24/08/2019

La Banque mondiale s'inquiète de la pollution des nappes et des rivières, une "question invisible"

Dans un rapport intitulé Qualité inconnue: la crise invisible de l’eau, construit avec ses propres données, la Banque mondiale s'inquiète de la détérioration de l'eau dans le monde, tant dans les pays en développement trop souvent privés d'eau potable que dans les pays développés où les milieux naturels sont affectés depuis des décennies. Extraits. 


"La complexité de la qualité de l’eau et la multitude de paramètres à suivre sont au moins en partie la raison pour laquelle la surveillance globale de la qualité de l’eau s’est révélée si complexe. Pour éclairer la question, cette étude a constitué une base de données vaste et peut-être la plus grande sur la qualité de l’eau. Les données ont été collectées sous la surface à l'aide d'informations provenant de stations de surveillance in situ ou d'échantillons. Les satellites ont collecté des données du ciel en utilisant des techniques de télédétection. D'autres données ont été générées par ordinateur à l'aide de modèles d'apprentissage automatique. Ces dernières sont particulièrement intéressantes car les stations de surveillance et la télédétection fournissent des données pour des points limités dans l’espace et dans le temps, tandis que les données modélisées peuvent combler des lacunes pour fournir une image plus complète de l’état de la qualité de l’eau. Exploiter toutes ces preuves fournit des informations très révélatrices. 


Les pays riches et les pays pauvres supportent tous deux une pollution élevée de l’eau. La carte ES.1 présente le risque global global pour la qualité de l'eau pour les trois principaux indicateurs de la qualité de l'eau de l'ODD [objectif de développement durable] 6.3.2: l'azote (nitrate-nitrite), un polluant fort en termes d'échelle, de portée, de tendances et d'impacts; conductivité électrique, une mesure de la salinité dans l'eau; et la demande biologique en oxygène (DBO), un indice largement utilisé pour la qualité de l’eau. La carte ES.1 montre clairement que le statut de pays à revenu élevé ne confère pas d'immunité face aux problèmes de qualité de l'eau. Cela contredit ce que l’on pourrait supposer sur la base de l’hypothèse environnementale de la courbe de Kuznets, selon laquelle la pollution finira par décroître avec la prospérité. Non seulement la pollution ne diminue pas avec la croissance économique, mais la gamme de polluants tend à s’élargir avec la prospérité. Les États-Unis à eux seuls reçoivent des avis de rejet de plus de 1000 nouveaux produits chimiques dans l'environnement chaque année, soit environ trois nouveaux produits chimiques par jour. Il est difficile de faire face à une telle gamme croissante de risques, même dans les pays disposant de ressources importantes, et presque impossible dans les pays en développement.

Les résultats présentés dans ce rapport montrent l’importance de la qualité de l’eau dans divers secteurs et la manière dont ses impacts touchent presque tous les objectifs de développement durable. Les problèmes de quantité d'eau reçoivent beaucoup d'attention de la part des acteurs du développement, mais les impacts sur la qualité de l'eau peuvent être tout aussi importants, voire plus importants. Ce rapport décrit les résultats de nouvelles analyses révélant des impacts plus importants que ceux connus jusqu'à présent sur la santé, l'agriculture et l'environnement. Lorsque ces impacts sectoriels sont agrégés, ils expliquent un ralentissement important de la croissance économique. Les polluants bien connus, tels que les contaminants fécaux, ainsi que les nouveaux polluants, notamment les nutriments, les plastiques et les produits pharmaceutiques, constituent un défi de taille.



L'azote est essentiel pour la production agricole, mais il est également volatile et instable. Fréquemment, plus de la moitié des engrais azotés sont lessivés dans l’eau ou dans l’air. Dans l’eau, il peut en résulter une hypoxie et des zones mortes, problèmes qui résultent d’un manque d’oxygène dissous dans l’eau, qui peut prendre des siècles pour se rétablir. Dans l'air, il peut former de l'oxyde nitreux, un gaz à effet de serre 300 fois plus puissant pour capter la chaleur que le dioxyde de carbone. C’est pourquoi certains scientifiques pensent que le monde a peut-être déjà dépassé les limites planétaires sûres pour l’azote et que c’est la plus grande externalité du monde, dépassant même le carbone.

Bien que l'on sache que l'azote oxydé peut être mortel pour les nourrissons, ce rapport montre que ceux qui survivent à ses premières conséquences peuvent être marqués à vie, entravant leur croissance et leurs revenus plus tard. L’azote dans l’eau est responsable de l'affection fatale du syndrome du «bébé bleu», qui prive les enfants d’oxygène. Ce rapport constate que ceux qui survivent subissent des dommages à plus long terme tout au long de leur vie. Les nourrissons nés en Inde, au Vietnam et dans 33 pays d'Afrique exposés à des niveaux élevés de nitrates au cours des trois premières années de leur vie ont grandi plus rapidement qu'ils ne l'auraient fait autrement. Ce résultat est frappant pour trois raisons: premièrement, cela signifie que l'exposition aux nitrates pendant la petite enfance peut éliminer une grande partie du gain de taille (indicateur bien connu de la santé et de la productivité générales) observé au cours des cinquante dernières années; deuxièmement, cela suggère que les nitrates pourraient avoir des impacts similaires ou plus graves sur la hauteur et d'autres paramètres de développement que les coliformes fécaux; et enfin, les impacts se retrouvent même dans les zones géographiques où les niveaux de nitrates sont inférieurs aux niveaux présumés sûrs. (...)

Le sel, le contaminant le plus élémentaire qui sévit dans le monde depuis l'Antiquité, est en augmentation constante dans les sols et les plans d'eau. Ce rapport présente une nouvelle recherche qui documente l'ampleur de l'impact du sel sur la production agricole. Sumer, la civilisation qui nous a donné la roue, la charrue et le langage écrit, a également été le pionnier de l'agriculture irriguée. Cela a conduit à une accumulation de sels qui a détruit le potentiel agricole et a conduit au déclin final de la grande civilisation. Aujourd'hui, les eaux et les sols salins se répandent dans une grande partie du monde, en particulier dans les zones côtières de faible altitude, les zones arides irriguées et autour des zones urbaines, ce qui a un impact considérable sur les rendements agricoles. Ce rapport quantifie les effets sur les rendements et constate qu'ils diminuent presque linéairement avec les concentrations de sel dans l'eau. Globalement, il y a assez de nourriture perdue chaque année à cause de l'eau salée pour nourrir 170 millions de personnes, ou un pays de la taille du Bangladesh.

L'eau potable saline est nocive pour la santé humaine, en particulier dans les phases vulnérables du cycle de la vie - la petite enfance et la grossesse - compromettant le développement humain. Au Bangladesh, où l’eau saline est très répandue, elle est responsable de 20% de la mortalité infantile dans les zones côtières les plus touchées. Les femmes enceintes exposées à de fortes quantités de sel risquent davantage de faire une fausse couche et courent un plus grand risque de prééclampsie et d’hypertension gravidique. Mais une nouvelle recherche révèle des effets visibles, même dans les zones de salinité plus faible qu'au Bangladesh, où la mortalité fœtale a augmenté de 4% dans les régions salines. Lorsque les bébés exposés à des taux de salinité élevés survivent, ils présentent un risque plus élevé de complications pour la santé. Malgré cela, il n’existe pas de normes d’eau potable fondées sur la santé pour le sel.

Les polluants émergents tels que les microplastiques et les produits pharmaceutiques illustrent bien la nature complexe des problèmes de qualité de l’eau, à multiples facettes, sans solution immédiate ni évidente. L'utilité des plastiques et des produits pharmaceutiques est incommensurable, mais les sous-produits involontaires ont des conséquences étendues et difficiles à quantifier et à contenir. Les microplastiques, produits décomposés de biens de consommation, sacs en plastique et autres matériaux polymères, sont omniprésents dans le monde entier. Bien que l’ampleur du problème reste incertaine, certaines études l’ont détectée dans 80% des sources mondiales d’eau douce, 81% de l’eau du robinet municipale et même 93% des bouteilles d’eau. Bien que l’ingestion de microplastiques et de nanoplastiques puisse être nocive pour la santé humaine suscite de plus en plus d’inquiétudes, il existe encore peu d’informations sur les limites sûres. L'élimination des plastiques, une fois dans l'eau, est difficile et coûteuse. Les approches volontaires visant à réduire, réutiliser et recycler le plastique, bien que populaires, ne peuvent aller si loin et ne résoudront pas le problème sans la combinaison appropriée de réglementations et d'incitations. La prévention est donc essentielle, tout comme une meilleure compréhension de ces dangers et la nécessité de méthodes normalisées d'évaluation de l'exposition et des dangers.

Compte tenu de la gamme de contaminants, est-il possible de déterminer le coût économique total de la mauvaise qualité de l'eau pour l'activité économique? La multitude de contaminants, la complexité des mesures et l'incertitude des impacts laissent cette question sans réponse. Cependant, il est possible de donner une indication de la relation entre la qualité de l'eau en amont et l'activité économique en aval à l'aide de plusieurs ensembles de données récemment divisées sur l'activité économique sur l'activité économique, mesurées par le produit intérieur brut (PIB), la qualité de l'eau et d'autres paramètres pertinents. Les rejets de pollution en amont agissent comme un vent contraire qui ralentit la croissance économique dans les zones situées en aval, réduisant jusqu'à un tiers la croissance du PIB dans les régions situées en aval." 

Source : Banque mondiale, Damania R et al (2019), Quality unknown. The invisible water crisis, 122 p.

21/08/2019

Une rivière de tête de bassin en déficit d'espèces lentiques (Seddon et al 2019)

Une étude anglaise a recherché ce que pouvait être les "conditions de référence écologiques" d'une petite rivière de tête de bassin au 19e siècle, par des carottages sédimentaires et des études des anciens invertébrés. Elle trouve une plus grande diversité d'espèces voici 150 ans, mais surtout davantage d'espèces lentiques, habituées des eaux calmes ou stagnantes. La cause en serait des tracés jadis plus sinueux, moins incisés, avec des zones humides annexes avant drainage et calibrage. Il y aurait donc ici un déséquilibre en défaveur d'espèces lentiques aujourd'hui... soit le contraire de ce qui est souvent entendu dans les choix de rivière de tête de bassin, où certains se plaignent  des zones calmes de retenues et de canaux "pas naturels". En fait, la discontinuité latérale confirme dans cette étude son impact souvent plus marqué sur la biodiversité aquatique locale que la discontinuité longitudinale. Mais de toute façon, l'état d'une rivière au 19e siècle peut-il être une "référence" et un objectif alors que cet état était déjà modifié et que le vivant a évolué de manière continue pendant 3 millénaires? Cette "référence" supposée devrait-elle concerner tout le lit de la source à l'exutoire, ou doit-on accepter que les actions humaines changent des stations et des tronçons, donc que co-existent divers habitats à divers degrés d'anthropisation? On a besoin de débats sur ces questions, car les citoyens doivent trouver du sens à l'action publique et à ses coûts. 

A quoi ressemblaient les rivières et leurs populations biologiques dans le passé, quand il y avait moins d'interventions humaines? Peut-on faire de ce passé la "référence" d'un état à retrouver dans le futur? Avec ces questions à l'esprit, Emma Seddon et ses collègues ont analysé la rivière Hull, cours d'eau septentrional du Royaume-Uni situé en zone sédimentaire (calcaire). La rivière prend sa source près de la ville de Driffield, sa zone amont comprenant plusieurs petits affluents, dont Eastburn Beck, principal site d'étude de cette recherche. Les sols entourant Eastburn Beck sont principalement composées de terres agricoles arables et pastorales depuis les années 1850. Le système est considérée comme typique des rivières de bassin sédimentaire au Royaume-Uni, avec des concentrations élevées en nutriments et en oxygène, des eaux claires, des niveaux variables en fonction des saisons (débits élevés en hiver et étiages en automne).

Cette carte montre le tracé de la rivière Hull et son évolution entre le parcours ancien (pointillés), au milieu du XIXe siècle, et le parcours actuel (trait plein). Le recalibrage vers un tracé rectiligne (rectification) est l'évolution la plus manifeste.


Extrait de Seddon et al 2019, art cit.

Voici le résumé de la recherche des universitaires anglais :

"La définition des conditions de référence est un élément crucial pour quantifier l'étendue de la modification anthropique et pour identifier les objectifs de restauration dans les écosystèmes de rivière. Bien que les approches paléo-écologiques soient largement appliquées dans les lacs pour établir des conditions de référence, leur utilisation dans les écosystèmes lotiques reste limitée. 

Dans cette étude, nous examinons les scores de biodiversité et de biosurveillance macro-invertébrés contemporains, historiques (1930 et 1972) et paléo-écologiques à Eastburn Beck, un affluent en amont de la rivière Hull (Royaume-Uni), afin de déterminer si les approches paléo-écologiques peuvent être utilisées pour caractériser les conditions de référence d'un système lotique. Les échantillons paléo-écologiques comprenaient une plus grande diversité gamma (18 taxons) que les échantillons contemporains (8 taxons), des échantillons prélevés en 1972 (11 taxons) et en 1930 (8 taxons). Les échantillons paléo-écologiques comprenaient davantage de communautés différentes de Gastropodes, Trichoptères et Coléoptères (GTC) sur le plan taxonomique par rapport à des échantillons contemporains et historiques (1930 et 1972). Les résultats des indices de biosurveillance utilisant la communauté GTC ont indiqué que le paléochenal avait (a) une qualité biologique similaire pour les invertébrés, (b) un régime d'écoulement moins énergétique et (c) une augmentation des dépôts de sédiments fins par rapport au chenal contemporain. 

Les résultats montrent clairement que les données paléo-écologiques peuvent fournir une méthode appropriée pour caractériser les conditions de référence des habitats lotiques. Cependant, il est important de reconnaître que les données fauniques provenant des gisements de paléochenaux fournissent un 'instantané' à court terme des conditions dans le fleuve immédiatement avant son isolement hydrologique. Les activités de restauration des rivières devraient donc s’appuyer sur de multiples sources de données, y compris des informations paléo-écologiques lorsque cela est possible, pour caractériser une gamme de conditions de référence reflétant la nature hautement dynamique des écosystèmes lotiques."

Les échantillons paléo-écologiques de restes d'invertébrés pré-fossiles ont été obtenus via la collecte de quatre carottes de sédiments provenant de paléo-chenaux identifiés sur les cartes d'arpentage de 1849, chenaux qui étaient alors toujours présents dans la plaine d'inondation adjacente du ruisseau.

Ce graphique montre les "boites à moustaches" de la répartition de la richesse en Gastropodes, Trichoptères et Coléoptères à différentes époques (à noter qu'on ne peut pas garantir à plus de 95% une perte brute de richesse taxonomique).


Extrait de Seddon et al 2019, art cit.

Sur l'évolution de la composition, les chercheurs notent plus précisément :

"À l'échelle gamma (paysage), la diversité des macro-invertébrés était nettement plus élevée dans les échantillons paléo-écologiques fluviaux que dans les échantillons contemporains. Les différences de diversité gamma ont probablement été provoquées par d'importantes modifications de l'habitat dans les eaux d'amont de la rivière Hull au 19e siècle, résultant du recalibrage du lit de la rivière et donc de l'isolement du paléochenal. Les eaux amont précédemment sinueuses ont été remblayées et canalisées pendant les années 1850, créant un chenal de lit de gravier en grande partie uniforme, droit et surincisé (à 2 m sous la plaine inondable) pendant la majeure partie de son cours (Environment Agency  2003). La modification de l'habitat dans les sources des cours d'eau du Royaume-Uni s'est traduite par des conditions d'écoulement plus homogènes (débit rapide), la déconnexion du principal chenal de la plaine inondable, la perte de la plupart des habitats de retenue et une réduction de la complexité de l'habitat (Collins et al 2011).

Du fait de la simplification de l'habitat, la communauté macro-invertébrée contemporaine était presque exclusivement composée de taxa rhéophes, adaptés aux grandes vitesses d'écoulement, alors que la communauté paléo-écologique contenait un mélange de taxons adaptés aux faibles vitesses à faible énergie (limnophile) et forte énergie d'écoulement (rhéophiles). En outre, l'examen de la carte topographique de 1849 indiquait que les zones humides riveraines, qui existaient auparavant, ont été perdues du fait de la réduction de la connectivité hydrologique entre la rivière et la plaine inondable, conséquence directe de la gestion du chenal et du drainage des terres."

Discussion 
Cette étude permet d'observer qu'a contrario de la tendance française à considérer systématiquement les espèces d'eaux vives (lotiques) comme la référence des rivières de têtes de bassin, c'est aussi bien le déficit d'espèce d'eaux calmes ou stagnantes (lentiques) qui peut caractériser l'évolution biologique sur 150 ans, quand elle est analysée sérieusement. Ce déficit provient de la discontinuité latérale ayant entraîné la disparition des annexes hydrauliques du lit principal, les débordements du lit majeur lors des crues et les zones humides. Nous sommes donc loin en ce cas des priorités de programmes et de financements assez simplistes qui ont insisté pour l'essentiel depuis 10 ans sur la nécessité de restaurer des cours lotiques en traitant la continuité longitudinale en priorité. A dire vrai, la cause de cette déviation des politiques françaises de morphologie de rivière a un suspect bien connu : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truite, ombre, saumon) qui s'intéressent presque exclusivement aux conditions optimales de certaines espèces de poissons, et qui exigent des choix prioritaires sur celles-ci. Parfois au détriment d'autres habitats (retenues, biefs, zones humide latérales) qui se sont installés sur la rivière au fil de l'histoire, offrant des fonctionnalités plus adaptées aux espèces lentiques. Il conviendrait aussi d'examiner en détail sur quelle "référence" un indice de qualité comme l'I2M2 a été étalonné.

Mais à dire vrai, et sur le fond de cette étude, on ne se satisfera pas pour autant de la démarche d'Emma Seddon et ses collègues. Car la question venant immédiatement à l'esprit en lisant leur travail est : pourquoi considérer que l'état de l'eau et du vivant au 19e siècle serait une "référence" pour l'action humaine au 21e siècle?

Des chercheurs ont montré que sur des cours d'eau à faible énergie, les profils des berges et des lits ont en réalité changé de manière continue pendant au moins 3000 ans, et que le style méandriforme de la fin du Moyen Âe est déjà le résultat d'action anthropique et d'évolution naturelle post-glaciaire (Lespez et al 2015, Brown et al 2018). Cette dimension perpétuellement dynamique du vivent, dont on ne voit pas pourquoi elle s'arrêterait au cours de ce siècle et dans ceux à venir, pose donc de manière plus radicale et fondamentale la question de la rigueur scientifique de l'idée d'un état de référence (Bouleau et Pont 2014, 2015), mais aussi la question des préjugés davantage politiques que scientifiques concourant à élaborer des politiques publiques et des bilans de ces politiques publiques (par exemple Depoilly et Dufour 2015, Dufour et al 2017), bilan dont la rigueur est loin d'être au rendez-vous (Morandi et al 2014).

Autre question posée : pourquoi une rivière devrait-elle être reproduite à l'identique d'un modèle du 19e siècle sur tout son cours, alors que l'on peut très bien avoir des stations et tronçons préservés d'actions récentes et/ou renaturés (s'il y a  demande sociale ou services rendus), d'autres qui sont anthropisés à divers degrés, l'ensemble présentant a priori une diversité intéressante de peuplements, de fonctions, de styles fluviaux et de paysages?

Ces questions ne sont pas posées aujourd'hui dans la politique des rivières, où l'on préfère répéter des mantras assez simplistes venant de décideurs et financeurs publics. On les posera pourtant encore et toujours, car les riverains doivent comprendre et valider le sens des options qui leur sont proposées, en particulier quand les options impliquent des coûts et des contraintes.

Référence : Seddon E et al (2019), The use of palaeoecological and contemporary macroinvertebrate community data to characterize riverine reference conditions, River Res Applic. doi.org/10.1002/rra.3490

A lire sur ce thème
Les effets complexes d'un étang sur la qualité de l'eau et les invertébrés en tête de bassin (Four et al 2019) 
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Effets des petits ouvrages sur les habitats et les invertébrés (Mbaka et Mwaniki 2015)
Davantage de richesse taxonomique chez les invertébrés aquatiques depuis 30 ans (Van Looy et al 2016)
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19/08/2019

L'avenir des sécheresses et de la gestion de l'eau au 21e siècle (Wan et al 2018)

L'actualité du printemps et de l'été 2019 nous le rappelle encore: les sécheresses sévères entraînent des dommages socio-économiques importants par réduction de l'approvisionnement en eau, mauvaises récoltes, production d'électricité réduite, mortalités piscicoles et nombreuses autres perturbations. Huit scientifiques ont fait tourner des modèles climatiques et hydrologiques pour analyser la possible évolution des sécheresses au 21e siècle, en distinguant la sécheresse météorologique (défaut de précipitations), la sécheresse agricole (sols secs), la sécheresse hydrologique (baisse des nappes et débits). Leur travail (encore provisoire car les modèles doivent s'améliorer) montre que les épisodes de sécheresses devraient globalement s'aggraver dans la plupart des régions du monde, surtout aux latitudes moyennes. Plus on émet de gaz à effet de serre, plus l'impact sera fort: la prévention par transition énergétique est donc déjà une première nécessité. Les auteurs montrent aussi que l'on peut conjurer les sécheresses agricoles, mais au risque d'aggraver les sécheresses hydrologiques si l'usage de l'eau est localement excessif, notamment pour l'irrigation. Il devient indispensable d'avoir une vue précise de la ressource en eau de chaque bassin et de ses connexions à l'aval, tant pour les besoins de la société que pour la préservation des milieux aquatiques. En ce domaine qui relève de la sécurité des humains et de la survie de nombreuses espèces, le dogmatisme ne saurait être de mise. Notamment sur la question des barrages et retenues, otage de postures trop souvent radicales.   


Un épisode de sécheresse a généralement pour origine un déficit en précipitations (ou une augmentation de l'évapotranspiration) sur une longue période (sécheresses météorologiques), ce qui entraîne une réduction de l'infiltration et de l'humidité du sol (sécheresses agricoles) et, par conséquent, une réduction du ruissellement direct, des écoulements souterrains et des débits (sécheresses hydrologiques). Cette traduction d’une condition météorologique anormale en une sécheresse agricole et / ou hydrologique est définie en recherche comme une "propagation de la sécheresse". Elle implique des processus météorologiques et hydrologiques non linéaires : interactions entre déficits de précipitations, dynamique de la végétation, évapotranspiration excessive, dynamique des écoulements, activités humaines.

La majorité des études récentes attribuent au changement climatique une tendance croissante aux sécheresses météorologiques, agricoles comme hydrologiques.

Wenhua Wan et 7 collègues ont testé le couplage entre des modèles climatiques et des modèles hydrologiques pour analyser l'évolution possible de ces sécheresses au cours du 21e siècle, cela à l'échelle globale. Ils préviennent que ce travail reste préliminaire et indicatif en raison de la complexité des interactions, notamment dans les modèles hydrologiques et dans le couplage aux projections des activités humaines.

Voici le résumé de la recherche par les auteurs :
"Cette étude examine les effets du changement climatique et de la gestion de l'eau, y compris l'irrigation agricole, les prélèvements d'eau et la régulation des réservoirs, sur les futures sécheresses météorologiques, agricoles et hydrologiques, et leurs connexions. L'analyse est basée sur les simulations de quatre modèles hydrologiques globaux forcés avec les projections de cinq modèles climatiques globaux pour la période historique 1971-2000 et la période future 2070-2099, avec et sans gestion de l'eau. Trois indices de sécheresse unifiés, l’indice normalisé de précipitation, l’indice normalisé d’humidité du sol et l’indice normalisé de débit, sont adoptés pour représenter respectivement les sécheresses météorologiques, agricoles et hydrologiques. 
L'analyse suggère que les changements de la sécheresse pour cause climatique se renforcent, mais dans des directions différentes pour les trois types de sécheresse, tandis que les changements induits par la gestion de l'eau dans les sécheresses agricoles et hydrologiques sont plus cohérents dans l'espace et les simulations. Globalement, les activités de gestion de l’eau réduisent la durée et l’intensité des sécheresses agricoles d’un ordre de grandeur environ, tout en augmentant celles des sécheresses hydrologiques jusqu’à 50%. Une analyse à l'échelle du bassin révèle que plus l'intensité de l'irrigation est élevée, plus les changements dus à la sécheresse induits par la gestion de l'eau seront importants. En raison des activités de gestion de l'eau dans certaines régions, les périodes de retour de sécheresses agricoles extrêmes (en termes de gravité) peuvent passer de 100 à 300 ans, voire plus, alors que des sécheresses hydrologiques typiques d'une durée de 100 ans sont susceptibles de se produire plus souvent dans les régions situées en latitudes 25°N–40°N et 15°S–50°S. 
Cette étude fournit une vision globale de la modification de la sécheresse dans l'Anthropocène, ce qui contribuera à améliorer les stratégies d'adaptation aux futures sécheresses."

Dans le détail, la projection confirme une aggravation des sécheresses dans la plupart des régions (dont la France), cela de manière d'autant plus marquée que les émissions de carbone augmentent (les RCP 2,6 et 8,5 désignent des hypothèses de forçages radiatifs par effet de serre de 2,6 et 8,5 W/m2 en 2100):
"Bien qu'en moyenne, les précipitations à l'échelle mondiale soient plus importantes au siècle prochain, cependant, en raison de la répartition inégale spatio-temporelle des précipitations et des influences humaines, les trois types de sécheresse s'intensifient, en particulier dans les régions peuplées. Comparativement, les changements dans la structure de la sécheresse sont beaucoup plus importants pour le RCP8.5 que pour le RCP2.6, ce qui peut être attribué à l'inégalité croissante des précipitations, accompagnée d'une température plus élevée et de taux d'évaporation plus élevés."
Ce tableau donne les tendances de la durée, intensité et sévérité des trois types de sécheresse, pour les 2 hypothèses d'émissions carbone. Les valeurs sont en pourcentages. La colonne Nat-hist/hist indique comment l'effet climatique seul augmente les effets des sécheresses par rapport à la situation de fin de 20e siècle. La colonne Hum-nat/nat indique comment la poursuite de la gestion actuelle de l'eau seule augmente (ou baisse) les effets des sécheresses par rapport à une situation où nous stopperions des prélèvements à leur niveau actuel.

Extrait de Wan et al 2018, art cit, cliquer pour agrandir. 

On doit ainsi s'attendre à une hausse de sévérité des sécheresses hydrologiques comprise entre 57 et 140% du seul fait du changement climatique. Mais la poursuite à l'identique des modes de gestion de l'eau peut encore aggraver cette sécheresse hydrologique, même si elle limite la sécheresse agricole.

Cette carte montre l'exemple de l'évolution des intensités de sécheresses agricoles et hydrologiques, selon les deux scénarios 2.6 et 8.5, avec ou sans évolution de la gestion humaine de l'eau.

Extrait de Wan et al 2018, art cit, cliquer pour agrandir. 

Les scientifiques observent : "Les effets de la gestion de l'eau sur les sécheresses agricoles et hydrologiques sont toutefois cohérents entre les RCP. Dans l'ensemble, les activités de gestion de l'eau permettront d'atténuer les caractéristiques de la sécheresse agricole, en particulier dans les régions intensément irriguées. Cependant, ces changements dus à la gestion de l'eau sont bien moins importants que les changements induits par le climat, mais atteignent un niveau de consensus plus élevé au sein des projections des modèles. En revanche, les changements induits par la gestion de l'eau dans les sécheresses hydrologiques peuvent être soit un allégement lorsque la demande d'irrigation est relativement faible, soit une intensification lorsque la demande en eau d'irrigation est élevée. En outre, ces changements induits par la gestion de l'eau dans les sécheresses hydrologiques peuvent être comparables aux changements induits par le climat. L'analyse des sécheresses extrêmes basée sur le concept de fréquence de sécheresse suggère que la gestion de l'eau conduira à des sécheresses agricoles extrêmes moins fréquentes, mais à des sécheresses hydrologiques plus fréquentes dans le monde."

Les auteurs concluent à la nécessité d'un partage des eaux fondés sur de bonnes anticipations :
"Cette étude souligne l’importance des activités de gestion de l’eau dans le contexte des changements climatiques futurs, en plus de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. L'évolution spatio-temporelle et la propagation des sécheresses ont souvent un impact important sur les systèmes intégrés d'eau, d'énergie et d'alimentation. Par exemple, l'atténuation des sécheresses agricoles (eg via le détournement de l'eau des canaux ou des réservoirs en amont) peut être bénéfique pour la sécurité alimentaire, mais entraîner une réduction du débit des rivières en aval, mettant ainsi en péril la sécurité de l'énergie et de l'eau. L'évolution et la propagation des sécheresses peuvent également franchir les frontières des pays et des régions, entraînant ainsi des conséquences politiques. Par exemple, la demande excessive en eau dans les pays en amont peut déclencher des sécheresses hydrologiques dans les pays en aval. En effet, non seulement le changement climatique, mais les activités de gestion de l’eau affecteront fondamentalement les caractéristiques et l’évolution des futures sécheresses météorologiques, agricoles et hydrologiques, qui auront de profondes influences socio-économiques et politiques. Par conséquent, nous recommandons que des stratégies de gestion de l'eau appropriées soient prises en compte dans la modélisation de la gestion de la sécheresse et de l'atténuation de ses effets."
Discussion
Le partage des eaux entre les activités humaines, mais aussi entre le besoin humain et celui des milieux aquatiques naturels, est déjà un enjeu majeur et cette tendance devrait s'accentuer dans le siècle à mesure que s'installe une plus forte incertitude climatique. Pour être résilientes, nos sociétés devront être capables d'affronter des amplitudes thermiques et hydrologiques incluant des épisodes extrêmes. S'il reste une première approximation globale par modèles à améliorer, le travail de Wenhua Wan et de ses collèges a le mérite de montrer que la sécheresse agricole et la sécheresse hydrologique doivent être pensées ensemble. Leur étude suggère aussi in fine que la baisse des émissions de gaz à effet de serre par hausse des productions d'origine renouvelable non carbonée reste la première urgence du moment : un scénario à fort émission de gaz à effet de serre (RCP 8.5) produirait des effets nettement plus difficiles à gérer.

Dans une campagne contre la construction de barrages et retenues, France Nature Environnement a présenté ainsi ce travail de Wan et al : "Une étude publiée en 20181 dans le Journal of Geophysical Research montre que ces aménagements humains pourraient certes réduire la sécheresse agricole de 10 % mais conduiront à une augmentation de l’intensité des sécheresses sur l'ensemble du bassin à hauteur de... 50 %." (site FNE, version consultable du 17/08/2019)

Comme on le voit, la lecture attentive de la référence citée par FNE ne raconte pas tout à fait la même histoire. Une baisse d'un ordre de grandeur (un facteur 10) n'est pas une baisse de 10% : l'étude de Wan et al confirme bien l'efficacité possible de la lutte contre les sécheresses agricoles. Les sécheresses induites par le changement climatique seul seront de toute façon plus marquées, donc se pose d'une manière ou d'une autre la question de nos choix de gestion et d'abord de la prévention des émissions carbone. Savoir si la gestion humaine de l'eau aggravera les sécheresses hydrologiques reste une question ouverte et largement liée à l'intensité locale des besoins en irrigation. Enfin, cette recherche est muette sur la question des barrages de retenues et de leur répartition optimale dans un bassin versant : retenir toute l'eau à l'amont aurait forcément des effets négatifs à l'aval, mais répartir des retenues sur le bassin peut être plus intéressant. Au demeurant, c'était le cas en France jadis, les cartes anciennes montrant un grand nombre de petites retenues présentes dans toutes les vallées, certainement à but premier piscicole, mais aussi avec des effets probables de réserve d'eau. Bien entendu, du fait de sa consommation d'eau et de la hausse attendue du coût de cette eau, le modèle agricole est le premier concerné par une réflexion sur l'avenir des usages. C'est aussi le cas du tourisme continental en été, les rivières et plans d'eau voyant de fortes affluences.

L'INRA et Irstea ont publié en 2016 une expertise collégiale sur l'effet cumulé des retenues. Les chercheurs français y soulignaient le besoin de connaissance, car les modèles hydrologiques ne sont pas toujours convergents et les données empiriques sont encore rares. De plus, la gestion future de l'eau se fera bassin par bassin en fonction des données fines sur l'eau, les sols, la végétation, les besoins humains, les écosystèmes aquatiques et, dans le cas particulier des retenues, leur nature exacte (retenues collinaires, grands barrages réservoirs, plans d'eau déconnectés du lit mineur, plans d'eau sur lit mineur). L'hypothèse d'une meilleure recharge des nappes par restauration de zones humides est aussi à envisager par bassin : l'idée est bonne, mais elle dépend de l'incision des lits mineurs, de la dynamique de crue, de la disponibilité du foncier en lit majeur, du taux réel de recherche des nappes... toutes choses qui sont à étudier avant d'y voir une solution fiable et à échelle des besoins.  On ne peut donc pas accepter que les uns ou les autres mettent en avant "la science" sur la question de la construction future des retenues, car nous n'avons pas en réalité d'assertion scientifique forte sur le bilan coût-bénéfice.  Pour les retenues qui existent déjà, on peut douter de l'intérêt de les détruire dans une période aussi incertaine sur l'avenir hydrique, climatique et énergétique de nos sociétés. Hélas, l'Etat français a pour le moment choisi cette option au nom de la "continuité écologique".

Certains ne jurent que par les solutions fondées sur la nature, d'autres réclament des constructions de barrages partout où un besoin est exprimé. La solution ne sera probablement pas unique ni systématique, elle devra être fondée sur des faits et des preuves, des expérimentations avec des évaluations précises, des concertations locales visant à construire des compromis.  Il nous faut surtout éviter des postures de principe confinant au dogmatisme et des choix mal informés ne tenant pas compte de l'ensemble des attentes sociales sur l'eau.

Référence : Wan W et al (2018), A holistic view of water management impacts on future droughts: A global multimodel analysis, JGR Atmosphere, 123, 11, 5947-5972

Illustration en haut : Lit de la rivière Doubs complètement asséché, fin octobre 2018. Maisons-du-Bois-Lièvremont. CC Espirat

18/08/2019

La plus ancienne représentation graphique connue d'un moulin à eau

C'est dans les catacombes paléochrétiennes de Rome que l'on trouve la première représentation connue d'une roue à aube de moulin à eau, sur une fresque murale du Coemeterium Maius. Explications.



Cette image est une photographie de fresque murale du Coemeterium Maius (catacombe majeure), située le long de la Via Nomentana, dans le quartier moderne de Trieste. Cette catacombe a été bâtie vers le milieu du 3e siècle de notre ère. Divers peuples de l'Antiquité enterraient déjà leurs défunts dans des souterrains, mais les premiers Chrétiens créèrent des cimetières à hypogée plus complexes et plus vastes. Leurs peintures, mosaïques, sculptures reflètent des récits religieux et parfois des scènes de la vie ordinaire.

C'est à l'historien et archéologue suédois Örjan Wikander, spécialiste des technologies anciennes de l'eau, que l'on doit d'avoir identifié cette fresque du Coemeterium Maius comme la plus ancienne représentation graphique actuellement connue d'une roue de moulin (Wikander 1980; Wikander 1985; voir aussi Reynolds 1983).

L'origine exacte des moulins à eau reste encore débattue. Des descriptions anciennes du 3e et du 2e siècles avant notre ère mentionnent des roues que la plupart des historiens des techniques considèrent comme des noria (outil pour élever l'eau d'un point bas) plutôt que des moulins. Il paraît néanmoins probable que de premières utilisations énergétiques de roues virent localement le jour dans cette période, en Asie mineure et au Proche Orient, dans le sillage des nombreuses expérimentations de la mécanique de l'ère hellénistique. Strabon puis Vitruve et Pline décrivent explicitement le moulin à eau au tournant de notre ère, tant en roue horizontale que verticale. A partir de l'empire romain, qui l'utilisa dans ses zones rurales (voir exemple de Barbegal), le moulin à eau se répandit en Occident.  Le moulin à eau représente la première machine de production pouvant être mue automatiquement sans nécessiter de force humaine ou animale. C'est une étape majeure de l'histoire des techniques, et une exceptionnelle continuité historique puisque des moulins sont encore en usage de nos jours.

Source image : Archives pontificales, commission pour l'archéologie sacrée, STO - Mag, D, 98

17/08/2019

Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel (Sajaloli 2019)

Le 6e colloque international du Groupe d'histoire des zones humides s'était tenu en Morvan et ses actes viennent d'être publiés. Dans leur conclusion, le président du GHZH Bertrand Sajaloli livre de très intéressantes réflexions sur le caractère hybride de la nature, que révèlent de plus en plus clairement les progrès en histoire et archéologie de l'environnement. L'universitaire revient de manière critique sur certains choix faits en matière de continuité écologique, avec une cécité initiale au patrimoine culturel et aux dynamiques historiques de l'environnement modifié par l'homme. Il souhaite une démarche plus participative, associant les riverains à la construction dynamique du paysage, ce lieu où nature et société fusionnent.  


Bertrand Sajaloli (Université d’Orléans, Laboratoire EA 1210 CEDETE) dirige le Groupe d'histoire des zones humides, fondé en 2003 par des historiens, des géographes, des juristes et des environnementalistes. Le GHZH a tenu son 6e colloque international dans le Morvan, et ses actes viennent d'être publiés par la revue Bourgogne-Franche-Comté Nature. Nous publions ci-après quelques extraits de la conclusion du colloque par Bertrand Sajaloli. L'universitaire y revient sur les controverses de la continuité écologique, qu'il replace dans le contexte des paradigmes en compétition de la nature : y a-t-il une nature originelle qui aurait été perturbée par l'humain, dont nous devrions retrouver les propriétés, ou une nature co-construite par l'humain, dont nous devons accepter le caractère hybride? L'histoire et l'archéologie de l'environnement montrent pour leur part que l'évolution des bassins fluviaux, notamment des zones humides, est inséparable de l'action humaine.

Extraits

Patrimoine écologique versus patrimoine archéologique, écouler l'eau et dissoudre le temps des hommes?
L'articulation entre patrimoine naturel et patrimoine culturel fournit aussi de belles perspectives de réflexion que la table-ronde a notamment évoquées en abordant la restauration de la continuité écologique des cours d'eau et des milieux aquatiques préconisée par l'Union Européenne dans la Directive Cadre sur !'Eau (DCE)  en 2000 et reprise par la France dans la Loi sur l'Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) de 2006. S'y confrontent, parfois violemment, deux systèmes de valeur dissemblables et inconciliables, la défense de la nature et la possibilité pour les espèces et les sédiments de migrer librement d'une part, la défense du patrimoine historique lié aux aménage­ments fluviaux (gués, moulins, miroirs d'eau, écluses...) dont certains, pluriséculaires, déterminent de riches écosystèmes, d'autre part. La LEMA de 2006 et la loi Grenelle 2 de 2010 (Trame verte et bleue) accordent une place importante à l'hydromorphologie et notamment à la continuité écologique afin d'assurer le bon transport des sédiments (charge solide) et la circulation amont-aval des poissons ainsi que la connectivité des milieux. Cette continuité préconise l'effacement ou l'aménagement des «obstacles à l'écoulement» en lit mineur (continuité longitudinale) ou en berge (continuité latérale) . Selon le référentiel des obstacles à l'écoulement, il en existe à ce jour plus de 97 000 qu'il s'agirait de supprimer sur une période courte (2013-2018). Outre les contestations inhérentes au bien-fondé écologique de l'effacement de ces ouvrages, beaucoup de conflits naissent de la non prise en compte de leur valeur archéologique et paysagère alors même que certains sont protégés au titre des Monuments historiques. Dès lors, les débats s'engagent sur les modalités d'arbitrage entre ces deux types de patrimoine.

Les premières relèvent de la concertation et de la diffusion des informations. Il s'agit que les gestionnaires archéologiques du territoire (DRAC, INRAP... ) s' engagent en amont dans les SDAGE et les SAGE afin de réaliser des inventaires patrimoniaux et d'envi­sager des opérations préventives. Il s'agit également de favoriser des rapprochements entre l'AFB (Agence Française de la Biodiversité) et les DREAL (Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), en charge de la continuité écologique, avec les DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), en charge du patrimoine historique• La vigueur des conflits et parfois l'aberration des décisions prises, tient en effet à l'absence de transversalité dans l'analyse des territoires de l'eau et plus encore à celle d'instances où des sensibilités différentes peuvent s'exprimer. De même, l'échelle locale, qui seule permet de hiérarchiser les différentes valeurs patrimoniales des obstacles à effacer, doit prendre le pas sur l'échelle nationale où des impératifs administratifs ou doctrinaires monothématiques sont avancés.

Mais ceci ne résout pas toutes les situations! Restaurer la continuité écologique, c'est accélérer l'écoulement et donc menacer, par abaissement des niveaux d'eau, bon nombre de marais adjacents et leurs vestiges archéologiques comme le souligne Annick Ribhard (2009), notamment au sujet de Clairvaux et de Chalain (Arbogast & Richard, 2014). Effacer un barrage, comme celui du Port Mort sur la Seine en amont de Rouencomme l'évoque Philippe Fajon, c'est aussi supprimer ce que l'ouvrage hydraulique a laissé dans le paysage environnant, et notamment les systèmes parcellaires sur les deux rives. Enfin, abattre un ouvrage sur une petite rivière, c'est encore éradiquer des espèces liées aux eaux calmes d'amont comme la très belle libellule dite la Naïade aux yeux rouges. Franck Faucher oppose quant à lui, la protection des espèces d'eau courante, plus rares, menacées et patrimonialisées, aux espèces d'eau stagnante, plus banales et répandues, mais ceci doit-il être systématique alors même que dans la Creuse, par exemple, des barrages construits dans les années 1930 ne sont pas concernés par la DCE car ils produisent de l'électricité ? Yves Billaud (Ministère de la Culture, laboratoire Archéologie et archéométrie) pose dès lors la question de la finalité de la gestion, de l'impossible recherche de l'état de référence, prétendu initial et supposé antérieur à l'occupation humaine  (Magny et al., 2015). Philippe Fajon rajoute celle du choix territorial et de la trajectoire paysagère effectué à propos du marais Vernier où l'édiction d'un nouveau règlement de l'eau modifiera usages et paysages (Fajon, 2011). Sachant que plus de 1 700 personnes vivent dans cet ancien méandre de la Seine, combien de courtils faut-il garder : quelques-uns afin de montrer comment le système maraîcher fonctionnait, ou alors faut-il muséographier tout le paysage ? Ces interrogations nécessitent de s'ouvrir aux autres disciplines mais les naturalistes  sont alors désarmés  car  les études archéologiques et géohistoriques des zones humides, notamment des plus petites, sont rares et manquantes. L'approche culturelle des lieux d'eau apparaît bien sous-investie! Et avec elle, la question de la place de l'homme dans ces milieux: parce que les densités humaines y sont souvent moins importantes aujourd'hui qu'hier, parce que les usages y sont à la fois moins nombreux et moins vitaux, il faudrait alors, pour reprendre les mots de Marie-Christine Marinval, effacer les marais, détruire les vestiges archéologiques, noyer toute trace d'intervention anthropique? Quel est ce nouveau mythe de l'eau qui coule? Quelles représentations inconscientes masque-t-il?

Enjeux naturalistes versus enjeux culturels : des limites floues pour des milieux hybrides?
Cesser d'opposer patrimoine naturel et patrimoine culturel, de dramatiser le choix entre telle ou telle espèce protégée et tel autre vestige archéologique inscrit, se résout en partie en dépassant la vision duale, binaire du couple nature-culture. Christine Dodelin (Conservatrice de la Réserve naturelle régionale des Tourbières du Morvan) s'étonne en effet que l'on scinde ces enjeux et dénonce le caractère artificiel, flou des limites entre ces deux patrimoines. Évoquant la moule perlière,  bivalve  d'eau douce,  espèce phare du Morvan, qui vit 100 ans au fond des sédiments  des rivières et ne se déplace pas, sauf par le biais des Salmonidés descendant et montant les cours d'eau, qui a besoin d'une eau d'extrême qualité pour se reproduire, Christine Dodelin souligne comment cette espèce extraordinaire est un formidable marqueur de l'histoire séculaire du bassin­ versant, de la manière  dont  on l'a  aménagé,  de celle dont on y  vit  actuellement. Il n'y a donc pas  d'antagonismes systématiques  entre  la chronique  des hommes et celle de la biodiversité : la nature  est un  construit  historique,  une œuvre  sociale  ; inversement, la biodiversité est un problème de société dont doivent s'emparer les historiens, les anthropologues, les géographes et les sociologues. Dès lors, pourquoi ne pas davantage s'appuyer sur la vie quotidienne des habitants, des usagers, des riverains? Sur leurs perceptions et représentations, sur leurs pratiques du territoire et raisonner en termes de services rendus et d'attentes en biens de nature? Il  s'agit  de confronter,  par exemple, les valeurs d'une retenue d'eau d' amont (biodiversité, économie de loisir, agrément paysager, importance des vestiges archéologiques... ) à celles que provoqueraient sa disparition (fin de la déstabilisation des berges que le piégeage des  sédiments  suscite en aval, retour des espèces d'eau courante... ). Quelles fonctionnalités sont mobilisées dans ce choix? Comment se répètent-elles sur le linéaire du chevelu hydrographique?

L'expérience du Parc naturel régional du Morvan engagé depuis six ans dans la restau­ration de la continuité écologique révèle un grand choix des possibles et des modalités d'intervention, après concertation. Les ouvrages à enjeux historiques et patrimoniaux forts ont été laissés, d'autres abaissés, d'autres équipés de passes à poissons, d'autres enfin supprimés en accord avec leur propriétaire. Le bruit de la chute d'eau, la présence de truites, le spectacle d'une surface étale ou au contraire d'un débit rapide... sont sou­vent apparus décisifs, comme éteindre les controverses (Barraud & Germaine, 2017) par le dialogue et le jeu des acteurs de terrain!

Dans cette approche participative, le paysage, par son caractère intégrateur, parce qu'il reflète les interactions entre l'évolution des milieux naturels et celle des interventions anthropiques, parce qu'enfin il détermine des cadres de vie autour desquels se nouent le bien-être et l'identité des habitants, fournit un cadre de réflexion idoine et fédérateur. (…)

Le paysage facilite également le glissement d'une conception linéaire des impacts de l'humain sur la nature vers une approche plus novatrice liée à son hybridité. li s'agit en effet de cesser de raisonner en termes de gradients de naturalité ou d'artificialité qui, par des étapes repérables et donc rectifiables par des mesures de gestion, assureraient le passage d'une nature naturelle, vierge de toute empreinte anthropique, à une nature artificielle, voire à une absence de tout élément biologique ! Appréhender les milieux naturels comme des milieux hybrides, comme le suggère Laurent Lespez (Dufour & Lespez, 2019), c'est leur reconnaître des propriétés et des caractéristiques spécifiques, uniques, fruit d'un rapport singulier entre les temps longs et courts de l'histoire des sociétés et de celle de la nature. Le bocage, construction on ne peut plus anthropique dotée d'une biodiversité singulière, fournit un bel exemple de la pertinence de ce concept d'hybridité. La biodiversité ne répond donc à aucun gradient d'artificialité des milieux comme le souligne Patrice Notteghem mais à une qualité des rapports dialectiques entre sociétés et écosystèmes, d'où la notion de culturalité écologique.



Commentaire
Depuis quarante ans, les politiques publiques des sociétés industrielles sont saisies par la question écologique, avec de grandes lois ayant émergé à partir des années 1970 et s'étant renforcées depuis. Ces politiques publiques s'inspirent des savoirs positifs et des expériences de terrain.

Mais l'objet "nature" ou "environnement" est complexe, et les savoirs sont multiples. De plus, ces savoirs évoluent. Des écosystèmes que l'on croyait jadis des expressions d'une "naturalité sans l'homme" se révèlent en fait issus en partie d'interventions humaines. L'histoire et l'archéologie des zones humides révèlent cet entralecement, que l'on nomme le caractère hybride de la nature. Il en va de même pour d'autres milieux (rivières, forêts).

Du même coup, cela interroge aussi nos actions contemporaines et ce à partir de quoi nous devrions juger ces actions.

La création d'une retenue va par exemple noyer des micro-habitats en place sur sa superficie, et représentera donc une perte nette de biodiversité locale lors de sa création. Mais au fil du temps, la retenue va elle-même devenir un habitat pour d'autres espèces et en dernier ressort, elle ne sera pas éternelle, laissant place à d'autres milieux plus tard. Dans cette dynamique sans fin, doit-on et de toute façon peut-on "geler" un état présent du vivant? Doit-on faire une stricte comptabilité des espèces et vouloir "ne rien perdre", "ne rien changer", quand la nature elle-même montre le spectacle de gains et de pertes tout au long de son évolution? Et quand un choix avantage une espèce menacée mais désavantage une autre espèce menacée, ce qui devient finalement courant à mesure que les données s'enrichissent et que des lois protègent un plus grand nombre de ces espèces, comment affronte-t-on ces choix cornéliens? Parmi les humains - puisque nous parlons toujours en dernier ressort de décisions humaines -, qui fera le choix de l'état de la nature au sein des différentes trajectoires possibles, par quelle légitimité sociale et politique? Ces questions n'ont aucune réponse simple, mais elles se posent déjà et se poseront de plus en plus. Avec l'Anthopocène vient la conscience que l'humain instaure sans cesse de nouveaux états de la nature. On notera que ces questions concernent aussi bien le patrimoine bâti qui évolue lui aussi au fil du temps.

La continuité écologique en long se révèle un cas d'école de ces débats. Sa mise en oeuvre s'est révélée particulièrement conflictuelle en France (en large part pour des raisons d'objectifs irréalistes assortis d'une gouvernance autoritaire et opaque) mais elle n'est en réalité apaisée nulle part, car les ouvrages hydrauliques hérités de l'histoire, parfois naturalisés, sont l'objet d'usages socio-économiques et d'attachements psychologiques. Il existe aussi un désir de continuité historique et de continuité symbolique dans l'imaginaire humain. Au-delà, ce sont des visions de la nature idéale qui s'entrechoquent, sauvage et spontanée pour les uns, maîtrisée et aménagée pour les autres. Un schéma un peu naïf voudrait qu'après les excès rationalistes, productivistes et prométhéens de la première modernité, nous revenions simplement aux vertus d'une nature laissée à son libre cours. Mais ce serait supposer que la modernité fut juste une erreur, un moment d'égarement, alors que de toute évidence la maîtrise moderne de la nature a aussi apporté des bénéfices aux humains. Le débat renaît d'ailleurs dès que nous affrontons des adversités naturelles, comme le révèle l'actualité des sécheresses et canicules à répétition, avec la question du choix entre ingénierie grise (construire de nouvelles retenues) ou verte (reprofiler des lits d'inondation). Dans tous ces débats, l'éclairage de l'historien et de l'archéologue est aussi précieux que celui du naturaliste et de l'écologue pour nourrir des réflexions pluridisciplinaires et permettre des échanges mieux informés.

Sources : Sajaloli B (2019), Archéologie en zones humides: une heuristique de l'hybridation entre nature et culture, in Zones humides et archéologie, Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides, revue scientifique Bourgne-Frenche-Comté Nature, HS 16, 245-251

Pour aller plus loin : Zones humides et archéologie. Actes du VIe colloque international du groupe d'histoire des zones humides 
Ce VIe colloque international Zones humides et Archéologie, organisé par le Groupe d’histoire des zones humides (GHZH), avec le concours du Centre archéologique européen du Mont-Beuvray et du Parc naturel régional du Morvan, a pour objectif d’appréhender les zones humides au prisme de l’archéologie. L'étude de données brutes et les informations « hors sites » de nouvelle nature : structures en creux naturelles (paléomarais, paléoméandres) ou anthropiques (mares, etc.) ont impliqué l’élaboration de marqueurs spécifiques – bio-indicateurs végétaux et animaux, sédiments – par les disciplines des archéosciences (palynologie, dendrologie, macro-restes végétaux). Ces éléments sont devenus des vecteurs de reconstitutions paysagères et paléoécologiques de reconnaissance de milieux humides. Les exemples archéologiques, qui se sont multipliés un peu partout, mettent l’accent sur la complexité de ces espaces qu’il s’agisse de tourbières, de zones humides littorales, de vallée alluviale ou encore de plaine : diversité de leurs trajectoires spatio-temporelles, de leurs modes de valorisation. Ces rencontres ont favorisé le croisement des regards, nourri la réflexion accompagnant les prises de décision dans le cadre d’une gestion durable – de restauration et préservation – de ces milieux d’eaux.
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Illustrations : biefs et seuil sur le Serein.