27/07/2020

Le moulin est devenu un patrimoine naturel autant que culturel

Les moulins appartiennent-ils seulement au monde de la culture, de le technique, de l'histoire, qui s'opposerait à celui de la nature? Non. Cette manière binaire de voir la réalité n'est plus d'actualité: les moulins forment des socio-écosystèmes. Ils relèvent à la fois du patrimoine culturel et naturel, ils hébergent du vivant autant qu'ils permettent des usages, ils sont un environnement modifié par l'humain comme tous les environnements l'ont été au fil des générations. Les moulins figurent ainsi parmi les premiers témoignages de l'Anthropocène, cette période qui a fusionné des écosystèmes biophysiques et des sociosystèmes humains. Aussi est-il important de renforcer dans toutes les associations de propriétaires une conscience et une connaissance écologiques, afin d'enrichir et améliorer la gestion de ces biens hydrauliques "hybrides". Mais il est urgent aussi, dans les politiques publiques, de ne plus imaginer un jeu à somme à somme nulle où ce qui est concédé à la culture serait perdu pour la nature: le moulin est une réalité locale où nature et culture se sont métissées. C'est ainsi que la recherche scientifique décrit ces espaces hybrides, et c'est ainsi qu'il faut désormais envisager le moulin, comme tous les autres milieux créés par des ouvrages hydrauliques. 


Les moulins ont été souvent valorisés par leurs acheteurs et par leurs associations comme un patrimoine historique, technique et culturel. Et pour cause, ils sont un témoignage exceptionnel du passé, des générations qui ont nourri la France et construit par leur travail l'économie du pays. Les moulins furent depuis deux millénaires les usines à tout faire des communautés humaines de chaque bassin versant : farines, huiles, tissus, métaux, bois, papiers, électricité... tout pouvait être transformé avec un moteur hydraulique à roue, puis à turbine. Et cela reste vrai aujourd'hui pour tous les moulins encore producteurs, ou le redevenant.

Un autre attrait des moulins à eau est évidemment paysager, l'agrément du bord de rivière. Certes, les crues sont difficiles à vivre, même si les anciens avaient l'habileté de surélever leurs biefs un peu à l'écart de la rivière, et de conserver un rez-de-chaussée inondable en connaissance des caprices de l'eau. Hors ces risques propres à toute propriété riveraine, la présence de l'eau est une joie de tous les jours pour ceux qui en ont la sensibilité.

Mais le moulin ne peut être seulement habité et vécu comme témoignage historique et agrément paysager. Aujourd'hui, les propriétaires de moulin doivent ajouter une nouvelle dimension : l'écologie du site.

Ce point n'est pas toujours familier à tous. Le plaisir de l'eau comme paysage n'est pas la connaissance de l'eau comme milieu. Or, le moulin a des effets sur l'eau-milieu. Ici il va accumuler des sédiments, là ralentir des écoulements, la gestion des vannes modifiant ces paramètres. Les premiers bâtisseurs en étaient parfois conscients, au moins partiellement, par empirisme. On voit par exemple de-ci de-là des chaussées empierrées fort anciennes dont la crête du côté de l'ancrage en rive opposée au moulin est abaissée : c'était la "passe à poissons" intuitive des bâtisseurs de l'époque, l'endroit où l'eau verse préférentiellement et où la chute s'annule vite quand la rivière gonfle. Ayant parfois oublié cela, le propriétaire en lien avec l'administration a pu remettre au 20e siècle la crête de son ouvrage "au cordeau" uniforme du niveau légal... mais cet oubli d'une culture de la nature au profit d'une rectitude réglementaire ne fut pas forcément un gain environnemental. 

Penser et gérer le moulin comme milieu à part entière
Plus encore, le moulin est un milieu écologique à part entière. Il doit aujourd'hui être envisagé, mais aussi revendiqué et géré, comme un patrimoine naturel autant que technique.

Cette conclusion provient d'une évolution majeure de la connaissance en écologie des 30 dernières années: peu importe qu'un habitat soit d'origine artificielle ou naturelle, humaine ou non-humaine, l'important est d'examiner les fonctionnalités et les biodiversités de cet habitat. Exemples de fonctionnalités : le moulin va collecter une partie des eaux de crue ou rehausser la hauteur de nappe. Exemples de biodiversités : le moulin va héberger des poissons, oiseaux, mammifères, invertébrés, végétaux dans ses parties aquatiques et rivulaires. Le moulin crée bien sûr un milieu modifié, comme l'étang ou le plan d'eau, mais cela reste un milieu biophysique ayant certaines propriétés adaptés à certains vivants.

La "nature" entendue comme ce qui serait totalement indemne d'une influence humaine n'existe plus, sinon comme construction intellectuelle fausse. Il n'y a que des milieux présentant des gradients de modification. Même les tronçons de rivière qui coulent en amont et en aval de l'emprise directe du moulin sont des milieux eux aussi modifiés, comme leurs berges.

Les scientifiques discutent aujourd'hui pour savoir si notre époque géologique se nomme Anthropocène, c'est-à-dire l'époque où l'être humain a modifié par son action de grands cycles biogéochimiques (carbone, azote, phosphore, uranium, eau, répartition des espèces...).  Or si cette période est reconnue, le moulin pourrait sûrement figurer comme son ancêtre : en s'installant avec l'étang et la forge au fil de l'eau dès l'Antiquité, il témoigne de la lente fusion de l'humain et du non-humain sur les rives. C'était à la période "calme" de l'Anthropocène, la période des changements modestes et ajustements délicats, c'était avant la "grande accélération" d'après 1945 qui a dégradé les milieux. Des chercheurs l'ont montré en France, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Pologne, aux Etats-Unis : les petits ouvrages ayant émergé au long des siècles sont partie intégrante de la dynamique morphologique et biologique de leurs bassins. Les effets sur l'énergie de l'eau, le transport des sédiments, l'apparition d'habitats ont créé des nouveaux écosystèmes, parfois appelés écosystèmes culturels. Des espèces ont pu refluer, d'autres se sont installées.



Ce lien entre nature et culture est parfois oublié ou ignoré: il faut le réveiller. Le percevoir, le comprendre, l'entretenir. C'est vrai chez certains propriétaires, plus portés à la dimension historique ou technique, mais c'est vrai aussi chez les gestionnaires publics des rivières. Aujourd'hui, le ministère de l'écologie et le ministère de la culture travaillent en parallèle sur la question des moulins. Les uns ne voient que la nature, les autres que la culture, alors que la réalité est hybride. Les uns ou les autres raisonnent en terme de "concession" (un peu pour la nature ou un peu pour la culture?), alors que le moulin doit être vu comme un socio-écosystème intégré. Il s'agit de savoir comment, au droit du moulin, le complexe nature-culture uni en une seule réalité peut évoluer. Et non pas de dire que l'on accorde la primauté à ceci ou cela.

Toutes les associations de moulins doivent aujourd'hui diffuser chez leurs adhérents cette nouvelle culture écologique, qui ne manquera pas de prendre de l'importance dans les politiques publiques et dans les choix privés. Car la ressource en eau, le maintien de la biodiversité, la lutte contre les pollutions, l'atténuation du changement climatique, ce sont les enjeux de notre siècle. L'attention portée à la nature et l'attention portée à la culture se nourrissent aux mêmes désirs : veiller, protéger, valoriser, transmettre. Les propriétaires de moulins, en raison du patrimoine dont ils ont la charge, ont vocation à devenir exemplaires.

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24/07/2020

Les agences de l'eau planifient en coulisses la destruction "apaisée" des moulins, canaux, étangs et plans d'eau jusqu'en 2027 !

Après le décret scélérat du ministre de l'écologie faisant de la destruction des ouvrages et de leurs milieux une simple formalité de déclaration, les projets de SDAGE 2022-2027 en cours d'élaboration montrent que l'administration de l'eau et de la biodiversité entend donner la prime financière et règlementaire à l'effacement jusqu'en 2027. En inscrivant ainsi la préférence à la destruction des ouvrages dans les SDAGE s'imposant à échelle de tout le bassin, les syndicats de rivière et les collectivités GEMAPI auront ensuite un ordre clair : vous recevrez de l'argent si vous cassez tout, sinon il faudra chercher des moyens... qui n'existent généralement pas, puisque les agences de l'eau sont premiers payeurs des chantiers sur l'eau par les taxes des citoyens. Nous appelons à nouveau les représentants nationaux des moulins et riverains participant à la comédie de la continuité écologique "apaisée" à en tirer les conclusions : l'administration n'a rien changé de ses doubles discours et de ses manipulations, elle entend exercer sa pression maximale pour casser les ouvrages, faire disparaître leurs milieux, marginaliser leurs usages. C'est une aberration à l'aune des enjeux des transitions écologique, climatique et énergétique en cours. Les fédérations de moulins et de riverains veulent-elles être complices de ce scandale quand les pelleteuses viendront tout détruire? Il est temps de changer de ton et de méthode, car les associations et collectifs de terrain ne peuvent se retrouver seuls face au rouleau compresseur. 



L'argent des citoyens servira-t-il encore demain à détruire des moulins, étangs, canaux, barrages et plans d'eau? On s'y dirige pour les plus grands bassins hydrographiques du pays, à travers les choix de coulisses s'opérant en ce moment même dans les agences de l'eau.

Ces agences de l'eau sont en effet en train de discuter les schémas directeurs d'aménagement et de gestion de l'eau (SDAGE) sur la période 2022-2027. Les SDAGE sont des programmes quinquennaux essentiels dans la gestion de l'eau puisque :

  • ils prennent la forme d'un arrêté préfectoral de bassin opposable, faisant la pluie et le beau temps sur les projets recevables ou non (dimension normative des SDAGE),
  • ils distribuent la manne des taxes de l'eau (2 milliards € par an) en choisissant ce qu'ils financent ou non au nom de l'intérêt général (dimension économique des SDAGE).

En clair, si un SDAGE appelle à l'effacement prioritaire des ouvrages, il sera très difficile pour les acteurs d'avoir d'autres options à portée de financement pendant 5 ans.

Aujourd'hui, les moulins, les étangs, les protecteurs du patrimoine historique et paysager, les riverains sont exclus des comités de bassin des agences de l'eau, comme de leurs commissions techniques. Notre association a demandé à participer à la préparation des textes du SDAGE Seine-Normandie relatifs aux ouvrages : on nous a opposé une fin de non-recevoir. Le comité de bassin, nommé par le préfet et non élu, agit actuellement comme une chambre d'enregistrement de lobbies puissants et d'élus dociles, non représentative de la société et des acteurs de chaque rivière. C'est un déni massif de démocratie. On adopte des normes et on distribue l'argent public sans discuter avec ceux qui en subissent les conséquences, sans contrôler les choix par l'élection de ceux qui choisissent.

Nous avons réussi à obtenir des versions en cours de discussions des projets de SDAGE sur 3 bassins. Ces projets sont rédigés par les représentants de l'Etat et de l'administration au sein des agences de l'eau, donc placés sous tutelle du ministère de l'écologie ayant promis une "politique apaisée de continuité écologique".

Or, il n'en est rien, les textes analysés sur les bassins Seine-Normandie, Loire-Bretagne et Rhin-Meuse sont toujours médiocres au plan de l'intégration des conclusions de la recherche, et surtout orientés résolument vers la destruction des ouvrages :

  • aucun de ces SDAGE n'intègre des connaissances scientifiques récentes ayant montré la valeur des ouvrages hydrauliques et de leurs milieux, ainsi que l'urgence à entendre les avis de la société sur la rivière de demain,
  • aucun de ces SDAGE ne développe de modèle d'hydro-écologie quantitative permettant de mesurer le poids réel de chacun des facteurs faisant varier l'état des eaux (pollution, morphologie etc.),
  • aucun de ces SDAGE n'exige de véritables grilles multi-critères permettant d'intégrer toutes les dimensions de l'eau et des ouvrages, en conformité au droit et à la connaissance scientifique actualisée,
  • trois SDAGE au moins, sur les plus grands linéaires hydrographiques du pays, appellent à l'effacement prioritaire des ouvrages, seule option qui reçoit le financement maximal de 80-90%.

Le scandale continue donc à l'identique : le "cas par cas" mis en avant par le plan de continuité apaisée n'est pas respecté, le choix a priori est d'effacer, cela vu d'un bureau et sans rien savoir de chaque ouvrage concerné par cette priorité. Les fonctionnaires doctrinaires de ces agences de l'eau persistent dans un programme de destruction massive et de chantage financier en faveur de cette seule solution solvabilisée par une subvention maximale.

Projet de SDAGE Seine-Normandie
Les maîtres d’ouvrage d’opération de restauration de la continuité écologique, de manière à atteindre les objectifs de réduction du taux d’étagement et de gain de linéaire accessible, s’attachent à privilégier les solutions, dans l’ordre de priorité suivant : - l’effacement, notamment pour les ouvrages transversaux abandonnés ou sans usages avérés ; - l’arasement partiel d’ouvrage et l’aménagement d’ouvertures, de petits seuils de substitution franchissables par conception
Projet de SDAGE Loire-Bretagne
La solution d’effacement total des ouvrages transversaux est, dans la plupart des cas, la plus efficace et la plus durable, car elle garantit la transparence migratoire pour toutes les espèces, la pérennité des résultats, ainsi que la récupération d’habitats fonctionnels et d’écoulements libres ; elle doit donc être privilégiée. 
Projet de SDAGE Rhin-Meuse
Préconiser, lorsque cela est possible, un abaissement, voire un effacement complet des ouvrages (barrages, seuils, digues, protections de berges, etc.) existants en zone de mobilité, assorti d’une étude des effets directs et indirects des actions envisagées sur le cours d’eau et sur son bassin versant.
Par ailleurs, plusieurs agences de l'eau prévoient d'adopter des indicateurs dénués de bases scientifiques sérieuses, comme le taux d'étagement ou le taux de fractionnement.




Nous en tirons deux conclusions.

- Les experts administratifs des agences de bassin agissent désormais explicitement comme des fonctionnaires militants n'en faisant qu'à leur tête et manipulant les normes en absence de toute légitimité démocratique à le faire, cela alors que la loi française n'a jamais envisagé l'effacement des ouvrages, mais leur gestion, entretien et équipement. On pouvait encore dans les années 2000 plaider l'ignorance et la bonne foi. Mais en 2020, après une décennie de contestations, d'échanges, d'envois d'argumentaires, d'intervention de scientifiques, de protestations des parlementaires, de réformes de la loi indiquant que les ouvrages ont de la valeur, de contentieux devant les tribunaux, il faut en tirer la conclusion qui s'impose : une fraction de l'appareil administratif poursuit un agenda purement idéologique sur cette question des ouvrages en rivière, en parfait mépris des citoyens concernés par le sujet et des lanceurs d'alerte. Nous en tirerons pour notre part les conséquences sur la manière dont il faudra demain désigner et traiter cette fraction militante des agences de l'eau si les arbitrages ne changent pas.

- Les acteurs nationaux des moulins et riverains ayant participé au processus de continuité dite "apaisée" (FFAM, FMDF, ARF) sont eux aussi appelés à tirer les conséquences des manipulations et doubles discours de l'Etat (car ce sont bien les représentants de l'Etat au sein des agences qui préparent les textes). La direction de l'eau et de la biodiversité fait toujours la même chose depuis 10 ans : considérer les représentants des ouvrages comme négligeables par rapport aux lobbies formant la clientèle de la direction centrale du ministère (DEB), enterrer les rapports d'audit qui la gênent (CGEDD 2012, CGEDD 2016), ignorer les interpellations innombrables des parlementaires, contourner les évolutions de la loi, ne pas un changer un iota du dogme central, à savoir que le bon ouvrage est l'ouvrage qui n'existe plus. Les acteurs nationaux des moulins et riverains doivent choisir : soit on défend les ouvrages, ce qui demande une dénonciation de l'abus de pouvoir permanent de l'administration de l'eau sur ce thème, soit on négocie leur destruction avec l'Etat, ce qui poserait évidemment question sur la raison d'être et la représentativité de ces acteurs.

La coordination nationale Eaux & rivières humaines engage pour sa part une saisine des préfets de bassin et des directions d'agences pour demander le retrait de ces mesures scandaleuses de prime à la destruction, en attendant la saisine du juge si cette demande n'est pas suivie d'effets. Et elle prépare chacune de ses associations à l'engagement de futurs contentieux de terrain contre les représentants de ces agences — qui ne seront évidemment pas les bienvenus au bord des biefs, retenues et plans d'eau s'ils y apportent encore un message de prime à la destruction.

L'association Hydrauxois a toujours respecté les autres acteurs des rivières aménagées, toujours souhaité (et participé à) des démarches unitaires et transversales comme celle de l'appel au moratoire sur les destructions d'ouvrages, entre 2015 et 2017. Nous arrivons à un tournant : si le décret scélérat du 30 juin 2020 n'est pas annulé (et ne fait pas l'objet d'une stratégie de réponse judiciaire sur le terrain en cas d'échec de l'annulation au conseil d'Etat), si ces projets de SDAGE passent dans leur état actuel, alors le rouleau compresseur de l'Etat effacera ouvrage par ouvrage le patrimoine hydraulique français, avec leurs services sociaux et écosystémiques associés. Nous ne serons jamais les complices de cette infamie, nous y résisterons aussi longtemps que nous en aurons l'énergie et les moyens, nous défendrons les cadres de vie menacés aux cotés de leurs riverains. Nous appelons chaque acteur à prendre la mesure de ses responsabilités, en particulier ceux qui prétendent à une représentation nationale de ces ouvrages menacés partout, et hélas déjà détruits sur de nombreuses rivières martyres qui ont été livrées aux casseurs.

Nous avons déjà exposé les besoins, auxquels nous essayons de répondre dans la limite de notre bénévolat et des dons de nos adhérents : informer en permanence les parlementaires des enjeux et des dérives en cours, exprimer une tolérance zéro au plan juridique et organiser des contentieux sur les textes ou chantiers ne respectant pas la loi, offrir des aides juridiques standardisées à chaque ouvrage objet de chantage et d'abus de pouvoir, interpeller régulièrement des préfets de département et de bassin, exiger de participer aux choix techniques des agences sur les ouvrages... ce travail est-il fait par les acteurs nationaux, oui ou non?

22/07/2020

Un dossier de 100 références scientifiques pour faire connaître et protéger les ouvrages hydrauliques et leurs milieux

Un dossier complet de 8 chapitres thématiques et 100 références scientifiques avec citation des chercheurs vient d'être publié par la coordination nationale Eaux & rivières humaines. Ce travail démontre que la politique de destruction des ouvrages hydrauliques en France - plus largement la restauration écologique - a été légitimée par une expertise ayant écarté et ignoré un grand nombre de travaux de recherche. La technocratie de l'eau, de la pêche et de la biodiversité ne repose pas sur "le savoir", comme elle le prétend, mais sur une sélection de certains savoirs visant à conforter l'idéologie publique du moment, et abonder quelques-unes de ses clientèles. Ce document d'information libre d'usage doit être téléchargé par les propriétaires, les riverains et les associations, pour être diffusé massivement aux élus locaux ou nationaux, aux techniciens de bureaux d'études et de syndicats de rivières, aux agents OFB et fédérations de pêche, aux autorités administratives. Nous devons exiger désormais des expertises des ouvrages et des rivières menées selon les angles de toutes les disciplines de la recherche, sur tous les paramètres pertinents.


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Extrait de l'introduction.

100 travaux récents de la recherche française et européenne sur les ouvrages hydrauliques, en particulier les petits ouvrages, sur la restauration écologique des rivières et sur les nouveaux écosystèmes de nos bassins versants.

On entend ici par ouvrage hydraulique les seuils, déversoirs, vannages, barrages, digues qui modifient l’écoulement et la rétention de l’eau. Ces ouvrages définissent des milieux en eau : mares, étangs, petits plans d’eau, retenues, lacs, rigoles, biefs, canaux. Ils peuvent être associés à des zones humides annexes, notamment en raison des remontées locales de nappes ou des débordements intermittents.

La recherche scientifique française et européenne est active sur ces ouvrages, même si les petits ouvrages (privilégiés dans cette revue) sont encore peu analysés par rapport aux grands barrages. Cette recherche concerne l’hydrologie, l’écologie, la limnologie, la biologie. Mais aussi les sciences sociales et humaines de l’eau et de la restauration écologique. Les chercheurs comme les experts ne se fondent pas forcément sur les mêmes paradigmes pour juger des rivières et de leurs aménagements: l’enjeu est multidisciplinaire.

Les conclusions de cette recherche montrent la diversité et la complexité des analyses de la rivière aménagée. Nous l’exposons par une sélection d’une centaine de publications scientifiques parues dans la décennie écoulée.

Les travaux de recherche recensés dans ce dossier démontrent les points suivants :

  • Les milieux créés par les ouvrages hébergent de la biodiversité.
  • La biodiversité des bassins versants évolue depuis des millénaires sous influence humaine, dans le cadre d’une « socio-nature », rendant illusoire la définition administrative d’un « état de référence ».
  • Les ouvrages anciens et de petites dimensions ont souvent des impacts faibles à nuls sur le transit des sédiments ou la circulation des poissons grands migrateurs.
  • Les ouvrages, en particulier les chaines d’ouvrages de type moulins et étangs, assurent une retenue d’eau sur les bassins (surface, nappe), leur disparition altérant ce service environnemental.
  • Les pollutions et les usages des sols du bassin versant ont des effets beaucoup plus marqués sur la dégradation de l’eau que la morphologie du lit.
  • Au sein de la morphologie, les densités de barrages ont des effets faibles à nuls sur la qualité de l’eau et des milieux, voire un certain nombre d’effets positifs mesurés dans divers travaux (dépollution et hausse de biodiversité bêta du bassin en particulier).
  • La restauration écologique, et en particulier morphologique, des rivières est confrontée à des résultats incertains, parfois des échecs.
  • Les effacements d’ouvrages hydrauliques ont parfois des effets négatifs avérés : incision des lits, pertes de milieux (zones humides, ripisylves), pollutions, disparition d’aménités culturelles.
  • Les politiques de rivières sont en déficit de reconnaissance des aspirations des citoyens et des dimensions multiples de l’eau, avec certaines expertises qui ont des biais manifestes mais sont mises en avant sans débat par les gestionnaires.
  • Les résultats en écologie aquatique sont contextes-dépendants (contingents) et cela interdit de faire des prescriptions généralistes sur les ouvrages et leurs milieux, le cas par cas (vue intégrée par site, par rivière, par bassin) étant une absolue nécessité pour ne pas engager des résultats négatifs.

Ces conclusions exigent donc une redéfinition de certains choix publics sur l’eau en France, en particulier ceux de la continuité écologique en long et de la politique préférentielle de destruction des ouvrages hydrauliques.

Certaines prescriptions de cette politique sur de grands bassins hydrographiques vont avoir des effets négatifs sur la biodiversité, sur la ressource en eau, sur l’adaptation au changement climatique. En outre, elles ignorent la dimension sociale et démocratique des choix sur les rivières aménagées, comme la nécessaire confrontation des expertises et des disciplines de recherche.

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A utiliser en complément
Voici quelques semaines, la CNERH a également édité un guide multi-critères d'instruction pour les opérations en rivière modifiant les ouvrages hydrauliques et leurs milieux. Ce guide, opposable aux préfectures, syndicats, fédérations de pêcheurs, bureaux d'études et autres acteurs, est complémentaire du dossier scientifique. La science a démontré divers intérêts écologiques, hydrologiques, culturels et sociétaux associés aux ouvrages hydrauliques, ainsi que divers problèmes pouvant faire suite à leur destruction: toute intervention sur ces ouvrages doit donc être étudiée sérieusement et complètement, non bâclée en copier-coller au profit d'une approche limitée à quelques enjeux. Outre les impératifs de connaissance non biaisée des milieux sur lesquels on intervient, il y a des enjeux de droit: les destructions de milieux, les dols par informations incomplètes ou les remises en cause des droits des tiers peuvent faire l'objet de plaintes. Allez à ce lien pour télécharger ce guide.

21/07/2020

Analyse critique du démantèlement des ouvrages hydrauliques en France et aux Etats-Unis (Drapier 2019)

La thèse de Ludovic Drapier compare les démantèlements d'ouvrages hydrauliques sur différents terrains situés en Normandie (Sélune dans la Manche, Orne) et sur la côte Est des États-Unis (Mousam dans le Maine, Musconetcong dans le New Jersey, Wood-Pawcatuck dans le Rhode Island). Ses analyses très intéressantes confirment des traits que nous avions relevés empiriquement dans la politique française de continuité écologique, ici mise en contraste avec les choix nord-américains : rapport fréquent de contrainte règlementaire sur des propriétaires isolés et peu de projets inclusifs à échelle des tronçons ou bassins, centrage sur l'écologie au sens naturaliste et indifférence relative aux attentes sociales, place prépondérante des usagers pêcheurs dans les choix sur la rivière. Il y a tous les ingrédients pour expliquer le déraillement d'une réforme qui a été conçue dans des cercles trop restreints du pouvoir administratif et de ses clientèles, puis a voulu s'imposer uniformément à des propriétaires et riverains ayant des visions bien plus diverses de leurs rivières, leurs patrimoines et leurs usages. 


Paysages de rivière aménagée, l'Orne, extrait de Drapier 2019, thèse citée.

Combinant des entretiens semi-directifs avec les porteurs des projets et des habitants, une enquête par questionnaires auprès des riverains, une synthèse de la littérature internationale consacrée au sujet, la méthodologie choisie par Ludovic Drapier rend compte de la diversité des points de vue autour de la rivière. Elle analyse aussi les rapports de pouvoir qui s'expriment dans la mise en oeuvre de la continuité écologique:
"— Comment la connaissance sur l’eau est-elle construite? Ce questionnement mène à une réflexion sur les rapports de pouvoir qui fondent les définitions de l’eau et la manière dont cette connaissance varie dans l’espace et dans le temps (cf. Linton (2010), Bouleau (2014) ou Fernandez (2014)) ;
— Comment l’eau internalise-t-elle les relations sociales, de pouvoir et la technologie ? L’objectif est de centrer l’attention sur les structures de pouvoir, les relations sociales et la manière dont ces éléments participent à la (re)production d’une certaine instance de l’eau."

Les sciences humaines et sociales de l'eau (géographie, political ecology) mobilisées dans l'approche de cette thèse s'intéressent notamment aux discours de légitimation des acteurs, qui avancent certaines informations, certaines expertises, certaines visions et certains ressentis pour bâtir des "modèles de rivière".



Exemple de "modèles de rivière" mis en évidence par l'étude, extrait de Drapier 2019, thèse citée. Cliquer pour agrandir.

Voici quelques extraits des conclusions des différents chapitres de la thèse (les intertitres sont de notre fait).

Des acteurs publics omniprésents, les pêcheurs en usagers privilégiés
"Le premier constat que l’on peut tirer est l’omniprésence des acteurs publics dans les projets, et ce dans les deux pays. Si cette représentation importante est cohérente en France au vue de l’instauration de la restauration de la continuité au cœur de la politique de gestion de l’eau, elle peut apparaître comme plus surprenante aux États-Unis. Pourtant, l’absence de législation contraignante sur ce sujet ne prévient pas la suppression d’un grand nombre d’ouvrages par des institutions publiques. Ces dernières s’appuient sur une grande diversité de textes réglementaires et de grandes orientations afin d’intervenir sur ces aspects.

Le deuxième point à souligner est la prépondérance de ce que nous avons qualifié de «monde de la pêche». En effet, dans les deux pays, les groupes en charge des pêcheurs ou de la ressource en poissons, occupent une place majeure dans les projets. En particulier, le poids de ces acteurs révèle les poissons migrateurs en tant qu’acteurs eux mêmes. Par leurs conditions biologiques de migrateurs, ils contraignent dans une certaine mesure leurs gestionnaires à développer des stratégies de restauration de leur habitats.

Enfin, si les acteurs publics jouent un rôle majeur, les États-Unis se démarquent par le rôle des associations du point de vue opérationnel, stratégique et politique. Elles mènent des actions de communication autour de la restauration de la continuité, ont développé une expertise technique à même de les positionner en tant que porteurs de projets ou simplement en appui, et travaillent également à faire évoluer la législation. Les associations françaises sont bien moins engagées et se reposent sur l’existence d’une réglementation pour que des projets aboutissent."

En France, une pression de la règlementation et un face-à-face avec le propriétaire isolé
"Tandis que les objectifs poursuivis et assumés sont les mêmes, la construction des projets renvoie elle à des logiques différentes. Bien qu’il ne faille pas tomber dans la caricature opposant une démarche top-down en France à une démarche bottom-up aux États-Unis, les cas d’études observés suggèrent des modèles opposés. Dans les deux pays, il existe une volonté nationale de restaurer la continuité des rivières. Cependant sa mise en œuvre locale fait appel à des processus profondément différents.

Les processus aboutissant à l’effacement des barrages en France contournent les outils territoriaux existants de gestion de l’eau. Cela conduit à une situation de négociation entre les porteurs de l’opération, qui s’inscrivent dans un projet d’envergure nationale, et le propriétaire de l’ouvrage. Cette base étroite dans la prise de décision ne permet pas de faire émerger des projets considérant les échelles en dehors du celle de chenal. De ce fait, le projet écologique ne peut réellement changer de dimension.

Outre-Atlantique, la réalisation du projet repose avant tout sur l’existence d’acteurs locaux à même de porter le projet autour desquels gravite une coalition de partenaires. Ce mode de fonctionnement découle de l’absence d’une réglementation précise gouvernant ces questions ainsi que de l’éclatement des sources de financement des opérations. Dans les deux cas, il y a eu, de la part du porteur du projet a, un effort important de publicisation du projet, notamment envers la communauté locale, même si l’intensité et les modalités de celle-ci peuvent varier en fonction des territoires et des acteurs en présence.

De l’analyse des cas non-conflictuels, nous proposons une lecture en termes de potentiels conflictuels. Dans la mesure où les projets français sont guidés par une réglementation contraignante, un rapport de force s’installe entre les propriétaires et les représentants de l’institution. Ce rapport, loin d’être équitable, est caractérisé par une domination, à la fois en termes juridiques et financiers, par les acteurs promouvant la restauration. Au contraire, l’absence de dispositions réglementaires tend davantage à la construction de projets par contractualisation entre l’ensemble des acteurs, y compris le propriétaire aux États-Unis. Le potentiel conflictuel semble plus important en Normandie au regard de la pression importante mise sur les propriétaires en ce qui concerne la mise en conformité de leurs ouvrages ainsi la difficulté d’inscrire le projet écologique dans un projet négocié par l’ensemble des acteurs du territoire. Le contexte nord-américain semble lui se caractériser par une prise en charge souvent concomitante des dimensions écologique et territoriale au sein des projets de démantèlement."

Une moindre prise en compte des avis des habitants en France
"Le sentiment d’avoir pu s’exprimer dans le cadre des projets est bien plus faible sur les trois cas normands qu’il ne l’est sur les sites américains. Malgré des singularités propres à chaque projet, l’analyse comparée des questionnaires renforce le constat d’une prise en compte  et d’une considération profondément différente des habitants dans le cadre des projets de démantèlement." 

Limiter les conflits en travaillant à la « connectivité sociale » des rivières
"L’enjeu de concerner les citoyens tient également à des considérations spatiales et ma- térielles : celles de l’accès à la rivière. En effet, le concernement ne peut qu’advenir qu’à la condition de l’établissement d’une relation régulière des citoyens aux cours d’eau. M. Kondolf et P. Pinto (2017) proposent la notion de connectivité sociale des rivières (« social connectivity ») afin d’appréhender les multiples dimensions (longitudinale, latérale, verti- cale) et modalités (visuelle, physique) par lesquelles les habitants entrent physiquement en interaction avec les rivières. Par exemple, sur la Vire, le chemin de halage qui longe le fleuve a été remobilisé en chemin de promenade dans le cadre de la promotion du tourisme vert, permettant alors aux promeneurs d’expérimenter cette continuité longitudinale (Germaine, 2017). Ironiquement, les projets de restauration de la continuité écologique sur le fleuve mettent directement en péril l’existence de cette connectivité sociale longitudinale dans la mesure où l’abaissement du niveau de l’eau suite à l’effacement de certains ouvrages viendrait mettre à mal la stabilité des berges et donc du sentier de promenade. D’ailleurs, les seuils constituent souvent également des espaces supports de développe- ment de la connectivité sociale des rivières. Sur l’Orne, les nombreux seuils qui existent encore servent de lieux de récréation et de détente pour les habitants ou les touristes de passage, et des aires de pique-nique ont été créés à proximité (figure 10.2). De la même manière outre-Atlantique, nombreux sont les témoignages d’utilisation des seuils comme espaces d’apprentissage de la baignade ou lieux de récréation pour les enfants (Fox et al., 2016). Il s’agit alors de tirer parti de ces configurations spatiales, et de ces usages parfois officieux, pour promouvoir une reconnexion des citoyens aux rivières au lieu de considérer les ouvrages uniquement au prisme de la continuité écologique."

Référence : Ludovic Drapier. Approche géographique comparée du démantèlement des seuils et des barrages sur les deux rives de l’Atlantique : projet écologique, politiques publiques et riverains (Sélune, Orne, Musconetcong, Wood-Pawcatuck, Mousam). Géographie. Université Paris Est, 2019. Français. tel- 02519110

Autres thèses à lire sur ce thème
Combler les lacunes des connaissances dans la restauration de rivière (Zingraff-Hamed 2018)
La continuité écologique en France, une mise en oeuvre semée d'obstacles (Perrin 2018)
La continuité écologique au miroir de ses acteurs et observateurs (De Coninck 2015)

20/07/2020

Lobby pêche et syndicat de rivière détruisent les seuils du Dessoubre sur argent public

Voici 3 ans, nous avions analysé la littérature disponible en ligne sur le Dessoubre pour montrer que les seuils anciens n'y représentent pas d'impact notoire, contrairement aux pollutions dont Jean Verneaux documentait déjà les effets dans les années 1970. Avec la continuité écologique "apaisée" (sic), on attendait un gel des opérations inutiles et coûteuses consistant à détruire sur argent public ces ouvrages hydrauliques, dont la présence pluriséculaire n'avait jamais empêché les rivières comtoises de devenir des références en populations salmonicoles. Mais il n'en est rien, puisque la presse annonce la poursuite cet été des opérations de démolition sur ce bassin, aux seuils Fleurey et Neuf-Gouffre. Syndicat de rivière et fédération de pêcheurs continuent donc de gâcher l'argent de l'écologie aquatique à une épuration culturelle et paysagère des rivières ne modifiant en rien les causes majeures de leur dégradation. Quant au Dessoubre réchauffé et pollué, nous verrons comment évolue sa population de truite. 


Le dossier d'autorisation est un modèle du genre, en matière de novlangue. Dans la rubrique "impacts sur le paysage et le patrimoine culturel", on apprend ainsi que "le dérasement du seuil de Fleurey sera soigné" (ouf) et que "l’impact de cet aménagement est neutre" (sic). Heureusement que le ministère de la culture et le ministère de l'écologie dialoguent depuis que la continuité écologique est "apaisée" et "multicritères". Mais on est rassuré : "le projet aura une incidence positive pour les pratiquants de la pêche sur tout le tronçon du Dessoubre restauré". Du moins est-ce la prédiction de ce rapport d'un bureau d'études ne faisant que copier-coller les mêmes généralités sans preuve d'un chantier l'autre. Au rythme où la France baisse son bilan carbone - notamment en détruisant des ouvrages hydrauliques au lieu de les équiper en énergie propre -, l'écotype des rivières et leur hydrologie devraient connaître des bouleversements majeurs en l'espace de quelques décennies.