03/12/2019

Comment les humains accélèrent l'érosion et le transfert des sédiments depuis 4000 ans (Jenny et al 2019)

Une équipe de chercheurs internationaux de l'Inra et l'Institut Max Planck ont analysé les changements dans l'érosion des sols à travers des dépôts de sédiments lacustres dans plus de 600 lacs à travers le monde. Ils ont montré que l'accumulation des sédiments a ponctuellement augmenté de manière significative voici déjà 4000 ans. A cette même période, le couvert forestier a diminué. Les changements des taux d'accumulation de sédiments au niveau régional sont corrélés aux développements socio-économiques et à l'implantation des populations humaines dans l'histoire, altérant peu à peu les écosystèmes terrestres et aquatiques. Cela pose question sur les effets des évolutions encore plus rapides des usages des sols de nombreux bassins versants depuis un siècle, suggérant que les hydrosystèmes tels que nous les observons sont en phase de réponse dynamique à ces impacts. 


(Extrait de Jenny et al 2019, art cit)

Au cours du Holocène (période naissant à la fin de la dernière glaciation), les modifications anthropiques des bassins versants, comme le défrichement et le brûlis de la végétation, l'expansion agricole et urbaine, ont entraîné des fluctuations rapides des taux d'érosion des sols. On estime que cela a pu accélérer l'érosion de 10 à 100 fois dans certaines régions. Mais il est encore difficile de savoir à quel moment une partie importante de la surface de la Terre est passée des taux d’érosion des sols par cause climatique à des taux dominés par des causes anthropiques.

Jean-Philippe Jenny (Centre alpin de recherche sur les réseaux trophiques et les écosystèmes limniques) et 11 collègues viennent de publier dans la revue PNAS une compilation remarquable d'analyse de sédiments lacustres à travers le monde pour comprendre cette dynamique à long terme des transferts de sédiments (illustration ci-dessus : les sites étudiés).

Voici le résumé de leur recherche :

"L'érosion accélérée des sols est devenue une caractéristique omniprésente dans les paysages du monde entier et il est reconnu qu'elle a des implications importantes pour la productivité des terres, la qualité de l'eau en aval et les cycles biogéochimiques. Cependant, la rareté des synthèses globales prenant en compte les processus à long terme a limité notre compréhension de la période, de l'amplitude et de l'étendue de l'érosion des sols sur des échelles de temps millénaires. Dès lors, nous ne sommes pas en mesure de prédire les réactions de l'érosion des sols aux changements du climat et de la couverture des sols à long terme. 

Ici, nous reconstruisons les taux de sédimentation pour 632 lacs sur la base de chronologies contraintes par 3 980 datations au carbone 14 calibrées afin d'évaluer les changements relatifs des taux d'érosion des bassins versants au cours des 12 000 dernières années. La dynamique estimée de l'érosion du sol a ensuite été complétée par des reconstitutions de la couverture terrestre déduites de 43 669 échantillons de pollen et par des séries chronologiques sur le climat issues du modèle de système terrestre de l'Institut Max Planck. 

Nos résultats montrent qu’une partie importante de la surface de la Terre a déjà bifurqué vers un taux d’érosion des sols provoqué par l’homme voici 4 000 ans. En particulier, les taux inférés d’érosion des sols ont augmenté dans 35% des bassins versants, et la plupart de ces sites ont montré une diminution de la proportion de pollen arboricole, ce qui serait attendu avec un défrichement. Une analyse plus approfondie a révélé que le changement de couverture terrestre était le principal facteur d'érosion présumée des sols dans 70% des bassins versants étudiés. Cette étude suggère que l'érosion des sols altère les écosystèmes terrestres et aquatiques depuis des millénaires, entraînant des pertes de carbone (C) qui auraient pu induire des rétroactions sur le système climatique".

En conclusion de la recherche, les auteurs précisent :

"Ces résultats suggèrent que l'abondance des arbres dans les bassins versants était le principal facteur expliquant les variations temporelles de l'érosion des sols, la déforestation anthropique expliquant l'accélération de l'érosion au cours des derniers millénaires. Nos résultats mettent en évidence l’importance de la grande échelle (en termes de distribution des données lacustres au niveau mondial, mais pas en termes de superficie totale contributive) et des processus à long terme sur l’érosion des sols déduits des taux d'accumulation sédimentaire, et la manière dont les activités humaines ont commencé à agir sur ces processus beaucoup plus tôt que d’autres signatures de l’Anthropocène à l’échelle mondiale, par exemple, l’appropriation humaine du cycle de l’azote depuis 1860. Cette analyse à l'échelle mondiale des archives paléolimnologiques ajoute aux preuves croissantes que les humains augmentent simultanément le transport fluvial de sédiments par l'érosion des sols et réduisent ce flux vers la zone côtière grâce à la rétention des sédiments dans les réservoirs."

Discussion
Beaucoup d'auteurs proposent de nommer notre époque Anthropocène, en raison de l'influence humaine prépondérante sur la planète, et de dater le début de cette époque à la révolution industrielle. Mais d'autres travaux dessinent un portrait plus graduel de cette influence humaine, avec de notables changements perceptibles dès la croissance démographique ayant accompagné la sédentarisation néolithique. Au point que l'Anthropocène pourrait peut-être se confondre avec l'ensemble du Holocène...

Dans une conférence donnée à notre association, Jean-Paul Bravard avait exposé combien la dynamique géo- et hydromorphologique des bassins versants doit s'interpréter sur le temps long, car des impacts croisés à plusieurs échelles spatiales et temporelles s'observent dans ces bassins. Ces travaux en sont une illustration, et ils rejoignent d'autres recherches ayant analysé sur le long terme la morphologie de bassins versants (par exemple Lespez 2015, Verstraeten et al 2017, Brown et al 2018).

Une chose paraît sûre : quand la politique publique de l'eau en France parle de la "circulation des sédiments", elle renvoie à une réalité qui est très modifiée par l'humain, pas seulement à travers l'obstacle à la circulation de ces sédiments (qui focalise l'attention et l'action), mais déjà à travers les sources de ces sédiments dans les bassins versants. Au regard des évolutions agricoles et urbaines accélérées depuis 100 ans, il paraît difficile de mener une gestion sédimentaire de bassin sans analyser les dynamiques des usages des sols et de leurs effets.

Référence : Jenny JP et al (2019), Human and climate global-scale imprint on sediment transfer during the Holocene, PNAS, 116,46,22972-2297.

01/12/2019

Les ouvrages du Serein et la sécheresse

A l'occasion de notre assemblée générale, un riverain nous a fait parvenir des photographies de son suivi du Serein médian lors de la sécheresse 2019. La rivière a subi des assecs et les dernières zones offrant encore une certaine hauteur de lame d'eau en sortie d'étiage étaient par endroit les retenues ou biefs de moulin. Les chercheurs nous disent que les sécheresses d'intensité aujourd'hui exceptionnelle risquent de devenir la norme sur certains territoires d'ici 2050. Dans l'ensemble des chantiers de continuité écologique à venir, les gestionnaires publics doivent désormais garantir que les solutions proposées ne diminueront pas la ressource en eau disponible sur les sites, que ce soit le volume d'eau des retenues, les milieux des annexes hydrauliques que forment les biefs, les échanges avec les sols et les aquifères, la capacité à retenir et diffuser l'eau dans les périodes où elle est en excès, notamment comme en ce moment où nous revenons dans la période des crues d'hiver et de printemps. La loi ordonne la protection de cette ressource en eau tant pour les espèces qui y vivent que pour les usages et agréments humains qui en dépendent. Cette loi devra être respectée. Faire des rivières des tuyaux où tout s'écoule plus vite (notamment les pollutions si mal traitées) n'est plus un choix adapté aux enjeux écologiques. 

(Cliquer pour agrandir)

27/11/2019

La géohistoire du bassin de la Seine à travers ses cartes

ArchiSEINE est le nom d'un projet du PIREN (programme de recherche interdisciplinaire en environnement) né de la volonté de décrire l’évolution du territoire du bassin de la Seine en tenant compte des pressions exercées par l'action humaine depuis le XIXe siècle. Les évolutions territoriales du système fluvial sont retracées grâce à un corpus de cartes et documents anciens. Cette démarche montre notamment l'ancienneté des aménagements humains de l'eau et la persistance actuelle de dynamiques à l'origine déjà lointaine dans le temps. Une complexité qui devrait nous prémunir de certains discours un peu simplistes sur la nature et la renaturation.  


Rescindement d’une boucle de la Seine à Riancey (1821)

Les cartes en France proviennent notamment de la gestion royale puis républicaine du territoire, avec des corps d'experts rattachés à l'administration centrale ou d'autres répondant à ses commandes:
"L’avènement de la carte en France est lié à la création de l’Académie des Sciences par Colbert en 1666. Des méthodes cartographiques précises ont été développées. La triangulation est née sous l’égide de Jean Picard ainsi que de la célèbre dynastie du géographe Jean-Dominique Cassini qui a procédé à la couverture cartographique de la France dans son ensemble. Au XVIIIe siècle, la création de l’École des Ponts et Chaussées permet la formation pratique des élèves qui ont dans leur cursus l’obligation de participer au levé de la carte du Royaume. Progressivement, les fonctions de la carte évoluent et passent du statut d’objet à celui d’outil, utile aux projets d’aménagement d’un territoire et nécessaire à la prise de décision. (...) Cet intérêt pour la représentation cartographique des cours d’eau est aujourd’hui encore au cœur des questions d’aménagement et de gestion des territoires. En 2015, une instruction du gouvernement demandait aux services de l’État d’établir une cartographie complète des parties du réseau hydrographique qui doivent être considérées comme des cours d’eau." 

Ce fascicule du PIREN-Seine s’intéresse à la manière dont la carte ancienne peut être mobilisée pour caractériser l’état d’un milieu à un moment donné à ce temps « t ». La comparaison de cartes de différentes périodes permet ensuite de reconstruire la trajectoire des rivières du bassin de la Seine.

Dans le cas de la Seine, la navigation a été l'un des principaux motifs d'aménagement du fleuve. Par exemple, cet extrait d’une série de cartes de la Seine de Paris à Rouen par Philippe Buache [1731-1766] indique les principaux obstacles à la navigation en vue de les corriger par calibrage du lit:


Environs de Nanterre et Chatou au XVIIIe siècle, carte de Philippe Buache. Cliquer pour agrandir.

Un chapitre du fascicule est consacré à La Bassée, plus grande plaine inondable du bassin de la Seine supérieure et la plus importante zone humide d’Île-de-France, entre la confluence Seine-Aube (Romilly-sur-Seine) et la confluence Seine-Yonne (Montereau-Fault-Yonne), classée en zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique. La Seine rectifiée y côtoie de nombreux bassins nés de gravières, soit un système largement artificialisé.

La superposition de cartes permet de retracer près de deux siècles d'évolution du lit:


Évolution du tracé en plan entre 1839 et 2010, issue de l’analyse des cartes anciennes. Cliquer pour agrandir.

Dans leur conclusion, les auteurs soulignent :
"les études géohistoriques présentées ici montrent l’importance des bouleversements subis par la Seine. Deux points méritent d'être soulignés : (1) les changements sont rapides (moins de deux siècles) et induits par une grande diversité d’aménagements, (2) la plasticité naturelle de l’hydrosystème s’ajuste et s’équilibre en fonction des transformations et rend complexe l’équation entre développement socio-économique, gestion du risque d’inondation et maintien de la biodiversité".

Ces données rendent aussi perplexes sur la présentation de la "renaturation" non comme projet paysager (ce qui peut se concevoir) ou comme préférence à certaines fonctionnalités plutôt qu'à d'autres (idem) mais comme restauration d'un profil antérieur idéalisé de la nature. D'autant que si l'on remonte par l'archéologie et l'histoire environnementales vers des états plus anciens que ceux représentés sur les cartes modernes, on trouve que la Seine avait déjà évolué à partir de l'Antiquité. Il faut alors admettre, à rebours du naturalisme naïf entourant parfois la mise en scène des questions écologiques, que nous sommes toujours devant des choix sociaux, économiques et politiques de configuration de la nature. Mais d'où parlent tous les acteurs de ces choix, lorsque le voile d'illusion de "la nature" est levé? Voilà une cartographie qu'il faut aussi dresser pour informer le débat démocratique.

Référence : L. Lestel, D. Eschbach, R. Steinmann, N. Gastaldi (2018), ArchiSEINE : une approche géohistorique du bassin de la Seine, Fascicule #18 du PIREN-Seine, ISBN : 978-2-490463-07-7, ARCEAU-IdF, 64 p.

22/11/2019

La première étape du plan de continuité apaisée ne remplit pas ses promesses

Le plan de continuité apaisée du gouvernement prévoyait une concertation pour définir des rivières et des ouvrages prioritaires. Cette priorisation a été faite par l'administration, mais avec une simple présentation du résultat et sans discussion en amont sur les bases de la priorité. Par ailleurs, les services de l'Etat confirment que cette priorisation est un canevas interne pour faire face à l'irréalisme du classement de 2012-2013 et à l'impossibilité de le satisfaire : les ouvrages non prioritaires n'ayant rien fait en 2022-2023 seront dans l'illégalité, donc sujets à l'aléa juridique d'une mise en demeure administrative ou d'un contentieux porté par un tiers. C'est donc un mauvais départ. Si, sur les rivières prioritaires, les services de l'Etat viennent avec la même volonté de démolir les ouvrages et le même refus de financer les seules solutions prévues par la loi (équipement, gestion, entretien), les contentieux vont repartir en flèche. A compter de cet hiver, les associations doivent visiter un par un les sites des rivières classées prioritaires afin de définir une position commune propriétaires-riverains, puis d'organiser des rencontres avec les acteurs publics de l'eau sur la base des solutions souhaitées... et exclues.


Exemple des rivières et sites prioritaires de la Nièvre (trois niveaux de priorité dans le cas de la Bourgogne Franche-Comté, les ouvrages en priorité 1 sont censés être traités d'ici 2021-2022 au plus tard)


Nous avions annoncé voici presque cinq ans déjà que le classement des rivières au titre de la continuité écologique avait été totalement irréaliste au regard du coût et de la complexité induits, demandant des décennies (et non le délai légal de 5 ans) pour s'appliquer. Le CGEDD a par la suite validé notre analyse. En Bourgogne sur les bassins Loire-Bretagne et Seine-Normandie, seuls 30 ouvrages sur 170 sont mis en conformité à date sur la partie ligurienne, 90 sur 495 sur la partie séquanienne. Encore ce rythme concernait-il les ouvrages "faciles" qui consentaient aux solutions proposées : de nombreux autres ont clairement refusé la volonté d'araser ou de déraser.

La solution à cette erreur majeure de la planification administrative était simple et prévue dans la loi (article L 214-17 code environnement) : réviser le classement des cours d'eau pour revenir à un périmètre réaliste.

Mais nous sommes en France, de surcroît ici avec la direction de l'eau et de la biodiversité (DEB) du ministère de l'écologie : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?

Refusant d'admettre son erreur et d'ajuster ses ambitions à ses moyens, essayant aussi de divertir l'attention après le feu des critiques parlementaires et des rapports du CGEDD, la DEB a préféré engager un processus de "priorisation" au sein de classement. Ce choix, sans aucune base légale, sera contesté au Conseil d'Etat. D'ici là et dans l'incertitude de l'avis des conseillers d'Etat, nous sommes obligés de suivre le cheminement complexe des bureaucraties.

Notre association a donc été invitée avec plusieurs de ses consoeurs à la présentation des cours d'eau de Bourgogne Franche-Comté qui seront "prioritaires" en liste 2 au titre de la mise en oeuvre de la continuité écologique. C'était l'une des mesures du plan pour une politique apaisée de continuité écologique, lancé (à la va-vite et sans conviction) par Nicolas Hulot en 2018 et ayant fait l'objet d'une note technique du ministère en avril 2019, après un travail au comité national de l'eau.


Liste non exhaustive de rivières en priorité P1 dans les bassins ligurien et séquanien de la Bourgogne.

Par ailleurs, grâce ses adhérents hors Bourgogne et son réseau d'associations partenaires, nous avons eu des compte-rendus des réunions similaires qui se sont tenues dans d'autres régions (notamment Auvergne, Centre Loire, Normandie, Picardie).

Le retour des associations est critique. 

Reviennent en particulier les points suivants :

  • la priorisation a été présentée comme déjà décidée et devant être actée sur un délai court, les associations n'étaient pas conviées à une co-construction en amont pour définir les principes présidant à la priorité et leur application aux bassins,
  • la priorisation a été un patchwork de motivations, certaines écologiques et de bon sens (rivières à enjeu migrateur important, traitement de l'aval avant l'amont), mais d'autres administratives et sans réelle cohérence par rapport aux objectifs propres à la continuité ou à la DCE (prime aux rivières ayant des syndicats de rivière très engagés, par exemple),
  • la démarche reste verticale et segmentée, en évitant le débat démocratique ouvert, l'administration ne s'engage pas sur les rivières définies comme prioritaires à organiser des états-généraux avec toutes les parties prenantes, au premier rang desquels les propriétaires et riverains des ouvrages concernés, les élus locaux, les divers usagers de l'eau, 
  • la priorisation n'est en rien une exemption de continuité en rivière classée L2, ce qui signifie que les ouvrages non traités dans le délai de 5 ans (2022-2023 selon les bassins) prévu par la loi seront en réalité dans l'illégalité, pouvant être considérés comme non régulièrement installés par l'administration et pouvant être attaqués en justice par des tiers (riverains, associations environnementalistes ou pêche, etc.). 
Par ailleurs, les échanges avec l'administration montrent que les désaccords de fond ne sont nullement réglés :

Pour la suite, plusieurs points sont à retenir :
  • notre association et ses consoeurs vont organiser des actions systématiques d'information sur les rivières prioritaires, afin que le maximum de propriétaires et riverains y défendent des positions communes et cohérentes ;
  • en rivière prioritaire où les maîtres d'ouvrage seront prochainement contactés par l'administration, rien n'a changé: tout ouvrage doit être géré, équipé, entretenu (pas effacé, arasé, dérasé) et si des mesures d'équipement sont exorbitantes, elles doivent être indemnisées. C'est la loi, rien que la loi, toute la loi. Chaque fois que l'administration et les syndicats manqueront à respecter cette loi, notamment feront pression pour des solutions d'effacement non désirées ou des solutions non indemnisées d'aménagement lourd, un contentieux sera ouvert;
  • en rivière non-prioritaire, les propriétaires ne doivent surtout pas tomber dans le piège tendu de la pente douce vers l'illégalité en ne faisant rien. Un modèle de constat de carence de l'administration à proposer des solutions prévues par la loi sera dressé, nous engagerons la démarche avec chaque propriétaire après consultation de nos avocats. Il est fondamental que les "non prioritaires" ne baissent pas leur vigilance en pensant qu'ils n'ont pas à s'en faire : la loi s'applique toujours, ne pas appliquer la loi les mettrait en position de faiblesse vis-à-vis de l'Etat et des tiers, donc il convient de respecter strictement ce qu'attend le législateur.

Le test réel sera dans l'attitude de l'administration et des syndicats (ou parcs) dans les rivières prioritaires. 

Si nous voyons revenir la même pression à détruire observée depuis le PARCE 2009 et la même mauvaise foi à ne pas reconnaître cette pression, le combat judiciaire, parlementaire, médiatique et militant face aux dérives des acteurs publics de l'eau reprendra immédiatement et fortement. Nous y mettrons d'autant plus d'ardeur que l'apaisement aurait été un mensonge d'Etat pour endormir l'attention de nos députés et sénateurs.

Si nous voyons les administrations et les syndicats / parcs proposer les seules dispositions inscrites dans la loi - gestion des vannes, passes techniques, rampes rustiques, rivières de contournement -, alors peut-être que la continuité avancera enfin, et de manière plus apaisée.

Nous devrions être rapidement fixés sur la volonté réelle d'apaisement des acteurs publics de l'eau. Toutes les associations en France doivent désormais se concentrer sur ces actions menées en rivières prioritaires et prendre l'habitude de partager les informations (l'opacité est toujours notre pire adversaire en ces matières) :

  • contacter chaque site dans une démarche pro-active,
  • définir les orientations réalistes et à moindre coût de continuité sur les ouvrages,
  • publier en ligne les pratiques observées sur leurs rivières,
  • interpeller immédiatement les préfets lorsque des dérapages sont observés,
  • informer les députés et sénateurs des pratiques constatées, leur demander de saisir le préfet et la ministre là où des plans de destruction persistent,
  • préparer et engager des contentieux dans les cas où des DDT-M, des syndicats-parcs, des agences de l'eau sont manifestement dans un état d'esprit négatif et ne proposent pas des solutions solvables de continuité non destructrice. 
L'association Hydrauxois, tout comme la Coordination nationale Eaux & rivières humaines, sera à disposition pour des conseils stratégiques et publiera régulièrement des documents juridiques permettant a) de faire respecter la loi en rivière prioritaire ; b) de protéger les ouvrages non-prioritaires des risques d'illégalité d'ici 2022-2023.  

20/11/2019

La conservation du saumon, ses acteurs, ses débats, ses résultats (Thomas et Germaine 2018)

Deux chercheurs français produisent une synthèse critique sur la question de la conservation du saumon atlantique en France. La politique française de "continuité écologique" a été souvent motivée par la mise en avant de l'espèce emblématique des poissons migrateurs, mais elle a aussi suscité des conflits un peu partout lorsque la destruction des barrages et de leurs usages a été imposée. Le saumon ne mobilise pas que des écologues et naturalistes, il intéresse aussi les usagers de la nature que sont les pêcheurs, influents sur les politiques publiques. Et malgré les fonds investis, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous, notamment sur des grands axes fluviaux. Loin d'être consensuelle, la conservation du saumon ouvre donc un débat plus large sur les rivières que veulent les riverains, sur le caractère social et naturel des milieux, sur la manière dont l'écologie sera appropriée par la libre discussion démocratique de ses fins et de ses moyens.  

Olivier Thomas et Marie-Anne Germaine (Laboratoire Mosaïques UMR LAVUE 7218 CNR) ont publié un article intéressant sur le saumon atlantique comme espère repère des politiques d'aménagement de rivière en France.

Les auteurs introduisent la problématique en rappelant que les poissons migrateurs - dont le saumon - sont devenus depuis peu des arguments du discours public pour la gestion des rivières, en particulier la continuité écologique et son cortège de démantèlement d'ouvrages :

"La lutte contre l’érosion de la biodiversité se traduit par divers engagements politiques et réglementaires ainsi qu’une multiplication des opérations à visée écologique dont la mise en place des trames vertes et bleues constitue un exemple phare (Vimal et al., 2012 ; Cormier et al., 2010). La promotion de ces actions s’appuie souvent sur la mise en avant d’espèces emblématiques qui permettent de communiquer auprès des élus et du grand public sur les bénéfices escomptés. Dans le domaine des milieux aquatiques, les amphibiens (ex. grenouille et triton) largement mis à l’honneur dans les années 1980/1990 pour sensibiliser à l’intérêt des zones humides ont laissé place aux poissons migrateurs qui occupent une place prépondérante dans les politiques de gestion des rivières. L’affirmation des principes de restauration écologique, et plus spécialement de rétablissement de la continuité écologique – et piscicole – des cours d’eau, institutionnalisée par la directive-cadre sur l’eau (DCE, 2000) a tout spécialement conduit à mettre en avant les poissons migrateurs (Germaine et Barraud, 2013). La suppression des obstacles aménagés en travers des rivières (barrages et seuils de moulins) et dans leur continuité (buses pour l’essentiel) vise à rétablir la dynamique fluviale en assurant le transit sédimentaire, mais aussi à garantir le passage à la montaison comme à la dévalaison des poissons amphihalins qui vivent alternativement en eau douce et en mer, et ont donc particulièrement besoin de franchir ces obstacles pour passer de la rivière à la mer et inversement. Il en est ainsi de l’anguille européenne, de la truite de mer, de la lamproie marine et fluviatile, de l’alose et du saumon atlantique. Ces espèces sont mises en avant par les promoteurs des opérations d’effacement d’ouvrages pour convaincre les financeurs de leur soutien ou pour sensibiliser les décideurs, le grand public et les usagers du bienfondé de ces actions (Rainelli et Thibault, 1980 ; Drouineau et al., 2018)."

Ils rappellent que cette focalisation sur le poisson migrateur ne va pas de soi et peut aussi faire l'objet d'analyse critique dans la recherche internationale :

"il s’agit de s’interroger sur la place occupée par un de ces acteurs non humains – le saumon – dans la mise en œuvre des programmes de restauration écologique (Callon, 1986). Gottschalk-Druschke et al. (2017) ont par exemple montré comment le discours des gestionnaires est focalisé sur les poissons migrateurs tandis que les espèces «résidentes» sont négligées. Kareiva et Carranza (2017) ont, eux, montré comment le saumon pacifique est devenu l’objet d’une bataille symbolique autour des barrages installés sur la rivière Columbia aux États-Unis. Le saumon constitue de fait tout spécialement une espèce à part du fait de son image emblématique (Verspoor et al., 2007). L’approche acteurs-réseaux permet alors d’observer la manière dont le saumon occupe le devant de la scène et permet (ou pas) d’enrôler les parties prenantes autour de projets écologiques à différentes échelles."

L'article propose un rappel éco-historique de l'évolution du saumon en France, suivi d'une analyse à deux échelles : la programmation des grandes stratégies en faveur du retour des stocks de poissons (échelle nationale et européenne) et les projets de démantèlement d’ouvrages.

Nous ne reviendrons pas ici sur ses riches développements, que chacun peut lire en accès libre (cf référence). Quelques-uns méritent d'être soulignés et discutés.

Un schéma intéressant montre le réseau des acteurs impliqués autour de la conservation du saumon:



Extrait de Thomas et Germaine 2018, art cit, cliquer pour agrandir. 

Ce schéma sur les jeux d'acteurs, présentant les parties prenantes comme à quasi-égalité dans 4 collèges distincts, nous semble sous-estimer le rôle historique et actuel du milieu halieutique et en particulier du milieu "pêcheurs à la mouche" dans l'enjeu saumon. Par exemple, l'agence française de la biodiversité (aujourd'hui office français pour la biodiversité) est, dans le domaine aquatique, l'héritière institutionnelle du conseil supérieur de la pêche (puis Onema), ce qui a forcément exercé une influence sur les méthodes, objets et priorités de ses agents. Un collectif comme les Amis de la Sélune est essentiellement soutenu par des associations de pêcheurs, l'association ANPER-TOS a été organiquement liée aux pêcheurs de salmonidés, on retrouve assez souvent des entreprises de pêche dans ses soutiens financiers ou ses réseaux d'acteurs (page "amis et partenaires" en date du 11/2019), comme pour divers groupes naturalistes (Rivières sauvages, voir "les fonds privés" en date du 11/2019). Or, ce point n'est pas négligeable : les pêcheurs sont d'abord des usagers de la nature, le fait de concentrer des moyens publics sur certaines espèces d'intérêt pour leurs usages ou de faire droit à leurs attentes par rapport à d'autres est un élément à part entière du débat démocratique. L'idée que le saumon serait une "espèce ombrelle" dont la protection serait forcément synonyme de gains importants pour toute la biodiversité – donc que l'enjeu de la pêche se confond avec l'enjeu de l'écologie – est devenue assez discutable : c'est plutôt une espèce repère de la volonté de retour à un état antérieur du vivant, ce qui relève davantage d'un idéal de bio-intégrité que d'une analyse des milieux par leur fonctionnalité et biodiversité, cette dernière incluant aussi les nouveaux écosystèmes créés par l'humain et les espèces qui les ont colonisés au fil de siècles.

Un autre point intéressant de l'article est le constat d'échec relatif de la restauration sur les grands axes fluviaux (par rapport aux fleuves côtiers) malgré l'ancienneté des programmes et les fonds débloqués.

C'est le cas sur la Loire :
"Sur le bassin de la Loire, la population de saumons estimée à 45 000 individus à la fin du XIXe siècle s’est presque éteinte au XXe siècle après avoir disparu de la Vienne, de la Creuse, de la Gartempe, du Cher et de la Loire amont. Il ne restait qu’une centaine de saumons sur l’Allier à la fin des années 1990. Depuis 20015, le déversement de millions d’œufs et de juvéniles par le Conservatoire National du Saumon Sauvage, salmoniculture créée en 2001 dans le cadre du Plan Loire Grandeur Nature, n’a permis que d’empêcher la disparition des derniers saumons de souche « Allier ». Et si une partie du contingent total (12 à 18 %) remonte aujourd’hui dans la Vienne et la Creuse grâce à l’amélioration de la continuité piscicole, ce ne sont en moyenne que 657 saumons qui ont été comptabilisés chaque année à la station de comptage de Vichy sur l’Allier sur la période 2002-2012."
Sur les bassins Dordogne-Garonne :
"Sur la Dordogne et la Garonne, le saumon a disparu au tournant du XIXe et du XXe siècle. L'opération de restauration entamée en 1970 apparaît comme un échec complet puisque 46 ans plus tard, on ne recense chaque année que quelques centaines de saumons sur ces deux bassins, issus à 75 % des campagnes de repeuplement. Le nombre très élevé de barrages hydroélectriques condamne la plupart des habitats favorables à la reproduction et engendre une mortalité importante des smolts lors de la dévalaison (20,1% en moyenne). De plus, 70 % des frayères creusées annuellement le sont dans des zones soumises aux éclusées hydroélectriques. Dès lors, l’installation de passes à poissons et le déversement de 1 000 000 de juvéniles sur les deux bassins chaque année ne permettent pas la reconstitution d’une population de saumon."
Et aussi sur la Seine :
"Le saumon a disparu de la Seine au début du XXe siècle suite à la construction du barrage de Settons et à la chenalisation de la Seine et de l’Yonne. Son retour est avéré depuis 2008, date à laquelle une centaine de poissons a été observée au niveau du barrage de Poses. Ces saumons n’ont pas été introduits dans le cadre d’une campagne de restauration, mais issus d’une recolonisation naturelle : l’analyse génétique des poissons piégés montre qu’ils proviennent des côtiers normands, de l’Allier, du Royaume-Uni, de Norvège ou encore de Suède (Perrier et al., 2011). Le saumon peut aujourd’hui remonter la Seine jusqu’au barrage de Suresnes et l’Oise jusqu’au barrage de Carandeau, mais l’essentiel du bassin versant (80 %) reste inaccessible."

Concernant le cas des démantèlements en cours des barrages de la Sélune (cas d'un fleuve côtier), les auteurs montrent que le projet est un échec de gouvernance car il a été imposé aux populations sans réel portage local :

"Instrumentalisé par des acteurs extérieurs qui le placent sous le devant de la scène pour vanter les bénéfices économiques et écologiques de l’effacement des barrages, le saumon n’a en revanche pas été approprié par les pêcheurs localement qui ne se sont pas saisi de l’opportunité de développer un tourisme halieutique nouveau."

Comme le concluent les auteurs, la question du saumon et plus largement de la restauration écologique est en train d'ouvrir un débat plus large sur nos représentations collectives des eaux et rivières :

"En creux, c’est la question du regard que la société porte sur les cours d’eau qui apparait ici. Longtemps considérés comme une fraction utile de la nature (Luglia, 2015), les fleuves et les rivières font aujourd’hui l’objet d’une gestion écologique. Mais derrière l’ambition de restauration des populations de saumons, c’est en fait la question du devenir des cours d’eau, pensés comme des entités socio-naturelles, et plus largement de nos usages de la nature (Larrère, 2009) qu’il semble nécessaire de se poser."

On ne saurait mieux dire. Mais encore faut-il que les principaux acteurs publics soient dans une culture du débat démocratique, et non dans une machinerie technocratique visant à imposer une "vérité" de la nature et à minimiser ou nier tout différend comme un bruit dommageable. Cela concerne aussi la connaissance et l'expertise, car l'allocation des fonds de recherche n'est jamais neutre. Cela concerne enfin la place des lobbies – entendu comme tout groupe constitué défendant ses intérêts économiques, pratiques, idéologiques ou autres – dans la construction de la décision publique.

L'écologie (politique) apportait de grandes promesses sur la "démocratie environnementale" : la gestion écologique des rivières ne réalise pas ces espoirs en France, à la fois parce que certains avancent l'écologie comme croyance non discutable ou comme vérité scientifique devant clore la discussion (ce qui est en soi incompatible avec la démocratie comme liberté de discuter des fins et des moyens) et parce que les bureaucraties dirigistes véhiculant des programmes du sommet vers la base ont le plus grand mal à entendre la société et la diversité de ses attentes, déjà à susciter un sens de la responsabilité et de l'engagement plutôt qu'une soumission à l'Etat et à ses "experts". Mais ce dernier point, les citoyens l'observent désormais sur la plupart des sujets...

Référence : Thomas O, Germaine MA, De l’enjeu de conservation au projet de territoire : Le saumon atlantique au coeur des débats,, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 18, 2, DOI : 10.4000/vertigo.22259