01/10/2019

Quand la conservation des écrevisses bénéficie de la fragmentation des rivières (Taylor et al 2019)

Quatre chercheurs des Etats-Unis font une synthèse des connaissances sur les écrevisses de leur pays et sur les objectifs de leur conservation écologique. Au passage, ils rappellent que la recherche considère la fragmentation des rivières comme un facteur favorable à la préservation des espèces endémiques isolées d'écrevisses, et à la limitation des invasions. A faire lire aux trop nombreux gestionnaires de rivière qui véhiculent en France une écologie routinière sans analyse des populations présentes sur le terrain, ou limitent l'intérêt à quelques poissons spécialisés bien loin de refléter tous les enjeux de biodiversité. 


Extrait de Taylor et el 2019, art cit.

Les États-Unis d'Amérique hébergent la plus riche faune d'écrevisses au monde, avec 394 espèces et sous-espèces. Le nombre d’espèces décrites y augmente presque chaque année et représente actuellement plus de 65% de la faune mondiale d’écrevisses. Pourtant, les écrevisses sont bien moins protégées que d'autres espèces dans les politiques de conservation.

Christopher A. Taylor, Robert J. DiStefano, Eric R. Larson et James Stoeckel produisent une synthèse à ce sujet dans la dernière livraison de la revue Hydrobiologia. Voici le résumé de leur travail:
"La biodiversité des eaux douces des États-Unis est reconnue depuis longtemps pour la richesse de ses espèces. La faune américaine d'écrevisses est plus riche que celle que l'on trouve dans les autres pays ou continents du monde. Les écrevisses sont des membres essentiels des écosystèmes d'eau douce et elles sont exploitées depuis longtemps pour la consommation humaine. Combinés, ces facteurs militent en faveur d'une conservation efficace. Comparés à d'autres groupes aquatiques, tels que les poissons ou les moules unionidés, les efforts de conservation des écrevisses américaines font défaut. Nous examinons ici les lacunes dans les connaissances qui empêchent une conservation efficace et les activités de conservation et de gestion des écrevisses, passées et actuelles. Nous concluons en proposant une stratégie d’actions visant à améliorer le statut de conservation de cet important groupe d’organismes. Ces mesures comprennent l'amélioration des efforts de sensibilisation, du financement et de la recherche pour combler les nombreuses lacunes en matière de connaissances, et l'inclusion des écrevisses dans les activités de conservation aquatique à plus grande échelle."
Plusieurs orientations sont proposées, dont la plupart sont aussi valables en Europe:
  • allouer des ressources à l'évaluation de l'écologie, de la systématique et de la distribution des écrevisses
  • améliorer la compréhension des valeurs de tolérance des écrevisses
  • porter une attention accrue portée à la récolte et à la surexploitation des écrevisses
  • élaborer et appliquer des politiques et des réglementations pour prévenir l'introduction d'écrevisses envahissantes
  • rechercher et tester les facteurs qui limiteront la propagation invétérée
  • faire des écrevisses un objet de la gestion et de la restauration de l'habitat
  • intégrer les écrevisses dans la planification de la conservation des aires protégées
  • étudier et élaborer des critères pour les méthodes de propagation, d’augmentation et de réintroduction d’écrevisses (PAR)
  • augmenter la communication et la sensibilisation
Plus particulièrement, nous retiendrons ici ce que ces chercheurs disent de la fragmentation des rivières en lien à la prévention des espèces invasives et au partitionnement des habitats :
"Si la plupart des populations invasives d'écrevisses ne sont pas facilement éradiquées, quelles options de gestion existent pour conserver les écrevisses indigènes touchées? Premièrement, certaines écrevisses indigènes coexistent avec des écrevisses envahissantes lors du partitionnement de leurs habitats (Olden et al., 2011a; Peters & Lodge, 2013), et l'identification des habitats pouvant servir de refuge aux écrevisses indigènes est un besoin urgent. La gestion de la connectivité des eaux permet également d'empêcher ou de ralentir la propagation d'écrevisses envahissantes dans des habitats isolés abritant des populations d'écrevisses indigènes. Cela peut être fait en maintenant des barrières naturelles telles que des cascades ou des barrières artificielles telles que des barrages ou des dérivations d'eau, ou en construisant des barrières spécifiques aux écrevisses (Fausch et al., 2009. Par exemple, Frings et al. (2013) ont démontré la conception d'une barrière proposée comme infranchissable vis-à-vis des écrevisses envahissantes P. leniusculus, tout en permettant le passage des poissons conformément à la Directive cadre européenne sur l'eau. En Californie, de nombreuses barrières ont été conçues et installées pour empêcher la propagation de P. leniusculus dans les quelques habitats encore occupés par le Pacifascac fortis écrevisses Shasta inscrite à la liste de l'ESA (Faxon 1914) (Cowart et al., 2018). Malheureusement, P. leniusculus a envahi ces habitats pendant ou après la construction de la barrière. La dispersion par voie terrestre peut constituer un défi pour la conception de telles barrières, bien que Tréguier et al. (2018) suggèrent que l'établissement réussi par dispersion terrestre des écrevisses envahissantes telles que l'écrevisse rouge des marais, P. clarkii, est rare. En tant que mesure potentielle de dernier recours, les écrevisses indigènes pourraient être déplacées vers des habitats précédemment inoccupés, isolés d'espèces envahissantes (Fischer et Lindenmayer, 2000; Olden et al., 2011b). De tels «sites d'arche» sont couramment utilisés pour conserver les écrevisses européennes indigènes (par exemple, Kozák et al., 2011), mais à notre connaissance, seuls P. fortis a tenté de le faire, avec des résultats ambigus à ce jour (Cowart et al., 2018). Une telle translocation d'écrevisses indigènes comporte des risques d'invasion de ces espèces ailleurs, et reste un sujet controversé du débat politique (Olden et al. 2011b; James et al., 2015)."
Discussion
Dans une époque marquée par l'introduction à une rapidité sans précédent d'espèces exotiques ou invasives dans tous les milieux du globe, la fragmentation des rivières par des barrières naturelles ou conçues par l'humain peut aussi avoir quelques avantages en politique de conservation.

Ce point avait déjà été relevé en Europe par des travaux sur l'écrevisse à pattes blanches (voir Manenti et al 2018 ) mais aussi pour d'autres espèces, par exemple la préservation de souches rares de truites en tête de bassin, menacées par des introgressions génétiques de truites d'élevage introduites par des pêcheurs (Vera et al 2019, voir aussi la thèse de Caudron 2008). Au demeurant, le lien entre biodiversité et fragmentation des habitats est désormais loin d'être clair en écologie (voir Fahrig 2017, Farhig et al 2019), donc on se gardera d'énoncer des prescriptions d'action sans base empirique et théorique solide. Les erreurs sont assez nombreuses dans les politiques publiques pour que l'on n'ait pas la naïveté de croire que l'écologie en serait miraculeusement indemne...

Ces travaux indiquent plus que jamais la nécessité d'une politique prudente, intelligente et informée de continuité écologique : les milieux ont changé dans l'histoire, la biodiversité a changé, les pressions ont également changé, donc le simple objectif de restauration d'une morphologie antérieure au bénéfice d'espèces lotiques est bien trop rudimentaire, et il ne suffit plus à garantir que des bons choix seront faits dans nos bassins versants.

Référence : Taylor CA et al (2019), Towards a cohesive strategy for the conservation of the United States’ diverse and highly endemic crayfish fauna, doi.org/10.1007/s10750-019-04066-3

28/09/2019

La loi encourage désormais la petite hydro-électricité et elle devra être respectée... même par l'administration!

Avec l'adoption définitive par le Sénat de la loi "énergie et climat", le parlement vient de décréter "l'urgence écologique et climatique", en appelant le pays à l'accélération de sa politique bas-carbone. En particulier, députés et sénateurs ont tenu à inscrire dans le marbre de la loi que la politique nationale de l'énergie encourage la petite hydro-électricité. Les termes sont donc clairs désormais : non seulement les lois sur la continuité ne demandent pas de détruire les ouvrages hydrauliques, mais les lois sur l'énergie demandent d'aider à leur équipement électrique. Tel est l'intérêt général exprimé par nos représentants élus. Compte-tenu de l'opposition manifestée l'été dernier par le ministère de l'écologie à ce choix parlementaire, nous appelons chacun à la plus grande vigilance dans la mise en oeuvre de la loi. On sait en effet que certaines administrations de l'eau s'entendent à interpréter à leur convenance les textes: l'opacité en ce domaine est leur alliée, la transparence leur adversaire. Toute entrave à des projets hydro-électriques ou toute ignorance volontaire de l'hydro-électricité dans une programmation publique pertinente pour le climat devra donc faire l'objet d'un signalement au préfet, d'une saisine des parlementaires et d'une communication aux médias, le cas échéant de recours contentieux. Il s'agit désormais de libérer les freins pour que les moulins, forges et petits barrages s'engagent pleinement dans la transition bas-carbone.


Le beau projet Provence Energie Citoyenne, voir ce film. DR

Le jour de la mort du président Jacques Chirac - qui avait prononcé en 2002 les mots célèbres "notre maison brûle et nous regardons ailleurs" -, le Parlement a définitivement adopté, jeudi 26 septembre la loi dite "énergie et climat" qui transpose la programmation énergétique pluri-annuelle de la France.

Parmi les mesures générales de cette loi :

  • l'"urgence écologique et climatique" est décrétée,
  • la "neutralité carbone" est l'objectif de la France à l’horizon 2050,
  • une baisse de 40 % de la consommation d’énergies fossiles est attendue d’ici à 2030,
  • la fermeture des dernières centrales à charbon sera actée avant 2022,
  • la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production électrique est reportée de 2025 à 2035,
  • le soutien à la rénovation thermique du bâtiment par des primes sous condition de revenu remplace le crédit d'impôt,
  • le Haut Conseil pour le climat est installée comme instance d'évaluation et orientation des politiques publiques.

Mais cette loi a aussi été l'occasion pour les parlementaires de rappeler - contre l'avis du ministère de l'écologie - le soutien de la France à l'énergie hydraulique, et en particulier à la petite hydro-électricité.

Ainsi, l’article L. 100-4 du code de l’énergie comportera après parution au JO la disposition suivante
"I. – Pour répondre à l’urgence écologique et climatique, la politique énergétique nationale a pour objectifs (..)
4° D’encourager la production d’énergie hydraulique, notamment la petite hydroélectricité"
La petite hydro-électricté est donc de nouveau soutenue par la loi, comme elle l'était déjà dans l'article L 211-1 code de l'environnement définissant la "gestion équilibrée et durable de l'eau", ce que le Conseil d'Etat a encore rappelé en 2019 en condamnant le ministère de l'écologie dans une affaire de refus de relance de moulins : ce n'est pas rien, et il importe désormais de rappeler cette orientation majeure à certains acteurs qui font tout pour freiner cette énergie, voire pour la combattre.

En France, nous savons combien les lois tiennent à la bonne ou à la mauvaise volonté de l'administration d'en assurer l'exécution. Le fait que le ministère de l'écologie, par la voix de M. de Rugy puis celle de Mme Wargon, ait donné un avis négatif à cet amendement en juin et en juillet suggère que nous allons encore devoir affronter le conservatisme de certains fonctionnaires de l'eau et de la biodiversité, quand ce n'est pas l'abus de pouvoir visant à interpréter la loi à la convenance de quelques bureaucraties non élues.

Pour prévenir ce risque de déni démocratique, nous appelons dès à présent tous les acteurs - particuliers, professionnels, communes, leurs associations et syndicats - à organiser la transparence complète sur les difficultés qu'ils rencontrent dans la menée des projets hydro-électriques, et en particulier la petite hydro-électricité. Chaque comportement de l'administration visant à entraver un projet (soit en l'interdisant, cas rare, soit en multipliant à dessein des complications incessantes, ruineuses et disproportionnées à l'impact, cas fréquent) devra faire l'objet d'un signalement au préfet doublé d'une saisine du député et du sénateur de la circonscription, afin de faire constater le trouble dans l'exécution de la loi.

Outre les projets portés dans tous les territoires, ce sont aussi les programmations politico-administratives fixant les financements et les orientations qui devront refléter la loi : SDAGE, SRADDET (ex SRCE et SRCAE), SAGE. C'est aux associations et aux syndicats de rappeler ici aux responsables de l'élaboration de ces programmations la nécessité de développer l'hydro-électricité, et de le faire sur la base des travaux de la recherche : par exemple, Punys et al 2019 ont montré l'existence de près de 25 000 moulins français pouvant être relancés dans la métropole, donc nul ne peut prétendre qu'il n'existe pas de potentiel (voir ce dossier à diffuser).

Enfin, certaines associations à agrément et financement public - nous pensons précisément aux fédérations de pêche - sont tenues à un devoir de réserve dans l'exercice de missions d'intérêt général qui leur sont confiées et, bien sûr, à une obligation de respecter les lois. Comme certaines fédérations se permettent des propos militants sur un domaine qui n'est pas de leur compétence (l'énergie), une semblable vigilance devra s'exercer à leur endroit, avec si besoin une demande au préfet de rappel à l'ordre des acteurs qui outrepassent leurs missions.

Pour tous ces sujets, n'hésitez pas à signaler des cas problématiques à notre association.

Qu'il s'agisse de la continuité ou de l'énergie, la politique des ouvrages hydrauliques sera "apaisée" en France quand la loi sera enfin admise et reconnue par tous. La loi française n'a jamais demandé la destruction des ouvrages hydrauliques au nom de la continuité, la loi française a demandé à l'Etat d'assumer le coût des "charges spéciales" que ses politiques environnementales de continuité engagent, la loi française encourage l'équipement hydro-électrique des ouvrages: c'est donc sur cette base démocratique et sur elle seule que les échanges doivent se tenir désormais sur le terrain.

A lire et diffuser :
Les moulins à eau au service de la transition énergétique, dossier 2019

26/09/2019

Glaciers, rivières et réchauffement climatique

Le GIEC vient de publier un rapport spécial sur les océans et les glaces (cryosphère) en situation de changement climatique. Dans les régions montagneuses, la quantité mais aussi la qualité de l'eau vont changer au cours de ce siècle. Quelques extraits du rapport à ce sujet.



Comment la diminution des glaciers affecte-t-elle la rivière à l'aval?

"La fonte des glaciers peut affecter l'écoulement des rivières et, partant, les ressources en eau douce à la disposition des communautés humaines, cela non seulement à proximité des glaciers mais également loin des zones de montagne. Alors que les glaciers se contractent sous l'effet d'un climat plus chaud, les eaux stockées à long terme sont libérées. Au début, le ruissellement des glaciers augmente parce que le glacier fond plus rapidement et que de plus en plus d'eau coule du glacier. Cependant, après plusieurs années ou décennies, on assistera souvent à un tournant, après quoi le ruissellement des glaciers et, partant, sa contribution au débit de la rivière en aval diminueront. Le ruissellement maximal des glaciers peut dépasser le ruissellement annuel initial de 50% ou plus. Cet excès d'eau peut être utilisé de différentes manières, par exemple pour l'hydroélectricité ou l'irrigation. Après le point de retournement, cette eau supplémentaire diminue progressivement à mesure que le glacier continue à se rétrécir et finit par s'arrêter lorsque le glacier a disparu ou s'est rétracté à des altitudes plus élevées où il fait encore suffisamment froid pour que le glacier puisse perdurer. En conséquence, les communautés en aval perdent cette précieuse source d’eau supplémentaire. Les quantités totales de ruissellement dépendront alors principalement des précipitations, de la fonte des neiges, des eaux souterraines et de l’évaporation.

En outre, le déclin des glaciers peut modifier le calendrier où la plus grande quantité d’eau est disponible dans les rivières qui collectent leur eau. Aux latitudes moyennes ou élevées, le ruissellement des glaciers est plus important en été, lorsque la glace continue de fondre après la disparition de la neige en hiver, et maximal en journée lorsque la température de l'air et le rayonnement solaire sont au plus haut niveau. Quand le pic d’eau se produit, des taux de fonte des glaciers plus intenses augmentent également considérablement les maxima de ruissellement quotidien. Dans les régions tropicales, telles que certaines parties des Andes, les variations saisonnières de la température de l'air sont faibles et l'alternance des saisons sèche et humide est le principal contrôle de la quantité et du moment du ruissellement des glaciers tout au long de l'année.

Les effets des glaciers sur l'écoulement des rivières plus en aval dépendent de la distance qui les sépare du glacier. Près des glaciers (par exemple, dans un rayon de plusieurs kilomètres), les augmentations initiales du ruissellement annuel des glaciers jusqu’au point d’eau suivi de diminutions peuvent affecter considérablement l’approvisionnement en eau, et des pics plus importants du ruissellement quotidien des glaciers peuvent provoquer des inondations. Plus loin des glaciers, l’impact de la contraction des glaciers sur l'écoulement total des rivières tend à devenir faible ou négligeable. Cependant, l'eau de fonte des glaciers dans les montagnes peut être une source importante d'eau pendant les années chaudes et sèches, ou les saisons pendant lesquelles le débit des rivières serait autrement faible, réduisant ainsi la variabilité du débit total des rivières d'une année à l'autre, même à des centaines de kilomètres des glaciers. D'autres composantes du cycle de l'eau, telles que les précipitations, l'évaporation, les eaux souterraines et la fonte des neiges peuvent compenser ou renforcer les effets des changements dans le ruissellement des glaciers à mesure que le climat change.

(cliquer pour agrandir)
Légende : Aperçu simplifié des changements dans les eaux de ruissellement d'un bassin hydrographique avec une couverture de glacier importante (> 50%, par exemple) lorsque les glaciers se rétrécissent, montrant les quantités relatives d'eau de différentes sources - glaciers, neige (en dehors du glacier), pluie et nappe phréatique. Trois échelles de temps différentes sont présentées: le ruissellement annuel de l’ensemble du bassin (panneau supérieur); variations du ruissellement sur un an (panneau du milieu) et variations pendant une journée d'été ensoleillée puis pluvieuse (panneau du bas). Notez que les variations saisonnières et quotidiennes du ruissellement sont différentes avant, pendant et après le débit de pointe. Le budget de masse annuel négatif initial du glacier devient de plus en plus négatif avec le temps, jusqu’à ce que le glacier ait finalement fondu. Il s'agit d'une figure simplifiée, de sorte que le pergélisol n'est pas spécifiquement abordé et que la répartition exacte entre les différentes sources d'eau variera d'un bassin hydrographique à l'autre. Extrait de GEC 2019, rap. cit.


La qualité d'eau
Le déclin des glaciers peut influer sur la qualité de l'eau en accélérant la libération de polluants anthropiques stockés, avec des répercussions sur les services écosystémiques en aval. Ces polluants traditionnels comprennent notamment les polluants organiques persistants (POP), en particulier les biphényles polychlorés (BPC) et le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les métaux lourds (Hodson, 2014), ils sont aussi associés au dépôt et à la libération de noir de carbone. Il existe des preuves limitées que certains de ces polluants trouvés dans les eaux de surface de la plaine du Gange pendant la saison sèche proviennent des glaciers de l'Himalaya (Sharma et al., 2015) et des glaciers des Alpes européennes stockent la plus grande quantité connue de POP du Nord. Hémisphère (Milner et al., 2017). Bien que leur utilisation ait diminué ou cessé dans le monde entier, des biphényles polychlorés ont été détectés dans les eaux de ruissellement provenant de la fonte des glaciers en raison du décalage de la libération des glaciers (Li et al., 2017). Les glaciers représentent également les stocks de DDT les plus instables dans les zones de montagne européennes et autres flanquant les grands centres urbains, et le DDT dérivé des glaciers s'accumule toujours dans les sédiments lacustres en aval des glaciers (Bogdal et al., 2010). Cependant, la bio-floculation (l'agrégation de particules organiques dispersées sous l'action d'organismes) peut augmenter le temps de séjour de ces contaminants stockés dans les glaciers, réduisant ainsi leur toxicité globale pour les écosystèmes d'eau douce (Langford et al., 2010). Globalement, l'effet de ces contaminants sur les écosystèmes d'eau douce est jugé faible (confiance moyenne) (Milner et al., 2017).

Parmi les métaux lourds, le mercure est une source de préoccupation particulière et environ 2,5 tonnes ont été rejetées par les glaciers dans les écosystèmes en aval du plateau tibétain au cours des 40 dernières années (Zhang et al., 2012). Le mercure dans le limon glaciaire, provenant du broyage des roches lors du passage du glacier, peut être aussi important ou plus important que le flux de mercure provenant de la fonte des glaces, en raison de sources anthropiques déposées sur le site du glacier (Zdanowicz et al., 2013). L'érosion des glaciers et les dépôts atmosphériques ont tous deux contribué aux taux élevés d'exportation de mercure observés dans un bassin versant glaciaire du littoral de l'Alaska (Vermilyea et al., 2017), et la production de mercure devrait augmenter dans les bassins versants de montagne (Sun et al., 2017). Sun et al., 2018b) (confiance moyenne). Cependant, une question clé est de savoir quelle quantité de ce mercure dérivé des glaciers, principalement sous forme de particules, est convertie en méthylmercure toxique en aval. Le méthylmercure peut être incorporé dans les réseaux trophiques aquatiques dans les cours d'eau glaciaires (Nagorski et al., 2014) et s'amplifier dans la chaîne alimentaire (Lavoie et al., 2013). L'eau provenant des glaciers rocheux peut également apporter d'autres métaux lourds qui dépassent les valeurs recommandées pour la qualité de l'eau potable (Thies et al., 2013). De plus, la dégradation du pergélisol peut augmenter la libération d'autres oligo-éléments (par exemple, l'aluminium, le manganèse et le nickel) (Colombo et al., 2018). En effet, les projections indiquent que tous les scénarios de changement climatique futurs renforceront la mobilisation des métaux dans les bassins métamorphiques des montagnes (Zaharescu et al., 2016). Les rejets de contaminants toxiques, en particulier lorsque les eaux de fonte glaciaires sont utilisées pour l'irrigation et l'eau potable dans l'Himalaya et dans les Andes, sont potentiellement nocifs pour la santé humaine, aujourd'hui et à l'avenir (Hodson, 2014) (degré de confiance moyen).

Les concentrations de phosphore réactif solubles dans les rivières en aval des glaciers devraient diminuer avec la diminution de la couverture de glacier (Hood et al., 2009), car un pourcentage important est associé aux sédiments en suspension dérivés des glaciers (Hawkings et al., 2016). En revanche, les concentrations de carbone organique dissous (COD), d'azote inorganique dissous et d'azote organique dissous dans les rivières glaciaires devraient augmenter au cours de ce siècle en raison du rétrécissement des glaciers (Hood et al., 2015; Milner et al., 2017) (preuves robustes, accord moyen). À l'échelle mondiale, les glaciers de montagne dégageraient environ 0,8 Tg C /an (Li et al., 2018) de COD hautement biodisponible pouvant être incorporés dans les réseaux trophiques en aval (Fellman et al., 2015; Hood et al., 2015). Les taux de perte de COD provenant des glaciers situés dans les hautes montagnes du plateau tibétain ont été estimés à plus de 0,19 Tg C /an (Li et al., 2018), plus élevés que d'autres régions, ce qui laisse à penser que le COD est libéré plus efficacement des glaciers de montagne asiatiques (Liu et al., 2016). Les pertes de COD dans les glaciers devraient s'accélérer à mesure qu'ils se réduisent, entraînant une perte annuelle cumulée d'environ 15 Tg C /an de carbone organique dissous glaciaire d'ici 2050, due à la fonte des glaciers et des inlandsis (Hood et al., 2015). La dégradation du pergélisol est également une source importante et croissante de COD biodisponible (Abbott et al., 2014; Aiken et al., 2014). Les principaux ions calcium, magnésium, sulfate et nitrate (Colombo et al., 2018) sont également libérés par la dégradation du pergélisol ainsi que par le drainage acide dans les lacs alpins (Ilyashuk et al., 2018).

Une augmentation de la température de l'eau a été signalée dans certains ruisseaux de haute montagne (Groll et al., 2015; Isaak et al., 2016, par exemple) en raison de la diminution du ruissellement glaciaire, entraînant des modifications de la qualité de l'eau et de la richesse des espèces. En revanche, la température de l'eau dans les régions à couverture glaciaire étendue devrait accuser un déclin transitoire en raison de l'effet de refroidissement accru issu de la fonte des eaux glaciaires (Fellman et al., 2014).

En résumé, des changements dans la cryosphère de montagne entraîneront des changements importants dans les nutriments en aval (COD, azote, phosphore) et influenceront la qualité de l'eau par une augmentation des métaux lourds, en particulier du mercure, et d'autres contaminants hérités (preuves moyennes, accord élevé) constituant une menace potentielle à la santé humaine. Ces menaces sont plus ciblées là où les glaciers sont soumis à des charges polluantes substantielles telles que l’Asie et l’Europe, plutôt que des régions comme l’Alaska et le Canada."

Source : GIEC (2019), The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, rapport spécial, 1170 p.

Illustration en haut : Le glacier du Trient (Mont-Blanc), source de la rivière du même nom, auteur Albins, CC BY SA 3.0

23/09/2019

Ré-ajustement des populations de poissons après une construction de barrage (Anderson et al 2019)

En étudiant des populations de poissons à l'amont et à l'aval d'un grand barrage sur le bassin supérieur du Mississippi, des chercheurs montrent qu'il n'y a plus aujourd'hui de variation significative de la faune pisciaire par rapport au gradient attendu de l'amont vers l'aval. Les barrages pénalisent des migrateurs lors de leur construction, ils entravent également la progression des invasives, mais le vivant se réajuste ensuite au nouvel écosystème fragmenté. Et cet écosystème poursuit sa dynamique propre, qui n'est pas sans intérêt écologique.



De l'amont vers l'aval, les espèces d'une rivière changent à mesure que changent la pente, la température, les sédiments, la chimie de l'eau. Ces variations de présence et abondance des espèces de poissons selon des gradients spatiaux entraînent une baisse de la similarité des communautés avec la distance géographique, connue dans la littérature scientifique sous le nom de "fonction de désagrégation par la distance". L'identité de structure des communautés entre deux sites diminue à mesure que la distance physique entre eux augmente, en raison de l'évolution des conditions environnementales, des barrières de dispersion et de la dérive écologique et / ou des capacités de dispersion limitées des organismes.

Les obstacles à la dispersion peuvent limiter la gamme de certaines espèces et créer des transitions abruptes dans la structure des communautés de poissons. Les humains influencent fortement ces barrières de circulation, à la fois en les contournant (par des canaux reliant deux bassins, par exemple) et en en créant de nouvelles (par des barrages et des écluses).

Une équipe de chercheurs nord-américains a voulu savoir si un grand barrage du Mississippi crée ou non une rupture particulière dans la communauté des poissons entre l'aval et l'amont. Le site étudié est le Lock and Dam 19 (écluse et barrage 19), construit à partir de 1910 pour le barrage, de 1952 pour la grande écluse actuelle. Le milieu s'y est donc ré-ajusté aux nouvelles conditions depuis un siècle.

Voici le résumé de leur recherche :
"nous évaluons si un barrage de grande dimension (Lock and Dam 19; LD 19) sur un grand fleuve, la zone amont du Mississippi (UMR), modifie de manière substantielle la structure de la communauté de poissons par rapport à la variabilité attendue indépendamment des effets du barrage comme obstacle à la dispersion. En utilisant les données de capture de poisson par unité d'effort, nous avons modélisé la fonction de désagrégration de distance pour la communauté de poissons de l'UMR, puis nous avons estimé la similarité à laquelle on pourrait s'attendre autour de LD19 et nous l'avons comparé à la similarité mesurée. La similarité mesurée dans la communauté de poissons au-dessus et au-dessous de LD19 était proche de la valeur attendue basée sur la fonction de désagrégration de distance, suggérant que LD19 ne crée pas de transition abrupte dans la communauté de poissons. Bien que certaines espèces de poissons migrateurs ne soient plus présentes au-dessus de LD19 (par exemple, l'alose dorée, Alosa chrysochloris), ces espèces ne se rencontrent pas en abondance sous le barrage et ne modifient donc pas la structure de la communauté de poissons. Au lieu de cela, une grande partie de la variation de la structure des espèces est due à la perte / au gain d'espèces à travers le gradient latitudinale. Le barrage Lock and Dam 19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, bien qu'il puisse constituer une barrière significative pour certaines espèces (par exemple, des espèces envahissantes) et mériter une attention future du point de vue de la gestion".


Le modèle de peuplement d'après des pêches de 2013-2014 (trait) et les données (rond) autour de LD 19. Le peuplement attendu ne diverge pas du peuplement observé, malgré le barrage. Extrait de Anderson et al 2019, art cit.

Pour expliquer le résultat, les chercheurs rappellent que les migrateurs ont déjà disparu du fleuve, donc qu'ils ne constituent plus un facteur de différenciation entre amont et aval :
"Plusieurs possibilités existent pour expliquer pourquoi LD19 et d'autres barrages sur l'UMR semblent avoir peu d'effet sur la variation de la structure de la communauté de poissons. Une possibilité est simplement de ne pas disposer des données appropriées pour détecter cet effet. De nombreuses preuves suggèrent que les barrages, même les barrages de navigation semi-perméables, peuvent réduire ou éliminer les mouvements de certaines espèces de poissons (Tripp, Brooks, Herzog et Garvey 2014; Wilcox et al 2004; Zigler, Dewey, Knights, Runstrom et Steingraeber 2004). Pour que cela influence la structure de la communauté, ces espèces doivent en être des contributeurs importants. De nombreuses espèces qui étaient peut-être autrefois courantes dans l'UMR ne constituent pas une grande partie de la communauté de poissons de 2013/2014 (par exemple, le spatulaire, l'esturgeon jaune et l'alose dorée). Même si ces espèces étaient autrefois courantes et que les barrages de navigation les faisaient diminuer à leur faible abondance actuelle, nous ne serions pas en mesure de le détecter avec les données disponibles."

Ils rappellent aussi que, malgré une écluse permettant certains passages, les espèces invasives sont ralenties par le barrage (et ceux à l'aval) :
"Bien que le LD19 ne semble pas être un point de transition clair dans la communauté de poissons de la rivière, il peut constituer une barrière significative pour les espèces invasives. Si la propagation en amont des espèces envahissantes de carpe argentée et de carpe à grosse tête (Hypophthalmichthys nobilis) à partir des zones situées en aval de LD19 montre que les poissons utilisent effectivement l'écluse (Larson, Knights et McCalla 2017; Tripp et al 2014), des actions de gestion de l'écluse peuvent vraisemblablement réduire le risque de propagation d'espèces de poissons envahissantes en amont, ainsi que prévenir le rétablissement d'espèces migratrices. Bien que les espèces aient un accès en amont via l'écluse, une plus grande abondance de carpes envahissantes et d'espèces indigènes migratrices (eg alose dorée et moule à coquille d'ébène) occupent les parties les plus basses, vraisemblablement parce que le LD19 a ralenti la migration en amont de ces espèces (Coker, Shira, Clark et Howard 1921; Kelner et Sietman 2000; Nielsen, Sheehan et Orth 1986)."

Enfin, les chercheurs soulignent que la retenue du barrage forme un nouvel écosystèmme qui évolue désormais selon sa dynamique propre et selon la gestion humaine, ce qui mérite un suivi en soi :
"Indépendamment de l'impact minimal actuel de LD19 sur la structure de la communauté de poissons, une surveillance à long terme dans cette zone d'importance écologique de l'UMR pourrait être utile pour détecter des changements dans la structure de la communauté de poissons au cours des prochaines décennies. La structure à grande hauteur de LD19 a provoqué le dépôt de plus de 10 m de sédiments derrière le barrage depuis son achèvement en 1913 (Bhowmik & Adams 1989). Les dépôts de sédiments ont réduit la profondeur de l'eau dans la moitié inférieure du bassin 19, créant un habitat de retenue allant immédiatement au-dessus du barrage à 24 km de rivière en amont. Les fonds peu profonds et les eaux calmes de cette zone constituent un habitat idéal pour la colonisation par les macrophytes. Des relevés aériens ont montré une expansion accrue des macrophytes depuis 1966 (Tazik, Anderson et Day 1993; Thompson 1973). Bhowmik et Adams (1986, 1989) ont prédit que la retenue 19 atteindra un équilibre dynamique d'ici 2050, lorsque le volume atteindra 20% de son volume initial après mise en service. En outre, cette étude s'est concentrée uniquement sur les captures dans les habitats des chenaux principaux et des chenaux latéraux, mais il est évident que la population d'espèces de poissons à l'échelle du bassin peut changer en fonction de la contribution proportionnelle des habitats".

Discussion
La problématique des barrages et de la continuité en long a été largement centrée sur les poissons migrateurs. Pour une bonne raison : ces espèces sont pénalisées par les ouvrages hydrauliques, surtout ceux de grande taille qui bloquent le lit majeur et sont infranchissables. Certaines de ces espèces sont menacées d'extinction, ce qui justifie des plans de protection ad hoc. Mais la question des barrages est parfois amenée dans le débat pour des raisons plus douteuses au plan de l'écologie et de l'intérêt général : les pêcheurs voudraient de fortes quantités de certaines espèces migratrices sur le maximum de rivières, dans une fin de loisir et de prédation davantage que dans une logique de conservation. Toutefois, les rivières fragmentées par les usages humains sont devenues au fil du temps de nouveaux écosystèmes : si leurs populations ne sont plus forcément celles de la rivière à l'âge pré-industriel, les plans d'eau ne sont pas pour autant dépourvus de vivant (ni d'usage halieutique au demeurant, mais sur d'autres pratiques et d'autres espèces).

On devrait donc renouveler nos approches en écologie des milieux aquatiques, en étudiant les milieux anthropisés pour leur dynamique, leurs fonctions et leurs peuplements propres. Quant à la prévention de l'extinction des espèces menacées, tout à fait nécessaire, elle ne signifie nullement qu'il faut rétablir ces espèces sur tous les sites où leur présence a pu être attestée dans les siècles et millénaires passés. Le coût en serait disproportionné, à supposer même que ce soit possible. Il s'agit avant tout de conserver des pools biologiques suffisants pour conjurer la menace d'une extinction.

Référence : Anderson RL et al (2019), Influence of a high‐head dam as a dispersal barrier to fish community structure of the Upper Mississippi River, River Research and Applications, doi.org/10.1002/rra.3534

Illustration en haut : le Lock and Dam 19, photo Carol Arney, U.S. Army Corps of Engineers, domaine public.

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21/09/2019

L'idéologie du retour à la nature est simpliste et vit dans le déni des milieux humains

Un imaginaire plutôt binaire s'est développé depuis une quinzaine d'années chez les gestionnaires de l'eau : le milieu "naturel" serait bon, le milieu "modifié par l'homme" serait mauvais, il faudrait "renaturer". La nature devient une sorte de paradis perdu que nous pourrions retrouver. Cette image parle aux esprits par sa simplicité, mais elle est en réalité simpliste: les milieux aquatiques et humides, comme tous les autres, ont co-évolué avec l'humain depuis longtemps. Les propriétés de leurs habitats et les assemblages de leurs espèces ont changé, ils continueront de le faire à l'avenir. Beaucoup d'habitats créés par l'humain sont colonisés par le vivant et considérés comme intéressants à ce titre, de sorte que l'origine naturelle ou artificielle d'un site devient désormais assez secondaire.  Les sociétés humaines doivent débattre de ces milieux en fonction de leur inventaire actuel de biodiversité et de fonctionnalité, sans référence particulière à une situation passée, et aussi en fonction des attentes qu'elles ont sur les services rendus par les écosystèmes.


Il existe des lacs naturels, qui ont de multiples origines : ancien océan bloqué par des mouvements géologiques, cratères volcaniques, dépressions d'érosion glaciaire, éboulements de falaises, affaissements karstiques, etc.

Il existe aussi des étangs naturels, moins nombreux : cuvettes de fond de thalweg, zones régulièrement inondées du lit majeur, entrées maritimes en zones littorales.

Ces milieux sont considérés comme riches en biodiversité, et ils ont été à l'origine de la limnologie, la science des eaux lentiques (c'est-à-dire des eaux calmes, stagnantes). Cette discipline est l'une des ancêtres de l'écologie scientifique moderne, à laquelle elle a apporté divers méthodes et concepts. L'étude des "limnosystèmes" reste aujourd'hui un enjeu de connaissance, hélas peu développé et peu abondé en France par rapport aux systèmes lotiques (voir Touchart et Bartout 2018).

Les lacs et étangs d'origine naturelle sont cependant minoritaires aujourd'hui: la plupart des masses d'eau lentiques ont été créées par l'homme. Certaines sont anciennes, d'un âge dépassant le millénaire. D'autres sont récentes. Le nombre exact est inconnu, plusieurs dizaines de milliers à coup sûr, probablement entre 100.000 et 200.000 pour la métropole. C'est une réalité massive des bassins versants, paradoxalement peu étudiée par l'écologie alors que le vivant aquatique trouve là une surface considérable (voir Hill et al 2018).

Dans le détail, les fonctionnalités des lacs, étangs et autres retenues divergent selon leur âge, leur situation et leur gestion. Mais qu'ils soient naturels ou artificiels, ce sont souvent des milieux d'intérêt, beaucoup étant classés pour la conservation écologique (ZNIEFF, Natura 2000, Ramsar) en raison des espèces qui colonisent leurs eaux et leurs rives : poissons, amphibiens, insectes, oiseaux, crustacés, mollusques, plantes, etc.

Pourtant, à l'occasion des réformes de "continuité écologique", on a vu émerger une posture étrange : ces mêmes milieux que l'on dit d'intérêt pour diverses propriétés lorsqu'ils sont naturels deviennent selon certains des "altérations" quand ils ont été créés par l'homme dans l'histoire et sur les lits des rivières. Les mêmes traits structuraux - une certaine profondeur, une eau plus calme et lente, un fond plus limoneux, une charge en nutriment souvent plus eutrophe, une température plus élevée ou stratifiée etc. - sont alors transformés en "problèmes". Du même coup, on ne prend pas la peine d'étudier les biodiversités et les fonctionnalités de ces milieux qui sont juste réputés "dégradés", sans faire d'analyse.


Pourquoi?

En fait, deux discours ont tenté de justifier ce qui ressemble à des acrobaties intellectuelles.

Le premier discours est l'idéologie de la naturalité : seule vaudrait une nature "pré-humaine", ses habitats et ses peuplements. Donc les étangs, lacs et plans d'eau installés par l'homme sur une rivière doivent être jugés par rapport à la biodiversité et aux fonctionnalités antérieures de la rivière, non par rapport à leurs traits propres. A ce compte là bien sûr, pas beaucoup de nature en France n'est éligible, car tous les milieux du Pléistocène ont été progressivement modifiés par la colonisation humaine au fil des millénaires, les rivières et les zones humides ne faisant pas exception (par exemple Lespez et al 2015, Brown et al 2018Gibling 2018). On pourra toujours dire que les habitats présents sont une "dégradation" de ce qu'ils furent, et envisager une "restauration" vers un état qui ressemblerait (un peu) à celui du temps passé. Mais cette logique "fixiste" qui idéalise une strate antérieure de l'évolution n'est pas très cohérente (par exemple Bouleau et Pont 2015). Et elle n'explique pas comment elle conjure les évolutions présentes et futures – à part interdire toute activité humaine. Loin d'être marginale, cette idéologie de la naturalité a inspiré des "sachants" qui ont proposé la notion d'"état de référence" d'une masse d'eau dans la directive cadre européenne sur l'eau de 2000. On se retrouve après ce choix avec des milieux très éloignés de ce qu'ils étaient sans impact humain, et des milliards de travaux à prévoir sur chaque bassin pour revenir hypothétiquement à un état antérieur "de référence". Cette idéologie anime aussi nombre de représentants de l'Office français de la biodiversité, donc les conseillers de la politique publique de la rivière en France.

Le second discours est beaucoup plus prosaïque : le lobby des pêcheurs de salmonidés (truites, ombres, saumons), traditionnellement écouté par les administrations en charge des rivières car actif depuis un siècle, voue un véritable culte à ces poissons d'eaux vives (il suffit de lire ses forums associatifs de passionnés) et ne supporte pas ce qui en diminue le nombre. La pollution des eaux, mais aussi la morphologie des lits : de toute évidence, certaines rivières progressivement modifiées par des plans d'eau présentent un profil moins favorable à des espèces d'eaux vives et froides, voire migratrices. Ces espèces ne disparaissent pas complètement, mais elles ont des habitats réduits (truites) ou des accès plus difficile en tête de bassin (saumons). Pour le non-pêcheur, ce n'est pas forcément une tragédie car d'autres poissons s'installent de toute façon (sans compter les autres espèces que les poissons, dont celles plus visibles pour les promeneurs). Mais pour le pêcheur passionné, la régression des salmonidés est vécue comme une remise en question de son activité et de l'intérêt de la rivière.

Une politique publique des rivières doit-elle être indexée sur l'idéologie de la naturalité ou sur la maximisation de salmonidés? Nous ne le pensons pas. Ces idéaux sont défendus par certains acteurs (c'est légitime), mais ce sont justement des points de vue d'acteurs, certainement pas une sorte d'instance neutre qui dirait une "vérité" de la nature. C'est un certain choix, une certaine lecture, et l'on peut tout à fait en développer d'autres, y compris sous le label de "la science" (voir des réflexions chez Dufour et al 2017, Dufour 2018).

Qu'il soit d'origine humaine ou non humaine, un site ne devrait plus s'évaluer a priori par référence à une quelconque "naturalité" ou "peuplement de référence" ou "biotypologie". Il s'agit plutôt de savoir quelles espèces y ont résidence, quelles relations ces espèces y entretiennent, quel bilan de matière et d'énergie s'y noue, quels avantages et quels inconvénients cet habitat présente par rapport à des objectifs de gestion, quels usages sociaux, économiques, symboliques il permet. Il s'agit aussi d'écouter les riverains et les collectivités territoriales, car ce sont eux qui résident dans ces cadres de vie et y recherchent du bien-être.

La "nature" n'existe pas si l'on entend par "nature" une sorte d'entité externe fixe, qui existerait de manière indépendante de la plus dynamique de ses espèces (l'humain). La nature existe comme évolution permanente du vivant et de ses habitats sur la surface de la Terre. Et notamment comme co-construction par l'homme de ses milieux. Nos politiques publiques de l'environnement doivent désormais refléter cette réalité et apprendre aux citoyens à en débattre. Car nous avons la responsabilité collective de l'évolution de ces milieux, notamment la responsabilité de veiller à ce que leur modification n'induise pas des conséquences dommageables pour la société comme pour la capacité du vivant à continuer son évolution.