A quoi ressemblaient les rivières et leurs populations biologiques dans le passé, quand il y avait moins d'interventions humaines? Peut-on faire de ce passé la "référence" d'un état à retrouver dans le futur? Avec ces questions à l'esprit, Emma Seddon et ses collègues ont analysé la rivière Hull, cours d'eau septentrional du Royaume-Uni situé en zone sédimentaire (calcaire). La rivière prend sa source près de la ville de Driffield, sa zone amont comprenant plusieurs petits affluents, dont Eastburn Beck, principal site d'étude de cette recherche. Les sols entourant Eastburn Beck sont principalement composées de terres agricoles arables et pastorales depuis les années 1850. Le système est considérée comme typique des rivières de bassin sédimentaire au Royaume-Uni, avec des concentrations élevées en nutriments et en oxygène, des eaux claires, des niveaux variables en fonction des saisons (débits élevés en hiver et étiages en automne).
Cette carte montre le tracé de la rivière Hull et son évolution entre le parcours ancien (pointillés), au milieu du XIXe siècle, et le parcours actuel (trait plein). Le recalibrage vers un tracé rectiligne (rectification) est l'évolution la plus manifeste.
Extrait de Seddon et al 2019, art cit.
"La définition des conditions de référence est un élément crucial pour quantifier l'étendue de la modification anthropique et pour identifier les objectifs de restauration dans les écosystèmes de rivière. Bien que les approches paléo-écologiques soient largement appliquées dans les lacs pour établir des conditions de référence, leur utilisation dans les écosystèmes lotiques reste limitée.
Dans cette étude, nous examinons les scores de biodiversité et de biosurveillance macro-invertébrés contemporains, historiques (1930 et 1972) et paléo-écologiques à Eastburn Beck, un affluent en amont de la rivière Hull (Royaume-Uni), afin de déterminer si les approches paléo-écologiques peuvent être utilisées pour caractériser les conditions de référence d'un système lotique. Les échantillons paléo-écologiques comprenaient une plus grande diversité gamma (18 taxons) que les échantillons contemporains (8 taxons), des échantillons prélevés en 1972 (11 taxons) et en 1930 (8 taxons). Les échantillons paléo-écologiques comprenaient davantage de communautés différentes de Gastropodes, Trichoptères et Coléoptères (GTC) sur le plan taxonomique par rapport à des échantillons contemporains et historiques (1930 et 1972). Les résultats des indices de biosurveillance utilisant la communauté GTC ont indiqué que le paléochenal avait (a) une qualité biologique similaire pour les invertébrés, (b) un régime d'écoulement moins énergétique et (c) une augmentation des dépôts de sédiments fins par rapport au chenal contemporain.
Les résultats montrent clairement que les données paléo-écologiques peuvent fournir une méthode appropriée pour caractériser les conditions de référence des habitats lotiques. Cependant, il est important de reconnaître que les données fauniques provenant des gisements de paléochenaux fournissent un 'instantané' à court terme des conditions dans le fleuve immédiatement avant son isolement hydrologique. Les activités de restauration des rivières devraient donc s’appuyer sur de multiples sources de données, y compris des informations paléo-écologiques lorsque cela est possible, pour caractériser une gamme de conditions de référence reflétant la nature hautement dynamique des écosystèmes lotiques."
Les échantillons paléo-écologiques de restes d'invertébrés pré-fossiles ont été obtenus via la collecte de quatre carottes de sédiments provenant de paléo-chenaux identifiés sur les cartes d'arpentage de 1849, chenaux qui étaient alors toujours présents dans la plaine d'inondation adjacente du ruisseau.
Ce graphique montre les "boites à moustaches" de la répartition de la richesse en Gastropodes, Trichoptères et Coléoptères à différentes époques (à noter qu'on ne peut pas garantir à plus de 95% une perte brute de richesse taxonomique).
Extrait de Seddon et al 2019, art cit.
"À l'échelle gamma (paysage), la diversité des macro-invertébrés était nettement plus élevée dans les échantillons paléo-écologiques fluviaux que dans les échantillons contemporains. Les différences de diversité gamma ont probablement été provoquées par d'importantes modifications de l'habitat dans les eaux d'amont de la rivière Hull au 19e siècle, résultant du recalibrage du lit de la rivière et donc de l'isolement du paléochenal. Les eaux amont précédemment sinueuses ont été remblayées et canalisées pendant les années 1850, créant un chenal de lit de gravier en grande partie uniforme, droit et surincisé (à 2 m sous la plaine inondable) pendant la majeure partie de son cours (Environment Agency 2003). La modification de l'habitat dans les sources des cours d'eau du Royaume-Uni s'est traduite par des conditions d'écoulement plus homogènes (débit rapide), la déconnexion du principal chenal de la plaine inondable, la perte de la plupart des habitats de retenue et une réduction de la complexité de l'habitat (Collins et al 2011).
Du fait de la simplification de l'habitat, la communauté macro-invertébrée contemporaine était presque exclusivement composée de taxa rhéophes, adaptés aux grandes vitesses d'écoulement, alors que la communauté paléo-écologique contenait un mélange de taxons adaptés aux faibles vitesses à faible énergie (limnophile) et forte énergie d'écoulement (rhéophiles). En outre, l'examen de la carte topographique de 1849 indiquait que les zones humides riveraines, qui existaient auparavant, ont été perdues du fait de la réduction de la connectivité hydrologique entre la rivière et la plaine inondable, conséquence directe de la gestion du chenal et du drainage des terres."
Discussion
Cette étude permet d'observer qu'a contrario de la tendance française à considérer systématiquement les espèces d'eaux vives (lotiques) comme la référence des rivières de têtes de bassin, c'est aussi bien le déficit d'espèce d'eaux calmes ou stagnantes (lentiques) qui peut caractériser l'évolution biologique sur 150 ans, quand elle est analysée sérieusement. Ce déficit provient de la discontinuité latérale ayant entraîné la disparition des annexes hydrauliques du lit principal, les débordements du lit majeur lors des crues et les zones humides. Nous sommes donc loin en ce cas des priorités de programmes et de financements assez simplistes qui ont insisté pour l'essentiel depuis 10 ans sur la nécessité de restaurer des cours lotiques en traitant la continuité longitudinale en priorité. A dire vrai, la cause de cette déviation des politiques françaises de morphologie de rivière a un suspect bien connu : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truite, ombre, saumon) qui s'intéressent presque exclusivement aux conditions optimales de certaines espèces de poissons, et qui exigent des choix prioritaires sur celles-ci. Parfois au détriment d'autres habitats (retenues, biefs, zones humide latérales) qui se sont installés sur la rivière au fil de l'histoire, offrant des fonctionnalités plus adaptées aux espèces lentiques. Il conviendrait aussi d'examiner en détail sur quelle "référence" un indice de qualité comme l'I2M2 a été étalonné.
Mais à dire vrai, et sur le fond de cette étude, on ne se satisfera pas pour autant de la démarche d'Emma Seddon et ses collègues. Car la question venant immédiatement à l'esprit en lisant leur travail est : pourquoi considérer que l'état de l'eau et du vivant au 19e siècle serait une "référence" pour l'action humaine au 21e siècle?
Des chercheurs ont montré que sur des cours d'eau à faible énergie, les profils des berges et des lits ont en réalité changé de manière continue pendant au moins 3000 ans, et que le style méandriforme de la fin du Moyen Âe est déjà le résultat d'action anthropique et d'évolution naturelle post-glaciaire (Lespez et al 2015, Brown et al 2018). Cette dimension perpétuellement dynamique du vivent, dont on ne voit pas pourquoi elle s'arrêterait au cours de ce siècle et dans ceux à venir, pose donc de manière plus radicale et fondamentale la question de la rigueur scientifique de l'idée d'un état de référence (Bouleau et Pont 2014, 2015), mais aussi la question des préjugés davantage politiques que scientifiques concourant à élaborer des politiques publiques et des bilans de ces politiques publiques (par exemple Depoilly et Dufour 2015, Dufour et al 2017), bilan dont la rigueur est loin d'être au rendez-vous (Morandi et al 2014).
Autre question posée : pourquoi une rivière devrait-elle être reproduite à l'identique d'un modèle du 19e siècle sur tout son cours, alors que l'on peut très bien avoir des stations et tronçons préservés d'actions récentes et/ou renaturés (s'il y a demande sociale ou services rendus), d'autres qui sont anthropisés à divers degrés, l'ensemble présentant a priori une diversité intéressante de peuplements, de fonctions, de styles fluviaux et de paysages?
Ces questions ne sont pas posées aujourd'hui dans la politique des rivières, où l'on préfère répéter des mantras assez simplistes venant de décideurs et financeurs publics. On les posera pourtant encore et toujours, car les riverains doivent comprendre et valider le sens des options qui leur sont proposées, en particulier quand les options impliquent des coûts et des contraintes.
Référence : Seddon E et al (2019), The use of palaeoecological and contemporary macroinvertebrate community data to characterize riverine reference conditions, River Res Applic. doi.org/10.1002/rra.3490
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