04/09/2020

Rivière à sec, déchets dangereux, suspicion d'amiante dans le lit... la casse bâclée du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine

La destruction du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine a été bâclée : une grenade à main retrouvée en bord de l'eau, des déchets de fibro-ciments dans le lit fortement suspectés de contenir de l'amiante. Par ailleurs, la réserve de pêche en amont est à sec. Les associations Arpohc et Hydrauxois ont saisi l'OFB et la DREAL afin de demander une enquête sur les sédiments probablement dangereux qui risquent d'être dispersés dans la rivière. Une plainte sera déposée si les services de l'Etat ne gèrent pas le suivi de ce dossier. La continuité écologique est bâclée, et elle est surtout une immense erreur à l'heure où un nombre croissant de rivières sont à sec sur les têtes de bassin. L'urgence est de mieux gérer l'eau : les ouvrages anciens doivent être conservés et restaurés à cette fin, ce qui n'exclut pas de les rendre franchissables lors de migrations de poissons. Nous avons besoin de syndicats et d'élus au service des territoires, des milieux et des habitants, pas des exécutants de dogmes absurdes à la mode dans la haute administration hors-sol du ministère de l'écologie. 



L'ouvrage du moulin Maître à Châtillon-sur-Seine a été détruit au cours du printemps 2020 par le syndicat mixte Sequana. Ce moulin n'avait plus de maître d'ouvrage et avait perdu son droit d'eau. Les associations Hydrauxois et Arpohc, constatant la perte non réversible du droit d'eau, avait demandé aux services de l'Etat et au pétitionnaire Sequana de prendre en compte la problématique locale de l'eau et de la biodiversité, notamment de faire un choix d'aménagement permettant de conserver si possible un effet de retenue dans le lit ainsi que dans les biefs et sous-biefs formant des zones intéressantes pour la biodiversité ou pour l'expansion de crue.

Hélas, le chantier a été bâclé.

Christian Jacquemin de l'Arpohc a trouvé sur les lieux du chantier des déchets dangereux : une ancienne grenade allemande "Tourterelle" de 1914, posée au bord de la rivière, et surtout de nombreux gravats issus du moulin et suspectés d'être des anciennes plaques de fibres-ciments contenant de l’amiante. Les éléments restant de la toiture sont étalés ou enfouis sous un enrochement superficiel dans le lit de la rivière. Un signalement a été fait en gendarmerie, puis déposé à l'OFB et à la DREAL Bourgogne Franche-Comté. Les associations sont dans l'attente de la réponse des services de l'Etat avant le retour des hautes eaux. Si rien n'est fait, une plainte contre X sera déposée.


Ancienne grenade à main mise à jour par le chantier mais déposée en bord de Seine.


Gravats en fibro-ciments avec forte suspicion d'amiante, en lit mineur et majeur.

Par ailleurs, les travaux ont aggravé et non corrigé les assecs locaux de la Seine, notamment la mise hors d'eau d'une réserve de pêche à l'amont, situé derrière le jardin de la mairie. Il aurait possible de choisir des voies d'alimentation de cette réserve (par exemple, l'eau de la Douix aurait pu être stockée dans le bras de la Seine grâce à la source de la Douix).

La réserve de pêche à l'amont de l'ouvrage détruit est à sec.
Plan de situation des travaux et des sites.

Zone d'influence des travaux de continuité selon le dossier du syndicat de rivière, avec deux vannes ouvertes.

Un adhérent de l'Arpohc a réalisé cette infographie montrant l'évolution des assecs et écoulements faibles en Côte d'Or sur la base de mesure Onde. Le graphique parle de lui même. Nul ne sait si les années de sécheresse vont continuer, mais les modèles climatiques disent que c'est une issue probable, des périodes de plusieurs années où il y aura trop d'eau, d'autres où il en manquera. 

Aggravation des assecs depuis 8 ans de mesure. 


Dans ces conditions, il est dangereux et irresponsable de promouvoir la destruction des retenues, des biefs, des plans d'eau, ce qui a pour effet de faire circuler plus rapidement les eaux des saisons pluvieuses vers l'océan, au lieu au contraire de retenir l'eau partout sur les bassins versants. Cela non seulement en conservant les ouvrages anciens, mais en ajoutant d'autres solutions fondées sur le stockage en nappe, les zones humides, la végétalisation, les usages intelligents et modérés de l'eau.

La destruction des ouvrages au nom de la continuité écologique  est devenue un dogme qui n'a plus rien à voir avec l'intérêt général des riverains et la protection des milieux aquatiques. Ce dogme qui a été formalisé au 20e siècle est désormais décalé par rapport à l'évolution des connaissances et aux enjeux à venir, notamment le risque catastrophique d'intensification des sécheresses au cours de ce siècle.  Ces dérives doivent cesser. 

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03/09/2020

La fronde des moulins se déchaîne et la continuité apaisée a vécu

Après d'autres médias, le journal Le Figaro dans son édition du 3 septembre 2020 consacre une pleine page à la destruction des moulins au nom de la continuité écologique. La fake news gouvernementale de la "continuité apaisée" n'aura pas survécu à l'été 2020, conformément au pronostic que nous avions fait dès le printemps 2019. Cinq organisations (dont Hydrauxois) vont au conseil d'Etat pour requérir l'annulation des derniers textes gouvernementaux. Nous sommes donc revenus au point de départ, avec une direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie encore prise en flagrant délit de fausses promesses et doubles discours, un personnel d'agence ou de terrain moins légitime que jamais sur cette réforme ratée. Quand les politiques auront-ils la lucidité de reconnaître et stopper ce marasme? Pendant qu'on détruit et assèche des moulins et étangs d'Ancien régime au nom d'une idée devenue un dogme et un diktat, on ne tient pas nos objectifs carbone et climat, on ré-autorise des pesticides interdits, on tolère des chasses et pêches d'espèces protégées par l'Europe, on assiste impuissant à la multiplication des sécheresses et des rivières mortes... Ce pays ne tourne pas rond. Contrairement aux roues de moulin, qui n'entendent pas plier devant la folie des casseurs. 



L'article d'Eric de la Chesnais dans Le Figaro commence par le spectacle désolant de la rivière martyre du Vicoin, dont 95% des ouvrages ont été rasés. Résultat narré par les propriétaires, riverains, pêcheurs : il ne reste que des filets d'eau chaude et polluée en été, les crues d'hiver sont plus violentes qu'avant, les annexes humides des retenues ont été asséchées et la salamandre se fait rare, les pêcheurs disent voir moins de poissons. Bienvenue dans le monde de la "rivière restaurée" qu'une administration dogmatique essaie désespérément de faire passer pour un progrès humain fantastique et pour un gain écologique remarquable.

Parmi les personnes interviewées, Martin Gutton, directeur général de l'agence de l'eau Loire-Bretagne, confirme par ses dires que la continuité n'est pas du tout apaisée. Les casseurs administratifs tiennent exactement le discours qui a produit la crise et qui a déjà amené une ministre de l'écologie à exiger l'arrêt des destructions en 2015, à savoir un déni massif de tout intérêt aux ouvrages et une représentation caricaturale de leur existence. M. Gutton critique ainsi des seuils "qui ne sont plus utilisés" (comme si les gens vivaient dans un moulin pour ne pas avoir d'eau dans la retenue et le bief), qui "barrent les rivières de manière importante" (comme si l'effet d'un moulin d'ancien régime était comparable à celui d'un grand barrage, alors qu'il est plus proche des barrages d'embâcles ou de castors), qui "contribuent à leur réchauffement et à leur pollution" (le pompon, ce sont les moulins à eau qui créent le problème du réchauffement climatique bien que certains produisent une énergie bas-carbone, et qui polluent la rivière bien qu'ils n'émettent évidemment pas le moindre effluent, contraire à bien d'autres usagers).


De tels propos outranciers sont des déclarations de guerre de la part de l'agence de l'eau Loire Bretagne, qui milite activement pour la destruction ou l'interdiction des ouvrages hydrauliques (dès les années 1980 dans son cas) alors qu'elle obtient des résultats catastrophiques pour l'état écologique et chimique de ses rivières. Quant on rate à ce point les objectifs de la directive européenne sur l'eau — moins d'un quart des rivières et estuaires en bon état, une régression depuis 10 ans car des polluants n'étaient même pas mesurés avant —, on devrait avoir l'humilité de se demander si l'acharnement à détruire des moulins, des étangs et des plans d'eau représente le bon usage de l'argent public. Mais l'humilité n'est pas vraiment la qualité première de la haute administration française, éduquée dans la certitude d'avoir raison et dans l'inclination à prendre les citoyens pour des demeurés.

Le ministère demande de signaler les dérives... de ses services !
Du côté du ministère de l'écologie, la direction de l'eau et de la biodiversité "minimise le risque de tensions", nous dit le journaliste du Figaro. C'est la technique du couvercle sur la marmite. Il est indiqué que "les préfets sont vigilants sur le maintien d'un dialogue responsable. Les dérives de la part des propriétaires ou des services doivent leur être signalées".

On ne sait pas trop ce qu'est une dérive de propriétaire, mais on est heureux de voir reconnaître qu'il y a des dérives des services de l'Etat.

Et en effet : tout fonctionnaire (central ou territorial) qui vient encore en 2020 ou au-delà proposer autre chose qu'une solution de non-destruction publiquement indemnisée commet une faute au regard de la loi. Il faut la signaler au préfet, aux parlementaires et au juge administratif.

La loi sur l'eau de 2006 (ayant codifié la notion de continuité) et la loi de Grenelle de 2009 (ayant créé la trame verte et bleue) ne posent aucun problème au monde associatif. C'est uniquement la dérive de personnels sous la tutelle de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie et de certaines agences de l'eau qui a créé ces problèmes à partir du plan de restauration écologique de 2009. Des fonctionnaires égarés ont alors inventé de toutes pièces que les lois de 2006-2009 et le classement de certaines rivières au nom de la continuité écologique de 2012-2013 demandaient la renaturation des rivières et l'effacement des ouvrages. Mais c'est un énorme mensonge, dont des dizaines de parlementaires se sont déjà émus depuis 2 législatures — en ce moment même, Barbara Pompili est encore interpellée par de nombreux députés et sénateurs excédés par le mauvais comportement de l'administration.

Une seule et unique chose à demander sur tous les sites: le respect de la loi
La loi de 2006 qui crée de l'obligation de continuité dispose :
- tout ouvrage doit être géré, équipé, entretenu sur proposition de l'administration
- toute dépense exorbitante pour un propriétaire doit être indemnisée

La loi de 2009 qui crée la trame verte et bleue dispose :
- l'aménagement des ouvrages les plus problématiques doit être mis à l'étude

La seule et unique chose que doivent faire tous les propriétaires à titre individuel, et toutes les associations à titre collectif, c'est de rappeler au préfet ces termes de la loi. Aussi longtemps que nécessaire. En allant tous ensemble devant les juges si nécessaire. Les ouvrages effacés sont uniquement le fait de propriétaires isolés qui ont été trompés sur les pouvoirs réels de l'administration et des syndicats, ainsi que sur la portée de leurs droits à dire non à toute destruction du patrimoine.

Ni la DDT-M, ni l'agence de l'eau, ni le syndicat de rivière ne sont en situation de refuser l'application de la loi, c'est-à-dire soit de proposer une gestion sans coût (comme l'ouverture des vannes limitée aux périodes de migration, dans le respect de la consistance légale du droit d'eau) soit de proposer un équipement indemnisé (une passe à poissons ou une rivière de contournement dont le financement public doit être garanti).

Donc nous voulons rassurer notre chère direction de l'eau et de la biodiversité: nous allons en effet signaler toutes les dérives de ses agents !

La continuité apaisée, une fin rapide...
Au final, la "continuité apaisée" est morte à l'été 2020, sauf si par miracle notre Premier Ministre et notre ministre de la Transition écologique et solidaire tentent de la ressusciter en sanctionnant les décisions de leur administration.

En effet, au cours de ce seul été :


A cela s'ajoute que le processus de priorisation, qui devait être co-construit et justifié techniquement, a finalement été présenté comme un fait accompli sans aucune rigueur scientifique dans la justification.

Le haute administration ne comprend manifestement rien à la manière dont on peut produire du consensus social autour de réformes écologiques. Le gouvernement français va d'échec en échec sur ces dossiers environnementaux : il serait peut-être temps de se demander pourquoi.


Petit détail sur les coûts
Il est prêté à l'association Hydrauxois le chiffrage de 100 000 euros par site en moyenne pour les effacements. Comme nous l'avions indiqué au journaliste, c'est 100 000 euros par site en moyenne pour l'ensemble des chantiers de continuité, qui sont à 75% des effacements en Seine-Normandie et en Artois-Picardie, à 50% en Loire-Bretagne.  Ce chiffre se déduit du rapport CGEDD 2016, qui avait rassemblé le nombre de chantiers et les lignes budgétaires en face. Il s'agit là seulement de l'aide publique versée par les agences de l'eau aux projets, elle n'inclut pas les dépenses privées du maître d'ouvrage ni les frais des abondants personnels dans les nombreuses réunions occasionnées par la continuité. Le coût estimé de dépense publique hors frais de personnel est donc de l'ordre de 2 milliards d'euros pour les rivières déjà classées. Cela alors que pour l'objectif annoncé (retour des grands migrateurs), les tout derniers travaux scientifiques montrent qu'il n'y a aucun résultat significatif sur les 40 ans écoulés (Legrand 2020).  Nous développons des plans, programmes, bureaucraties pour protéger les grands migrateurs mais sans observer de résultats tangibles: avant de tout casser, posons-nous des questions sur le bon usage de l'argent public, sur l'intérêt général des riverains et sur les nouveaux enjeux pour conserver la biodiversité.

02/09/2020

Le mouvement de la nouvelle conservation veut changer les politiques de biodiversité

On en parle très peu en France, mais les choix de conservation de la biodiversité sont l'objet d'intenses débats dans le monde des savants, des experts et des gestionnaires. On constate un certain échec de la conservation traditionnelle, qui était fondée sur une stricte opposition de la nature et de la société, sur l'idée que seuls les espaces sauvages et les espèces endémiques sont d'intérêt, sur la réduction de l'humain au statut d'impact dont il faut supprimer au maximum la présence. Avec parfois des dérives d'oppression de populations locales pour imposer des réserves naturelles, ce qui n'est pas sans rappeler évidemment des débats actuels en France. La nouvelle conservation prend acte de l'émergence multiséculaire de l'Anthropocène, du caractère hybride de la nature co-construite par l'humain, de l'existence de nouveaux écosystèmes et de la nécessité de protéger aussi bien la biodiversité ordinaire que des paysages scéniques ou des espèces rares. Nous introduisons à ce débat, en observant que de nouvelles approches de conservation de la nature permettraient de dépasser certains conflits, comme ceux de la restauration écologique de la continuité des rivières en France. 


La conservation de la biodiversité est au coeur de la démarche écologique moderne. Elle a émergé dès le 19e siècle en Europe et aux Etats-Unis, lorsque les effets concrets de la révolution industrielle et des libertés démocratiques d'usage de la propriété privée ont commencé à exercer des impacts visibles, parfois spectaculaires, sur des espèces et sur des milieux naturels. Aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon, cette conservation a donné lieu à deux écoles de pensée au 20e siècle : les "préservationnistes" considérant que la nature sauvage protégée strictement, comme par exemple dans les parcs naturels, est la voie majeure pour préserver la biodiversité; les "conservationnistes" estimant qu'il fallait diffuser des usages raisonnés de la nature, et des usages partagés avec le non-humain, mais non engager une séparation stricte entre un monde sauvage et un monde humain.

Le débat n'a jamais cessé depuis. Mais il a été rallumé au début de la décennie 2010 par l'ouverture d'une section de débats sur la "nouvelle conservation" dans la revue de référence Biological Conservation (Minter et Miller 2011) puis par un article en 2012 de Peter Kareiva et Michelle Marvier, What is conservation science? dans la revue Bioscience. Un autre texte d'orientation de 2015, des mêmes auteurs avec Robert Lalasz, a évoqué "la conservation à l'Anthropocène".

L'évolution des connaissances et expériences en écologie depuis 30 ans a changé la donne
L'article de Kareiva et Marvier en 2012 prenait acte de 30 ans d'évolution de la science de la conservation dans toutes ses disciplines, 30 ans depuis la parution d'un autre texte fondateur, celui de Michael E. Soulé en 1985, What is conservation biology?

Parmi les points mis en avant par Kareiva et Marvier :
  • la conservation doit être fondée sur la science et la preuve, notamment sur son efficacité,
  • la conservation doit être fondée sur des bases de données rigoureuses et mises à jour, notamment pour définir des priorités à budget contraint,
  • la conservation doit prendre en compte le facteur humain en sortant de la représentation du biologiste et écologue "sauveur de la nature" face au reste de l'humanité trop souvent réduite à l'état indiscriminé d'"impact sur la biodiversité",
  • la conservation doit adopter une approche multidisciplinaire où la dynamique de la biodiversité s'apprécie aussi par des sciences humaines et sociales, pas seulement naturelles.
Par ailleurs, prenant en compte l'évolution des réalités et des connaissances depuis les années 1980, Kareiva et Marvier ont fait observer que :
  • la nature vierge n'existe plus, on a ré-évalué l'ancienneté de l'influence humaine sur les milieux depuis la préhistoire et, à l'âge de l'Anthropocène, il n'existe plus de milieux complètement indemnes du changement climatique, de l'introduction d'espèces exotiques ou d'autres facteurs;
  • la "conservation forteresse" fondée sur l'exclusion des humains pour faire des zones sauvages protégées a été l'objet de vives critiques pour certaines de ses dérives, son mépris de la justice sociale, ses penchants néo-colonialistes;
  • la conservation est liée au bien-être humain à travers des services rendus par les écosystèmes, et elle ne peut être adossée seulement au choix éthique particulier et non partagé par tous d'une "valeur intrinsèque" de chaque espèce non-humaine;
  • la nature s'est révélée plus résiliente qu'on ne le croyait, capable de retrouver des biodiversités et des fonctionnalités après des catastrophes locales, souvent dans un état nouveau différent de l'état antérieur mais pas forcément moins riche à terme;
  • la tragédie des communs au sens de Garett Hardin n'est pas une fatalité, des expériences montrent que des gestions de milieux avec activités humaines et règles écologiques peuvent exister (approche des biens communs au sens d'Elinor Ostrom).
De nombreux débats ont suivi ce texte, parfois très virulents (l'écologie soulève des passions, même chez les savants). Deux écoles principales se dessinent désormais : la conservation traditionnelle voulant poursuivre les conceptions définies du 20e siècle et la nouvelle conservation proposant d'autres approches pour le 21e siècle. On trouve des informations intéressantes sur le site du projet The Future of Conservation qui mène une enquête sur les représentations de la conservation de biodiversité par les publics de professionnels concernés. Le point est aussi abordé avec une approche plus politique dans un ouvrage venant de paraître, The Conservation Revolution (Buscher et Fletcher 2020).

Des représentations différentes de la nature et de la dimension sociale de l'écologie
Le tableau ci-après offre quelques exemples des différences entre les écoles. Ce ne sont pas des points de vue strictement endossés par chacun — beaucoup de personnes engagées dans la conservation n'éprouvent pas le besoin de se référer à une "chapelle" —, mais plutôt des sensibilités. Il n'en reste que pas moins que, du point de vue épistémologique, les paradigmes des approches ne sont pas les mêmes, ce qui a ensuite des conséquences sur les choix de gestion.



Dans le domaine épistémologique, ce sont davantage les partisans d'une séparation nature-culture ou nature-société qui ont imposé leur marque jusqu'à présent. On peut considérer cette question comme le noeud de la divergence : la nouvelle conservation défend une écologie plus holistique où l'humain doit être regardé comme part intégrante de la nature, pour le meilleur et pour le pire. Dans le monde anglo-saxon, la controverse "park versus people" sur les "réfugiés de la conservation" est née de la dimension anti-humaniste attribuée à certains conservationnistes qui préfèrent sanctionner des populations locales pour sauvegarder la vie sauvage, y compris par des pressions peu démocratiques. Mais elle s'est vite associée à un débat plus profond : quel sens donner à la construction intellectuelle d'une nature "sauvage" (Cronon 1995) si la réalité nous révèle une nature anthropisée, à bas bruit dans les sociétés traditionnelles et à niveau intense dans les sociétés modernes?

L'approche d'une partie de l'écologie scientifique a été centrée au 20e siècle sur l'étude des milieux très peu impactés par l'humain (nature vierge, pristine, sauvage) et posés comme la norme de ce que doit être la naturalité. Du même coup, tout ce qui s'écarte de cette norme est perçu au pire comme une dégradation, ou au mieux comme une évolution neutre sans signification.

Un exemple concret : les instances comme l'Union internationale de conservation de la nature ne considèrent pas les espèces exotiques comme dignes de suivi lorsqu'elles s'installent durablement dans des milieux (et les classent dans la liste noire des espèces invasives si elles menacent des milieux à forte présence d'espèces endémiques). Donc même si un écosystème local gagne des espèces et que ces espèces s'insèrent dans les réseaux trophiques, ce n'est pas considéré comme gain ni même comptabilisé comme un événement notable. Or de toute évidence, les processus de l'évolution s'appliquent sur les propriétés biologiques et fonctionnelles des organismes, assemblages d'organismes et interactions avec les milieux, sans tenir compte des provenances des populations. On ne peut guère comprendre et prédire l'avenir du vivant si l'on est dans le déni de sa dynamique actuelle et de ses nouvelles configurations (voir par exemple Boltovskoy,et al 2018 sur cette controverse sur les espèces exotiques, ainsi que le livre de vulgarisation couvrant de nombreuses controverses entre scientifiques de Pearce 2015).

Une approche pour analyser les impensés et dépasser les contradictions des politiques de l'eau en France et en Europe
Il y a d'autres exemples, et non des moindres. Par exemple la directive cadre européenne sur l'eau, adoptée en 2000, considérée comme le texte international le plus ambitieux sur la préservation des milieux aquatiques, a repris dans sa structure normative l'existence d'un "état de référence" formé par la masse d'eau sans impact humain.

Du même coup, les indicateurs de cette directive sont orientés dans la logique de la conservation traditionnelle, et si des "masses d'eau fortement modifiées" sont reconnues dans le texte, les gestionnaires ne savent pas vraiment comment les traiter ni même les identifier. Toutes les masses d'eau ont en réalité été fortement anthropisées en Europe depuis le Néolithique, ce que la recherche depuis les années 1990 a amplement montré. On désigne par exemple comme "naturel" ou "renaturé" un paysage de méandre qui est en réalité un style fluvial stabilisé tardivement après le Moyen Âge, non un état naturel de la morphologie du bassin (voir Lespez et al 2015). Mais les rédacteurs de la directive européenne 2000 n'ont pas eu ces éléments à l'esprit et malgré 20 ans de publications scientifiques, il n'est pas clair que la Commission européenne mesure l'évolution des enjeux et des représentations.

Concernant les politiques de la nature et en particulier de l'eau en France, la dichotomie entre conservation traditionnelle et nouvelle conservation n'a jamais été formalisée à notre connaissance, même si l'on a vu des débats de-ci de-là (par exemple Alexandre et al 2017, ou le livre de Lévêque 2017).

De toute évidence, une partie des experts publics mobilisés sur ces questions (à l'Office français de la biodiversité, au Museum d'histoire naturelle, dans des laboratoires de recherche) et ayant l'oreille des décideurs des politiques écologiques en tient plutôt pour la vision traditionnelle de la conservation. Nous pouvons le voir à différentes caractéristiques des choix et des chantiers publics dans le domaine de l'eau:
  • il n'existe aucun programme systématique d'étude des nouveaux écosystèmes aquatiques (étangs, canaux, lacs, etc.) qui sont plutôt dépréciés comme des "obstacles à la continuité écologique de la rivière", sans intégrer le fait que ce sont aussi des biotopes d'origine anthropique,
  • il n'existe aucun intérêt pour les espèces non-natives ou non-locales, celles-ci étant ignorées ou jugées négligeables si elles se trouvent dans une zone contraire à ce que serait une biotypologie naturelle (au sens de nature sans humain) de la rivière,
  • il existe un programme de "renaturation" qui, même lorsqu'il prétend s'intéresser à l'angle de la fonctionnalité davantage que de la biodiversité, consiste basiquement à dire que la meilleure rivière sera la rivière la plus débarrassée de tout impact humain, idéalement la rivière redevenue "libre et sauvage" avec un strict minimum d'activités autorisées. 
La rencontre de cette vision avec l'appréciation de la nature vécue par les riverains a parfois fait des étincelles, comme dans le cas des destructions à marche forcée d'ouvrages hydrauliques présents de longue date et qui avaient créé localement des milieux et paysages. Les sciences humaines et sociales ont été peu présentes dans la conception de ces politiques, largement inspirées des hydrobiologistes et des tenants de la rivière comme phénomène physique, non social.

On notera que la nouvelle conservation n'est pas hostile sur le principe à l'idée de renaturer ou ré-ensauvager certains espaces, ce qui est une option (encore expérimentale) parmi d'autres. Simplement, elle insiste sur divers points :
  • la renaturation relève d'expériences locales, elle ne doit pas être l'instrument supposé généralisable d'une représentation fausse et intenable de la "nature sans humain" comme vérité scientifique ou comme norme juridique,
  • la renaturation ne produira pas le retour à un état antérieur de la nature ni un état futur figé de la nature, les contraintes de l'Anthropocène resteront présentes (les changements biogéochimiques comme le climat, la circulation des exotiques, etc.),
  • la renaturation doit s'envisager dans des lieux idoines, déjà largement désertés d'activités humaines (par exemple zones en déprise agricole), sans contraindre les populations encore présentes mais en les associant à des bénéfices tangibles,
  • la renaturation ne doit pas être l'alibi de haute ambition pour négliger l'attention à la biodiversité ordinaire (que celle-ci soit native ou acquise) par des mesures plus simples ou plus consensuelles, aussi souvent moins coûteuses,
  • la renaturation doit analyser les services écosystémiques rendus à la société comme issue de ses chantiers, car des dépenses ont peu de chance d'être durablement et largement consenties si elles sont déconnectées des attentes humaines.
Il nous semble que ces nouvelles approches de la conservation à l'Anthropocène seraient de nature à dépasser des confits nés de la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières. Du côté des acteurs publics, il s'agirait de revenir sur un discours un peu naïf et simpliste des années 1990-2020 où l'on a d'un seul coup plaqué une volonté de restauration écologique sans tenir compte des réalités locales et sans préciser la vision globale où cette restauration prend sens (une nature hybride et non le retour à une nature pure; une nature socialement co-construite et non technocratiquement normée selon une naturalité décrétée). Du côté des propriétaires et riverains de ces sites, il s'agirait d'intégrer le fait que la biodiversité et la fonctionnalité des milieux sont des sujets d'attention, que les gestions des ouvrages peuvent évoluer et s'améliorer en fonction des connaissances, que la conservation des nouveaux écosystèmes que l'on a créés devient elle aussi un enjeu pour la société, et donc pour les maîtres d'ouvrages.

31/08/2020

Un décret entérine l'exclusion des moulins, des étangs et des riverains des agences de l'eau

Le mépris de la direction eau et biodiversité du ministère de l'écologie pour le monde des ouvrages hydrauliques est effarant : alors que le gouvernement communique sur la "continuité écologique apaisée", il vient de publier un nouveau décret estival qui entérine l'exclusion des moulins, des étangs, des riverains des comités de bassin des agences de l'eau. C'est-à-dire là où se décident les normes d'action publique et là où se distribuent les financements publics. Cela après avoir promulgué au début de l'été un autre décret qui supprime toute enquête publique et toute étude d'impact environnemental dans les destructions des ouvrages hydrauliques et assèchements de leurs milieux. Dans le même temps, les services administratifs des agences de l'eau essaient de faire voter la prime maximale à la casse des barrages et digues jusqu'en 2027. La farce de la continuité apaisée n'a servi qu'à donner aux bureaucrates de l'eau une image imméritée de concertation, pour endormir la vigilance parlementaire, diviser les représentants des ouvrages et enterrer le rapport incendiaire du CGEDD rendu public en 2017. L'heure n'est plus au débat, mais au combat contre cette administration à la dérive. 


Créées par la loi sur l'eau de 1964, les agences de l'eau gèrent les grands bassins hydrographiques du pays, Loire, Seine, Rhône, etc. Le fonctionnement de ces agences est très critiquable, car elles reflètent la gouvernance de l'époque de leur naissance, à savoir un mélange assez opaque de technocratie et de corporatisme. Les services représentant l'Etat sont à la manoeuvre dans la construction des textes. Les membres du comité de bassin sont définis par le gouvernement et nommés par le préfet. La société est très mal représentée — au demeurant, bien peu de Français seraient capables d'expliquer ce qu'est une agence de l'eau ou un SDAGE. Les débats sont confidentiels, les lobbies tentent de faire évoluer les textes administratifs à l'avantage de leur idéologie ou de leur intérêt. Loin du principe de subsidiarité où chaque rivière décide de son avenir par échange des acteurs locaux en fonction des enjeux locaux, les agences de l'eau participe à la gouvernance verticale et autoritaire d'un modèle de plus en plus plus technocratique, fermé et éloigné du citoyen.

A défaut d'autre chose et dans l'attente d'un toilettage démocratique de cette institution vieillie, le comité de bassin des agences de l'eau est le seul endroit où la société peut espérer une représentation. L'enjeu n'est pas mince : les agences de l'eau ont un budget annuel total de l'ordre de 2 milliards € et leur planification, appelée SDAGE, a la forme d'un arrêté opposable, donc d'une contrainte sur les tiers.

Un décret paru au journal officiel du 18 août 2020, entrant en vigueur le 1er janvier 2021, modifie les articles D. 213-17, D. 213-19 et D. 213-20 du code de l’environnement relatifs aux comités de bassins. Cette évolution tient compte des ajustements apportés par l’article 34 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 relative à la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages à la composition des comités de bassin de métropole.

Cet article 34 de la loi biodiversité de 2016 prévoyait que les comités de bassin incluent dans un de leurs collèges des "représentants des usagers non économiques de l'eau, des milieux aquatiques, des milieux marins et de la biodiversité". Cette notion large d'usager non économique permet diverses possibilités au gouvernement. De toute évidence, les moulins, les étangs, les plans d'eau, les lacs, les lavoirs, les douves et plein d'autres usages locaux de l'eau entrent dans cette catégorie.

Concernant la représentation de la société dans les comités de bassin des agences de l'eau, voici les membres selon le nouveau décret :
« Art. D. 213-19-2.-I.-Dans chaque comité de bassin, le collège prévu au 2° de l'article L. 213-8 comprend au moins un représentant :« 1° Des associations agréées de protection de la nature, dont une ayant compétence dans le domaine du littoral ou des milieux marins lorsque le bassin a une façade littorale, proposé par les instances représentatives de ces associations présentes sur le bassin ;« 2° Des conservatoires régionaux d'espaces naturels mentionnés à l'article L. 414-11 présents sur le bassin, proposé par la Fédération des conservatoires d'espaces naturels ;« 3° Des associations actives en matière d'activités nautiques, proposé par la Fédération française de canoë kayak et sports de pagaie ;« 4° Des associations agréées de pêche et de protection du milieu aquatique, proposé par la Fédération nationale de la pêche et de la protection du milieu aquatique ;« 5° Des instances cynégétiques, proposé par la Fédération nationale des chasseurs ;« 6° Des associations agréées de défense des consommateurs, proposé par les instances représentatives des associations de consommateurs présentes sur le bassin. »
« Art. D. 213-19-3.-Dans chaque comité de bassin, le collège prévu au 2° bis de l'article L. 213-8 comprend au moins un représentant :« 1° De l'agriculture, sur proposition de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture ;« 2° De l'agriculture biologique, sur proposition de la Fédération nationale d'agriculture biologique des régions de France ;« 3° De la sylviculture, sur proposition du Centre national de la propriété forestière ;« 4° De la pêche professionnelle en eau douce, sur proposition du Comité national de la pêche professionnelle en eau douce, lorsque l'activité est présente sur le bassin ;« 5° De l'aquaculture, sur proposition de la Fédération française d'aquaculture en lien avec le Comité interprofessionnel des produits de l'aquaculture, lorsque l'activité est présente sur le bassin ;« 6° De la pêche maritime, sur proposition du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins lorsque le bassin a une façade maritime ;« 7° De la conchyliculture, sur proposition du Comité national de la conchyliculture, lorsque le bassin comporte une façade maritime ;« 8° Du tourisme, sur proposition des instances représentatives de cette activité dans le bassin ;« 9° De l'industrie, sur proposition d'un collège regroupant sur le bassin les présidents des chambres de commerce et d'industrie régionales, les présidents des représentations régionales du Mouvement des entreprises de France et le président de la coopération agricole. Dans les bassins comportant une façade maritime, est proposé au moins un représentant d'une industrie compétente dans le domaine du tourisme littoral et d'une industrie portuaire en relation avec le milieu marin ;« 10° De distributeurs d'eau, sur proposition de la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau ;« 11° De producteurs d'électricité et des producteurs d'hydroélectricité, sur proposition de l'Union française de l'électricité. Sur le bassin Rhône-Méditerranée, un représentant supplémentaire est proposé par la Compagnie nationale du Rhône ;« 12° Des sociétés d'aménagement régional, sur proposition du collège des présidents des sociétés d'aménagement régional pour les bassins Adour-Garonne et Rhône-Méditerranée. »
Les moulins, les étangs privés et familiaux, les riverains, les associations de protection du patrimoine culturel, paysager et historique lié à l'eau sont à nouveaux exclus de ces comités de bassin. Quant à l'hydro-électricité, elle est surtout représentée par des gros producteurs qui sont à 100 lieux des problématiques rencontrées par des milliers de petits sites en injection ou en autoconsommation.

Les bureaucrates publics de l'eau pensent-ils que les citoyens concernés vont accorder la moindre légitimité à des décisions (les SDAGE) dont ils sont purement et simplement exclus? A part dans la Chine populaire et dans quelques régimes peu enviés au plan des libertés démocratiques, où voit-on des pouvoirs qui s'arrogent le droit de normer des activités sans que les premiers concernés aient toute capacité à participer à la construction de la norme dès le départ, et non à en subir une pseudo "concertation" quand tout est déjà décidé sans eux? Ces hauts fonctionnaires sont-ils conscients que leurs faits et gestes sont désormais largement connus et diffusés, donc qu'ils préparent des lendemains difficiles à leurs agents de terrain quand ils vont se présenter sur les sites pressentis pour l'action publique?

Les technocraties aquatiques confirment qu'elles entendent continuer la politique active de pression en vue de détruire le maximum de sites en rivière, comme le montre déjà la scandaleuse proposition de reconduite de la prime à la casse des agences de l'eau pour le SDAGE 2022-2027.

Un moulin détruit, un étang détruit, un canal détruit ne reviendront pas. Ni leurs paysages, ni leurs usages, ni leurs milieux, ni leurs resources en eau. C'est maintenant qu'il faut défendre ce patrimoine menacé et bloquer leur destruction, pas quand une administration à la dérive aura joué la montre pour mettre devant le fait accompli.

Nous appelons les acteurs concernés à prendre leur responsabilité, en particulier ceux dont le nom a été utilisé pour cautionner le soi-disant apaisement au comité national de l'eau. Ce n'est pas grave et c'est même normal d'avoir testé une concertation, on ne peut que féliciter ceux qui ont essayé. Mais ce serait grave de ne pas conclure quand le test échoue de manière si évidente et que le ministère de l'écologie vous méprise publiquement de manière si arrogante.

Il ne faut plus dépenser d'énergie inutile à discuter avec une haute administration qui ne souhaite pas réviser ses dogmes, mais plutôt dénoncer ses turpitudes dans les médias, informer les parlementaires du mépris et du contournement des lois qu'ils votent, engager des recours en justice sur un maximum de sites menacés, dénoncer auprès de l'opinion les casseurs qui dilapident l'argent public et les lobbies qui les applaudissent. C'est la responsabilité historique des défenseurs d'un patrimoine en train de disparaître ouvrage par ouvrage, mais aussi de tous ceux qui ne veulent pas voir dans leur pays le triomphe d'une écologie punitive et sectaire, pour reprendre les termes d'un Premier Ministre fort peu cohérent avec lui-même.

Source : Décret n° 2020-1062 du 17 août 2020 relatif aux comités de bassin

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30/08/2020

Les experts inventent les retenues d'eau qui ne retiennent pas l'eau

Le journal Le Monde nous gratifie d'une tribune d'expert qui le certifie : les retenues évaporent tellement qu'elles ne retiennent pas l'eau. Bizarrement, on fait des retenues depuis 200 générations humaines, même en région chaude, sans s'en être aperçu. Les rivières de France qui bénéficient de  soutiens d'étiage par des réservoirs ayant stocké l'eau d'hiver voient de l'eau en été, quand d'autres subissent des assecs ou des débits très faibles après la destruction des ouvrages formant retenue. Se pourrait-il que les experts militants nous racontent la moitié de l'histoire parce qu'ils défendent une certaine idéologie de la nature? C'est hélas l'hypothèse la plus probable. 



Dans le journal Le Monde (29 août 2020), Christian Amblard (directeur de recherche honoraire au CNRS, vice-président Groupe scientifique de réflexion et d’information pour un développement durable) se livre à une charge violente contre les retenues d'eau.

Il affirme :

"Les barrages sur un cours d’eau assèchent les secteurs situés à leur aval et détruisent ainsi tous les écosystèmes, notamment les agroécosystèmes. Ils brisent la continuité écologique et constituent un obstacle pour beaucoup d’espèces comme les poissons migrateurs. Ils détruisent aussi, en les noyant, les zones humides situées en amont qui jouent un rôle très utile d’éponge, en stockant l’eau en période humide et en la restituant en période sèche.

Alors que les réserves souterraines ne sont pas sujettes à l’évaporation, les retenues d’eau superficielles subissent une très forte évaporation en période de grosses chaleurs et conduisent ainsi à une perte importante de la ressource en eau. Des études récentes (publiées notamment, en 2018, par Katja Friedrich, de l’université du Colorado Boulder, et par Florence Habets et Jérôme Molenat, de Sorbonne Université) montrent que les pertes par évaporation sur les lacs de l’Ouest américain varient de 20 à 60 % des flux entrants. C’est donc une hérésie totale de faire passer en surface les ressources en eaux souterraines, qui assurent une humidification généralisée des sols, pour en perdre une part considérable par évaporation."

Il faut certainement être membre du CNRS pour découvrir qu'une retenue d'eau ne retient pas l'eau, après 5000 ans d'usage des barrages et des digues par les sociétés humaines.

La publication citée de Katja Friedrich et al 2018 est un constat que les services états-uniens de gestion ne disposent pas de mesures correctes des évaporations des grands réservoirs. En rien cette publication n'est une condamnation des retenues, elle vise à optimiser leur gestion en situation de changement climatique : "Une meilleure compréhension, estimation et prévision des taux d'évaporation aidera à gérer cette perte d'eau plus efficacement, en particulier lorsque l'eau est rare", disent les auteurs. Une raison évidente est que si une retenue a accumulé 1 million de m3 en hiver et en évapore 50% en été, cela signifie qu'il reste 500.000 m3 pour des usages humains et pour le vivant. Outre que l'eau évaporée se recondense dans le cycle de l'eau. Que la retenue ne soit pas optimale ne signifie pas qu'elle soit inutile. Mais cela semble échapper à Christian Amblard. Ou alors cela ne lui échappe pas, mais il préfère ne pas l'expliquer aux lecteurs.

La publication citée de Florence Habets et al 2018  est consacrée à la difficulté de connaître et modéliser l'impact réel d'une succession de petits réservoirs sur un bassin versant. Les auteurs soulignent les diverses incertitudes, du fait de la rareté des travaux et de la diversité des indicateurs d'impacts. Concernant les données empiriques (les seules qui vaillent), il est dit dans cet article: "les impacts cumulatifs des petits réservoirs sur l'hydrologie sont le plus souvent estimés à partir du débit annuel, des débits minima et des crues. Il existe un consensus général sur le fait que des ensembles de petits réservoirs entraînent une réduction des pics de crue (Frickel, 1972; Galea et al., 2005; Nathan et Lowe, 2012; Thompson, 2012; Ayalew et al., 2017) allant jusqu'à 45%, d'autant plus que certains réservoirs sont construits comme bassins de rétention des eaux pluviales (Fennessey et al., 2001; Del Giudice et al., 2014). Cependant, une inondation excessive ou une rupture de barrage peut entraîner de grandes inondations (Ayalew et al., 2017), qui peuvent entraîner des victimes, y compris des morts (Tingey-Holyoak, 2014). Ces défaillances peuvent être plus fréquentes pour les petits barrages que pour les grands barrages en raison du manque de politiques adaptées, ce qui peut conduire à un manque d'entretien et à une tendance à stocker l'excès d'eau pour garantir la production (Pisaniello, 2010; Camnasio et Becciu, 2011; Tingey-Holyoak, 2014). On signale également fréquemment que les faibles débits diminuent lorsqu'un ensemble de petits réservoirs est présent dans un bassin (Neal et al., 2000; O'Connor, 2001; Hughes et Mantel, 2010; Nathan et Lowe, 2012; Thompson, 2012) avec une large dispersion (0,3 à 60%), bien que l'eau stockée peut parfois être utilisé pour maintenir un débit minimal (Thomas et al., 2011). La majorité des études se sont concentrées sur le débit annuel des cours d'eau, faisant état d'une diminution du débit annuel moyen allant de 0,2% (Hughes et Mantel, 2010) à 36% (Meigh, 1995). En moyenne, dans environ 30 références, la diminution du débit annuel moyen atteint 13,4% ± 8%".

Cette référence n'informe donc pas sur le volume et l'usage qui est fait de l'eau retenue, sur les échanges au fil de l'an avec les nappes et les sols, etc. Au demeurant, ce travail fait partie d'une expertise conjointe Irstea-Inra dont la principale conclusion était le manque de données robustes disponibles sur cette question. Quand un scientifique n'a pas de données fiables, il ne conclut pas autre chose que la nécessité d'acquérir des connaissances. Il est assez effarant de voir des scientifiques qui exigent des orientations publiques fortes sur des bases faibles. Mais dans le domaine de l'eau, nous sommes habitués à être effarés...

D'autres travaux existent que ceux cités par Christian Amblard (et d'ailleurs Florence Habets, qui prend elle aussi volontiers la parole de manière critique sur ce thème), nous en rappelons quelques-uns ci-dessous. Comme ces travaux sont ignorés, on est obligé de supposer que Christian Amblard s'exprime comme un militant davantage que comme un chercheur dans Le Monde. C'est tout à fait son droit, mais il importe de prévenir les citoyens que les expertises sur l'eau ne sont pas neutres et reflètent souvent l'idéologie de leurs auteurs.

Si les citoyens préfèrent détruire les retenues pour se retrouver avec des rivières à sec ou réduites à des filets d'eau en été, libre à eux. Mais qu'on leur présente les enjeux tels qu'ils sont. Ces enjeux sont par exemple les suivants :
  • quelle eau veut-on sauvegarder, où et pour quels usages?
  • quelles solutions ont montré la capacité à disposer d'eau localement?
  • comment stocke-t-on une part plus importante des excès d'eau de l'automne au printemps, au lieu de les laisser filer à la mer? 
  • quelles connaissances a-t-on sur ce qui retient l'eau dans les sols, les nappes, la végétation riveraine, que ce soit par des moyens techniques ou naturels, les uns n'étant pas exclusifs des autres?
  • quelle rivière veut-on pour ce siècle, "renaturée" quitte à avoir des assecs réguliers car la nature le veut ou préservant des retenues et plans d'eau qui existent souvent depuis le Moyen Age, voire plus tôt?
Christian Amblard a certainement raison dans d'autres préconisations de son article, visant à déployer de nombreux moyens pour conserver l'eau dans différents milieux. Mais la diabolisation des retenues est une absurdité. Nos ancêtres, qui respectaient les sols agricoles, qui n'avaient pas de grandes villes bétonnées, qui ne connaissaient pas le réchauffement moderne, souffraient déjà régulièrement de crues et de sécheresses sévères. Les cartes anciennes montrent que chaque rivière, chaque ruisseau ou presque avait ses retenues. Retrouvons un peu de bon sens, d'humilité et de respect des visions différentes de l'eau, au lieu de se croire investis de certitudes et d'engager des croisades. 

Quelques études qui contredisent la vision en noir et blanc des experts militants

Une zone humide naturelle évapore davantage qu'un étang, contrairement aux idées reçues (Al Domany et al 2020)
Cette étude de quatre chercheurs de l'université d'Orléans sur un site à étang artificiel et zone humide naturelle du Limousin montre que le bilan hydrique d'un étang en terme d'évaporation est meilleur que celui de la zone humide. Les scientifiques soulignent que leur observation va à l'encontre des discours tenus par certains gestionnaires publics de l'eau, qui militent aujourd'hui pour la destruction des retenues et canaux au nom de la continuité écologique, de la renaturation ou du changement climatique. "En termes de politique française de l’eau et d’aménagement du territoire limousin, la préconisation d’effacer les étangs en arguant de leurs effets supposément négatifs dont la diminution de la ressource en eau mérite donc d’être fortement nuancée et de s’appuyer sur plus de données scientifiques rigoureuses."
Al Domany M et al (2020), Une zone humide perd-elle autant, moins ou davantage d’eau par évapotranspiration qu’un étang par évaporation ? Etude expérimentale en Limousin, Annales de géographie, 731, 83-112

Les moulins aident à retenir l'eau dans les bassins versants (Podgórski et Szatten 2020)
Deux chercheurs polonais ayant étudié l'effet morphologique, sédimentaire et hydrologique de moulins présents depuis 7 siècles sur une rivière notent que leur abandon s'est traduit par une perte de la capacité de rétention locale d'eau dans les nappes et de la rétention globale d'eau de surface dans le bassin versant. "Le déclassement des moulins à eau a entraîné un certain nombre de changements importants dans les ressources en eau. Les plus importants d'entre eux sont: la perte de capacité de rétention d'eau dans le bassin versant de la Struga Rychnowska et la baisse du niveau des eaux souterraines à proximité immédiate des anciens réservoirs d'eau. Actuellement, un intérêt renouvelé pour les anciens emplacements des moulins à eau existe, afin de restaurer la rétention d'eau et de les utiliser à des fins de petites centrales hydroélectriques modernes"
Podgórski Z et Szatten D (2020), Changes in the dynamics and nature of sedimentation in mill ponds as an indicator of environmental changes in a selected lake catchment (Chełmińskie Lake District, Poland), Water, 12, 1, 268
Donati F et al (2019), Do rivers upstream weirs have lotics or lentics characteristics?, Geographia Technica, 14, 2, 1-9

Supprimer les ouvrages des moulins à eau incise les rivières et assèche leurs lits majeurs (Maaß et Schüttrumpf 2019)
Deux chercheurs de l'université d'Aix-la-Chapelle montrent que l'implantation millénaire des moulins à eau a modifié progressivement la morphologie des lits mineurs et majeurs des rivières de plaine d'Europe occidentale. Dans ce type de cours d'eau, la suppression des ouvrages de moulin (chaussées, écluses, déversoirs) conduit à des incisions de lit mineur, à des moindres débordements en lit majeur d'inondation (donc des assèchements), à des transferts de sédiments plus fins (plutôt jugés néfastes en colmatage de fond). "Les lits majeurs autour des zones de retenue de l'eau sont plus souvent inondées pendant la période d'activité des moulins que ceux précédant leur construction  en raison des niveaux d'eau plus élevés de la retenue au déversoir, ce qui entraîne une sédimentation relativement élevée dans les plaines inondables. Après l'élimination des moulins, les niveaux d'eau ne sont plus surélevés. Dans les chenaux, le débit ralenti en amont des seuils des moulins entraîne le dépôt de sédiments dans la zone de retenue. La période entre la construction et la destruction des moulins a été si longue que les taux d’inondation du lit majeur et, par conséquent, la sédimentation de ce lit majeur ont diminué en raison de l’augmentation de la hauteur des rives."
Maaß AL, H. Schüttrumpf (2019), Elevated floodplains and net channel incision as a result of the construction and removal of water mills, Geografiska Annaler: Series A, Physical Geography, DOI: 10.1080/04353676.2019.1574209

"La science est politique : effacer des barrages pour quoi? Qui parle?" (Dufour et al 2017)
Des chercheurs montrent les arbres déclinent dns zones amont de seuils effacés avec divers dysfonctionnements de la plaine alluviale, que des petits barrages dont l'examen démontre qu'ils ne forment pas d'entraves à la mobilité sédimentaire… ce qui les amènent à interroger le discours de justification de ces opérations. "Au cours de la dernière décennie, l'effacement des barrages et des seuils a été promu pour améliorer la continuité au long de nombreuses rivières. Cependant, de telles politiques soulèvent de nombreuses questions socio-écologiques telles que l'acceptabilité sociale, l'intégration des différents usages de la rivière, et l'impact réel sur les écosystèmes de cette rivière"
Dufour S et al (2017), On the political roles of freshwater science in studying dam and weir removal policies: A critical physical geography approach, Water Alternatives, 10, 3,  853-869

Les barrages comme refuges? Intégrer le changement climatique dans les choix sur les ouvrages hydrauliques (Beatty et al 2017)
Une dizaine de biologistes publie une perspective dans Biological Conservation soulignant que les réservoirs des grands barrages ont aussi des intérêts écologiques : ils servent de refuges face aux sécheresses, bloquent des espèces invasives, forment des écosystèmes lacustres ayant leur propre diversité. L'avenir à long terme du vivant après leur effacement n'est pas garanti si l'écosystème originel de la rivière a été très modifié. Et la valeur de l'eau stockée dans les retenues a par ailleurs toute chance de devenir plus forte en situation de réchauffement. "Dans des cours d'eau menacés de sécheresse où les refuges naturels seront perdus, l'implication des projections climatiques sur la valeur des barrages et les impacts de leur suppression doit être prise en compte par les chercheurs et les décideurs".
Beatty S et al (2017), Rethinking refuges: Implications of climate change for dam busting, Biological Conservation, 209, 188–195

Réponse négative de la végétation riveraine à la suppression d'ouvrages hydrauliques (Depoilly et Dufour 2015)
Une étude de long terme faite sur la végétation riveraine de deux fleuves côtiers bas-normands (Orne, Vire) montre que les arbres situés à l'amont de deux ouvrages de moulins effacés en 1997 ont connu une baisse significative de croissance, en particulier les aulnes. Pour les chercheurs, les écosystèmes aquatiques, les écosystèmes riverains, le bâti historique et les pratiques sociales doivent être davantage intégrés dans la programmation multidisciplinaire de la restauration de continuité écologique. "Les résultats de cette étude illustrent en partie la complexité des enjeux politiques et opérationnels qui s’articulent autour de la stratégie de restauration de la continuité écologiques des cours d’eau par suppression des ouvrages de type seuils ou petits barrages. En effet, cette stratégie soulève la question de notre capacité à combiner les effets de telles opérations sur des plans multiples, relevant des dimensions écologistes et socio-culturelles."
Depoilly D et Dufour S (2015), Influence de la suppression des petits barrages sur la végétation riveraine des cours d'eau du nord-ouest de la France, Norois, 237, 51-64

Par ailleurs, de très nombreux travaux scientifiques montrent que les plans d'eau hébergent de la biodiversité et rendent des services écosystémiques. Vous pouvez lire et surtout diffuser ce dossier de 100 références scientifiques produit par la coordination Eaux & rivières humaines. La négation des nouveaux écosystèmes créés au fil de l'histoire par les sociétés humaines relève souvent d'une vision intégriste de la "nature sauvage" comme seule référence possible de la réflexion écologique. Ces vues radicales et marginales n'a pas vocation à devenir la doctrine d'intérêt général de nos politiques publiques.