Aux Etats-Unis, cinq chercheurs ont analysé l'évolution historique des populations de poissons sur près de 300 bassins versants. En tendance, la faune piscicole s'est homogénéisée dans le temps, avec davantage de similitude entre bassins aujourd'hui qu'hier. Mais les espèces endémiques n'ont pas disparu et la biodiversité totale a aussi augmenté. Analysant les pressions susceptibles d'expliquer ces populations plus semblables, les chercheurs trouvent que les seuils et barrages (22000 sur la zone d'étude) n'ont aucun effet. Ce n'est pas le cas des usages humains du bassin versant et notamment de la demande de pêche de loisir. On attend de semblables travaux scientifiques en France, où la politique des ouvrages en rivière a été décidée par l'administration centrale sur la base d'un vide à peu près complet d'études empiriques à grande échelle. Avec des conséquences fâcheuses de gabegie d'argent public à détruire des ouvrages au nom de problèmes allégués qui, pour beaucoup, ne se posent pas réellement.
Les activités humaines provoquent une crise mondiale de la biodiversité, dont un élément-clé est présenté par les chercheurs comme l'homogénéisation du vivant: la composition des espèces dans leurs communautés régionales devient plus similaire au fil du temps via la perte d'espèces endémiques uniques ou le gain d'espèces non endémiques. Certains parlent des temps modernes comme l'ère "
homogènocène" ou comme la "
nouvelle Pangée", par allusion à l'époque où il n'y avait qu'un seul continent sur Terre permettant l'installation des espèces partout.
Les poissons étant un cas particulier de cette tendance générale, et ayant la chance d'avoir été étudiés de longue date en raison notamment de leur intérêt alimentaire, Brandon K. Peoples et quatre collègues ont voulu y voir plus clair dans le cas des Etats-Unis.
Les chercheurs ont mené leur étude sur 297 bassins versants dans 13 états de l'Est des États-Unis (image ci-dessus). La région présente une grande diversité des poissons (près de 300 espèces), avec de nombreux bassins versants proches en distance terrestre mais largement déconnectés au plan hydrographique. La plupart des bassins versants ont des eaux originaires des montagnes des Appalaches et coulant vers l'est, d'autres se trouvent dans les bassins du Mississippi et des Grands Lacs. La couverture des sols est diversifiée : combinaisons de forêts de feuillus, cultures céréalières et élevage, développement urbain et péri-urbain. Plus de 22000 barrages se trouvent dans la zone d'étude, allant de petites barrières au fil de l'eau à de grands barrages, ce qui a permis aux chercheurs d'intégrer ce facteur dans leur étude.
Pour estimer l'état initial de ces bassins versants, les chercheurs ont utilisé une base de données historiques, la
NatureServe Digital Distribution of Native Fishes, nourrie de tous les témoignages et analyses disponibles. Ils ont comparé cette base avec les données de pêche électrique disponibles depuis les années 1990 jusqu'à nos jours. Par ailleurs, ils ont utilisé des données statistiques en lien possible à l'homogénéisation: les barrages, la demande de pêche, le taux de développement d'activité humaine sur le bassin, l'altitude. Les chercheurs ont aussi vérifié la richesse ancienne d'espèces endémiques, afin de contrôler si elle était ou non prédictive d'une résistance à l'introduction d'espèces exotiques au bassin.
Concernant l'évolution des espèces, voici les principaux résultats:
- Tous les bassins versants, sauf huit, ont montré une augmentation de la richesse en espèces et aucun bassin versant n'a perdu d'espèces.
- Les bassins versants ont gagné jusqu'à 24 espèces, avec une augmentation moyenne de 8,2 ± 0,30 (SE) espèces.
- La richesse en espèces des bassins versants a parfois augmenté jusqu'à 91%, avec une augmentation moyenne de 22% ± 0,10.
- Les espèces non endémiques contribuent maintenant jusqu'à la moitié (47%) de la richesse totale des poissons de cours d'eau dans certains bassins versants, avec une moyenne de 17% ± 0,10.
- La relation entre la richesse endémique et non endémique était en forme de bosse, la différence maximale se produisant à des niveaux modérés de richesse endémique (30 espèces).
- Les bassins versants sont devenus plus homogénéisés au fil du temps. La similitude faunique par paire entre les bassins versants a presque doublé, passant de 0,37 ± 0,002 dans l'ensemble de données historiques à 0,71 ± 0,001 dans l'ensemble de données contemporain, soit une augmentation moyenne de 34%.
- Sur les 272 espèces de cette zone d'étude, 184 (68%) ont été établies en dehors de leur aire de répartition naturelle.
A gauche, la tendance historique (abscisse) et actuelle (ordonnée), les bassins au-dessus de la droite ont davantage d'espèces, ceux en dessous en ont moins. Le gain de richesse spécifique s'observe dans quasiment tous les bassins. A droite, relation entre les richesses d'espèces endémiques (abscisse) et non endémiques (ordonnée). Les espèces endémiques s'installent mieux quand la richesse d'endémique est faible (vers la gauche) et non forte (vers la droite). Extrait de Peoples et al 2020, art cit.
Concernant les poissons contribuant le plus à l'homogénéisation, les chercheurs remarquent: "
Les poissons de pêche récréative translocalisés étaient les espèces non endémiques les plus prolifiques; y compris la truite brune [S. trutta] (établie dans 146 bassins versants), le crapet vert Lepomis cyanellus (140 bassins versants), le crapet arlequin L. macrochirus (135 bassins versants), la truite arc-en-ciel Oncorhynchus mykiss (124 bassins versants), l'achigan à petite bouche Micropterus dolomieu (125 bassins versants) ) et l'achigan à grande bouche Micropterus salmoides (119 bassins versants)."
Quand ils analysent les corrélations entre l'évolution des poissons et les usages humains ou les traits naturels, les chercheurs observent :
"La richesse non endémique a été affectée négativement par la richesse endémique (b = - 0,14 ± 0,05), et positivement par la demande de pêche (b = 0,10 ± 0,04), le développement humain (b = 0,18 ± 0,05) et l'élévation moyenne (b = 0,21 ± 0,05). Seule la densité des barrages n'a pas eu d'effet significatif sur la richesse naturelle (b = 0,05 ± 0,06)"
Discussion
Le travail de Brandon K. Peoples et de ses collègues ne vient pas vraiment comme une surprise pour nous en ce qui concerne l'analyse des barrages et de la pêche.
Les barrages sont connus pour avoir des effets négatifs sur certaines espèces pratiquant des migrations à très longue distance, comme les saumons ou les anguilles (voir
cette synthèse sur l'effet des ouvrages). Mais ces espèces amphihalines (vivant en eaux maritimes et continentales dans leur cycle de vie) sont rares au sein des poissons, dont l'immense majorité a un cycle de vie localisé, adapté à la nature dendritique, déconnectée et souvent fragmentée des réseaux hydrographiques. Les grands barrages ont aussi des impacts localisés en raison de tronçons court-circuités importants, d'éclusées variant les débits, de changements thermiques: les observations de la recherche spécialisée à ce sujet se font toutefois surtout sur des variations locales de densité d'espèces par rapport à un état naturel attendu, pas en soi sur des disparitions d'espèces des bassins. De même, le fait que des réservoirs de barrages tendent à abriter des espèces non endémiques est attesté, mais cet effet tenant à leurs eaux lentiques en milieux lotiques n'a pas de raison de perdurer en amont et en aval du réservoir, où les cours d'eau retrouvent des régimes non modifiés et des espèces adaptées. En sens inverse, des travaux ont pu montrer qu'en formant des barrières à la mobilité, les barrages peuvent préserver des zones amont de la remontée d'espèces invasives ou des souches locales d'introgression génétique avec des souches d'élevage importées (exemple
Vera et al 2019). Ils peuvent aussi fournir des zones de refuge face à des événements climatiques ou hydriques adverses (
Beatty et al 2017). Au final, les barrages impliquent des gagnants et des perdants dans le changement induit, mais ils créent à terme un état "
alternatif" et dynamique de l'écosystème (
Anderson et al 2019) et ils n'ont pas de raison d'éliminer par eux seuls la présence de la faune endémique (en dehors du cas des espèces migratrices amphihalines). Plus largement, certains travaux empiriques commencent à interroger le lien réel entre fragmentation et biodiversité, qui n'est pas aussi tranché que ce que disaient les modèles théoriques d'écologie du 20e siècle (voir
Fahrig 2017, 2019). Il n'est donc pas surprenant que le travail de Peoples et ses collègues ne parvienne pas à trouver un signal clair sur de nombreux bassins versants.
Que la corrélation de la pêche (outre l'occupation humaine du bassin versant) soit quant à elle positive et avérée avec l'homogénéisation est aussi prévisible. Cette corrélation reste faible cependant. Divers travaux d'analyse historique l'ont déjà montré sur des bassins versants particuliers (exemple
Haidvogl et al 2015), avec parfois des effets génétiques sensibles (exemple
Prunier et al 2018). Un grand nombre d'espèces ont été introduites depuis 150 ans, dans le cadre de campagne d'acclimatation et en conséquence de la réussite de la reproduction contrôlée en pisciculture. Les pêches vivrières jadis et de loisir désormais figurent parmi les usages de l'eau les plus répandus, donc il est logique que le transfert d'espèces entre les bassins soient fréquents. Evidemment, il est dommageable pour la connaissance écologique en France que ces sujets aient été très négligés, en raison de biais présents dans
la principale agence publique en charge de ces questions et dans la co-construction de la politique des rivières avec les instances officielles de pêche,
juge et partie dans cette politique.
Enfin, il est notable que les auteurs ne documentent aucune extinction d'espèces endémiques en même que temps que la richesse spécifique totale est en croissance. Pour une partie de l'écologie de la conservation, la valeur de diversité des espèces non endémiques est purement et simplement niée. C'est
un point de désaccord que nous avons avec l'OFB (ex Onema) en France, car l'origine non endémique d'espèces ne signifie pas qu'elles sont sans intérêt, en particulier si elles co-existent avec des endémiques. De plus, on ne voit guère comment extirper des espèces qui se sont installées partout, ni pourquoi détruire tous les nouveaux écosystèmes aquatiques créés par l'humain au fil des siècles. C'est aussi un débat chez les scientifiques (voir par exemple
Vellend et al 2017,
Schlaepfer 2018), y compris en choix de dépenses de conservation (voir
Neeson et al 2018).
Etant donné les vastes domaines (climat, énergie, pollution, biodiversité) que doit couvrir une politique publique d'écologie à budgets forcément contraints, il paraît nécessaire d'avoir des débats démocratiques sérieux sur les priorités de dépense en fonction des enjeux et des résultats. Nous dépensons des centaines de millions € d'argent public par an sur ces questions de peuplement de poissons, la moindre de choses est de le faire en étant complet sur les connaissances et clair sur les objectifs vérifiables.
Référence : Peoples BK et al (2020),
Landscape-scale drivers of fish faunal homogenization and differentiation in the eastern United States, Hydrobiologia, doi:10.1007/s10750-019-04162-4
A lire sur ce thème
Barrages et invertébrés, pas de liens clairs dans les rivières des Etats-Unis (Hill et al 2017)
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)
Un effet positif des barrages sur l'abondance et la diversité des poissons depuis 1980 (Kuczynski et al 2018)
Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)