La crise du covid-19 nous frappe de plein fouet. Pas seulement les malades et les morts, mais aussi le niveau d'impréparation de notre société et de notre Etat. Faute d'avoir anticipé la possibilité de cas extrêmes - cygnes noirs et risques systémiques -, nous n'avons pas dépensé là où c'était nécessaire pour notre résilience en cas de crise. Cela nous interpelle collectivement et nous oblige à repenser nos actions. L'eau et l'énergie sont deux biens fondamentaux pour la vie et la société : comme la santé, elles peuvent tout à fait connaître des chocs demain. Là aussi, l'après-crise va exiger un audit des politiques publiques pour que la France réduise ses fragilités et puisse affronter des hypothèses extrêmes, qui sont d'ores et déjà de l'ordre du possible. Nous ne pouvons plus nous permettre de disperser l'action publique et de dilapider l'argent public dans des questions qui ne sont pas prioritaires et qui n'ont pas une solide base scientifique, de ne plus hiérarchiser les risques, impacts et enjeux à traiter, comme si nous avions les moyens de tout payer et que nos erreurs ne prêtaient pas à conséquence. Nous ne pouvons pas nous permettre non plus d'avoir des citoyens coupés d'une vie publique réduite à une gestion technocratique, où chacun pense qu'il n'a rien à apporter à la réflexion collective et que des spécialistes s'occupent de tout à sa place. Cette mentalité et cette époque sont révolues: le nouveau corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.
La crise du covid-19 ne frappe pas seulement les corps mais aussi les esprits. Elle laisse la France stupéfaite : notre système de santé manque de masques, de tests, de lits d'urgence, d'applications numériques. Pas juste des outils ultra-modernes, mais également des choses élémentaires et des routines d'organisation dont nous aurions dû être dotés.
La France étant le 3e pays au monde en terme de dépense publique de santé, et le premier en prélèvements obligatoires, ce n'est pas ou pas seulement un problème de moyens économiques : c'est aussi et surtout un problème d'organisation collective et de gestion publique.
Il ne s'agit pas ici de chercher des coupables, de se laisser submerger par la peur ou la colère, mais de réfléchir à ce qui a dysfonctionné. De l'admettre. Et de changer cet état de fait.
On pourrait se dire que la crise était imprévisible. Mais outre que c'est scientifiquement faux, puisque le phénomène des maladies émergentes est bien connu et décrit, c'est un mauvais raisonnement : il nous faut justement penser la possibilité de l'imprévu, et non pas faire comme si cet imprévu n'existait pas.
La pandémie à corona-virus pose la question du cygne noir et du risque systémique.
Le
cygne noir, c'est le nom donné à un événement rare et imprévu, comme croiser un cygne noir alors que l'on a toujours croisé des cygnes blancs et que l'on s'est installé dans une routine intellectuelle. L'essayiste Nicolas Taleb, dans le sillage de la crise de 2007-2008, a écrit un essai à ce sujet (
Taleb 2012). Il y montrait que nos esprits se trompent en raisonnant trop sur des moyennes et des habitudes, car des événements exceptionnels tenant au hasard ou à une conjonction très improbable de circonstances peuvent survenir, et réaliser l'impensable. On ne peut rien y faire en soi, mais on peut en revanche anticiper cette possibilité de l'imprévu, donc réfléchir à ce qui serait le plus résilient, les moins fragile, face à lui.
Le
risque systémique, c'est le risque qui concerne non pas des cas isolés et locaux (par exemple des individus, des entreprises, des lieux donnés) mais un système entier qui, par effet domino ou réaction en chaîne, se trouve bouleversé, menacé d'effondrement ou au moins de ré-organisation brutale. Plus un risque est systémique, plus il doit mobiliser l'attention. Et inversement, car nous n'aurons jamais des moyens illimités, donc le discours selon lequel tous les risques petits ou grands peuvent être également traités est un discours trompeur et faussement rassurant. En réalité, à essayer d'en faire trop sur un peu tout, on refuse de hiérarchiser et de décider.
Notre association est concernée par deux politiques publiques : celle de l'eau et celle de l'énergie. Dans ces domaines, nous déplorons déjà un manque de lucidité des administrations françaises et des choix gouvernementaux, en partie aussi des institutions européennes. Nous voyons que des dépenses nombreuses sont engagées, mais dans le domaine de l'eau elles semblent avoir peu de cohérence, pas de priorité raisonnablement fondée entre ce qui est important et ce qui est superflu, parfois pas de justification solide. On définit certains paramètres locaux très précis sur des plans à quelques années, et on garde "le nez dans le guidon" pour atteindre ces paramètres, mais la vision d'ensemble est évanescente, et la pensée des dynamiques en cours souvent absente. Dans le domaine de l'énergie, si l'enjeu bas-carbone est identifié, il n'est pas pour autant mené avec rigueur et constance.
Eau et énergie sont d'abord des biens fondamentaux sans lesquels la vie sociale et économique n'est plus possible, et dont le manque conduit à des perturbations graves.
Dans le domaine de l'eau, les chercheurs préviennent de longue date que le changement climatique peut amener des cygnes noirs et des risques systémiques. En raison des perturbations des conditions connues du climat depuis 10 000 ans (Holocène), nous sommes entrés dans une zone inconnue, nous pouvons avoir des sécheresses ou des crues d'intensité extrême, des événements que nous ne connaissions pas dans le passé mais qui deviennent un peu plus probables. Au demeurant, même la lecture des archives historiques montre que des événements hydrologiques extrêmes sont possibles (comme la crue de Paris en 1910, pour la plus connue), mais ils ont été oubliés, car nous n'avons pas une mémoire à long terme des risques. Si de telles issues se réalisaient, elles auraient un potentiel immense de perturbation de la santé, de l'économie, du vivant. Cela semble plus important que certains détails qui occupent les gestionnaires de l'eau mais ne forment pas des risques systémiques, ni même parfois des sujets d'intérêt démontré.
Dans le domaine de l'énergie, la France est encore dépendante à près de 70% des énergies fossiles (fossile, gaz) qu'elle ne produit pas sur son sol et qui ne se trouvent pas pour l'essentiel en Union européenne. Si, pour diverses raisons, les marchés du pétrole ou du gaz sont brusquement contractés, ce sont là encore dans pans entiers de l'économie et de la société qui peuvent s'écrouler, faute de carburant au sens propre. Qui plus est, chaque retard sur la baisse du carbone implique une hausse tendancielle d'autres risques liés au désordres climatiques. Par ailleurs, 75% de notre électricité sont produits par l'énergie nucléaire: elle a certes l'avantage précieux d'être décarbonée, mais un précédent cygne noir japonais (Fukushima) a montré que le système énergétique d'un pays peut être durablement affaissé par un accident sur les systèmes fissiles tels qu'ils existent aujourd'hui dans le nucléaire.
Ce ne sont là que des exemples qui nous viennent à l'esprit, sans prétendre qu'ils sont les seuls : le rôle d'une analyse partagée entre les experts et les citoyens est de définir de tels enjeux, en se demandant ce qui est le plus important et quelle organisation répond le mieux à la possibilité d'une crise. Egalement en renouvelant sans cesse nos informations, car nous sommes des sociétés de la connaissance et du partage de la connaissance.
L'argent public est un bien rare. Sécuriser l'eau et l'énergie en France pour être capable d'affronter des situations extrêmes, cela représente des dépenses considérables et des dépenses à engager sur le long terme. Ce sont littéralement des milliards à dizaines de milliards d'euros par an qui seraient nécessaires rien que sur ces postes. Cela représente aussi un changement de mentalité, car les mesures prises par une autorité centrale ne sont pas efficaces si toute la population n'est pas éduquée, consciente des enjeux, responsabilisée et aussi consentante après un débat de fond menant à un compromis sur les diagnostics et les orientations. Nous ne pouvons plus nous permettre de dilapider les dépenses publiques dans des actions qui ne sont pas structurantes, de ne plus hiérarchiser les risques et impacts à traiter, de ne plus avoir de concertation approfondies entre les administrations, les élus et les citoyens, comme si nous avions les moyens de tout faire et de ne pas se poser de questions. Cette mentalité et cette époque sont révolues, le corona-virus les a probablement emportées, elles aussi.
Un autre enseignement de cette crise, c'est la nécessité de citoyens qui participent aux efforts parce qu'ils en comprennent et acceptent le sens. Ne pas compter sur un seul centre de décision vite submergé par tous les besoins, éventuellement contraint à des excès d'autorité, mais pouvoir compter sur de nombreux acteurs. Cela implique aussi d'avoir des territoires dynamiques, des pouvoirs locaux actifs, des corps intermédiaires écoutés, des habitudes démocratiques de partage des décisions, des recherches de compromis. Tout ne peut et ne doit pas être géré depuis des cercles fermés de l'Etat central, avec une population passive, même si l'Etat conserve bien sûr le droit et le devoir de poser des règles d'urgence. Quand survient la crise, on voit que chaque territoire doit être capable d'apporter des solutions et de contribuer à soulager les conséquences, d'avoir des moyens pour dialoguer avec les habitants et faire les choix les plus avisés, ce qui suppose des services publics locaux et des capacités autonomes.
Aujourd'hui, l'heure est à l'unité, la solidarité et la discipline pour sortir avec un moindre mal de l'épidémie qui nous frappe tous. Mais demain, nous devrons avoir des débats démocratiques approfondis sur tous nos choix publics, dont ceux de l'eau et de l'énergie. Nous ne voulons pas que des erreurs se paient au prix fort dans quelques années, ou pour la génération qui vient.