30/12/2019

L'écologie des rivières acceptera-t-elle le débat sur les orientations de ses expertises? (Perrin 2019)

Les désaccords et conflits qui entourent la politique française de continuité écologique des cours d'eau concernent des représentations de la rivière. Jacques-Aristide Perrin, chercheur en sciences sociales de l'eau, met en lumière dans un article récent la difficulté de l'administration publique à organiser la concertation autour de ces sujets. La position de l'acteur public est que l'on peut éventuellement discuter de l'acceptabilité sociale de ses projets, mais pas remettre en question leur philosophie sous-jacente et les métriques qui en découlent. Plusieurs stratégies de discours visent à confiner le débat, en dissociant la science et la technique (qui seraient hors discussion) de la politique, ou encore en ayant recours à la naturalisation de la rivière comme argument pour la soustraire à des libertés de choix. Selon J.A. Perrin, tous les sujets pourraient être ouverts à discussion, avec des grilles intégrant aussi bien les enjeux de savoirs pluridisciplinaires que les finalités locales des projets. Mais cette approche, perçue comme remise en cause de la légitimité d'un savoir-pouvoir, rencontre des résistances...



La continuité écologique des cours d'eau (CECE) telle qu'elle est mise en avant par l'administration française s'est concentrée dans les années 2000 sur la suppression des obstacles transversaux en rivières: seuils de moulins et d'usines, digues de plans d'eau, gués.

Jacques-Aristide Perrin livre une analyse de la manière dont ce discours a été conçu et porté par les acteurs publics. Son travail s'inspire de la géographie critique et de la théorie de l'acteur-réseau. Cette dernière étudie des faits sociaux (dont font partie les politiques publiques) en examinant comment chacun s'inscrit dans un dispositif (réseau) formé d'acteurs humains et non-humains, de discours, de techniques menant à formaliser des volontés et les traduire en actes. Cette approche conduit donc l'auteur à se demander comment la CECE est devenue une politique et comment cette politique a réagi à ses contestations.

Analysant les textes produits par le ministère de l'écologie ou par des acteurs publics locaux, J.A.. Perrin met en lumière deux procédés de formalisation des enjeux qui visent à contenir la possibilité d'une discussion sur leurs attendus.

Le premier est la séparation du débat technique / scientifique et du débat social. L'acteur public tolère de discuter de l'acceptabilité sociale de ses projet, mais à la condition que l'arrière-plan scientifique et technique soit placé hors de discussion, car c'est lui qui fonde la légitimité ultime de la démarche. Et ces choix techniques sont supposés être dé-politisés, c'est-à-dire soustraits à l'objection démocratique.

Ainsi, observe l'auteur :
"Pour décrire les enjeux scientifiques et légitimer la manière de répondre à l’enjeu public de la CECE, une majorité de ces documents recourt à « des procédés de lissage » (Oger et Ollivier- Yaniv, 2006) de leurs discours en simplifiant le fonctionnement des hydrosystèmes. Le document de l’Onema est représentatif de cette pratique en adoptant un discours vulgarisateur sans mentionner des termes clés pour comprendre le fonctionnement des cours d’eau, comme continuum, corridor fluvial et les autres dimensions des hydrosystèmes que sont leur verticalité, latéralité et temporalité, en plus de la longitudinalité. Ce lissage peut s’expliquer par un partage des tâches entre des documents de légitimation et d’autres publications présentées comme plus techniques, à vocation d’acteurs professionnels (bureaux d’études, syndicat de gestion...) pour les accompagner dans l’action et la prise de décision sur le terrain. Dans ces documents dits techniques, les discours sont moins assurés et les incertitudes davantage manifestes. Ainsi, les deux types de documents constituent un moyen de construire des frontières entre des faits socio-politiques discutables et négociables dans une certaine limite (versant sociétal, modèles paysagers, utilité des usages) et des faits socio-scientifiques sur lesquels le débat est refusé. Le mode de présentation participe au «processus d’auto-légitimation que l’État met en place lorsqu’il délimite les frontières qui séparent la science et les politiques» (Jasanoff, 2013: p. 58)." 

Un second procédé de réduction du débat à son acceptation sociale est la naturalisation. Le recours à l'idée de nature et de naturel est censé poser l'un des termes comme une évidence (si c'est "naturel", c'est bon) et à extraire cette évidence de l'analyse critique (pouvant se demander si la nature est aussi naturelle qu'on le dit et si elle est forcément un bien dans les choix humains) :
"Ce partage entre les sciences et les politiques s’accompagne d’un autre partage dans les documents entre deux ensembles supposés, le naturel (se situant du côté du fonctionnement systémique des cours d’eau et de la biodiversité) et l’artificiel incarné par les ouvrages hydrauliques. La distinction est prépondérante lorsque sont évoqués parallèlement dans un même document «la tendance naturelle de la rivière» (secrétariat technique Loire-Bretagne, p. 4), le «régime hydrobologique naturel» (Onema, p. 3), «la pente naturelle» (Onema, p. 8) et les «chutes d’eau artificielles» (Onema, p. 8). Ces discours témoignent d’une naturalisation des cours d’eau de par l’absence de prise en compte de l’histoire des ouvrage (..) cette naturalisation de la CECE court le risque de faire « accepter “naturellement” les injonctions au lieu d’interroger les conditions sociales, économiques et politiques, les perceptions [...] qui président à la prise de décision » (Reghezza-Zitt et Rufat, 2015). Il peut en résulter une dépolitisation des enjeux socio-techniques (sciences et expertises mobilisées, approches et méthodes pour aborder le caractère longitudinal d’un cours d’eau) en dissimulant la manière dont a été élaborée la réponse apportée à ce problème public."

L'auteur observe cependant que les propriétaires et riverains d'ouvrages hydrauliques développent depuis 10 ans un contre-discours qui ne se contente pas de négocier des conséquences sociales, mais qui réfute certaines assertions techniques ou scientifiques des administrations, à tout le moins qui soulignent que ces assertions relèvent d'analyses incomplètes et orientées. Des scientifiques peuvent participer à cette relativisation ou discussion critique du discours public univoque et homogène de la CECE:
"Tandis que les discours légitimistes se concentrent principalement sur les pressions causées par les seuls ouvrages hydrauliques comme nous l’avons vu avec l’étude des documents, les propriétaires privilégient d’autres causes de disparition des poissons migrateurs comme la surpêche, la pollution agricole, les altérations hydrologiques liées aux grands barrages, les extractions historiques de matériaux aux conséquences néfastes pour les habitats des poissons. La hiérarchisation de ces pressions sur les espèces migratrices fait débat, comme l’a d’ailleurs reconnu le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie dans une publication. Il n’y a donc, à ce jour, pas de consensus sur la priorisation d’une cause explicative par rapport à une autre, que ce soit localement ou dans le monde académique (Forseth et al., 2017). Cette critique est, en outre, à replacer dans un contexte plus général avec l’organisation d’une table ronde en 2016 à l’Assemblée nationale réunissant des scientifiques académiques renommés6 dans leurs disciplines. Ils discutèrent fortement l’orientation des expertises de la CECE en mettant essentiellement en évidence un manque de connaissances à propos de certains effets de la CECE (sur l’absence de la diversité des sédiments favorables aux habitats des poissons, sur les risques de circulation d’espèces invasives ou de pollution en cas de continuité assurée)."

Pour J.A. Perrin, il est alors nécessaire de ne pas dissocier les enjeux de savoir et les enjeux de pouvoir dans le cadre des discussions d'acceptabilité : "la politisation des sujets de contestation passe par l’intégration des enjeux de savoirs dans les discussions menées lors des réunions publiques, ce qui n’a pas été le cas sur nos terrains. Cela suppose de ne pas succomber à la « “tentation de la boîte noire” – sur le mode “c’est de la science, il n’y a rien à négocier” » (Barbier et Larrue, 2011) de manière à lancer un cadre permettant d’accueillir les discussions sur les sujets contestés."

L'auteur a proposé sur plusieurs rivières un cadre élargi de discussion, où l'acceptabilité sociale devient l'acceptabilité socio-technique, avec une mobilisation plus large de savoirs et des débats pouvant porter sur les représentations fondamentales de la rivière comme sur des métriques négligées par l'acteur public de la CECE:
"La proposition de lancer des démarches d’acceptabilité socio-technique, en complément de celle menée sur le seul volet dit social, revient à reconstruire la légitimité de ce projet en discutant de l’ensemble des points de friction. Ce travail de discussion suppose de sortir d’une pratique scientifique naturaliste et techniciste comprenant le recueil de données analysées par des experts et agents mandatés, pour lui préférer une pratique plus pluraliste afin d’« associer tous les détenteurs de connaissances sur la nature et le territoire » (Alphandéry et al., 2012). À l’échelle locale, les acteurs discuteraient autant des moyens (outils socio-techniques) que des fins (biodiversité, qualité de l’eau) de la politique publique. Pour réaliser les conditions de l’acceptabilité socio-technique, nous avons conçu un outil heuristique donnant toute sa place aux pratiques scientifiques à l’œuvre dans le cadrage de la CECE. Dans ce cadre, cet outil méthodologique démocratiserait les paramètres de la politique publique. L’intrication d’enjeux de la CECE a été schématisée par quatre ensembles d’éléments que sont : les «sciences et techniques», le «cadrage de la politique publique», la «territorialisation des enjeux» et le «dynamisme de l’hydrosystème anthropisé et ses êtres vivants»." 

L'auteur doit toutefois constater que sur le terrain, cette évolution est difficile à mettre en oeuvre et qu'elle suscite une gêne. Pourtant, c'est un des éléments de sincérité et d'efficacité de la "continuité apaisée" dont la volonté est affichée par le gouvernement :
"Néanmoins, du fait d’un décalage entre les échéances de la politique publique et celle de ce travail de recherche, nous n’avons pas pu la tester. De plus, discuter des dimensions scientifiques en public met mal à l’aise les acteurs publics, rendant impossible l’organisation de discussions collectives. Du point de vue des acteurs publics, discuter des savoirs relatifs à la CECE revient à remettre en cause à la fois leur objectivité et leur autorité. Cette production du tabou demeure pourtant contraire à la réalisation d’«une politique apaisée» (note technique du 30 avril 2019 du ministère de l’Environnement) souhaitée par les acteurs publics."

Discussion
Notre association, citée par l'auteur comme exemple de critique socio-technique de la CECE, est née d'une incompréhension du discours avancé par les promoteurs de la "continuité écologique", tout particulièrement du registre de sa nécessité. Sur le cas particulier du petit barrage communal (Semur-en-Auxois) où cette continuité était promue et a motivé notre naissance, rien ne semblait clair : les relevés de poissons montraient des espèces lotiques et lentiques assez diverses, la rivière n'avait rien de "naturel" en raison d'un régime défini par un grand barrage VNF non concerné par la continuité (outre de multiples aménagements dont les moulins, les ponts, les digues, les gués), la limitation de l'aide publique à la destruction n'avait pas de légitimité évidente et formait un a priori peu propice à la recherche d'une solution de moindre rejet par la population, les bénéfices de cette dépense pour les humains comme pour les non-humains (le barrage, les espèces, le paysage, l'énergie...) n'étaient pas établis, l'histoire du site avait été négligée, la  perception positive des habitants était ignorée ou simplement signalée mais sans que cela ne prête à conséquence.

Cette "scène primitive" s'est reproduite un peu partout par la suite: de toute évidence, il n'était pas question de discuter la CECE, mais de négocier à la marge quelques variations mineures de l'indiscutable. De toute évidence aussi, nous n'étions pas seulement dans un registre catégoriel (les droits des propriétaires de moulins versus les obligations de la règlementation administrative) mais en présence de différends plus profonds sur ce que les riverains pensent d'une rivière.

L'approfondissement de ces sujets nous a mené à mesurer l'ampleur de ces différends, sur au moins deux angles qui sont bien repris dans l'analyse livrée par J.A. Perrin.

Le premier angle est celui de la légitimité de l'action publique et de "l'expertocratie". On assiste ici à un retour de bâton pour l'écologie politique : elle avait beaucoup critiqué l'expertise publique au 20e siècle, comme instrument biaisé de légitimation de la transformation brutale de la nature (le pouvoir était accusé de recourir à certains savoirs partiels), mais comme cette écologie devient aussi un thème de politique publique, elle peine à éviter ce piège de l'expertocratie autoritaire et de l'approche parcellaire qu'elle avait elle-même dénoncé. En ce domaine comme ailleurs, des savoirs hégémoniques veulent parfois engager des actions rapides sans s'embarrasser des complexités propres à l'action humaine et à ses conséquences. Il existe aussi chez les experts beaucoup de savoirs hyper-spécialisés qui intéressent des sachants hyper-spécialistes, mais n'ont pas forcément vocation à se translater en politique publique d'intérêt général pour tous les citoyens. Nous ignorons si la continuité écologique exprime une exception de politique mal menée ou si la négligence des approches multidisciplinaires est la règle des actions des ministères: mais il y a là une alerte évidente pour la durabilité de l'écologie comme motif de choix public.

Le second angle, et certainement le plus important, concerne les représentations de la nature. Dans le discours savant (philosophes, juristes, épistémologues, historiens, géographes, anthropologues et même écologues), il n'existe pas de consensus évident sur cette nature. La tendance y est plutôt à admettre que l'évolution du vivant et de ses habitats est désormais une co-construction de processus humains et non-humains, donc une réalité hybride qui défie les heuristiques trop simplistes fondées sur des oppositions à la nature (nature vs culture, nature vs société, nature vs histoire). Dans la perception populaire de la nature, propre à chaque lieu, il existe souvent des consensus négatifs dans le refus d'altérations manifestes et brutales (des destructions, des pollutions), mais rien de tel en versant positif pour ce que seraient les formes désirées de l'environnement non-humain. Un certain degré d'aménagement de la nature par l'humain semble généralement préféré à une naturalité "sauvage" comme auto-production non-humaine, mais c'est surtout la diversité des préférences et des attentes qui est manifeste. En tout état de cause, le différend social (la capacité de la société à exprimer des différences de désir, de valeur, de goût) ne cesse pas à la seule invocation de la nature, de sorte que la naturalisation des arguments écologiques ne produira en soi ni l'autorité de leur énoncé ni l'adhésion à leur contenu.

Référence : Perrin JA (2019), Éléments sur l’acceptabilité socio- technique d’une politique environnementale : le cas de la restauration de la continuité écologique des cours d’eau, Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 42

23/12/2019

Un rapport parlementaire appelle à réviser la politique de continuité des rivières au regard des nouveaux enjeux de l'eau

Dans un rapport parlementaire d'information de la commission des affaires européennes, dédié à la politique de l'eau en Europe, deux députés soulignent que le choix de continuité écologique porté par l'administration française doit se mettre en cohérence avec les autres politiques nationales et européennes. Ils pointent des surtranspositions du droit européen qui rendent complexes la création de retenues d'eau, des coûts excessifs (100 millions € par an) pour des enjeux biologiques non proportionnés, ainsi que l'entrave à l'hydro-électricité qui est une des énergies bas-carbone à mobiliser pour la transition énergétique. L'opposition entre eau, énergie et biodiversité est qualifiée de "stérile et artificielle". Ce même rapport constate le retard français dans diverses pollutions. A nouveau, comme c'est le cas depuis 10 ans, le parlement élu par les citoyens défend une position pondérée de conciliation et priorisation des enjeux, quand les administrations de l'eau et de la biodiversité soutiennent des vues radicales de destructions de sites, n'ayant jamais été inscrites dans la loi et n'ayant aucune preuve que les bénéfices l'emportent sur les inconvénients. Mais les citoyens le savent désormais, et ces administrations n'ont plus de légitimité démocratique à imposer des diktats.  


Les députés Jean-Claude Leclabart et Didier Quentin viennent de déposer un rapport d'information sur la politique européenne de l'eau à la commission des affaires européennes. Ce rapport est centré sur les cours d'eau et la mise en oeuvre de la directive cadre européenne de 2000 (DCE 2000), qui est actuellement en phase de bilan et révision à Bruxelles.

Une politique de l'eau confrontée à de nouveaux défis
En introduction, les enjeux sont rappelés dans le rapport, notamment ceux qui étaient moins évidents en 2000 quand fut adoptée la DCE, mais qui sont apparus avec la connaissance ou l'expérience.

"Nous sommes aujourd’hui à un moment charnière pour la politique européenne de l’eau : l’Union européenne s’est engagée dans l’évaluation ou la révision de pans entiers de sa législation en la matière. Compte tenu de cette actualité et de l’ampleur du sujet, vos rapporteurs ont fait le choix de se concentrer sur les enjeux liés à la préservation des eaux douces.

Les nouveaux défis auxquels est confrontée l’Union européenne imposent en effet un réexamen de la politique de l’eau. Le premier de ces défis est le dérèglement climatique. Près d’un tiers du territoire de l’Union européenne est d’ores et déjà exposé à un « stress hydrique », et les dangers liés au manque d’eau – sécheresses – ou à son excès – inondations – risquent de s’accroître, dans les décennies à venir. La moitié des bassins fluviaux de l’Union européenne devrait être affectée en 2030 par la pénurie d’eau (2). Dans ce contexte, l’un des grands enjeux de la politique européenne de l’eau sera de compléter l’approche environnementale, qualitative, par une approche quantitative, axée sur la disponibilité de la ressource en eau.

Le deuxième défi porte sur la qualité de la ressource : l’émergence des nouveaux polluants, comme les micropolluants et les perturbateurs endocriniens, susceptibles d’interférer avec le système hormonal, constituent un défi de taille. Les principales difficultés, à cet égard, sont la détectabilité de certaines substances, ainsi que l’incertitude sur les seuils de toxicité et le manque de connaissance des effets «cocktails» (liés au mélange de substances). En la matière, l’Union européenne doit passer d’une logique de traitement de l’eau a posteriori à une logique de prévention des risques.
Le troisième défi provient de la pression croissante de l’opinion publique, qui demande un meilleur accès à la ressource et davantage de transparence sur la qualité de l’eau. À cet égard, il est révélateur que la toute première initiative européenne ait porté sur l’accès à l’eau : la pétition « Right2water » a recueilli, en 2013, 1,8 million de signatures, ce qui a conduit la Commission européenne à proposer une révision de la directive «Eau potable»

Enfin, s’il est opportun de réexaminer le cadre législatif et réglementaire de l’Union européenne spécifiquement lié à l’eau, il convient de rappeler que l’état de la ressource est étroitement corrélé à l’évolution d’autres politiques européennes. À cet égard, la politique de l’eau ne dépend pas uniquement de l’eau : elle dépend également de la politique agricole commune, énergétique, climatique et, plus largement, économique. À ce titre, l’avenir de l’eau est indissociable de l’ampleur de l’infléchissement vers une économie circulaire et du «Green Deal» annoncé par la nouvelle présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, qui devra être également un «Blue Deal». Dans un contexte où la lutte contre les dérèglements climatiques devient la priorité des politiques publiques, l’eau a un rôle majeur à jouer : elle en est la première victime, mais sa capacité d’absorption du carbone en fait également l’une de nos armes les plus puissantes."

Surtranspositions, complexités, coûts, blocage de l'hydro-électricité
Ce rapport comporte plusieurs critiques de la continuité écologique "à la française" qui  a créé depuis 10 ans de nombreux problèmes autour de la question des ouvrages hydrauliques.

D'abord, le problème de l'arbitraire réglementaire et de la "surtransposition par interprétation" de règles européennes. Il est souhaité que la Commission européenne clarifie cette question:
"Si une révision ne nous semble pas opportune, il n’en reste pas moins que la mise en œuvre de la directive-cadre diffère sensiblement selon les États membres. Ceux-ci auraient besoin de précisions sur l’interprétation de certains points de la directive, afin d’harmoniser son application à l’échelle européenne.
C’est le cas notamment de la notion de «continuité écologique», qui n’est pas définie de la même façon selon les États membres. En France notamment, les projets de retenue d’eau se heurtent très fréquemment à des blocages au niveau local: la possibilité de déroger à la directive est sous-utilisée, en raison notamment de l’interprétation du principe de non-détérioration par les pouvoirs publics, confortés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Il serait opportun que la Commission définisse plus clairement la notion de continuité écologique et établisse un guide des bonnes pratiques en la matière."
Ensuite, le conflit de cohérence entre les politiques de l'eau, de l'énergie et du climat:
"La politique énergétique et la politique de l’eau souffrent, à certains égards, d’injonctions contradictoires. L’objectif de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et le paquet « climat-énergie » imposent aux États membres de développer les énergies renouvelables. Or l’interprétation du principe de continuité écologique peut conduire à une réduction du potentiel de développement de l’hydroélectricité, en bloquant les projets de barrage. Selon le Cercle français de l’eau, en France, la liste des cours d’eau à équiper et le coût des équipements exigés sont hors de proportion avec les enjeux biologiques : les actions en faveur de la continuité écologique auraient coûté 100 millions par an, depuis 2008, à la profession hydroélectrique.
À notre sens, cette opposition entre eau, énergie et biodiversité est stérile et artificielle : l’atténuation du changement climatique est indispensable pour préserver la biodiversité. Les impacts positifs de l’hydroélectricité sur la biodiversité et le changement climatique doivent être pris en compte. Dans ce contexte, il convient de fixer des priorités et de rechercher les solutions les plus efficaces, au coût le plus acceptable, en fonction des spécificités locales.
Il convient de faciliter le développement de barrages hydroélectriques, lorsque les bénéfices environnementaux, notamment en matière de réduction de gaz à effets de serre, sont supérieurs aux coûts."
Nous rappelons à ce sujet que :
  • la solution à moindre impact environnemental est d'équiper d'abord les barrages existants, ce qui ne crée pas de changements morphologiques sur le milieu en place (parfois depuis des siècles), soit le contraire de la politique actuelle de destruction soutenue par les agences de l'eau, l'office de la biodiversité (ex Onema-AFB) et autres instances administratives,
  • rien que pour les moulins, il existe un potentiel d'environ 25 000 sites pouvant produire (voir Punys et al 2019), auxquels s'ajoutent tous les barrages non équipés ayant d'autres usages (navigation, irrigation, eau potable)
  • ces choix doivent avoir des traductions concrètes dans l'évolution des schémas locaux de type SDAGE, SAGE et SRADDET, car la politique nationale et européenne bas-carbone est entravée par des orientations contraires, cela alors que les programmations administratives locales ne disposent pas de la même légitimité démocratique ni de la même force normative que des lois françaises et des directives européennes.
La politique française de continuité, contre-exemple d'écologie dogmatique et technocratique
La continuité écologique en France n'a pas posé problème sur son principe initial (rétablir une fonctionnalité de franchissement au droit de certains ouvrages), mais sur les innombrables dérives de sa mise en oeuvre depuis le plan gouvernemental PARCE 2009:
  • disproportion effarante entre la généralité du discours administratif (national ou local) et l'absence de mesures de terrain pour en démontrer la véracité, confusion entre d'anciennes obsessions de la bureaucratie publique centrale (supprimer les droits d'eau, reprendre la main sur les rivières non-domaniales) et des motifs écologiques, absence de hiérarchisation et de priorisation des sites à traiter,
  • prime systématique à la destruction pure et simple des sites (moulins, étangs, barrages), harcèlements règlementaires (DDT-M) et chantages financiers (agences de l'eau) pour y pousser,
  • vision fixiste de la biodiversité (Onema-AFB) comme nature endémique de référence, refus de prendre en compte la réalité des nouveaux écosystèmes aquatiques apparus dans l'histoire, absence d'inventaires locaux de biodiversité, absence de bilan hydrologique crue-étiage,
  • dérive arbitraire d'administrations non élues vers des visées de "renaturation" n'ayant jamais été dans la loi et fondées sur des paradigmes très discutables,
  • sur-représentation de l'enjeu halieutique et du lobby de la pêche dans la décision et la dépense, alors que le vivant de la rivière ne se limite pas à des poissons, 
  • manque de transparence, de concertation et d'inclusion des riverains, des propriétaires et des associations dans la gouvernance, coupure entre administration et administrés caractéristique de la crise actuelle de l'action publique en France,
  • transformation d'une politique expérimentale de restauration écologique en programmation de chantiers à grande échelle, sans suivi scientifique d'efficacité et d'analyse des risques, au détriment des fonds alloués aux stratégies de conservation d'espaces protégés et à d'autres altérations plus manifestes du vivant.
Si la continuité écologique a été reconnue comme l'une des politiques les plus contestées du ministère, ce n'est pas sans raison : un discours partiel et parfois partial d'expert a été adopté par la puissance publique au sommet de l'Etat, et il a voulu s'imposer par la contrainte, de manière globale, technocratique et jacobine, en négligeant les réserves, les objections, les autres attentes des riverains, comme les autres expertises que la puissance publique aurait pu mobiliser. C'est un échec partiel mais de cet échec doivent être tirés des enseignements politiques sur la manière de construire et appliquer les choix publics. Nous attendons de nos parlementaires des propositions en ce sens.

Source : Jean-Claude Leclabart et Didier Quentin  (2019), Rapport d'information n°2495, Politique européenne de l’eau

22/12/2019

Sur les loutres de la Sélune

Dans un communiqué, l'intersyndicale EDF souligne que la loutre est présente sur le tronçon de la Sélune où figure le lac du barrage de Roche-Qui-Boit, menacé de destruction au nom de la circulation du saumon. Nous confirmons cette information au regard du dernier suivi de présence dans la Manche de ce mammifère protégé. La loutre a comme principal facteur limitant la biomasse alimentaire – elle consomme beaucoup de poissons et de crustacés –, raison pour laquelle les lacs, étangs, plans d'eau sont considérés comme des viviers pour elle, donc des habitats d'intérêt. Un inventaire spécifique des loutres autour du lac de Roche-Qui-Boit serait utile avant intervention, de même qu'une estimation de la biomasse piscicole à diverses hypothèses d'aménagement. Si l'on veut faire de l'écologie informée, bien sûr, ce qui n'est pas la même chose que l'optimisation halieutique des rivières pour le saumon ou l'éloge d'une "nature sauvage" de carte postale. 



La loutre d’Europe est un mammifère semi-aquatique, qui a souffert d'une forte régression en raison de la prédation humaine (chasse, piégeage), de la pollution des cours d'eau, de la destruction des habitats aquatiques et humides, de la baisse de biomasse de ses proies (poissons, écrevisses). Elle est protégée en France (arrêté du 23 avril 2007). Sa chasse est interdite depuis 1972 et sa protection légale a été renforcée par la loi sur la protection de la nature du 10 juillet 1976 (arrêté ministériel du 17 avril 1981). Elle est inscrite sur l’annexe I de la CITES (1973), interdisant le commerce,  l’annexe II (espèces de faune strictement protégées) de la Convention de Berne (1979), les annexes II (espèces d’intérêt communautaire dont la conservation nécessite la désignation de zones spéciales de conservation) et IV (espèces d’intérêt communautaire qui nécessitent une protection stricte) de la directive Habitats Faune Flore 92/43/EC (1992).

La présence de la loutre en Normandie fait l'objet de divers travaux (voir par exemple des informations sur le site du Groupe mammalogique normand et le point DREAL). Concernant la Manche et plus particulièrement le fleuve Sélune, le plus récent est le rapport de suivi 2017 du CPIE des Collines normandes (référence et lien en bas d'article).

Ce rapport dit pour le relevé d'automne : "Sur les 14 stations prospectées 3 se sont avérées positives. Elles se répartissent entre le barrage de la Roche qui boit et St-Hilaire-du-Harcouet, soit un linéaire de 23 km. Sur ce tronçon on constate une alternance entre stations positives et négatives. Les prospections effectuées au niveau du Barrage de Vezins n’ont pas permis de localiser le passage amont-aval autour du barrage."

Et pour l'hiver : "Sur les 14 stations prospectées 7 se sont avérées positives. Elles se répartissent sur le cours principal entre le barrage de la Roche qui boit et l’amont de St-Hilaire-du-Harcouet, soit sur un linéaire de 27 km. Des indices ont également été observés sur un affluent, l’Airon, à 7 km de la confluence." 


Image : relevé de l'hiver 2017 sur la Sélune, rapport cité.

On voit que la loutre est attestée à l'amont comme à l'aval des barrages de la Sélune. Cela suggère que ces ouvrages ne forment pas un obstacle à sa dispersion : c'est logique, car la loutre peut aussi faire de longs parcours terrestres (l'une des premières causes actuelles de mortalité est le choc avec véhicule sur voie routière).

La loutre est capable de vivre auprès des milieux d'eaux courantes ou stagnantes. Elle apprécie les lacs, les étangs, les plans d'eau, les marais. La ressource en nourriture est  l’un des principaux facteurs limitants pour la loutre d’Europe car elle détermine la survie des individus et leur succès reproducteur (on a estimé qu'une biomasse piscicole d'au moins 50 kg/ha et si possible supérieure à 100 kg/ha est préférable). Les interventions impliquant un appauvrissement de la ressource trophique agissent donc négativement sur la conservation de la loutre d’Europe : c'est le cas a priori pour la destruction d'un lac formant un vivier important en poissons, principale nourriture de la loutre.

L'intersyndicale EDF a souligné récemment que, parmi les intérêts des barrages de la Sélune, en particulier de Roche-qui-Boit, il existe la présence de la loutre susceptible de profiter de la biomasse des lacs. Ce point est donc exact au regard des données disponibles. Il serait utile de procéder déjà à un inventaire de présence de la loutre autour du lac, afin de vérifier si le mammifère s'y est installé. Il serait aussi utile de donner l'estimation de biomasse piscicole du lac pour la comparer avec l'estimation de biomasse de la Sélune "renaturée" au droit du même tronçon.  Pour tout dire, il serait utile de faire de l'écologie, pas simplement d'optimiser des milieux pour le saumon sans réfléchir au reste, ou de poser par principe qu'un retour à la "nature sauvage" vaut forcément mieux qu'une protection de la nature anthropisée lorsque la seconde présente des traits manifestes d'intérêt.

Référence : CPIE-DREAL, Etat des lieux.La loutre d'Europe. Bassins de la Mayenne, de la Sarthe et de la Sélune en Normandie. Automne-hiver 2017

Illustration en haut : loutre (Lutra lutra) CC BY-SA 3.0

21/12/2019

L'intersyndicale EDF demande de ne pas sacrifier le barrage de Roche-Qui-Boit aux lobbies

Sur la Sélune, les salariés d'EDF assistent avec consternation et colère à la destruction des barrages par l'Etat. C'est un cadeau à 50 millions € d'argent public au lobby des pêcheurs de saumon et d'une poigne d'intégristes de la nature sauvage, en parfait mépris de l'intérêt des citoyens comme des besoins d'une transition écologique raisonnée. L'intersyndicale EDF entend protéger son patrimoine, le barrage de Roche-Qui-Boit, encore debout face aux pelleteuses de casseurs. Le lac de ce barrage abrite des espèces protégées comme la loutre. Il sert de réserve d'eau, écrête les crues, peut produire de l'hydro-électricité bas carbone et être équipé d'une passe à poissons. Arrêtons les frais, stoppons la casse des barrages pour un enjeu saumon très faible, battons-nous ensemble contre les choix dogmatiques d'un ministère de l'écologie à la dérive. 

© Photo EDF - B. Conty


Le communiqué de l'intersyndicale : 

L’intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA demande le gel immédiat de l’arasement du barrage la Roche-qui-Boit qui appartient à EDF et non à l'État. Collectivement, habitants, entreprises, élus, ... empêchons les lobbies de casser d'autres barrages en France.

Avons-nous consulté l’avis des actionnaires de notre entreprise sur l’idée de se séparer de nos infrastructures : patrimoine industriel, bâtiments, maisons, parcelles de bois...? Depuis un an ce barrage est commandé à distance depuis la Bretagne tout comme celui de Rabodanges.

Saviez-vous que le lac de la Roche-qui-Boit est un habitat pour la Loutre d’Europe ? L'intersyndicale va interpeler l'État sur la présence de cette espèce protégée, car modifier son habitat pourrait engager la responsabilité d’EDF. Pour la continuité écologique, le barrage est d'une hauteur convenable pour l'équiper d'une passe à poisson tout comme celui de Poutès sur l'Allier dans le département de la Haute-Loire.

Concernant la sécurité des biens et des personnes, le barrage de Vezins jouait un rôle d’écrêteur des crues. Aujourd'hui, les crues biennales et quinquennales reviendront comme avant 1920 avec des impacts pour les constructions publiques et privées et l’emploi entre Ducey et l’estuaire.
Les conséquences sureté, écologiques, économiques et sur l’emploi sont-elles, pleinement et objectivement, mesurées ?

Redonnons à la Sélune une fonction de régulation des crues et des étiages, de production d’électricité et de développement des activités autour de l’eau : gestion de l’eau, tourisme, agriculture, ... Le changement climatique a affecté cette vallée, comme d’autres, au moment où le soutien d’étiage que permettait le grand lac n’existe plus. Le débit de la Sélune est tombé à 1 voire 0,6m3/seconde : à court terme, cette situation est grave pour la faune et la flore, mais aussi pour l’agriculture à l’aval et potentiellement pour la production d’eau potable.

Dans l’avenir, le renouvellement de la même configuration climatique aurait à l’évidence des conséquences difficiles, voire très graves si le « petit » barrage la Roche qui Boit était supprimé. Nous demandons en urgence une rencontre avec Madame Borne et les élus locaux afin de les sensibiliser et les responsabiliser sur la réalité écologique de la situation. A aucun moment le sujet de la loutre n’a pesé dans les décisions des différents ministres de la Transition écologique et solidaire (Cf. lien ci-après) : developpement-durable.gouv/dossier_derogation.pdf page 95 et lien arrêté préfectoral 2019 sur la présence de la loutre : manche.gouv.fr/arr_pref.pdf

Ces sujets n’ont jamais été mis sur la table, tout comme la régulation des « petites crues » et le soutien du débit réservé. Pour certains : « la suppression de ces barrages n’augmenterait pas les risques ni en cas de sécheresse ni en cas de crue ». FAUX ! L’erreur d’appréciation est aujourd’hui claire, qu’il s’agisse du soutien d’étiage comme on l’a constaté l’été dernier ou qu’il s’agisse des débordements et inondations qui affectaient la basse vallée tous les deux /cinq ans avant 1920 : par exemple, l’affirmation d’une absence d’impact de la suppression serait vraie pour la crue centennale (155m3/s) , douteuse pour la crue décennale mais fausse pour les crues quinquennales (74 m3/s) et a fortiori pour les crues biennales (53m3/s). Ce sont des débits « énormes » !

La crise actuelle et la probabilité qu’elle se renouvelle dans l’avenir nous paraît une évidence et nécessite de reconnaître loyalement et objectivement l’insuffisance de l’étude des conséquences à l’aval de la suppression de Vezins sur les situations d’étiage sévères ou de crues. Cette carence engage la responsabilité de l’Etat propriétaire de Vezins : il est urgent, dans l’actualité, de l’empêcher d’exposer EDF au reproche de ne pas avoir tout fait pour réduire les impacts sociaux, surtout dès lors que beaucoup sont encore évitables.

L’intersyndicale CFDT, CFE, CGT, FO et UNSA continue la lutte contre la destruction du patrimoine d’EDF !

© Photo EDF - M. Didier

19/12/2019

En Seine-Normandie, plus des deux-tiers des cours d'eau et des nappes en mauvais état chimique et écologique

L'état des lieux 2019 du bassin Seine-Normandie révèle que 68% des cours d'eau sont en mauvais état écologique et autant en mauvais état chimique. Pire pour les plans d'eau avec 91% en mauvais état écologique tandis que 70% des nappes restent polluées. Malgré un milliard € d'argent public dépensé chaque année par l'agence de l'eau, la mise en oeuvre de la directive européenne sur l'eau est donc un désastre: les 100% de masses d'eau en bon état chimique et écologique étaient censés être atteints... dès 2015! Une partie des déclassements récents vient de ce que la France a dû mettre à jour les règles d'évaluation pour intégrer des polluants cachés jusqu'alors. Par ailleurs, alors que la pression des pesticides est toujours aussi intense et que celle des nitrates augmente, l'état des lieux Seine-Normandie continue de faire une présentation biaisée du poids relatif des impacts. Le comité de bassin nommé en 2020 sera saisi de ces mauvaises pratiques et mauvais résultats, afin que le SDAGE 2022 ré-oriente la politique de l'eau sur ses priorités.  

Tous les 6 ans, en conformité à la directive cadre européenne sur l'eau et en préparation des programmations de dépense publique (SDAGE), les agences de l'eau font une évaluation de l'état chimique et écologique des rivières, des lacs, des estuaires et des nappes.

Les règles d’évaluation de l’état des eaux de surface ont évolué depuis le dernier état des lieux afin de s’harmoniser entre États-membres de l’Union européenne, en adaptant les méthodes et indices comparables pour l’évaluation du bon état. La commission européenne a aussi exigé de prendre en compte les évolutions des listes de substances pour l’évaluation de l’état chimique et de l’état écologique (polluants spécifiques), ce que la France a fait avec retard.

Les résultats de l'agence de l'eau Seine-Normandie sont parus. Ils sont mauvais: la qualité écologique a progressé de 3% seulement en 6 ans à critère constant, et elle a régressé de 6% en critère intégrant les nouveaux polluants auparavant négligés. Seuls 4 plans d'eau sur 47 (9%) sont en bon état. Aujourd'hui, 68% des cours d'eau ne sont pas en bon état écologique au sens DCE.
"Concernant l’état écologique, à règles constantes, le bassin connait une évolution lente mais positive, avec un passage de 38 % en 2013 à 41 % en 2019 de cours d’eau en bon ou très bon état écologique. Par ailleurs, le nombre de masses d’eau en état médiocre ou moyen régresse de 17 à 14 %. Avec les nouvelles règles d’évaluation, qui intègrent des progrès scientifiques et visent à mieux cibler les pressions à l’origine des dégradations, le nombre de cours d’eau en bon état écologique est de 32 % en 2019. Pour ce qui concerne les plans d’eau, on passe de 9 à 4 en bon état écologique, sur les 47 que compte le bassin." 

Etat écologique des cours d'eau 2919 : toujours les 2/3 en état mauvais ou moyen, donc hors des critères de qualité DCE 2000.

Aucun progrès n'est observé sur l'état chimique (pollutions type pesticides, perturbateurs endocriniens, etc.) : 10% seulement des masses d'eau sont totalement exemptes de pollutions, 32% si l'on écarte les polluants ubiquistes les plus répandus (comme les résidus de combustion HAP). Cette analyse est conservatrice car des milliers de molécules à effet potentiellement dommageables pour le vivant circulent et interagissent, alors que seule une centaine est de mesure obligatoire pour la DCE, sans prise en compte d'effet synergistique (voir Stehle et Schulz 2015). Par ailleurs, des préoccupations émergentes comme les micro-plastiques ne sont pas intégrées.
"L’état chimique est évalué à partir d’une liste de substances établie à l’échelle européenne. Celle-ci comprend deux types de paramètres, ceux liés à la politique de l’eau et ceux dits ubiquistes, c’est-à-dire qu’ils sont majoritairement rejetés ou stockés dans d’autres compartiments que les eaux comme l’air et le sol.En termes de résultat, l’état chimique reste stable depuis le dernier état des lieux, malgré une augmentation du nombre de paramètres pris en compte par rapport au précédent état. Il est évalué à 32 % de bon état avec les substances ubiquistes et 90 % sans ubiquistes. Sur les 57 masses d’eau souterraines rattachées au bassin Seine-Normandie, 17 masses d’eau, soit 30 %, sont en bon état chimique."


Pollution chimique des cours d'eau 2019 : aucune progression depuis 2013.

La pollution par nitrate s'aggrave à nouveau, alors que la directive sur cet intrant date de 1991 : on passe de 67 masses d’eau cours d’eau déclassées en 2013 à 141 en 2019. Le nombre des masses d’eau cours d’eau déclassées par les nitrates a donc plus que doublé.

Dans le même temps, les choses ne s'arrangent pas du côté des pesticides : 598 masses d’eau de surface sur 1 651 se trouvent en pression significative du fait des pesticides, soit à peu près un tiers des masses d’eau superficielles du bassin et 36 masses d’eau souterraines sont en pression significative 2019 sur 57 (soit 63%).

La présentation trompeuse des impacts
L'agence de l'eau Seine-Normandie rappelle dans ce rapport les modifications morphologiques des rivières.
"Les cours d’eau sont des milieux dynamiques dont le fonctionnement dépend de leur hydrologie (débits...), de leur morphologie (forme du lit et des berges...) et de leur continuité longitudinale ou latérale, qui a un impact sur la circulation des poissons et des sédiments : ces trois composantes constituent l’hydromorphologie du cours d’eau. Les activités humaines font pression en instaurant des obstacles à l’écoulement, en recalibrant ou rectifiant la rivière, en artificialisant les berges, ou encore en déconnectant la rivière de son lit majeur, mais aussi, au-delà du cours d’eau, en drainant des zones humides, en imperméabilisant des sols...
Globalement, la pression hydrologique est majoritairement stable sur le bassin (elle s’exerce sur 30 % des masses d’eau). Elle diminue sur 20 % des masses d’eau et s’accroît sur 24 % d’entre elles.
En termes de continuité, si la densité des ouvrages reste un frein majeur au transit sédimentaire et à la circulation des poissons, la pression diminue globalement sur le bassin, avec une stabilité sur 45 % des masses d’eau et une diminution de cette pression sur 33 % d’entre elles, notamment en Normandie.
La pression morphologique est la composante la plus altérée sur le bassin et les améliorations ne sont pas significatives à l’échelle globale où 80 % des masses d’eau sont concernées : stable sur 40 % des masses d’eau, la morphologie s’améliore sur 28 % et se dégrade sur 32 % d’entre-elles notamment du fait de l’urbanisation."
Toutefois, l'agence de l'eau ne sort pas de sa présentation trompeuse des pressions, en laissant entendre qu'elles auraient toutes le même impact sur la qualité de l'eau. Dans sa projection des enjeux 2027 si rien n'est fait, voilà ce qu'elle écrit :
"L’hydromorphologie arrive en tête des pressions susceptibles d’avoir un impact significatif sur l’état des cours d’eau en 2027, pour 61 % d’entre eux. (...) Le second facteur de pression identifié pour 2027 est la présence de produits phytosanitaires, pour 41 % des cours d’eau (...) Le troisième facteur, qui concerne 27 % des cas, est lié aux pollutions en azote, phosphore et matière organique issues des stations d’épuration"
Pour le lecteur profane et pour les non-experts du comité de bassin, l'impression donnée par cette présentation est que la morphologie pose le plus gros problème, car c'est le plus gros chiffre de pression.

Or c'est absurde : les pressions n'ont pas toutes la même importance. L'écologie ne consiste pas simplement à lister des observations, mais à comprendre la dynamique des systèmes vivants dans leurs milieux. Une retenue en place ne tue pas les espèces aquatiques, au contraire, alors qu'un assec ou une pollution aiguë les tue. Pour comprendre le poids relatif des pressions, il faut partir de la biologie des cours d'eau et plans d'eau, en inventoriant déjà complètement le vivant, puis voir comment ce vivant est affecté par des divers facteurs de pression.

La recherche scientifique montre le rôle majeur des polluants et usages des sols
En hydro-écologie quantitative, on cherche ainsi à comprendre pourquoi certains assemblages de poissons, d’insectes ou d'autres indicateurs biologiques varient en construisant un modèle multifactoriel à partir des données pouvant expliquer la variation (typiquement l’usage des sols du bassin versant, l’état des berges et la ripisylve, les intrants et les polluants, l’urbanisation, la densité de barrages, la place dans le réseau hydrographique, etc.), cela sur le plus grand nombre possible de masses d’eau et de données (pour avoir davantage de puissance explicative du modèle, et pour mieux mesurer le résidu non expliqué).

Les variables descriptives du modèle incluent donc les données à expliquer (états biologiques), l’ensemble des pressions et impacts connus, mais aussi bien sûr tous les paramètres spatiaux (place du point de mesure dans le réseau) et naturels (hydro-éco-région, pente, température, etc.).

C’est au prix de cet effort de modélisation des données sur un bassin que l’on peut analyser et pondérer les facteurs de variation de l’état écologique, donc informer correctement le public / le décideur et allouer correctement les moyens financiers. Il faut noter que même cette analyse avancée forme un minimum exploratoire et explicatif : il y aura une marge d’incertitude à estimer ; il y aura un résidu plus ou moins important de variabilité non expliquée ; cela demandera dans un second temps une analyse rivière par rivière.

Cette pratique devient assez courante en science des rivières. Des exemples sont donnés en France dans les travaux de Van Looy 2014 (pour analyser le poids des densités de barrages à différentes échelles), Villeneuve et al 2015 (pour une analyse prédictive des états biologiques selon les impacts à 3 échelles spatiales), Corneil et al 2018 et Villeneuve et al 2018 (pour des analyses des causes de variations des invertébrés) ; en Allemagne dans les travaux de Dahm et al 2013 (pour une analyse multicritères des causes de variation de 3 paramètres biologiques sur 2000 points de mesures). Nous avions publié une synthèse de ce type de travaux.

Nous disposons donc des outils d’analyses opérationnels, produits par la recherche appliquée: sont-ils mobilisés par les agences de l’eau ? Non. On continue en 2019 d'énumérer simplement des pressions, sans être capable de les hiérarchiser. Or, ces travaux de recherche montrent tous qu'il y a deux principaux prédicteurs de dégradation des indicateurs poissons ou invertébrés :
  • les polluants, 
  • les usages des sols du bassin versant. 
Ces études montrent aussi que la densité de barrage n'est pas du tout un bon prédicteur de l'état écologique et chimique au sens de la DCE – en contradiction avec la destruction massive d'ouvrages en rivière que l'agence de l'eau Seine-Normandie a engagé depuis 10 ans. Il est scandaleux que ces connaissances ne soient pas portées aux comités de bassin et au public.

Enfin, soulignons que la directive cadre européenne prévoyait que des rivières modifiées au plan morphologique dans l'histoire et s'étant éloignées d'une "naturalité" sans impact humain étaient éligibles au statut de "masses d'eau fortement modifiées" : on y admet que les populations biologiques changent avec la morphologie nouvelle du lit, tout en demandant de supprimer les pollutions chimiques. C'est cohérent, de bon sens et de moindre coût : déjà avoir une eau propre, quitte à faire évoluer la morphologie des lits mineur et majeur au gré des opportunités, notamment la recréation des zones humides et boisements alluviaux (la continuité latérale paraît un enjeu mieux établi que la continuité en long pour la biodiversité). Mais les services de l'agence de l'eau Seine-Normandie continuent de refuser de classer la plupart des masses d'eau dans cette catégorie, alors même qu'ils admettent des changements morphologiques anciens et nombreux. C'est une contradiction flagrante.

Conclusion : le SDAGE 2022 devra se recentrer sur les priorités
Les agences de l'eau ont été informées de notre souhait de prendre ces travaux en compte, des les appliquer aux bassins et de les expliquer au public: l'état des lieux 2019 démontre qu'en Seine-Normandie, leur administration fait la sourde oreille (comme à son habitude).

Nous engagerons donc une campagne d'information du comité de bassin et des parlementaires, pour exiger un SDAGE 2022 consacré aux priorités réelles pour la qualité de l'eau, des milieux et des paysages des bassins de Seine et de Normandie.

Références citées
Corneil D et al (2018), Introducing nested spatial scales in multi-stress models: towards better assessment of human impacts on river ecosystems, Hydrobiologia, 806, 1, 347–361 ; Dahm V. et al. (2013), Effects of physico-chemistry, land use and hydromorphology on three riverine organism groups: a comparative analysis with monitoring data from Germany and Austria, Hydrobiologia, 704, 1, 389-415 ; Van Looy K et al (2014), Disentangling dam impacts in river networks, Ecological Indicators ,37, 10-20 ; Villeneuve B et al (2015), Can we predict biological condition of stream ecosystems? A multi-stressors approach linking three biological indices to physico-chemistry, hydromorphology and land use, Ecological Indicators,  48, 88–98 ; Villeneuve B et al (2018), Direct and indirect effects of multiple stressors on stream invertebrates across watershed, reach and site scales: A structural equation modelling better informing on hydromorphological impacts, Science of the Total Environment, 612, 660–671