07/10/2020

Mares et plans d'eau comme réservoirs de biodiversité végétale (Williams et al 2020)

Au terme d'une étude expérimentale de 9 ans, des chercheurs anglais montrent que les plans d'eau représentent un réservoir important de biodiversité des plantes dans les bassins versants dominés par l'agriculture. Les mares d'eau propre se révèlent les milieux les plus riches, avec une augmentation de 26% de la diversité totale du bassin et de 181% des espèces rares de plantes. Ces travaux, qui font suite à de nombreux autres, montrent l'urgence de prendre en compte les plans d'eau dans la gestion des bassins versants, alors que ce sujet a été en large part ignoré par la directive cadre européenne et par les programmes de gestion publique. Le vivant aquatique et semi-aquatique est loin de se résumer aux rivières, qui focalisent quasiment toute l'attention. 

Comment améliorer la biodiversité aquatique en zones à usage agricole dominant? Pour répondre à cette question, Penny Williams et ses collègues ont analysé les plantes de différents types de milieux de ces bassins versants (rivières et ruisseaux, plans d'eau, fossés), avec le suivi "avant-après" sur une décennie de dispositifs expérimentaux: création de mares, de barrages d'embâcles, de plan d'eau de gestion de crues.

Cette zone d'étude "Water Friendly Farming" se situe dans trois sous-bassins versants de la rivière Welland et de la rivière Soar dans le Leicestershire, en Angleterre. Chaque sous-bassin étudié a une superficie d'environ 10 km2. Les bassins versants ont des géologies, des topographies et des utilisations des terres très similaires. Il s'agit d'une région de collines basses (95–221 m d'altitude) dominées par les sables fluvio-glaciaires du Pléictocène, les graviers et les argiles. Dans les fonds de vallée, les strates jurassiques sont recouvertes de dépôts récents d'alluvions ou de colluvions. L'agriculture dans ces bassins versants est mixte: terres arables principalement sous colza et blé d'hiver avec des haricots ou de l'avoine intermédiaires, prairies utilisées pour le pâturage des bovins et des moutons, pour le foin ou l'ensilage. 

Voici le résumé de leur travail :

"Il s'agit de la première étude qui décrit l'effet de l'ajout de mesures d'atténuation en faveur de la biodiversité d'eau douce de tous les types de plans d'eau dans les bassins versants agricoles. Nous avons mesuré la richesse alpha (site) et gamma (bassin versant) annuellement sur une période de neuf ans dans tous les cours d'eau, plans d'eau et fossés de trois bassins versants supérieurs des plaines anglaises, et nous avons étudié si la biodiversité des plantes d'eau douce pouvait être augmentée en ajoutant : (i) des mesures de services écosystémiques multifonctionnels pour intercepter les polluants, stocker l'eau et promouvoir la biodiversité, et (ii) des mesures de protection de la biodiversité uniquement. 

En l'absence de mesures, tous les bassins versants ont connu une baisse de la richesse en macrophytes au cours de l'enquête (perte moyenne d'espèces de 1% par an, perte d'espèces rares de 2% par an). Les plans d'eau étaient un habitat clé avec une influence disproportionnée sur les tendances des bassins versants. Cinq ans après l'introduction des mesures, la colonisation naturelle des plans d'eau à services écosystémiques (ruisseaux et fossés endigués, plans d'eau alimentés ruissellement, plans d'eau de stockage des crues) a largement annulé la perte de fond d'espèces végétales mais, c'est à noter, n'a pas rétabli la perte de plantes rares. L'ajout de mares d'eau propre en tant que mesure d'amélioration de la biodiversité uniquement a apporté des avantages substantiels: augmentation de la richesse totale du bassin hydrographique de 26% et du nombre d'espèces végétales rares de 181%. Les populations d'espèces spatialement restreintes ont également augmenté. L'ajout de barrages d'embâcles en tant que mesure de biodiversité n'a pas affecté la richesse ou la rareté des plantes. 

Les résultats suggèrent que les mesures des services écosystémiques pourraient apporter certains avantages de la biodiversité aux bassins versants agricoles. La création de mares d'eau propre spécifiquement ciblés pour la biodiversité pourrait avoir un potentiel considérable en tant qu'outil pour aider à endiguer, voire inverser, le déclin en cours de la biodiversité des plantes d'eau douce dans les paysages agricoles."

Ce schéma montre les variations de diversité alpha et gamma selon les types de milieux suivis. On observe en particulier la faible diversité alpha et rareté alpaha des lits mineurs (streams) en zone agricole. 

Extrait de Williams et al 2020, art cit.

Discussion

La recherche anglaise produit beaucoup de travaux d'études de la biodiversité des milieux anthropiques de type plans d'eau, étangs, mares, canaux (voir ci-dessous "pour aller plus loin"). Ces travaux restent rares en France, où l'attention des gestionnaires et chercheurs a été très concentrée sur les rivières, en particulier les milieux lotiques. C'est aggravé par le fait que le directive cadre européenne sur l'eau a incité à négliger voire oublier l'existence des plans d'eau, conduisant à sous-estimer leur réalité (voir Touchart et Bartout 2020). Or, la recherche sur des milieux lentiques et artificiels montre que ceux-ci hébergent une diversité importante, notamment pour les plantes, les insectes, les amphibiens. Nous souhaitons que l'écologie aquatique prenne en compte l'ensemble des enjeux, et se penche davantage sur la réalité complexe du vivant à l'Anthropocène.

Concernant l'importance des mares (et étangs), elle a déjà été relevée dans de nombreux travaux. Nous incitons donc les propriétaires (communes, particuliers, exploitants) qui disposent du foncier nécessaire à en créer. On doit rappeler que 90% des zones humides ont disparu au cours du dernier millénaire (dont une large part au cours du dernier siècle) en France, ce qui forme certainement la plus forte pression historique sur le vivant aquatique et semi-aquatique. Comme la France et l'Europe développent des paiements pour services environnementaux, des fonds orientés vers ce choix de recréation de petites zones humides auront des effets bénéfiques pour le vivant, outre de possibles usages sociaux.

Référence : Willimas P et al (2020), Nature based measures increase freshwater biodiversity in agricultural catchments, Biological Conservation, 244, 108515

Pour aller plus loin

Des drains et canaux aussi riches en biodiversité que les rivières en zone alluviale agricole (Gething et Little 2020)

Les lacs et plans d'eau peu profonds rendent jusqu'à 39 services écosystémiques à la société (Janssen et al 2020)

Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018)

Vers une étude du limnosystème (Touchart et Bartout 2018) 

Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)

La biodiversité négligée des fossés, mares, étangs et lacs (Davies et al 2008) 

05/10/2020

La Vésubie, dix siècles de furie

La vallée de la Vésubie dans le bassin versant du Var a connu un épisode méditerranéen ("cévenol") exceptionnel, avec 500 mm de cumul de pluie sur une journée, entraînant crues, éboulements, dégâts et victimes. Les chercheurs pensent que ces phénomènes se renforceront en intensité, mais pas forcément en fréquence, avec le réchauffement de la zone méditerranéenne. Ce n'est toutefois pas une première pour cette vallée du Haut-Var : plusieurs fois depuis dix siècles, les villages ont été en partie détruits par des crues et éboulements torrentiels, dont l'épisode de 1926 qui avait provoqué 19 morts. La nature ne fait pas toujours bien les choses, contrairement à ce que certains aimeraient penser... Ces tragédies nous rappellent à chaque fois que la connaissance, la gestion et la maîtrise de l'eau sont un enjeu essentiel pour notre société, ainsi que la culture des risques qui a été souvent oubliée. 

La Vésubie (affluent du Var) est entrée en crue, provoquant de nombreux dégâts et des morts. En cumuls de pluies sur une journée, on a dépassé 500 mm à Saint-Martin-Vésubie, record des archives modernes pour cette station, comme à l’échelle départementale. C’est la deuxième fois cette année que l’on atteint un tel cumul de plus de 500 mm sur l’arc méditerranéen, après l’épisode du 19 septembre dans le Gard, qui a fait deux morts. 

Ces épisodes méditerranéens, parfois dits cévenols, désignent des pluies intenses qui tombent au même endroit pendant plusieurs heures, avec des crues rapides à la clé. Ils surviennent plusieurs fois chaque année sur tout l’arc méditerranéen, depuis l’Espagne jusqu’à la Grèce, particulièrement à la fin de l’été et à l’automne. Ils sont plus fréquents dans les Cévennes, d’où l'ancien nom d’épisodes cévenols. Le mécanisme est le suivant: un vent chaud et humide de basse altitude, provenant de la Méditerranée, vient buter sur des reliefs montagneux. Il s'élève, se refroidit et entraîne la formation de précipitations intenses par un système orageux stationnaire, qui se réalimente aussi longtemps qu'il reçoit l'apport du vent chaud et humide venu de la mer. 

On parle de forts épisodes méditerranéens à partir de 200 mm: un épisode à 500 mm est donc exceptionnel. 

Comme le fait observer Véronique Ducrocq, chercheuse à Météo France (Le Monde, 5 octobre 2020), à propos des épisodes méditerranéens  : "Les ingrédients qui conduisent à la formation de ces phénomènes ont toujours existé. Les observations réalisées depuis 1960 montrent que la fréquence des épisodes est restée stable mais que ces épisodes sont plus intenses : l’intensité des plus forts événements a augmenté de l’ordre de 20 %."

Le faciès très pentu de la tête de bassin versant du Var, sa configuration particulière en éventail et la forte intensité de certains évènements de pluie sont des générateurs de crues particulièrement violentes et torrentielles qui s’accompagnent souvent d’un transport solide important.

Ainsi, la vallée de la Vésubie a déjà connu de semblables drames dans le passé.

En 1094, une crue de la Vésubie emporte le village de Roquebillière à l'exception de l'église. Le lit de la rivière se trouve déplacé sur la rive droite, les habitants vont s'installer sur la rive gauche. Le 22 février 1743, une crue emporte encore une partie des habitations du village. D'autres épisodes violents sont rapportés dans les archives locales en 1772, 1889, 1892 (voir Nice-Martin, 4 octobre 2020). 

En octobre et novembre 1926, les hauts bassins des Alpes Maritimes connaissent des pluies exceptionnelles, avec 2000 mm en 2 mois à Venanson, dont 1662 mm entre le 21 octobre et le 21 novembre (un an de pluie en un mois). La Vésubie déborde partout et endommage gravement le réseau routier. Le haut bassin de la Vésubie est isolé plusieurs semaines. Plusieurs immeubles dont la mairie sont emportés à Roquebillière, on compte 19 morts.

Ce passé et cette actualité tragiques doivent nous inciter à faire de la gestion hydrologique des bassins versants un enjeu de premier plan. Compte-tenu des contraintes climatiques nouvelles qui vont s'ajouter à une variabilité naturelle pouvant être délétère pour la société, nous avons besoin d'une culture partagée du risque et de la maîtrise de l'eau.

Sources complémentaires :

Préfecture PACA (2015), Règlement de surveillance, de prévision et de transmission de l’information sur les crues , Service de Prévision des Crues Méditerranée Est, 57 p.

Lang M, Coeur D (ed) (2014), Les inondations remarquables en France, Quae, 640 p.

03/10/2020

"Nous ne serons jamais d'accord sur certains sujets, notamment les moulins" : l'aveu des bureaucrates de la casse du patrimoine

Pour faire face au rapport très critique du CGEDD rendu public en 2017 et à la fronde des parlementaires excédés par la destruction des barrages, moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques, le comité national de l'eau avait réuni un "groupe de travail continuité écologique". Celui-ci s'est révélé un monologue de la direction eau et biodiversité (DEB) du ministère de l'écologie, écartant toute objection à son programme raté de continuité écologique. Dernier coup de maître : il est proposé par la DEB de ne plus parler du tout des moulins! Les fédérations concernées apprécieront. Pour Hydrauxois et la coordination Eaux & rivières humaines, cette nouvelle provocation n'est qu'une confirmation supplémentaire du rôle réel de ce groupe de travail : étouffer les critiques de fond de la continuité, faire croire qu'il existe une concertation, endormir la vigilance des élus face aux dérives des hauts fonctionnaires. Arrêtons de perdre du temps dans cette diversion, travaillons à la défense juridique des sites menacés ainsi qu'à l'information des élus sur les manipulations de l'information par l'administration eau et biodiversité. 

Est-il encore besoin d'aller faire de la figuration au comité national de l'eau pour donner un semblant de légitimité aux casses "apaisées" de la continuité "apaisée"? Certains devraient se poser la question. (© Ouest-France). 

Le comité national de l'eau met en ligne les comptes-rendus synthétiques de ses travaux. Dans les discussions du dernier groupe de travail "continuité écologique" (réuni en mars 2020), voici ce que l'on peut lire de la part de la directrice adjointe de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie:

"Nous ne sommes pas d’accord sur tout certes, mais tel n’est pas l’objectif et il serait illusoire de prétendre parvenir à un consensus. En effet, nous ne serons jamais d’accord sur certains sujets, notamment sur les moulins. Par conséquent, il serait vain de continuer à aborder ces sujets dans le cadre de groupes de travail. Je tiens à saluer les efforts des associations de moulins et de riverains à parler d’une même voix, ce qui permet notamment d’éviter la dispersion des échanges."

Message stupéfiant : merci aux fédérations de moulins d'avoir participé, mais comme nous ne serons jamais d'accord avec vous, vous aurez la gentillesse de parler seulement des sujets que nous choisirons désormais. On sait que la technocratie française se caractérise par sa verticalité, son autoritarisme et son mépris de "ceux qui ne sont rien", mais on est toujours surpris d'en trouver de temps en temps l'expression la plus directe et la plus assumée.

Tout cela clôt ou devrait clore la farce de la "continuité écologique apaisée", gadget de communication mis au point par la haute administration pour neutraliser les critiques croissantes dont elle est l'objet.

Au cours du seul été 2020, fort loin de tout apaisement, une série de décisions venant du ministère de l'écologie et de ses représentants en agences de l'eau a organisé la facilitation réglementaire et financière de la destruction des ouvrages, l'exclusion de leur représentants des instances de délibération et décision  :

Un an plus tôt, le décret du 3 août 2019 (attaqué au conseil d'Etat par Hydrauxois et la FFAM) a donné une définition délirante d'un obstacle à la continuité écologique, définition au terme de laquelle un barrage d'embâcles ou de castor seraient des réalités non réglementaires et négatives pour l'écologie... quoique fort naturelles pourtant

A cela s'ajoute que le processus de priorisation des rivières au titre de la continuité, qui devait être co-construit et justifié techniquement par l'administration, a finalement été présenté comme un fait accompli sans aucune rigueur scientifique dans la justification.

Bilan: les casseurs ont gagné du temps et laissé croire que des fédérations de moulins ou de riverains les soutenaient désormais

Nous appelons à nouveau l'ensemble des acteurs à rompre avec ce jeu de dupes, afin de ne plus donner le moindre semblant de vernis démocratique à des processus administratifs qui en sont fondamentalement dépourvus. Partout en France, des associations, des collectifs et des élus se mobilisent contre la poursuite de la casse des ouvrages hydrauliques par des bureaucraties de l'eau à la solde des lobbies : c'est vers ces acteurs que doivent se diriger les énergies, ce sont ces acteurs qui ont besoin d'aides financières, de conseils juridiques, de soutiens médiatiques, de saisines des politiques nationaux, de mobilisation militante. 

La direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie a choisi un dogme de renaturation des rivières. Elle n'en changera pas de manière endogène, par le simple effet de la discussion. On ne résout pas un problème avec les croyances, les personnels et les mécanismes qui l'ont provoqué.

Dans les premiers temps de la continuité apaisée, nous avions écrit à Simone Saillant et Claude Miqueu (en charge de ce dossier au CNE) que le préalable à tout apaisement était simple: la reconnaissance de la valeur des ouvrages hydrauliques. Cette reconnaissance n'est jamais venue, donc nous avons compris le caractère biaisée de la démarche. 

La DEB peut utiliser tous les euphémismes et tous les sophismes pour le dissimuler, mais sa croyance profonde reste que le seul bon ouvrage en rivière est l'ouvrage qui n'existe pas ou qui n'existe plus. Elle peut tolérer avec répugnance quelques-uns de ces ouvrages, mais en y mettant tant de conditions règlementaires que la plupart seront en fait intolérables. Un autre combat est ici à mener : expliquer que cette vision radicale de l'écologie et de la conservation de la biodiversité est déjà dépassée, montrer que la renaturation des rivières prise comme un dogme à appliquer partout produira des effets négatifs (comme on le voit d'ores et déjà lors des sécheresses), exposer la réalité des moulins, étangs et autres ouvrages hydrauliques qui a été défigurée par une propagande militante de certaines administrations et de certaines associations. 

Beaucoup de travail, donc. Mais pas au CNE pour s'entendre dire que le seul ordre du jour est celui fixé par les bureaucrates et les lobbies de la destruction des patrimoines des rivières. 

01/10/2020

Estimation des pollutions de l'Eure et de la Seine par les sédiments des barrages (Gardes et al 2020)

Les sédiments bloqués dans les barrages révèlent souvent le passé industriel des rivières. Et ils portent parfois encore leurs contaminants. Des chercheurs de l'université de Rouen ont ainsi pu reconstituer la manière dont l'estuaire de la Seine et la rivière Eure ont été pollués dans la seconde moitié du 20e siècle par des émissions de plomb, de zinc, de cuivre et de nickel venant d'industries installées non loin des cours d'eau. Certains parlent avec enthousiasme de la "libre circulation des sédiments", mais encore faut-il s'assurer au préalable que ceux-ci ne soient pas porteurs de contaminants. Ou de faible intérêt écologique, comme les excès de matières fines en suspension. 


Le bassin versant de la Seine a fait l'objet d'études de ses pollution dans les secteurs Oise, Marne et Eure. Extrait de Gardes et al 2020, art. cit.

Les sédiments produits par les actions humaines ont reçu une attention croissante ces dernières années. Ils ont été classés dans un type particulier, connu sous le nom de "sédiments hérités" (James 2013): des dépôts alluviaux issus de perturbations anthropiques dans un bassin versant. Ces sédiments hérités sont souvent stockés dans les retenues des barrages. Il est alors possible de retrouver les témoignages industriels et agricoles des activités passées. C'est particulièrement précieux dans l'étude des estuaires, milieux dynamiques où il est difficile de reconstituer les tendances temporelles de la contamination et les origines de ces dernières. Pour cela, il faut alors étudier ses affluents. En particulier si ceux-ci disposent de barrages formant les archives des activités humaines. C'est le travail entrepris par une équipe de chercheurs de l'université de Rouen.

Les scientifiques observent : "La révolution industrielle a considérablement augmenté la pression anthropique sur la Seine sur une période d'environ 150 ans, entraînant des changements spécifiques et drastiques dans la morphologie des cours d'eau. Ces modifications ont permis de réguler le débit de la Seine, principalement pour faciliter la navigation au XIXe siècle (Horowitz et al 1999; Lestel et al 2019). Les modifications morphologiques ont également impacté les affluents de la Seine. Ainsi, l'Eure, principal contributeur de l'estuaire de la Seine, a vu son exutoire détourné de 11 km en aval entre 1929 et 1939. Tous ces aménagements ont abouti à la mise en place d'environnements de dépôt favorisant le stockage des sédiments hérités, propices à la reconstitution des activités anthropiques dans le bassin versant. Cependant, si l'histoire de la Seine est bien connue, il y a moins d'informations historiques sur ses affluents; ce dernier pourrait potentiellement être la principale source de contamination dans le cours inférieur du bassin versant, c'est-à-dire l'estuaire"

C'est la raison pour laquelle les activités anthropiques dans le bassin versant de la rivière Eure ont été étudiées à travers des carottes sédimentaires dans deux retenues (Martot, Les Damps) afin d'analyser les signatures sédimentologiques et géochimiques.

L'analyse des carotte sédimentaires montre des contaminations au plomb : "Dans les grands bassins versants européens, les niveaux de Pb présentent généralement des tendances temporelles similaires avec des augmentations des années 1940 aux années 1970, puis diminuent jusqu'aux années 1990 (Danube et Rhin: Winkels et al 1998; Loire: Grosbois et al 2006; Seine: Le Cloarec et al 2011; Ayrault et al 2012; Rhône: Ferrand et al 2012). Inversement, dans l'Eure, les niveaux de plomb sont restés stables dans les années 60, ont augmenté à la fin des années 80 et ont atteint un maximum dans les années 90 et 2000 suivi d'une diminution après 2006." Cette pollution au plomb est attribuée à usine de tubes cathodiques puis de composants électroniques, implantée à Dreux.

Autre découverte : des contaminations de l'eau au zinc, au cuivre et au nickel: "la forte augmentation de Zn, Cu et Ni à la transition entre la Seine et les unités de l'Eure montre comment la modification du chenal de la Seine (pour la navigation) a immédiatement impacté la qualité des sédiments déposés dans la retenue Martot. Les tendances historiques de Zn, Cu et Ni, rapportées par plusieurs études dans de grands fleuves européens, tels que les bassins du Danube, du Rhin, de la Loire et de la Seine, montrent que les concentrations ont augmenté entre 1940 et les années 1970, puis ont diminué (Winkels et al 1998; Grosbois et al 2006; Le Cloarec et al 2011). Tout comme dans ces bassins versants, les teneurs en Zn, Cu et Ni dans le bassin versant de la rivière Eure étaient élevées jusqu'aux années 1980 et ont culminé au cours des années 1960 et 1970." Les fortes corrélations observés entre ces éléments suggèrent une source unique pour la rivière Eure: probablement l'usine de batteries Wonder. "En raison d'une évolution globale de l'industrie (délocalisation, changement de type de batteries), cette industrie a décliné à la fin des années 1960, ce qui se reflète dans la teneur en Zn, Cu et Ni dans les sédiments. Après la fin de l'activité industrielle (1994), la teneur en Zn, Cu et Ni reste stable. Ici, le bassin versant semble réagir instantanément avec le changement de l'activité anthropique."

Les chercheurs concluent : "Au cours de l'Anthropocène, les zones de sédimentation contenant des sédiments contaminés peuvent être impactées par des événements extrêmes (par exemple des inondations) ou modifiées par des activités humaines (par exemple la destruction de barrages, le dragage et la canalisation), ce qui peut provoquer une remise en suspension de ces sédiments dans les rivières. , constituant une nouvelle source de contamination. Ces processus complexes concernent la plupart des fleuves du monde."

Discussion

Cette recherche montre d'une part que l'on peut retracer l'histoire des pollutions, au moins celles qui ont des signatures persistantes comme les traces métalliques, d'autre part que les chantiers d'effacement de barrage exigent des précautions (voir aussi Howard et al 2017), ce qui est trop souvent négligé par un personnel mieux formé à prendre en compte la morphologie que la chimie. 

Une autre équipe française a récemment montré qu'au cours du 20e siècle, la Seine de l'aval de Paris à l'estuaire a été massivement polluée (Le Pichon et al 2020). Ces "bouchons chimiques" formaient une discontinuité susceptible de bloquer les poissons migrateurs, déjà entravés par des barrages de navigation qui n'avaient pas tous été mis aux normes. Si les pollutions aux nitrates et phosphates ont beaucoup attiré l'attention au 20e siècle, en raison du caractère visible et massif de l'eutrophisation, d'autres polluants sont finalement bien moins connus et étudiés

Référence : Gardes T et al (2020), Reconstruction of anthropogenic activities in legacy sediments from the T Eure River, a major tributary of the Seine Estuary (France), Catena, 190, 104513

A lire sur le même thème

Le rôle historique des pollutions chimiques dans le blocage des poissons migrateurs de la Seine (Le Pichon et al 2020)

Héritage sédimentaire: analyser les sédiments des retenues de moulin avant intervention (Howard et al 2017)

La pollution, menace n°1 des estuaires et eaux de transition (Teichert et al 2016)

La Seine, ses poissons et ses pollutions (Azimi et Rocher 2016)

29/09/2020

"Les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel", un rapport sur la Seine en 1830

Un adhérent nous transmet un rapport des Ponts et chaussées de 1830, enquêtant à l'époque sur les effets de deux forges et d'un moulin dans la ville de Chamesson, sur la Seine. Cette intéressante pièce montre des riverains tout à fait satisfaits que la rivière ne suive plus son cours naturel et que les biefs entretiennent une humidité favorable aux cultures. Voilà qui devrait inspirer réflexion à nos modernes "sachants" entreprenant de mettre à sec les têtes de bassin en détruisant les ouvrages de retenue et dérivation au nom de la continuité écologique. 


En 1830, l'administration des Ponts et chaussées rédige un rapport d'enquête sur les forges et le moulin de Chamesson, sur la Seine (Côte d'Or), en vue de leur conservation. Le rapporteur, rappelant que les sites datent des années 1200 pour la première forge, 1500 pour le moulin et la seconde forge, mène enquête auprès des riverains pour savoir s'ils en tirent griefs ou bénéfices.

Voici ce que dit notamment ce rapport :

"Il résulte de l'enquête publique faite sur les lieux et de tous les renseignements constatés dans le procès verbal de commodo et de incommodo qu'aucun riverain ne se plaint de la hauteur des eaux de retenues, tant pour la forge du haut que pour ce qui concerne le moulin et la forge du bas. La plupart déclarent au contraire que les prés leur apportent beaucoup plus que si les eaux suivaient leur cours naturel. En effet les crues de la Seine se font sentir ordinairement depuis le 1er décembre jusqu'au 1er mars ; il est fort rare d'en voir à d'autres époques ; et par conséquent d'en redouter les effets au moment de la fauchaison. Il y en a eu une en 1816, à l'époque de la récolte des foins ; mais pareille circonstance ne s'était pas présentée de mémoire d'homme. Ainsi donc, les hauteurs d'eaux ne sauraient être nuisibles, lors même que les vannes de décharge ne seraient pas suffisantes pour prévenir les inondations ; et la hauteur des eaux du bief entretient une humidité favorable à ce genre de culture." 

Ainsi donc, comme tout le monde peut l'observer de nos jours encore, la proximité des retenues et des biefs a des effets bénéfiques pour l'humidité et la végétation. N'est-ce pas notamment ce que nous devons chercher en cette période de changement climatique, préserver et diffuser au maximum l'eau tout au long de l'année, maîtriser ses crues et limiter ses assecs?

Mais pour une raison tout à fait mystérieuse, cette dimension bénéfique des ouvrages et des retenues d'eau n'apparaît plus à l'administration de nos années 2020. De doctes "sachants" affirment que ces retenues ne retiennent pas l'eau et ils préfèrent encore observer voire encourager des rivières à sec, pourvu que cette discontinuité radicale soit réputée parfaitement "naturelle". On permettra aux riverains du 21e siècle de ne pas partager ces vues, et de continuer à apprécier tout ce que leur apportent les ouvrages hydrauliques.

A lire aussi

Autre temps, autres mœurs: le rapport de Louis Suquet sur les sécheresses de la Seine et la vertu des biefs (1908)

Face aux sécheresses comme aux crues, conserver les ouvrages de nos rivières au lieu de les détruire. Rapport sur la Seine amont 

A Châtillon-sur-Seine comme sur l'ensemble des zones karstiques amont, la Seine est souvent à sec. © Radio France - Lila Lefebvre Les riverains doivent exiger des gestionnaires publics des études sérieuses des cours d'eau, incluant l'exploration historique de leur régime et leurs usages, la projection de la ressource en eau en période de changement climatique au cours de ce siècle. Des politiques sectorielles comme la continuité dite "écologique" ne prennent pas en considération la dimension holistique de l'écologie ni la dimension sociale des rivières, des canaux ou des plans d'eau.