Groupe d'histoire des zones humides, fondé en 2003 par des historiens, des géographes, des juristes et des environnementalistes. Le GHZH a tenu son 6e colloque international dans le Morvan, et ses actes viennent d'être publiés par la revue Bourgogne-Franche-Comté Nature. Nous publions ci-après quelques extraits de la conclusion du colloque par Bertrand Sajaloli. L'universitaire y revient sur les controverses de la continuité écologique, qu'il replace dans le contexte des paradigmes en compétition de la nature : y a-t-il une nature originelle qui aurait été perturbée par l'humain, dont nous devrions retrouver les propriétés, ou une nature co-construite par l'humain, dont nous devons accepter le caractère hybride? L'histoire et l'archéologie de l'environnement montrent pour leur part que l'évolution des bassins fluviaux, notamment des zones humides, est inséparable de l'action humaine.
Extraits
Patrimoine écologique versus patrimoine archéologique, écouler l'eau et dissoudre le temps des hommes?
L'articulation entre patrimoine naturel et patrimoine culturel fournit aussi de belles perspectives de réflexion que la table-ronde a notamment évoquées en abordant la restauration de la continuité écologique des cours d'eau et des milieux aquatiques préconisée par l'Union Européenne dans la Directive Cadre sur !'Eau (DCE) en 2000 et reprise par la France dans la Loi sur l'Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) de 2006. S'y confrontent, parfois violemment, deux systèmes de valeur dissemblables et inconciliables, la défense de la nature et la possibilité pour les espèces et les sédiments de migrer librement d'une part, la défense du patrimoine historique lié aux aménagements fluviaux (gués, moulins, miroirs d'eau, écluses...) dont certains, pluriséculaires, déterminent de riches écosystèmes, d'autre part. La LEMA de 2006 et la loi Grenelle 2 de 2010 (Trame verte et bleue) accordent une place importante à l'hydromorphologie et notamment à la continuité écologique afin d'assurer le bon transport des sédiments (charge solide) et la circulation amont-aval des poissons ainsi que la connectivité des milieux. Cette continuité préconise l'effacement ou l'aménagement des «obstacles à l'écoulement» en lit mineur (continuité longitudinale) ou en berge (continuité latérale) . Selon le référentiel des obstacles à l'écoulement, il en existe à ce jour plus de 97 000 qu'il s'agirait de supprimer sur une période courte (2013-2018). Outre les contestations inhérentes au bien-fondé écologique de l'effacement de ces ouvrages, beaucoup de conflits naissent de la non prise en compte de leur valeur archéologique et paysagère alors même que certains sont protégés au titre des Monuments historiques. Dès lors, les débats s'engagent sur les modalités d'arbitrage entre ces deux types de patrimoine.
Les premières relèvent de la concertation et de la diffusion des informations. Il s'agit que les gestionnaires archéologiques du territoire (DRAC, INRAP... ) s' engagent en amont dans les SDAGE et les SAGE afin de réaliser des inventaires patrimoniaux et d'envisager des opérations préventives. Il s'agit également de favoriser des rapprochements entre l'AFB (Agence Française de la Biodiversité) et les DREAL (Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), en charge de la continuité écologique, avec les DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), en charge du patrimoine historique• La vigueur des conflits et parfois l'aberration des décisions prises, tient en effet à l'absence de transversalité dans l'analyse des territoires de l'eau et plus encore à celle d'instances où des sensibilités différentes peuvent s'exprimer. De même, l'échelle locale, qui seule permet de hiérarchiser les différentes valeurs patrimoniales des obstacles à effacer, doit prendre le pas sur l'échelle nationale où des impératifs administratifs ou doctrinaires monothématiques sont avancés.
Mais ceci ne résout pas toutes les situations! Restaurer la continuité écologique, c'est accélérer l'écoulement et donc menacer, par abaissement des niveaux d'eau, bon nombre de marais adjacents et leurs vestiges archéologiques comme le souligne Annick Ribhard (2009), notamment au sujet de Clairvaux et de Chalain (Arbogast & Richard, 2014). Effacer un barrage, comme celui du Port Mort sur la Seine en amont de Rouencomme l'évoque Philippe Fajon, c'est aussi supprimer ce que l'ouvrage hydraulique a laissé dans le paysage environnant, et notamment les systèmes parcellaires sur les deux rives. Enfin, abattre un ouvrage sur une petite rivière, c'est encore éradiquer des espèces liées aux eaux calmes d'amont comme la très belle libellule dite la Naïade aux yeux rouges. Franck Faucher oppose quant à lui, la protection des espèces d'eau courante, plus rares, menacées et patrimonialisées, aux espèces d'eau stagnante, plus banales et répandues, mais ceci doit-il être systématique alors même que dans la Creuse, par exemple, des barrages construits dans les années 1930 ne sont pas concernés par la DCE car ils produisent de l'électricité ? Yves Billaud (Ministère de la Culture, laboratoire Archéologie et archéométrie) pose dès lors la question de la finalité de la gestion, de l'impossible recherche de l'état de référence, prétendu initial et supposé antérieur à l'occupation humaine (Magny et al., 2015). Philippe Fajon rajoute celle du choix territorial et de la trajectoire paysagère effectué à propos du marais Vernier où l'édiction d'un nouveau règlement de l'eau modifiera usages et paysages (Fajon, 2011). Sachant que plus de 1 700 personnes vivent dans cet ancien méandre de la Seine, combien de courtils faut-il garder : quelques-uns afin de montrer comment le système maraîcher fonctionnait, ou alors faut-il muséographier tout le paysage ? Ces interrogations nécessitent de s'ouvrir aux autres disciplines mais les naturalistes sont alors désarmés car les études archéologiques et géohistoriques des zones humides, notamment des plus petites, sont rares et manquantes. L'approche culturelle des lieux d'eau apparaît bien sous-investie! Et avec elle, la question de la place de l'homme dans ces milieux: parce que les densités humaines y sont souvent moins importantes aujourd'hui qu'hier, parce que les usages y sont à la fois moins nombreux et moins vitaux, il faudrait alors, pour reprendre les mots de Marie-Christine Marinval, effacer les marais, détruire les vestiges archéologiques, noyer toute trace d'intervention anthropique? Quel est ce nouveau mythe de l'eau qui coule? Quelles représentations inconscientes masque-t-il?
Enjeux naturalistes versus enjeux culturels : des limites floues pour des milieux hybrides?
Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel, de dramatiser le choix entre telle ou telle espèce protégée et tel autre vestige archéologique inscrit, se résout en partie en dépassant la vision duale, binaire du couple nature-culture. Christine Dodelin (Conservatrice de la Réserve naturelle régionale des Tourbières du Morvan) s'étonne en effet que l'on scinde ces enjeux et dénonce le caractère artificiel, flou des limites entre ces deux patrimoines. Évoquant la moule perlière, bivalve d'eau douce, espèce phare du Morvan, qui vit 100 ans au fond des sédiments des rivières et ne se déplace pas, sauf par le biais des Salmonidés descendant et montant les cours d'eau, qui a besoin d'une eau d'extrême qualité pour se reproduire, Christine Dodelin souligne comment cette espèce extraordinaire est un formidable marqueur de l'histoire séculaire du bassin versant, de la manière dont on l'a aménagé, de celle dont on y vit actuellement. Il n'y a donc pas d'antagonismes systématiques entre la chronique des hommes et celle de la biodiversité : la nature est un construit historique, une œuvre sociale ; inversement, la biodiversité est un problème de société dont doivent s'emparer les historiens, les anthropologues, les géographes et les sociologues. Dès lors, pourquoi ne pas davantage s'appuyer sur la vie quotidienne des habitants, des usagers, des riverains? Sur leurs perceptions et représentations, sur leurs pratiques du territoire et raisonner en termes de services rendus et d'attentes en biens de nature? Il s'agit de confronter, par exemple, les valeurs d'une retenue d'eau d' amont (biodiversité, économie de loisir, agrément paysager, importance des vestiges archéologiques... ) à celles que provoqueraient sa disparition (fin de la déstabilisation des berges que le piégeage des sédiments suscite en aval, retour des espèces d'eau courante... ). Quelles fonctionnalités sont mobilisées dans ce choix? Comment se répètent-elles sur le linéaire du chevelu hydrographique?
L'expérience du Parc naturel régional du Morvan engagé depuis six ans dans la restauration de la continuité écologique révèle un grand choix des possibles et des modalités d'intervention, après concertation. Les ouvrages à enjeux historiques et patrimoniaux forts ont été laissés, d'autres abaissés, d'autres équipés de passes à poissons, d'autres enfin supprimés en accord avec leur propriétaire. Le bruit de la chute d'eau, la présence de truites, le spectacle d'une surface étale ou au contraire d'un débit rapide... sont souvent apparus décisifs, comme éteindre les controverses (Barraud & Germaine, 2017) par le dialogue et le jeu des acteurs de terrain!
Dans cette approche participative, le paysage, par son caractère intégrateur, parce qu'il reflète les interactions entre l'évolution des milieux naturels et celle des interventions anthropiques, parce qu'enfin il détermine des cadres de vie autour desquels se nouent le bien-être et l'identité des habitants, fournit un cadre de réflexion idoine et fédérateur. (…)
Le paysage facilite également le glissement d'une conception linéaire des impacts de l'humain sur la nature vers une approche plus novatrice liée à son hybridité. li s'agit en effet de cesser de raisonner en termes de gradients de naturalité ou d'artificialité qui, par des étapes repérables et donc rectifiables par des mesures de gestion, assureraient le passage d'une nature naturelle, vierge de toute empreinte anthropique, à une nature artificielle, voire à une absence de tout élément biologique ! Appréhender les milieux naturels comme des milieux hybrides, comme le suggère Laurent Lespez (Dufour & Lespez, 2019), c'est leur reconnaître des propriétés et des caractéristiques spécifiques, uniques, fruit d'un rapport singulier entre les temps longs et courts de l'histoire des sociétés et de celle de la nature. Le bocage, construction on ne peut plus anthropique dotée d'une biodiversité singulière, fournit un bel exemple de la pertinence de ce concept d'hybridité. La biodiversité ne répond donc à aucun gradient d'artificialité des milieux comme le souligne Patrice Notteghem mais à une qualité des rapports dialectiques entre sociétés et écosystèmes, d'où la notion de culturalité écologique.
Commentaire
Depuis quarante ans, les politiques publiques des sociétés industrielles sont saisies par la question écologique, avec de grandes lois ayant émergé à partir des années 1970 et s'étant renforcées depuis. Ces politiques publiques s'inspirent des savoirs positifs et des expériences de terrain.
Mais l'objet "nature" ou "environnement" est complexe, et les savoirs sont multiples. De plus, ces savoirs évoluent. Des écosystèmes que l'on croyait jadis des expressions d'une "naturalité sans l'homme" se révèlent en fait issus en partie d'interventions humaines. L'histoire et l'archéologie des zones humides révèlent cet entralecement, que l'on nomme le caractère hybride de la nature. Il en va de même pour d'autres milieux (rivières, forêts).
Du même coup, cela interroge aussi nos actions contemporaines et ce à partir de quoi nous devrions juger ces actions.
La création d'une retenue va par exemple noyer des micro-habitats en place sur sa superficie, et représentera donc une perte nette de biodiversité locale lors de sa création. Mais au fil du temps, la retenue va elle-même devenir un habitat pour d'autres espèces et en dernier ressort, elle ne sera pas éternelle, laissant place à d'autres milieux plus tard. Dans cette dynamique sans fin, doit-on et de toute façon peut-on "geler" un état présent du vivant? Doit-on faire une stricte comptabilité des espèces et vouloir "ne rien perdre", "ne rien changer", quand la nature elle-même montre le spectacle de gains et de pertes tout au long de son évolution? Et quand un choix avantage une espèce menacée mais désavantage une autre espèce menacée, ce qui devient finalement courant à mesure que les données s'enrichissent et que des lois protègent un plus grand nombre de ces espèces, comment affronte-t-on ces choix cornéliens? Parmi les humains - puisque nous parlons toujours en dernier ressort de décisions humaines -, qui fera le choix de l'état de la nature au sein des différentes trajectoires possibles, par quelle légitimité sociale et politique? Ces questions n'ont aucune réponse simple, mais elles se posent déjà et se poseront de plus en plus. Avec l'Anthopocène vient la conscience que l'humain instaure sans cesse de nouveaux états de la nature. On notera que ces questions concernent aussi bien le patrimoine bâti qui évolue lui aussi au fil du temps.
La continuité écologique en long se révèle un cas d'école de ces débats. Sa mise en oeuvre s'est révélée particulièrement conflictuelle en France (en large part pour des raisons d'objectifs irréalistes assortis d'une gouvernance autoritaire et opaque) mais elle n'est en réalité apaisée nulle part, car les ouvrages hydrauliques hérités de l'histoire, parfois naturalisés, sont l'objet d'usages socio-économiques et d'attachements psychologiques. Il existe aussi un désir de continuité historique et de continuité symbolique dans l'imaginaire humain. Au-delà, ce sont des visions de la nature idéale qui s'entrechoquent, sauvage et spontanée pour les uns, maîtrisée et aménagée pour les autres. Un schéma un peu naïf voudrait qu'après les excès rationalistes, productivistes et prométhéens de la première modernité, nous revenions simplement aux vertus d'une nature laissée à son libre cours. Mais ce serait supposer que la modernité fut juste une erreur, un moment d'égarement, alors que de toute évidence la maîtrise moderne de la nature a aussi apporté des bénéfices aux humains. Le débat renaît d'ailleurs dès que nous affrontons des adversités naturelles, comme le révèle l'actualité des sécheresses et canicules à répétition, avec la question du choix entre ingénierie grise (construire de nouvelles retenues) ou verte (reprofiler des lits d'inondation). Dans tous ces débats, l'éclairage de l'historien et de l'archéologue est aussi précieux que celui du naturaliste et de l'écologue pour nourrir des réflexions pluridisciplinaires et permettre des échanges mieux informés.
Sources : Sajaloli B (2019), Archéologie en zones humides: une heuristique de l'hybridation entre nature et culture, in Zones humides et archéologie, Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides, revue scientifique Bourgne-Frenche-Comté Nature, HS 16, 245-251
Pour aller plus loin : Zones humides et archéologie. Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides
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Illustrations : biefs et seuil sur le Serein.
14/08/2019
L'excellent bilan énergétique cycle de vie de l'hydro-électricité
Un trait peu connu de l'énergie hydro-électrique : elle a le meilleur taux de retour énergétique (EROI "energy return on investment") de toutes les sources d'énergie actuelles, y compris pétrole, charbon ou nucléaire. Cela veut dire qu'elle produit beaucoup plus d'énergie dans son cycle de vie qu'elle n'en consomme pour être mise en place. La raison en est sa simplicité et sa longue durée de vie, avec une quasi-absence de déchets à recycler. Cette caractéristique en fait une énergie de choix pour la transition énergétique, fondée sur la sobriété de moyens, à l'heure où 64% de la consommation finale d'énergie en France est encore d'origine fossile. Cela ne rend que plus aberrantes les tentatives d'une fraction dévoyée de l'administration française à l'écoute de quelques lobbies minoritaires pour empêcher l'équipement des barrages et moulins, voire pour les détruire. Cessons cette régression et retrouvons la vocation hydraulique de notre pays : la très grande majorité des ouvrages en place sur les rivières ne produisent pas, et de nouvelles installations pourraient servir de stockage de l'énergie intermittente (solaire, éolien) par pompage-turbinage. Le parlement vient d'en voter le principe, donc Elisabeth Borne devra délivrer un message clair à ce sujet, contrairement à ses éphémères et controversés prédécesseurs.
Trois auteurs (Charles A.S.Hall, Jessica G.Lambert et Stephen B.Balogh) ont passé en revue le taux de retour sur investissement énergétique (EROI) des différentes sources d'énergie. Cette notion de EROI calcule, sur le cycle de vie d'un système énergétique, la quantité d'énergie nécessaire à la mise et en place et au démantèlement du système par rapport à ce qu'il va produire au long de son existence.
Par exemple, on sait que l'idée de faire du carburant à partie de la biomasse a un rendement médiocre, raison pour laquelle ces politiques sont peu à peu abandonnées ou très limitées après avoir connu du succès dans les années 2000. Cela s'explique physiquement : la photosynthèse n'est pas efficace à la base pour stocker l'énergie solaire (rendement de quelques %), il faut des machines (donc de l'énergie) pour planter, récolter, transporter, la transformation de la récolte en carburant utile coûte à nouveau de l'énergie. Au final, on consomme de grandes surfaces et on dépense de l'énergie dans tout le processus, mais on ne produit pas beaucoup d'énergie utile à l'arrivée. L'EROI calcule ces bilans sous forme d'un taux de retour entre le gain et la dépense : pour une unité énergétique dépensée, combien en a-t-on vraiment gagné à l'arrivée?
Les meilleurs systèmes sont ceux qui sont simples à installer et démanteler tout restant productifs longtemps et en produisant peu de déchets à recycler.
Ce graphique, construit avec les données de l'article de Charles A.S.Hall et de ses collègues, donne le résultat pour quelques sources d'énergie. L'une d'entre elles se détache : l'hydro-électricité, qui a de loin le meilleur taux de retour énergétique!
Il s'agit là de méta-analyses mondiales, donc cela regroupe une variabilité importante (le solaire sera évidemment plus productif en Espagne qu'en Islande). Concernant l'hydro-électricité, la statistique ne concerne pas les dispositifs de type hydroliennes immergées exploitant le courant des fleuves ou le mouvement des marées (le rendement est plus faible que l'hydraulique de barrage réservoir ou de barrage au fil de l'eau, un dispositif immergé dans le fluide et n'exploitant que la vitesse est soumis à limite de Betz).
Les auteurs donnent par ailleurs une interprétation assez pessimiste de l'évolution du EROI dans le temps. Ils soulignent que l'énergie fossile à son âge d'or (gisement abondants, accessibles, de bonne qualité) avait un EROI remarquable, comme par exemple 100:1 pour le pétrole au début du 20e siècle. Les valeurs ne font que baisser, et elles deviennent faibles pour les fossiles non-conventionnels, par ailleurs très polluants au sol et en émission carbone. Cette baisse du EROI joue un rôle plutôt dépressif sur l'économie moderne, qui est dépendante de l'énergie pour toute ses activités et qui ne peut faire croître à l'infini des gains de productivité. L'âge de l'énergie abondante et facile à extraire est pour le moment derrière nous.
Autre avertissement des auteurs : nous implémentons des énergies non-fossiles en utilisant de l'énergie fossile (pour extraire et purifier les matières premières, pour construire et installer les dispositifs de captage), mais à mesure que l'énergie fossile baissera en disponibilité (par politique climatique ou par manque de ressources), les choses pourraient devenir plus compliquées. Le coût relatif des énergies devrait changer, celles qui demandent le moins de transformations dans leur cycle de vie étant avantagées. Aujourd'hui, plus de 80% de l'énergie primaire mondiale restent d'origine fossile (chiffre assez stable depuis 20 ans). En France, selon les derniers chiffres du CGDD (année 2018), le fossile représente encore 64% des sources de la consommation finale, largement à cause du poids du pétrole en transport et chauffage (50%).
Quoiqu'il en soit, le fait que l'énergie hydro-électrique ait le meilleur EROI aujourd'hui est à prendre en compte dans les politiques de transition énergétique. C'est une source d'énergie simple et robuste de conception, maîtrisée de longue date, impliquant peu de matière première, offrant une certaine prévisibilité et pouvant être pilotable dans certains schémas (barrages réservoirs, barrages de pompage-turbinage servant aussi au stockage). En zone tropicale, le bilan carbone de l'hydro-électricité peut être médiocre en raison du méthane des retenues (un problème commun aux zones humides), alors que ce bilan carbone est très bon en zone tempérée et boréale. La plupart des pays qui parviennent à de bons scores en bilan carbone sont aussi ceux qui ont une part importante d'hydraulique dans leurs productions.
Les problèmes de l'hydro-électricité sont connus : les grands ouvrages noient des vallées, modifient l'hydrologie et la thermie (donc l'écologie) des cours d'eau, entravent la circulation des poissons migrateurs et le transit de sédiments. Ces problèmes peuvent être très atténués pour des ouvrages de basse chute, à moindre impact (mais aussi à moindre production). En tout état de cause, quand des ouvrages hydrauliques sont déjà en place, il n'y a pas de nouveaux impacts (voir Punys et al 2019). C'est le cas des ouvrages anciens (moulins, forges), des barrages d'irrigation, de loisir ou d'eau potable. Contrairement à une fable narrée aux décideurs par des lobbies (pêcheurs et environnementalistes radicaux), la France n'a pas du tout épuisé son potentiel hydro-électrique puisque le taux d'équipement des barrages et chaussées en place est faible.
La transition énergétique a donné lieu à beaucoup d'annonces et d'espoirs, mais on s'aperçoit aujourd'hui qu'elle est longue, complexe et coûteuse. Certaines sources posent des problèmes aux riverains et sont contestées (cas de l'éolien ou du nucléaire). Elle est aussi consommatrice d'espace car on cherche à exploiter des flux naturels renouvelables à faible densité énergétique. Aussi se gardera-t-on, au regard de ces difficultés, des postures idéologiques de ceux qui disent "non" à tout. Et plus encore de ceux qui détruisent le patrimoine hydraulique du pays (ci-dessus), une aberration par rapport aux engagements énergétiques du pays et aux priorités des politiques publiques.
La France a la chance d'avoir un bon potentiel hydraulique, et l'hydraulique d'avoir un bon taux de retour énergétique : nous devons favoriser son développement, comme les parlementaires viennent de l'inscrire dans la loi. Revenons à la simplicité et au bon sens.
Source : Hall CAS et al (2014), EROI of different fuels and the implications for society, Energy Policy, 64, 141-152
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Les moulins au service de la transition énergétique: le dossier complet
Le bilan carbone de l'énergie hydraulique
Le bilan environnemental (usage des métaux) de l'énergie hydraulique
Centrale de Malassis sur la Cure, en Bourgogne, bâtie sur le site d'un moulin du XVIe siècle.
Par exemple, on sait que l'idée de faire du carburant à partie de la biomasse a un rendement médiocre, raison pour laquelle ces politiques sont peu à peu abandonnées ou très limitées après avoir connu du succès dans les années 2000. Cela s'explique physiquement : la photosynthèse n'est pas efficace à la base pour stocker l'énergie solaire (rendement de quelques %), il faut des machines (donc de l'énergie) pour planter, récolter, transporter, la transformation de la récolte en carburant utile coûte à nouveau de l'énergie. Au final, on consomme de grandes surfaces et on dépense de l'énergie dans tout le processus, mais on ne produit pas beaucoup d'énergie utile à l'arrivée. L'EROI calcule ces bilans sous forme d'un taux de retour entre le gain et la dépense : pour une unité énergétique dépensée, combien en a-t-on vraiment gagné à l'arrivée?
Les meilleurs systèmes sont ceux qui sont simples à installer et démanteler tout restant productifs longtemps et en produisant peu de déchets à recycler.
Ce graphique, construit avec les données de l'article de Charles A.S.Hall et de ses collègues, donne le résultat pour quelques sources d'énergie. L'une d'entre elles se détache : l'hydro-électricité, qui a de loin le meilleur taux de retour énergétique!
Source : Hall et al 2014, Energy policy, art cit.
Les auteurs donnent par ailleurs une interprétation assez pessimiste de l'évolution du EROI dans le temps. Ils soulignent que l'énergie fossile à son âge d'or (gisement abondants, accessibles, de bonne qualité) avait un EROI remarquable, comme par exemple 100:1 pour le pétrole au début du 20e siècle. Les valeurs ne font que baisser, et elles deviennent faibles pour les fossiles non-conventionnels, par ailleurs très polluants au sol et en émission carbone. Cette baisse du EROI joue un rôle plutôt dépressif sur l'économie moderne, qui est dépendante de l'énergie pour toute ses activités et qui ne peut faire croître à l'infini des gains de productivité. L'âge de l'énergie abondante et facile à extraire est pour le moment derrière nous.
Autre avertissement des auteurs : nous implémentons des énergies non-fossiles en utilisant de l'énergie fossile (pour extraire et purifier les matières premières, pour construire et installer les dispositifs de captage), mais à mesure que l'énergie fossile baissera en disponibilité (par politique climatique ou par manque de ressources), les choses pourraient devenir plus compliquées. Le coût relatif des énergies devrait changer, celles qui demandent le moins de transformations dans leur cycle de vie étant avantagées. Aujourd'hui, plus de 80% de l'énergie primaire mondiale restent d'origine fossile (chiffre assez stable depuis 20 ans). En France, selon les derniers chiffres du CGDD (année 2018), le fossile représente encore 64% des sources de la consommation finale, largement à cause du poids du pétrole en transport et chauffage (50%).
Quoiqu'il en soit, le fait que l'énergie hydro-électrique ait le meilleur EROI aujourd'hui est à prendre en compte dans les politiques de transition énergétique. C'est une source d'énergie simple et robuste de conception, maîtrisée de longue date, impliquant peu de matière première, offrant une certaine prévisibilité et pouvant être pilotable dans certains schémas (barrages réservoirs, barrages de pompage-turbinage servant aussi au stockage). En zone tropicale, le bilan carbone de l'hydro-électricité peut être médiocre en raison du méthane des retenues (un problème commun aux zones humides), alors que ce bilan carbone est très bon en zone tempérée et boréale. La plupart des pays qui parviennent à de bons scores en bilan carbone sont aussi ceux qui ont une part importante d'hydraulique dans leurs productions.
Les problèmes de l'hydro-électricité sont connus : les grands ouvrages noient des vallées, modifient l'hydrologie et la thermie (donc l'écologie) des cours d'eau, entravent la circulation des poissons migrateurs et le transit de sédiments. Ces problèmes peuvent être très atténués pour des ouvrages de basse chute, à moindre impact (mais aussi à moindre production). En tout état de cause, quand des ouvrages hydrauliques sont déjà en place, il n'y a pas de nouveaux impacts (voir Punys et al 2019). C'est le cas des ouvrages anciens (moulins, forges), des barrages d'irrigation, de loisir ou d'eau potable. Contrairement à une fable narrée aux décideurs par des lobbies (pêcheurs et environnementalistes radicaux), la France n'a pas du tout épuisé son potentiel hydro-électrique puisque le taux d'équipement des barrages et chaussées en place est faible.
La transition énergétique a donné lieu à beaucoup d'annonces et d'espoirs, mais on s'aperçoit aujourd'hui qu'elle est longue, complexe et coûteuse. Certaines sources posent des problèmes aux riverains et sont contestées (cas de l'éolien ou du nucléaire). Elle est aussi consommatrice d'espace car on cherche à exploiter des flux naturels renouvelables à faible densité énergétique. Aussi se gardera-t-on, au regard de ces difficultés, des postures idéologiques de ceux qui disent "non" à tout. Et plus encore de ceux qui détruisent le patrimoine hydraulique du pays (ci-dessus), une aberration par rapport aux engagements énergétiques du pays et aux priorités des politiques publiques.
La France a la chance d'avoir un bon potentiel hydraulique, et l'hydraulique d'avoir un bon taux de retour énergétique : nous devons favoriser son développement, comme les parlementaires viennent de l'inscrire dans la loi. Revenons à la simplicité et au bon sens.
Source : Hall CAS et al (2014), EROI of different fuels and the implications for society, Energy Policy, 64, 141-152
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12/08/2019
Droit d'eau du moulin et ruine d'ouvrage, gare aux abus de pouvoir de l'administration
L'administration de l'eau et de la biodiversité a de plus en plus de mal à justifier la casse du patrimoine hydraulique français au nom de sa vision radicale et contestée de la continuité dite "écologique". Aussi recourt-elle à d'autres stratégies, comme l'abrogation des droits d'eau fondés en titre entraînant obligation de remise en état du site, notamment pour motif de ruine. Il ne se passe guère une semaine sans que notre association soit informée d'un cas par une consoeur, ou saisie par un propriétaire. L'abrogation de droit d'eau pour motif de ruine donne lieu à de nombreux abus de pouvoir des DDT-M. En effet, le conseil d'Etat se montre très exigeant dans la définition de la ruine, qui signifie concrètement la disparition quasi-totale des éléments utiles à la force motrice de l'eau et l'impossibilité à moins de lourds travaux d'exploiter une chute ou un débit. Un barrage ébréché même largement, des vannes absentes, un bief engravé ou encore une ruine du bâtiment du moulin ne signifient pas que le droit d'eau a disparu si la force motrice peut encore être mobilisée au prix de confortements et travaux d'entretien. Le point sur la jurisprudence pour savoir répondre à l'administration quand une ruine est alléguée.
Le droit d'eau dans le cas des moulins et usines hydrauliques est un droit réel immobilier tenant à la capacité d'user de la force motrice de l'eau. Ce droit d'eau existe pour:
Le droit d'eau dit fondé en titre (site existant avant 1790) ou sur titre (réglementé entre 1790 et 1919) d'un moulin ou d'une usine hydro-électrique est essentiellement attaché au génie civil du bien : à partir du moment où il est physiquement possible sur le site d'utiliser la force motrice de l'eau, le droit d'eau existe.
Le droit d'eau peut se perdre par la "ruine". Mais cette notion est complexe à apprécier. La préfecture (service de police de l'eau DDT-M, par défaut services de OFB, ex AFB-Onema) doit exposer matériellement un état de ruine. Il lui revient de démontrer l'exactitude de ses assertions factuelles et leur bonne interprétation au plan du droit.
Les arrêts du conseil d'Etat sur la notion de ruine depuis 15 ans
La jurisprudence du Conseil d'Etat exige une ruine complète qui empêche tout usage de la force motrice, et non pas une ruine partielle des divers éléments constitutif du droit d'eau (le barrage, le bief, la chambre d'eau, le coursier de roue, etc.). Les quinze derrières années ont vu une jurisprudence constante de la plus haute instance du droit administratif. (Rappelons que les interprétations du fond par le conseil d'Etat prévalent sur celles des cours de rang inférieur comme les tribunaux administratifs et cours d'appel administratives, donc que le plaignant doit si besoin faire appel puis cassation s'il estime que les cours inférieures ont mal jugé son cas).
L'arrêt "Laprade" (Conseil d'Etat, n°246929, 5 juillet 2004) a posé le principe d'interprétation qui prévaut et qui se trouve répété dans la plupart des arrêts ultérieurs: à savoir que "la force motrice produite par l'écoulement d'eaux courantes ne peut faire l'objet que d'un droit d'usage et en aucun cas d'un droit de propriété ; qu'il en résulte qu'un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d'eau n'est plus susceptible d'être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d'affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d'eau ; qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas été utilisés en tant que tels au cours d'une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit".
Dans cet arrêt "Laprade", le conseil d'Etat observe qu'une ruine alléguée de barrage, une obstruction partielle de canal d'amenée et une végétalisation partielle de canal de fuite ne permettent pas de valider une perte du droit d'eau :
Dans l'arrêt du Conseil d'Etat n°263010, 16 janvier 2006, le caractère partiellement délabré d'un site ne suffit pas à abroger son droit d'eau dès lors qu'il peut encore "être utilisé par son détenteur":
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°280373 du 7 février 2007, l'absence d''entretien d'un étang de retenue, son encombrement d'embâcle et son assèchement n'implique pas que le moulin attenant ne peut utiliser la force motrice si l'hydaulique originelle est rétablie, donc cela ne suffit pas à établir que le droit d'eau devrait être abrogé:
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°414211 du 11 avril 2019, arrêt important dit "moulin du Boeuf", des dégradations passées affectant le barrage et les vannes, de même que l'engravement par le temps du bief n'empêchent nullement le propriétaire de faire des travaux de réfection, de faire constater l'existence d'une puissance hydraulique exploitable et donc de voir reconnaître son droit d'eau (et de faire valoir indemnisation en cas de perte d'un droit réel immobilier par action administrative) :
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°420764 du 24 avril 2019, le caractère ébréché d'un barrage, même assez largement pour restaurer un écoulement préférentiel en lit mineur, ne forme pas pour autant un état de ruine si la réfection n'implique pas "reconstruction complète":
La philosophie commune qui anime l'ensemble de cette jurisprudence des conseillers d'Etat est claire: la ruine des éléments nécessaires à l'usage de la puissance de l'eau doit être telle qu'il est impossible d'exploiter cette puissance sauf à engager une reconstruction complète ou quasi-complète du site.
Les services de l'Etat sont donc en erreur d'appréciation et en excès de pouvoir quand ils tentent d'abroger des droits d'eau au motif d'un assec partiel, d'un barrage ébréché, de vannes manquantes, d'en engravement et végétalisation de bief, etc.
Procédure à suivre
Nous observons assez souvent des services instructeurs de la DDT-M qui ignorent ces dispositions et qui tentent d'imposer aux propriétaires un arrêté préfectoral d'abrogation du droit d'eau dans des cas ne le justifiant pas au plan des faits et du droit.
Les préfectures procèdent par constat sur site (soit de la DDT-M, soit de l'AFB-OFB), suivi d'un courrier au propriétaire avec projet d'arrêté d'abrogation.
En cas de désaccord avec la préfecture, vous devez suivre les étapes suivantes :
A noter qu'un syndicat de rivière ou une fédération de pêche ne dispose d'aucun pouvoir régalien en ce domaine du droit d'eau et ils doivent être dénoncés s'ils exercent des interprétations illégitimes du droit et des pressions indues sur un maître d'ouvrage (pour les récidivistes de l'abus d'autorité, une plainte pénale contre la personne prétendant à une fonction qu'elle n'a pas peut être déposée, au cas où le signalement au préfet du comportement abusif ne suffit pas à clarifier les rôles et stopper les abus).
Nous insistons sur la nécessité de rejoindre des associations de moulins et riverains, ou de les créer si elle n'existe pas sur le bassin. En effet, les propriétaires ne subissent le harcèlement administratif que du fait de leur isolement, de leur manque d'information, de leur absence de position unitaire et solidaire. Comme la gestion du moulin implique de nombreuses obligations (pas seulement éviter la ruine), il est de toute façon préférable que les propriétaires d'ouvrage reprennent l'habitude d'une gestion concertée sur chaque rivière, partagent les bonnes pratiques et adoptent des positions communes vis-à-vis de l'Etat comme des tiers (communes, région, pêcheurs, kayakistes, riverains etc.).
L'erreur la plus classique est le propriétaire mal informé qui appelle de bonne foi l'administration pour s'informer de ses obligations sur l'eau et qui se retrouve avec un procès-verbal de ruine, car il ignore que l'Etat mène une politique active et contestée de destruction des moulins, en commençant par l'abrogation de leurs droits d'eau. Les agents immobiliers comme les notaires devraient eux aussi consulter régulièrement les associations de moulins de leur département en cas de doute, afin d'éviter des erreurs dans les actes et dans le bon déroulement des transactions. (Il est aussi nécessaire de connaître les devoirs du propriétaire d'ouvrage, pas seulement ses droits, et ces éléments doivent être spécifiés à l'achat puisque le droit d'eau est un droit réel immobilier. Trop de moulins sont encore achetés comme résidences secondaires sans connaissance des obligations de bonne gestion).
Quand ces politiques abusives d'abrogation de droit d'eau sont observées, il convient également pour l'association de lever l'opacité délétère et d'en faire un objet de débat démocratique:
Rappel : ce texte, comme tous ceux de ce site (en particulier ceux de la rubrique vademecum donnant des conseils précis) est libre d'usage. Il a vocation à être diffusé, réutilisé, simplifié, augmenté, etc. à la convenance du lecteur et selon les besoins. Il est très important que l'ensemble des propriétaires, collectifs, associations disposent des bonnes informations.
Illustration : une chaussée de moulin en voie de végétalisation. Cela peut arriver par négligence du propriétaire, ou par long intervalle de vente du moulin inhabité après une succession. Cette croissance d'arbustes puis arbres est mauvaise car elle fragilise l'ouvrage (dislocation progressive des empierrements par les racines). Mais en tout état de cause, elle ne constitue en rien un état de ruine et ne change pas le principe de diversion des eaux par la chaussée, permettant un usage de force motrice.
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Le droit d'eau dans le cas des moulins et usines hydrauliques est un droit réel immobilier tenant à la capacité d'user de la force motrice de l'eau. Ce droit d'eau existe pour:
- les usines hydrauliques de moins de 150 kW de puissance réglementées avant 1919,
- les moulins en cours d'eau non domaniaux existant avant 1790,
- les moulins en cours d'eau domaniaux existant avant 1566.
Le droit d'eau dit fondé en titre (site existant avant 1790) ou sur titre (réglementé entre 1790 et 1919) d'un moulin ou d'une usine hydro-électrique est essentiellement attaché au génie civil du bien : à partir du moment où il est physiquement possible sur le site d'utiliser la force motrice de l'eau, le droit d'eau existe.
Le droit d'eau peut se perdre par la "ruine". Mais cette notion est complexe à apprécier. La préfecture (service de police de l'eau DDT-M, par défaut services de OFB, ex AFB-Onema) doit exposer matériellement un état de ruine. Il lui revient de démontrer l'exactitude de ses assertions factuelles et leur bonne interprétation au plan du droit.
Les arrêts du conseil d'Etat sur la notion de ruine depuis 15 ans
La jurisprudence du Conseil d'Etat exige une ruine complète qui empêche tout usage de la force motrice, et non pas une ruine partielle des divers éléments constitutif du droit d'eau (le barrage, le bief, la chambre d'eau, le coursier de roue, etc.). Les quinze derrières années ont vu une jurisprudence constante de la plus haute instance du droit administratif. (Rappelons que les interprétations du fond par le conseil d'Etat prévalent sur celles des cours de rang inférieur comme les tribunaux administratifs et cours d'appel administratives, donc que le plaignant doit si besoin faire appel puis cassation s'il estime que les cours inférieures ont mal jugé son cas).
L'arrêt "Laprade" (Conseil d'Etat, n°246929, 5 juillet 2004) a posé le principe d'interprétation qui prévaut et qui se trouve répété dans la plupart des arrêts ultérieurs: à savoir que "la force motrice produite par l'écoulement d'eaux courantes ne peut faire l'objet que d'un droit d'usage et en aucun cas d'un droit de propriété ; qu'il en résulte qu'un droit fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d'eau n'est plus susceptible d'être utilisée par son détenteur, du fait de la ruine ou du changement d'affectation des ouvrages essentiels destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d'eau ; qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas été utilisés en tant que tels au cours d'une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit".
Dans cet arrêt "Laprade", le conseil d'Etat observe qu'une ruine alléguée de barrage, une obstruction partielle de canal d'amenée et une végétalisation partielle de canal de fuite ne permettent pas de valider une perte du droit d'eau :
"Considérant ainsi que la non-utilisation du moulin Vignau depuis 1928 n'est pas de nature à remettre en cause le droit d'usage de l'eau, fondé en titre, attaché à cette installation ; que si l'administration fait état de la ruine du barrage, elle n'apporte pas la preuve de cette allégation et, notamment, ne fournit aucune précision sur la nature des dommages subis à l'occasion de la crue centennale de 1928 ; qu'en revanche la SA LAPRADE ENERGIE fait valoir, sans être contredite sur ces différents points, que le canal d'amenée n'est qu'obstrué par les travaux de terrassement entrepris dans le cadre d'une autorisation préfectorale accordée le 8 juillet 1983 puis annulée par le juge administratif ; que le canal de fuite, s'il est envahi par la végétation, demeure tracé depuis le moulin jusqu'au point de restitution ; qu'il pourrait être remédié à la dégradation subie en son centre par la digue, qui consiste pour partie en un banc rocheux naturel, par un simple apport d'enrochement ; qu'ainsi, la possibilité d'utiliser la force motrice de l'ouvrage subsiste pour l'essentiel ; qu'il suit de là que c'est à tort que le préfet des Pyrénées-Atlantiques a considéré que le droit fondé en titre de la SA LAPRADE ENERGIE était éteint".
Dans l'arrêt du Conseil d'Etat n°263010, 16 janvier 2006, le caractère partiellement délabré d'un site ne suffit pas à abroger son droit d'eau dès lors qu'il peut encore "être utilisé par son détenteur":
"Considérant qu'il résulte de l'instruction, et notamment des actes produits par l'intéressé, que le moulin situé sur la rivière Le Lausset, dans la commune d'Araujuzon, acquis par M. A, existait avant 1789 ; que si cet ouvrage est partiellement délabré, ses éléments essentiels ne sont pas dans un état de ruine tel qu'il ne soit plus susceptible d'être utilisé par son détenteur ; que, dès lors, il doit être regardé comme fondé en titre et qu'ainsi le moyen tiré de ce que son exploitation serait soumise à autorisation selon les règles de droit commun ne peut qu'être écarté"
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°280373 du 7 février 2007, l'absence d''entretien d'un étang de retenue, son encombrement d'embâcle et son assèchement n'implique pas que le moulin attenant ne peut utiliser la force motrice si l'hydaulique originelle est rétablie, donc cela ne suffit pas à établir que le droit d'eau devrait être abrogé:
"qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas été utilisés en tant que tels au cours d'une longue période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le droit de prise d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de nature, à eux seuls, à remettre en cause la pérennité de ce droit ; Considérant qu'en se fondant, pour juger que l'étang situé sur la rivière 'Le Gouessant', à proximité du moulin dit de 'la Ville Angevin', ne pouvait être regardé comme fondé en titre, sur la circonstance que cet étang n'a pas été entretenu et est resté encombré de débris depuis au moins vingt ans, et se trouve actuellement asséché, sans rechercher si la force motrice de cet ouvrage était encore susceptible d'être utilisée par son détenteur, la cour administrative d'appel de Nantes a entaché l'arrêt attaqué d'erreur de droit ; que M. et Mme A sont fondés à en demander, pour ce motif, l'annulation"
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°414211 du 11 avril 2019, arrêt important dit "moulin du Boeuf", des dégradations passées affectant le barrage et les vannes, de même que l'engravement par le temps du bief n'empêchent nullement le propriétaire de faire des travaux de réfection, de faire constater l'existence d'une puissance hydraulique exploitable et donc de voir reconnaître son droit d'eau (et de faire valoir indemnisation en cas de perte d'un droit réel immobilier par action administrative) :
"il ressort des appréciations souveraines de la cour non arguées de dénaturation que si les dégradations ayant par le passé affecté le barrage et les vannes ont eu pour conséquence une modification ponctuelle du lit naturel du cours d'eau, des travaux ont été réalisés par les propriétaires du moulin afin de retirer les végétaux, alluvions, pierres et débris entravant le barrage et de nettoyer les chambres d'eau et la chute du moulin des pierres et débris qui les encombraient, permettant à l'eau d'y circuler librement avec une hauteur de chute de quarante-cinq centimètres entre l'amont et l'aval du moulin, où une roue et une vanne récentes ont été installées. La cour, en jugeant que ces éléments caractérisaient un défaut d'entretien régulier des installations de ce moulin à la date de son arrêt, justifiant l'abrogation de l'autorisation d'exploitation du moulin distincte, ainsi qu'il a été dit, du droit d'usage de l'eau, a inexactement qualifié les faits de l'espèce."
Dans l'arrêt du Conseil d'État n°420764 du 24 avril 2019, le caractère ébréché d'un barrage, même assez largement pour restaurer un écoulement préférentiel en lit mineur, ne forme pas pour autant un état de ruine si la réfection n'implique pas "reconstruction complète":
"Par une appréciation souveraine des faits non entachée de dénaturation, la cour a tout d'abord relevé, que le barrage du moulin de Berdoues, qui s'étend sur une longueur de 25 mètres en travers du cours d'eau, comporte en son centre une brèche de 8 mètres de longueur pour une surface de près de 30 mètres carrés, puis relevé que si les travaux requis par l'état du barrage ne constitueraient pas une simple réparation, leur ampleur n'était pas telle " qu'ils devraient faire considérer l'ouvrage comme se trouvant en état de ruine ". Ayant ainsi nécessairement estimé que l'ouvrage ne nécessitait pas, pour permettre l'utilisation de la force motrice, une reconstruction complète, elle n'a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que le droit fondé en titre attaché au moulin n'était pas perdu dès lors que l'ouvrage ne se trouvait pas en l'état de ruine"
La philosophie commune qui anime l'ensemble de cette jurisprudence des conseillers d'Etat est claire: la ruine des éléments nécessaires à l'usage de la puissance de l'eau doit être telle qu'il est impossible d'exploiter cette puissance sauf à engager une reconstruction complète ou quasi-complète du site.
Les services de l'Etat sont donc en erreur d'appréciation et en excès de pouvoir quand ils tentent d'abroger des droits d'eau au motif d'un assec partiel, d'un barrage ébréché, de vannes manquantes, d'en engravement et végétalisation de bief, etc.
Procédure à suivre
Nous observons assez souvent des services instructeurs de la DDT-M qui ignorent ces dispositions et qui tentent d'imposer aux propriétaires un arrêté préfectoral d'abrogation du droit d'eau dans des cas ne le justifiant pas au plan des faits et du droit.
Les préfectures procèdent par constat sur site (soit de la DDT-M, soit de l'AFB-OFB), suivi d'un courrier au propriétaire avec projet d'arrêté d'abrogation.
En cas de désaccord avec la préfecture, vous devez suivre les étapes suivantes :
- contester l'interprétation du constat de la préfecture (en citant les éléments de droit ci-dessus et en montrant par photos le bien en eau, donc en capacité d'user de la force motrice),
- demander l'abandon de la procédure,
- faire un recours gracieux si l'arrêté est malgré tout promulgué,
- faire un recours contentieux si le recours gracieux est rejeté.
A noter qu'un syndicat de rivière ou une fédération de pêche ne dispose d'aucun pouvoir régalien en ce domaine du droit d'eau et ils doivent être dénoncés s'ils exercent des interprétations illégitimes du droit et des pressions indues sur un maître d'ouvrage (pour les récidivistes de l'abus d'autorité, une plainte pénale contre la personne prétendant à une fonction qu'elle n'a pas peut être déposée, au cas où le signalement au préfet du comportement abusif ne suffit pas à clarifier les rôles et stopper les abus).
Nous insistons sur la nécessité de rejoindre des associations de moulins et riverains, ou de les créer si elle n'existe pas sur le bassin. En effet, les propriétaires ne subissent le harcèlement administratif que du fait de leur isolement, de leur manque d'information, de leur absence de position unitaire et solidaire. Comme la gestion du moulin implique de nombreuses obligations (pas seulement éviter la ruine), il est de toute façon préférable que les propriétaires d'ouvrage reprennent l'habitude d'une gestion concertée sur chaque rivière, partagent les bonnes pratiques et adoptent des positions communes vis-à-vis de l'Etat comme des tiers (communes, région, pêcheurs, kayakistes, riverains etc.).
L'erreur la plus classique est le propriétaire mal informé qui appelle de bonne foi l'administration pour s'informer de ses obligations sur l'eau et qui se retrouve avec un procès-verbal de ruine, car il ignore que l'Etat mène une politique active et contestée de destruction des moulins, en commençant par l'abrogation de leurs droits d'eau. Les agents immobiliers comme les notaires devraient eux aussi consulter régulièrement les associations de moulins de leur département en cas de doute, afin d'éviter des erreurs dans les actes et dans le bon déroulement des transactions. (Il est aussi nécessaire de connaître les devoirs du propriétaire d'ouvrage, pas seulement ses droits, et ces éléments doivent être spécifiés à l'achat puisque le droit d'eau est un droit réel immobilier. Trop de moulins sont encore achetés comme résidences secondaires sans connaissance des obligations de bonne gestion).
Quand ces politiques abusives d'abrogation de droit d'eau sont observées, il convient également pour l'association de lever l'opacité délétère et d'en faire un objet de débat démocratique:
- écrire au préfet pour demander que cessent les abus de pouvoir des fonctionnaires concernés,
- écrire au député et sénateur de la circonscription avec copie de la lettre au préfet, pour leur demander de saisir le ministre de l'écologie sur la persistance de la volonté administrative de destruction des moulins, forges, étangs et autres éléments du patrimoine (contraire à l'esprit soi-disant ouvert et respectueux de la "continuité apaisée"),
- saisir les médias pour que ces manoeuvres opaques deviennent connues, qu'elles fassent l'objet d'un débat public et que d'autres propriétaires soient alertés des mauvaises pratiques des fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité.
Rappel : ce texte, comme tous ceux de ce site (en particulier ceux de la rubrique vademecum donnant des conseils précis) est libre d'usage. Il a vocation à être diffusé, réutilisé, simplifié, augmenté, etc. à la convenance du lecteur et selon les besoins. Il est très important que l'ensemble des propriétaires, collectifs, associations disposent des bonnes informations.
Illustration : une chaussée de moulin en voie de végétalisation. Cela peut arriver par négligence du propriétaire, ou par long intervalle de vente du moulin inhabité après une succession. Cette croissance d'arbustes puis arbres est mauvaise car elle fragilise l'ouvrage (dislocation progressive des empierrements par les racines). Mais en tout état de cause, elle ne constitue en rien un état de ruine et ne change pas le principe de diversion des eaux par la chaussée, permettant un usage de force motrice.
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Une règle d'or pour conserver un ouvrage: ne pas abandonner son droit d'eau
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10/08/2019
Voici un siècle, la controverse du barrage de Hetch Hetchy
Voici exactement un siècle commençait aux Etats-Unis la construction du barrage O'Shaughnessy dans la vallée de Hetch Hetchy (Sierra Nevada). Cet ouvrage, destiné à fournir de l'énergie et de l'eau potable à la ville de San Francisco, fut l'objet d'une vive controverse lancée par le naturaliste John Muir et le Sierra Club. De cette époque date une opposition politique aux barrages, mais aussi une division du mouvement de protection de la nature entre "préservationnistes" et "conservationnistes". Un siècle plus tard, des groupes continuent de demander la destruction du barrage et du lac réservoir de Hetch Hetchy, ce que les procédures judiciaires et les référendums locaux ont pour le moment rejeté. Retour sur cet épisode peu connu en France, qui aide à situer le jeu des acteurs sur la question des barrages, et qui rappelle combien certains thèmes pouvant paraître nouveau ne le sont pas du tout.
Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.
La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.
Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.
Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.
Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).
Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.
Après préparation des accès au chantier, la construction du barrage proprement dit fut lancée le 1er août 1919. Elle s'acheva par un remplissage pour mise en service le 24 mai 1923. Dans ses dimensions finales, le barrage désormais appelé O'Shaughnessy (du nom de son ingénieur maître d'oeuvre) s'élève à 130 m au-dessus du socle de la vallée. Le lac réservoir fait 13 km de long, avec une capacité totale de 444,5 millions de m3 d'eau. La puissance hydro-électrique, exploitée sur deux sites en contrebas (Kirkwood, Moccasin), a été portée à 234 MW au total, pour environ un milliard de kWh annuels. Les habitants de la baie de San Francisco consomme 895.000 m3 d'eau par jour provenant du réservoir de Hetch Hetchy (85% de l'approvisionnement).
La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.
La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.
Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016, Magilligan 2017, Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.
Hetch Hetchy Side Canyon, I par William Keith (1838–1911), vers 1908.
Hetch Hetchy : ce nom peu familier aux lecteurs francophones est celui d'une controverse qui a marqué l'histoire du mouvement environnementaliste nord-américain et qui a fait des barrages un objet de contestation socio-politique.
La vallée de Hetch Hetchy est située en Californie, dans la partie nord-ouest du célèbre parc national de Yosemite (Sierra Nevada). La vallée est issue de l'érosion post-glaciaire et la rivière Tuolumne y coule pour rejoindre ensuite le fleuve San Joaquin, qui se jette dans la baie de San Francisco. Hetch Hetchy est une vallée par endroit profonde, avec des canyons à encaissement de 550 à 910 m dans des formations granitiques, pour un fond de vallée large de 200 à 800 m selon les lieux. Des chutes impressionnantes (Wapama, 330m; Tueeulala, 260m) et de nombreux ruisseaux nourrissent la rivière Tuolumne. Les tribus indiennes Miwok et Paiute y pratiquaient la chasse, la pêche et la cueillette pendant quelques millénaires avant l'arrivée des colons européens, vers 1850. Selon les journaux des colons, les tribus indiennes étaient aussi en conflit régulier pour l'usage des ressources de la vallée. Le nom Hetch Hetchy proviendrait de "hatchhatchie", mot indien miwok signifiant les herbes comestibles.
Bien qu'appréciée par des naturalistes, géologues, peintres (Charles F. Hoffman, Albert Bierstadt, Charles Dorman Robinson, William Keith) pour la beauté de ses paysages, la vallée de Hetch Hetchy ne fut pas très populaire. D'une part, elle subissait la concurrence de la vallée de Yosemite, protégée dès 1864 dans un premier parc (au niveau de l'Etat californien), plus scénique et plus accessible. D'autre part, elle était infestée de moustiques en été en raison de nombreuses zones humides.
Le naturaliste américain John Muir, père des grands parcs nationaux, président de l'association environnementaliste Sierra Club, était un ardent partisan de l'aile radicale de la conservation écologique (appelés alors les "préservationnistes") visant à chasser tout usage humain des réserves naturelles. Il batailla avec ses amis influents à Washington pour que la vallée de Hetch Hetchy, pâturée par des moutons qui dégradaient la flore locale, soit intégrée au parc fédéral de Yosemite, officiellement créé le 1er octobre 1890.
Malgré cette protection de la vallée de Hetch Hetchy, le sort décida autrement de son avenir. La ville de San Francisco avait exprimé dès les années 1890 son souhait d'y construire une réserve d'eau potable, compte tenu de la proximité (260 km), de la pureté de l'eau ne demandant aucun traitement (rapport United States Geological Survey en 1900) et de l'absence de peuplement hors quelques chercheurs d'or et éleveurs. Le tremblement de terre de 1906 révéla la vétusté du système d'eau potable de la ville et accéléra la décision. San Francisco obtint en 1908 du secrétaire d'Etat James E. Garfield l'autorisation de construire un barrage. La décision d'autorisation stipule que "Hetch Hetchy n'est pas unique, un lac serait même encore plus magnifique que ses prairies, et l'énergie hydro-électrique produite pourrait éventuellement payer le coût de la construction". Cette position avait le soutien de Gifford Pinchot, autre figure de l'histoire de l'environnementalisme nord-américain, responsable du service fédéral des forêts et partisan d'une conservation écologique avec exploitation des sites plutôt que d'une interdiction pure et simple d'occupation et d'usage (position dite des "conservationnistes" dans le débat nord-américain).
Une bataille procédurale et médiatique s'ensuivit pour essayer d'empêcher le projet. Mais le président Woodrow Wilson signa l'autorisation définitive par le Raker Act du 19 décembre 1913, ratifié par 43 voix pour et 25 voix contre. John Muir mourut le 24 décembre 1914 sans avoir pu bloquer la construction du site, même si à sa suite le Sierra Club batailla vainement pendant encore 10 ans pour stopper le chantier.
Le site avant et après la construction du barrage de Hetch Hetchy.
La controverse de Hetch Hetchy ne s'est jamais éteinte depuis un siècle - c'est à partir d'elle que les barrages sont devenus un thème symbolique d'opposition riveraine par des coalitions rassemblant aux Etats-Unis des naturalistes, des écologistes, des pêcheurs de poissons migrateurs et parfois des tribus indiennes. L'écrivain Edward Abbey a notamment popularisé ces luttes dans son roman le Gang de la clé à molette, paru en 1975, inspiré de l'opposition au barrage de Glen Canyon et ayant participé à la naissance du groupe radical Earth First. Concernant Hetch Hetchy, les opposants n'ont eu de cesse de proposer de détruire le barrage et de restaurer la vallée dans son état antérieur. Aucune de leurs actions en justice ou consultations populaires n'a toutefois eu le succès espéré. La dernière consultation publique (novembre 2012) a vu l'échec de la proposition écologiste d'étudier la destruction de l'ouvrage par 77% voix contre. Encore en octobre 2018, la cour suprême de Californie a rejeté une procédure du groupe Restore Hetch Hetchy.
La controverse de Hetch Hetchy creusa le schisme entre préservationnistes et conservationnistes aux Etats-Unis, ce que nous pourrions appeler des écologistes radicaux ou réformistes aujourd'hui. Elle conduisit les juristes à préciser le sens de l'intérêt public, dans une interprétation favorable à l'exploitation des ressources utiles par les populations locales plutôt qu'à la sanctuarisation de site. Une analyste a fait observer qu'en essayant de proposer une alternative de valorisation touristique de la vallée intacte, John Muir et le Sierra Club ont finalement perdu la bataille de "l'utilité sociale", car l'eau et l'énergie sont des biens perçus comme plus utiles que la contemplation de la nature par des touristes (Oravec 1984). Ce point est toujours présent dans les controverses récentes, et il s'est même retourné : des partisans de la conservation du barrage O'Shaughnessy font ainsi observer que la vallée de Hetch Hetchy reste peu visitée, donc finalement préservée hors du lac artificiel, alors que la vallée de Yosemite est devenue l'objet d'une forte concentration de touristes n'ayant plus grand chose d'un espace naturel vierge. Mais les principaux arguments des partisans du barrage restent ceux avancés pour sa construction, et qui se révèlent toujours exacts un siècle après : une énergie pas chère et propre (le climat est entre temps devenu un enjeu, sensible en Californie), une eau potable de remarquable qualité qu'aucune autre solution ne peut apporter au même prix et avec la même économie de moyens.
Pour le lecteur européen de 2019, en particulier pour le lecteur français qui assiste à des campagnes d'administrations et de lobbies pour la destruction des barrages au nom de la "continuité écologique", la controverse de Hetch Hetchy rappelle quelques enseignements. Il est vain d'espérer un consensus sur la question des ouvrages en rivière : on doit admettre qu'il s'agit d'un sujet de désaccord social et politique, avec nécessité d'organiser ce désaccord de manière transparente, d'étudier les avantages et les inconvénients avec sincérité intellectuelle, de laisser en dernier ressort aux riverains la capacité de s'exprimer pour décider ce qui relève ou non de l'intérêt général. Les Etats-Unis ont depuis une trentaine d'années une tradition de destruction de barrages que n'a pas l'Europe (voir Lespez et Germaine 2016), mais malgré un arrière-plan culturel plus favorable au "sauvage" outre-Atlantique, ce choix de démolition reste controversé là-bas aussi (voir Cox et al 2016, Magilligan 2017, Kareiva et Carranza 2017). L'opposition morale et philosophique entre une nature laissée à elle-même et une nature modifiée par l'humain – avec évidemment beaucoup de nuances possibles dans chaque position – doit être acceptée comme une donnée des débats démocratiques de l'Anthropocène.
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