Olivier Thomas et Marie-Anne Germaine (Laboratoire Mosaïques UMR LAVUE 7218 CNR) ont publié un article intéressant sur le saumon atlantique comme espère repère des politiques d'aménagement de rivière en France.
Les auteurs introduisent la problématique en rappelant que les poissons migrateurs - dont le saumon - sont devenus depuis peu des arguments du discours public pour la gestion des rivières, en particulier la continuité écologique et son cortège de démantèlement d'ouvrages :
"La lutte contre l’érosion de la biodiversité se traduit par divers engagements politiques et réglementaires ainsi qu’une multiplication des opérations à visée écologique dont la mise en place des trames vertes et bleues constitue un exemple phare (Vimal et al., 2012 ; Cormier et al., 2010). La promotion de ces actions s’appuie souvent sur la mise en avant d’espèces emblématiques qui permettent de communiquer auprès des élus et du grand public sur les bénéfices escomptés. Dans le domaine des milieux aquatiques, les amphibiens (ex. grenouille et triton) largement mis à l’honneur dans les années 1980/1990 pour sensibiliser à l’intérêt des zones humides ont laissé place aux poissons migrateurs qui occupent une place prépondérante dans les politiques de gestion des rivières. L’affirmation des principes de restauration écologique, et plus spécialement de rétablissement de la continuité écologique – et piscicole – des cours d’eau, institutionnalisée par la directive-cadre sur l’eau (DCE, 2000) a tout spécialement conduit à mettre en avant les poissons migrateurs (Germaine et Barraud, 2013). La suppression des obstacles aménagés en travers des rivières (barrages et seuils de moulins) et dans leur continuité (buses pour l’essentiel) vise à rétablir la dynamique fluviale en assurant le transit sédimentaire, mais aussi à garantir le passage à la montaison comme à la dévalaison des poissons amphihalins qui vivent alternativement en eau douce et en mer, et ont donc particulièrement besoin de franchir ces obstacles pour passer de la rivière à la mer et inversement. Il en est ainsi de l’anguille européenne, de la truite de mer, de la lamproie marine et fluviatile, de l’alose et du saumon atlantique. Ces espèces sont mises en avant par les promoteurs des opérations d’effacement d’ouvrages pour convaincre les financeurs de leur soutien ou pour sensibiliser les décideurs, le grand public et les usagers du bienfondé de ces actions (Rainelli et Thibault, 1980 ; Drouineau et al., 2018)."
Ils rappellent que cette focalisation sur le poisson migrateur ne va pas de soi et peut aussi faire l'objet d'analyse critique dans la recherche internationale :
"il s’agit de s’interroger sur la place occupée par un de ces acteurs non humains – le saumon – dans la mise en œuvre des programmes de restauration écologique (Callon, 1986). Gottschalk-Druschke et al. (2017) ont par exemple montré comment le discours des gestionnaires est focalisé sur les poissons migrateurs tandis que les espèces «résidentes» sont négligées. Kareiva et Carranza (2017) ont, eux, montré comment le saumon pacifique est devenu l’objet d’une bataille symbolique autour des barrages installés sur la rivière Columbia aux États-Unis. Le saumon constitue de fait tout spécialement une espèce à part du fait de son image emblématique (Verspoor et al., 2007). L’approche acteurs-réseaux permet alors d’observer la manière dont le saumon occupe le devant de la scène et permet (ou pas) d’enrôler les parties prenantes autour de projets écologiques à différentes échelles."
L'article propose un rappel éco-historique de l'évolution du saumon en France, suivi d'une analyse à deux échelles : la programmation des grandes stratégies en faveur du retour des stocks de poissons (échelle nationale et européenne) et les projets de démantèlement d’ouvrages.
Nous ne reviendrons pas ici sur ses riches développements, que chacun peut lire en accès libre (cf référence). Quelques-uns méritent d'être soulignés et discutés.
Un schéma intéressant montre le réseau des acteurs impliqués autour de la conservation du saumon:
Extrait de Thomas et Germaine 2018, art cit, cliquer pour agrandir.
Un autre point intéressant de l'article est le constat d'échec relatif de la restauration sur les grands axes fluviaux (par rapport aux fleuves côtiers) malgré l'ancienneté des programmes et les fonds débloqués.
C'est le cas sur la Loire :
"Sur le bassin de la Loire, la population de saumons estimée à 45 000 individus à la fin du XIXe siècle s’est presque éteinte au XXe siècle après avoir disparu de la Vienne, de la Creuse, de la Gartempe, du Cher et de la Loire amont. Il ne restait qu’une centaine de saumons sur l’Allier à la fin des années 1990. Depuis 20015, le déversement de millions d’œufs et de juvéniles par le Conservatoire National du Saumon Sauvage, salmoniculture créée en 2001 dans le cadre du Plan Loire Grandeur Nature, n’a permis que d’empêcher la disparition des derniers saumons de souche « Allier ». Et si une partie du contingent total (12 à 18 %) remonte aujourd’hui dans la Vienne et la Creuse grâce à l’amélioration de la continuité piscicole, ce ne sont en moyenne que 657 saumons qui ont été comptabilisés chaque année à la station de comptage de Vichy sur l’Allier sur la période 2002-2012."Sur les bassins Dordogne-Garonne :
"Sur la Dordogne et la Garonne, le saumon a disparu au tournant du XIXe et du XXe siècle. L'opération de restauration entamée en 1970 apparaît comme un échec complet puisque 46 ans plus tard, on ne recense chaque année que quelques centaines de saumons sur ces deux bassins, issus à 75 % des campagnes de repeuplement. Le nombre très élevé de barrages hydroélectriques condamne la plupart des habitats favorables à la reproduction et engendre une mortalité importante des smolts lors de la dévalaison (20,1% en moyenne). De plus, 70 % des frayères creusées annuellement le sont dans des zones soumises aux éclusées hydroélectriques. Dès lors, l’installation de passes à poissons et le déversement de 1 000 000 de juvéniles sur les deux bassins chaque année ne permettent pas la reconstitution d’une population de saumon."Et aussi sur la Seine :
"Le saumon a disparu de la Seine au début du XXe siècle suite à la construction du barrage de Settons et à la chenalisation de la Seine et de l’Yonne. Son retour est avéré depuis 2008, date à laquelle une centaine de poissons a été observée au niveau du barrage de Poses. Ces saumons n’ont pas été introduits dans le cadre d’une campagne de restauration, mais issus d’une recolonisation naturelle : l’analyse génétique des poissons piégés montre qu’ils proviennent des côtiers normands, de l’Allier, du Royaume-Uni, de Norvège ou encore de Suède (Perrier et al., 2011). Le saumon peut aujourd’hui remonter la Seine jusqu’au barrage de Suresnes et l’Oise jusqu’au barrage de Carandeau, mais l’essentiel du bassin versant (80 %) reste inaccessible."
Concernant le cas des démantèlements en cours des barrages de la Sélune (cas d'un fleuve côtier), les auteurs montrent que le projet est un échec de gouvernance car il a été imposé aux populations sans réel portage local :
"Instrumentalisé par des acteurs extérieurs qui le placent sous le devant de la scène pour vanter les bénéfices économiques et écologiques de l’effacement des barrages, le saumon n’a en revanche pas été approprié par les pêcheurs localement qui ne se sont pas saisi de l’opportunité de développer un tourisme halieutique nouveau."
Comme le concluent les auteurs, la question du saumon et plus largement de la restauration écologique est en train d'ouvrir un débat plus large sur nos représentations collectives des eaux et rivières :
"En creux, c’est la question du regard que la société porte sur les cours d’eau qui apparait ici. Longtemps considérés comme une fraction utile de la nature (Luglia, 2015), les fleuves et les rivières font aujourd’hui l’objet d’une gestion écologique. Mais derrière l’ambition de restauration des populations de saumons, c’est en fait la question du devenir des cours d’eau, pensés comme des entités socio-naturelles, et plus largement de nos usages de la nature (Larrère, 2009) qu’il semble nécessaire de se poser."
On ne saurait mieux dire. Mais encore faut-il que les principaux acteurs publics soient dans une culture du débat démocratique, et non dans une machinerie technocratique visant à imposer une "vérité" de la nature et à minimiser ou nier tout différend comme un bruit dommageable. Cela concerne aussi la connaissance et l'expertise, car l'allocation des fonds de recherche n'est jamais neutre. Cela concerne enfin la place des lobbies – entendu comme tout groupe constitué défendant ses intérêts économiques, pratiques, idéologiques ou autres – dans la construction de la décision publique.
L'écologie (politique) apportait de grandes promesses sur la "démocratie environnementale" : la gestion écologique des rivières ne réalise pas ces espoirs en France, à la fois parce que certains avancent l'écologie comme croyance non discutable ou comme vérité scientifique devant clore la discussion (ce qui est en soi incompatible avec la démocratie comme liberté de discuter des fins et des moyens) et parce que les bureaucraties dirigistes véhiculant des programmes du sommet vers la base ont le plus grand mal à entendre la société et la diversité de ses attentes, déjà à susciter un sens de la responsabilité et de l'engagement plutôt qu'une soumission à l'Etat et à ses "experts". Mais ce dernier point, les citoyens l'observent désormais sur la plupart des sujets...
Référence : Thomas O, Germaine MA, De l’enjeu de conservation au projet de territoire : Le saumon atlantique au coeur des débats,, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 18, 2, DOI : 10.4000/vertigo.22259