En 1994, un pêcheur capture une truite de l'espèce touladi (Salvelinus namaycush) dans le lac Yellowstone et l'amène aux responsables du National Park Service (NPS). Le personnel du parc était préoccupé: le touladi, bien qu'introduit à proximité depuis des décennies déjà, n'était pas censé être présent dans le plus grand lac de Yellowstone. Des milliers de touladis ont été trouvés ensuite dans ce plan d'eau de 342 km2. Les scientifiques ont modélisé une croissance probable de centaines de milliers d'autres. La présence de ce poisson piscivore a suscité l'inquiétude car le lac Yellowstone est un des derniers bastions de la truite fardée de Yellowstone (Oncorhynchus clarki bouvieri), une sous-espèce en péril de la truite à gorge coupée (Oncorhynchus clarkii).
Originaires de la région des Grands Lacs, les truites de lac Salvelinus namaycush (en haut) atteignant dix-huit kilogrammes et 1 m de longueur, sur une durée de vie de 40 ans. Elle sont en compétition avec la truite fardée de Yellowstone, endémique (en bas).
Comment les acteurs locaux en viennent-ils à justifier d'empoisonner des ruisseaux et de tuer des millions de poissons, et autres animaux?
Le géographe Harold A. Perkins (université de l'Ohio) a analysé le discours de 13 parties prenantes en entretiens semi-directifs (scientifiques, pêcheurs, auteurs, membres d'associations) et passé plusieurs semaines en observation participative dans les pêcheries et zones d'accueil ou vente des produits de pêche. Il en résulte une gamme assez large de justifications, avec plus ou moins de réticence, à l'idée de tuer des poissons au bénéfice d'autres poissons. Les notions d'endémisme, de pureté génétique, de présence de "la bonne espèce au bon endroit" dominent. Les pêcheurs ré-adaptent leurs discours sur l'intérêt de leurs pratiques, y compris pour en sauver la dimension commerciale et motiver de nouveaux usagers. Une constellation de discours mêle donc "légitimité institutionnelle, crédibilité scientifique, revenus et profits, esthétique et opportunité récréative".
Le chercheur souligne : "De cette multiplicité de biopolitiques, cependant, émerge quelque chose de plus complet - une hégémonie de la conservation à Yellowstone - où la subjectivation projette du pouvoir non seulement parmi les parties prenantes mais aussi au NPS. Le pouvoir biopolitique de l'hégémonie se trouve dans les affirmations de vérité du NFCP qui circulent partout et à plusieurs reprises parmi un ensemble varié et parfois antagoniste de parties prenantes qui engagent différemment les poissons de Yellowstone. Chaque groupe de parties prenantes projette la revendication de vérité de la spatialité appropriée de la truite dans le parc pour mieux servir ses engagements préférés concernant les poissons. Il s’agit donc d’une articulation de motifs qui aboutissent à la même conclusion sur la bonne manière de gérer les pêcheries, mais pour des raisons différentes. En conséquence, ces groupes exercent de concert le pouvoir de tuer des poissons sauvages qu'ils appréciaient quelques années plus tôt. Certes, les groupes de parties prenantes se font pression pour accepter la logique et la pratique de tuer les poissons pour la conservation, et ainsi exercer leur pouvoir de se transformer et de pêcher en populations gérables."
Les institutions du parc (NPS) jouent rôle particulier : "Le processus de subjectivation est tout aussi important, cependant, dans sa capacité à générer le pouvoir dévolu au NPS en tant qu'institution étatique. Le NPS est une plaque tournante du pouvoir biopolitique accumulé qui lui est projeté via les groupes d'intérêt qui demandent maintenant à l'institution d'agir sur les affirmations de vérité du plan NFCP dont ils sont tous investis. Les populations d'intervenants agissent maintenant comme des extensions du NPS, servant de conduits pour son pouvoir bien au-delà des limites du parc."
Au final, Harold A. Perkins souligne que les humains répartissent des espèces en classe hégémonique ou contre-hégémonique : "Dans une perspective analytique et discursive basée sur une hégémonie de la conservation, les espèces de poissons sont, en termes simples, hégémoniques ou contre-hégémoniques. Les poissons sont encouragés à s'épanouir en tant que populations souhaitables dans l'écologie du parc, ou ils sont indésirables et détruits. Le statut d'espèce comme (contre) hégémonique est basé sur la manière dont les gens objectivent, valorisent et gèrent délibérément leurs populations à un endroit et à un moment donnés."
Discussion
Les problèmes qui se posent au Yellowstone se posent un peu partout dans le monde de la conservation écologique. Cela peut être une moindre intensité qu'une destruction volontaire d'espèces concurrentes par des méthodes radicales : par exemple, l'argument français souvent entendu de la destruction des habitats lentiques (retenues humaines de moulins et étangs) au profit des seules zones lotiques équivaut à une pression pour faire disparaître localement certaines populations que l'on juge incorrectes par rapport à un milieu originel ou naturel valorisé comme "bon".
Tous les scientifiques ne partagent cependant pas les vues de la conservation centrée sur l'endémisme, qui a été la forme classique et unique de conservation jusqu'au 20e siècle.
HA Perkins rappelle succinctement ces discours alternatifs en écologie : "Les chercheurs reconnaissent de plus en plus la nécessité d'un changement de paradigme dans la conceptualisation des relations entre les humains, les espèces introduites et les écosystèmes. L'Anthropocène (Lorimer 2012) et la Nouvelle Pangée (Everts et Benediktsson 2015) en sont des exemples marquants, où un changement radical est l'état inévitable du système. Il est important de noter que les humains se voient attribuer leur rôle d'acteurs entraînant des perturbations et des changements dans les systèmes écologiques en partie à travers la translocation d'espèces (Robbins 2001). Les humains modifient les paysages où les espèces introduites remplissent les vides écologiques et stimulent davantage la dynamique du système (Sprugel 1991; Hobbs, Higgs et Harris 2009). Hill et Hadly (2018) ont déclaré: «La perturbation relativement rapide des habitats historiques à l'échelle mondiale suggère qu'aucune espèce contemporaine ne sera vraiment indigène dans l'Anthropocène» (2). Ils ont ensuite suggéré que nous devrions nous préparer à un «avenir post-natif». Accepter ce n'est pas un petit saut ontologique pour les écologistes qui accordent la priorité aux biogéographies historiques et résistent aux critiques des binaires natifs – non natifs (Crist 2004; Crifasi 2005). (...) Les humains doivent donc accepter de gérer des configurations écologiques «nouvelles» (Head, Atchison et Phillips 2015, 400) ou «recombinantes» (Benediktsson 2015, 139), plutôt que de reproduire fidèlement les versions précédentes. Cela oblige les conservationnistes professionnels et le public profane à (re)considérer leurs motivations et leurs justifications pour gérer un monde hybride (et des espèces hybrides) présentant simultanément des éléments de son passé et de son avenir (Whatmore 2002; Castree 2003; Jackiw, Mandil et Hager 2015)."
Finalement, même sous une dimension critique, on ne sort jamais de l'Anthropocène entendu comme la période de construction humaine de la nature. Tuer des espèces introduites mais acclimatées au nom de la sauvegarde d'espèces endémiques indique que la conservation écologique revendique le pouvoir de vie et de mort au sein de la nature. Elle le fait au prix d'une contradiction dans les termes, effacer par impact humain sur les conditions présentes une strate d'impact humain dans les conditions passées, au nom d'un idéal où l'humain n'aurait plus d'impact du tout... vue quelque peu illusoire à horizon prévisible, puisque le réchauffement climatique engage des translocations d'espèces vers des aires plus habitables.
Nous gagnerions à introduire du pluralisme ontologique dans ce débat — d'autant que comme le rappelle HA Perkins, l'idéal de purification biologique au nom de l'endémisme a déjà été assimilé à un "nettoyage ethnique" (Warren 2007), posant diverses questions sur les implications morales et politiques d'un gardiennage autoritaire de la nature au nom d'une identité perpétuelle à elle-même. Un pluralisme ontologique signifie, de manière plus ouverte, que des humains coopèrent en vue d'instaurer des états locaux différents de la nature, les uns en revendiquant une filiation dans une protection de naturalité ancienne, les autres proposant des diversités et fonctionnalités nouvelles. La conscience écologique ne signifie pas qu'une seule nature serait possible et bonne ("mononaturalisme"), mais que l'humain s'informe et débat de ses effets sur le non-humain.
Référence : Perkins HA (2020), Killing one trout to save another: A hegemonic political ecology with its biopolitical basis in Yellowstone’s Native Fish Conservation Plan, Annals of the American Association of Geographers, 110, 5, 1559-1576
A lire sur le même thème
La conservation de la biodiversité est-elle une démarche fixiste? (Alexandre et al 2017)
A quelle échelle évaluer les gains et pertes de biodiversité ? (Primack et al 2018)
La biodiversité se limite-t-elle aux espèces indigènes ? (Schlaepfer 2018)
Restauration de la nature et état de référence: qui décide au juste des objectifs, et comment? (Dufour 2018)
Les nouveaux écosystèmes et la construction sociale de la nature (Backstrom et al 2018)
L'écologie des rivières acceptera-t-elle le débat sur les orientations de ses expertises? (Perrin 2019)