25/12/2020

Les moulins alimentent les sols, aquifères et zones humides lors des saisons pluvieuses

Sur certains bassins versants, les biefs des moulins forment les dernières annexes hydrauliques de la rivière en lit majeur. Ces canaux sont le lieu d'échanges d'eau toute l'année. En saison pluvieuse, l'eau excédentaire s'y diffuse, gorge les sols et aquifères, nourrit des zones humides. Une connaissance et une gestion de ces phénomènes peuvent avoir des rôles très bénéfiques pour le stockage de l'eau d'hiver et pour l'amélioration des habitats du vivant aquatique. Le monde des moulins doit documenter sur site ces phénomènes actuellement ignorés de l'expertise publique, pour demander qu'ils soient étudiés plus systématiquement dans le cadre de la gestion de l'eau en phase d'adaptation au changement climatique.


La saison des pluies est revenue. Mais où vont ces précipitations? Si le ruissellement superficiel ne permet pas de stocker, l'eau file rapidement dans la rivière, qui l'amène vers l'océan. Cette eau non retenue ne sera pas disponible à la prochaine saison sèche. Ces dernières années ont montré que de nombreuses régions de France subissent des sécheresses importantes, dont il est probable qu'elles deviendront plus intenses et plus fréquentes dans les décennies à venir.

Pour remplir les nappes alluviales du lit majeur de la rivière et les nappes libres dans les aquifères du sous-sol, il faut donc retenir l'eau et non chercher à accélérer son écoulement dans la rivière, puis vers la mer.

Parmi les aménagements qui aident cette rétention, on compte notamment les moulins, leur retenues et leurs biefs. Le cas est particulièrement favorable si le moulin est aménagé et géré pour optimiser cette fonction de rétention d'eau.

Ce schéma montre le principe de stockage en surface et sol de l'eau autour d'un système de moulin.



Les pluies d'hiver permettent d'observer le phénomène de surface. En voici un exemple sur un site.


Bief se gorgeant d'eau les jours de crue.


Débordement de déversoir


Mouille sur sol saturé.


Mares en pied de bief.

Nous incitons les propriétaires de moulins (ou étangs et plans d'eau) à documenter les cycles de l'eau sur leur site. Les associations et fédérations doivent demander aux services de l'Etat de procéder à des études hydrologiques et écologiques de ces réalités, qui sont actuellement totalement négligées. Il existe des dizaines de milliers de moulins (davantage d'étangs et plans d'eau), ce qui représente un linéaire non négligeable de biefs. Sur certaines rivières, les réseaux de biefs de moulins dérivés par leurs ouvrages forment les dernières annexes hydrauliques du lit majeur en lit majeur, en raison des incisions de lits et rehausses de berges, des drainages agricoles, des artificialisations urbaines.

23/12/2020

Les fragmentations des rivières par assecs baissent la biodiversité aquatique (Gauthier et al 2020)

Une étude menée sur des ruisseaux de têtes de bassin versant dans le Massif central et le Jura montre que les tronçons intermittents ont une moindre biodiversité alpha et bêta. Les assecs à répétition liés au changement climatique risquent de réduire la diversité du vivant sur les cours d'eau par ailleurs peu impactés par des pollutions physico-chimiques. Cette pression doit être anticipée, notamment quand on fait des choix limitant la rétention d'eau superficielle et souterraine dans les bassins versants. 


Les hydro-écologues se demandent comment évoluent les peuplements biologiques des ruisseaux et rivières de tête de bassin versant. Les assemblages d'espèces tiennent-ils à la nature du réseau hydrologique (hypothèse du filtrage environnemental local, notamment le caractère "dendritique" des réseaux de cours d'eau, ayant tendance à créer des isolats)? Ou résultent-ils aussi des comportements de dispersion des espèces? 

Un moyen d'analyser le rôle de la circulation-dispersion est d'observer la biodiversité dans des zones fragmentées par des assecs (rivières intermittentes à barrières hydriques) en comparaison à des zones non fragmentées (rivières pérennes). Maïlys Gauthier et cinq collègues ont ainsi analysé deux systèmes de tête de bassin versant en France, dans le Massif Central et dans le Jura.

Dix réseaux de têtes de bassin fragmentés par des épisodes d'assecs naturels ont été sélectionnés dans deux zones différentes au plan biogéographique. Ces zones amont ont été choisies selon plusieurs règles: une taille maximale de bassin versant de 200 km2; un ordre maximum de Strahler de 3 pour le tronçon le plus en aval; la présence d'au moins quatre tronçons intermittents; des conditions physico-chimiques intactes (non perturbées par activités humaines adjacentes).

Voici le résumé de leur recherche :

"1. La dispersion, définie comme le mouvement d'individus entre les communautés locales dans un paysage, est un déterminant régional central de la dynamique des métacommunautés dans les écosystèmes. Alors que la fragmentation des écosystèmes naturels et anthropiques peut limiter la dispersion, les tentatives précédentes pour mesurer ces limitations ont été confrontées à une dépendance considérable au contexte, en raison d'une combinaison d'étendue spatiale, de variabilité environnementale associée, du large éventail des modes de dispersion, des capacités des organismes et de variation des topologies de réseau. Par conséquent, le rôle joué par la dispersion par rapport au filtrage environnemental local dans l'explication de la dynamique des métacommunautés reste incertain dans les écosystèmes dendritiques fragmentés.

2. Nous avons quantifié les composantes de la diversité α et β des métacommunautés d'invertébrés dans 10 réseaux de ruisseaux d'amont fragmentés et avons testé l'hypothèse que la dispersion est le principal déterminant de l'organisation de la biodiversité dans ces écosystèmes dynamiques et spatialement contraints.

3. La diversité alpha était beaucoup plus faible dans les tronçons intermittents que pérennes, même longtemps après la remise en eau, ce qui indique un effet dominant du dessèchement, y compris un effet hérité sur les communautés locales.

4. La diversitébêta n'a jamais été corrélée avec les distances environnementales, mais expliquée principalement par les distances spatiales expliquant la fragmentation du réseau fluvial. La proportion d'imbrication de la diversité β était considérable et reflétait des différences de composition où les communautés des tronçons intermittents étaient des sous-ensembles de tronçons pérennes.

5. Dans l'ensemble, ces résultats indiquent que la dispersion est le principal processus qui façonne la dynamique des métacommunautés dans ces 10 réseaux de cours d'eau d'amont, où les communautés locales subissent régulièrement des événements d'extinction et de recolonisation. Cela remet en question les conceptions antérieures selon lesquelles le filtrage de l'environnement local est le principal moteur des métacommunautés d'amont.

6. Les réseaux de rivières devenant de plus en plus fragmentés en raison du changement global, nos résultats suggèrent que certains écosystèmes d'eau douce actuellement alimentés par filtrage de l'environnement local pourraient progressivement devenir limités en termes de dispersion. Dans cette perspective, le passage d'un régime d'écoulement pérenne à un régime d'écoulement intermittent représente des seuils écologiques à ne pas franchir pour éviter de mettre en péril la biodiversité des rivières, leur intégrité fonctionnelle et les services écosystémiques qu'ils fournissent à la société."

Ce graphique montre la diversité alpha (sur site), qui est dans la quasi-totalité des cas plus élevée sur les tronçons pérennes (point noir) que sur les tronçons intermittents (triangle gris), cela avant comme après un épisode d'assec.



Discussion
Les auteurs n'ont pas analysé si les tronçons de leur étude disposaient de barrières naturelles ou anthropiques (seuils, cascades, chaussées, digues) ni si des lames d'eau étaient localement maintenues en été par des réservoirs (étangs, plans d'eau, retenues, biefs de moulins, etc). Il serait nécessaire d'étudier cette variable aussi, qui peut agir dans deux sens antagonistes : freiner la recolonisation depuis l'aval, mais aussi limiter l'extinction lors des assecs et donc favoriser la recolonisation depuis les zones de meilleure survie. Nous manquons terriblement de ces données de terrain sur le rôle complexe des ouvrages en lien à la totalité de la biodiversité et à sa dynamique. 

Référence : Gauthier M et al (2020), Fragmentation promotes the role of dispersal in determining 10 intermittent headwater stream metacommunities, Freshwater Biology, 65, 2169– 2185

19/12/2020

Les moulins à eau et leurs artisans, pionniers de la révolution industrielle anglaise

Trois économistes (Karine van der Beek, Joel Mokyr et Assaf Sarid) revisitent l'histoire de la révolution industrielle en Angleterre. Ils observent que les moulins à eau, véritables usines des sociétés pré-industrielles, avaient vu l'émergence progressive d'une classe d'artisans qualifiés, polyvalents, qui ont formé le capital humain indispensable au développement du machinisme moderne.



Voici le résumé de leur travail : "Cet article examine l'effet de l'adoption précoce de la technologie sur l'évolution du capital humain et sur l'industrialisation, dans le contexte de la révolution industrielle britannique. Il montre que les artisans de chantier (wrights), un groupe d'artisans mécaniciens hautement qualifiés, qui se sont spécialisés dans les machines à eau entre 1710 et 1750, ont été assez persistants dans le temps et ont évolué au début du Moyen-Âge, en réponse à l'adoption de la technologie de l'énergie hydraulique, dont l'étude Domesday Book a fait état pour la première fois en 1086. En outre, nos résultats suggèrent qu'à leur tour, la disponibilité d'infrastructures physiques et d'artisans hautement qualifiés dans les endroits qui ont adopté les moulins à eau au Moyen Âge a conjointement été un facteur majeur dans la détermination de la localisation de l'industrie anglaise depuis la fin du XIIIe siècle, jusqu'à la veille de la révolution industrielle."

Voici leur conclusion :

"Les résultats présentés ci-dessus confirment l'hypothèse qu'à la veille de la première révolution industrielle, la répartition spatiale des artisans mécaniquement qualifiés était le résultat d'un processus persistant, qui a commencé au début du Moyen Âge, lorsque les moulins à eau (inventés à l'époque romaine) sont devenuq largement utiliséq. Comme Marc Bloch (1966) l'a dit de façon mémorable, à l'époque de Charlemagne en Gaule et du Domesday Book en Angleterre, «pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre, [ces régions] bruissent de la musique de la roue du moulin." Les exigences techniques liées à la construction de ces moulins ont joué un rôle clé dans la formation d'artisans qualifiés. À leur tour, les artisans mécaniquement qualifiés formés comme artisans du bois aidaient d'autres industries qui pouvaient utiliser l'énergie hydraulique pour prospérer. Cet article présente un test de la persévérance que ces compétences ont engendrée.

Nous mettons ainsi en évidence un segment restreint mais significatif des meilleurs artisans anglais, à savoir les mécaniciens de chantier et les ingénieurs. La présence de conditions géographiques qui ont favorisé la construction de moulins à eau engagés dans la meunerie a créé une classe de mécaniciens de chantier hautement qualifiés dont les compétences se sont répercutées sur les industries de la laine et du fer. La prédominance de ces industries était une première étape dans la voie de l'Angleterre devenant nation industrielle. Ce n'est pas un hasard si le terme «moulin» est devenu synonyme de «usine» dans les premiers stades de la révolution industrielle, car le rôle des moulins à eau dans la fabrication textile est resté central pendant de nombreuses décennies au XVIIIe et au début du XIXe siècle, avant qu'ils ne soient finalement remplacés par la vapeur.

Ces schémas de localisation ont-ils eu une importance quelconque dans ce qui s'est passé après 1750? L'importance de l'industrie de la laine dans la révolution industrielle a été traditionnellement éclipsée par la croissance spectaculaire de l'industrie du coton, mais il ne faut pas oublier que la laine a continué de croître pendant la révolution industrielle à un rythme plus que respectable et que "l'industrie de la laine ne s'est pas laissée éclipser" (Jenkins et Ponting, 1982, p. 296). Bon nombre des avancées technologiques du coton se sont répercutées sur la laine et vice versa, et les deux industries ont grandement bénéficié du haut niveau de compétence des artisans et mécaniciens britanniques (Kelly, Mokyr et Ó Gráda, 2019). Les mécaniciens de chantier étaient une composante substantielle de cette classe, mais bien d'autres aussi: les horlogers, les rectifieuses, les colliers, les serruriers, les fabricants de jouets, les ferronniers, les fabricants d'instruments et de nombreux fabricants de biens de consommation haut de gamme ont tous joué un rôle.

Nous nous empressons d'ajouter qu'il n'y a pas eu de cartographie simple entre la préexistence d'une main-d'œuvre hautement qualifiée et l'accélération du progrès technologique pendant la révolution industrielle. Les Midlands et Londres ont pu transformer ces compétences en une croissance rapide. Mais les zones traditionnelles de fabrication de la laine dans le West Country et l'East Anglia ont fini par céder lentement leur base industrielle au Yorkshire. Comme l'a souligné Jones (2010, p.8), l'échec du Sud anglais à s'industrialiser peut paraître surprenant. Plus que toute autre chose, ils ont peut-être suivi les règles de la spécialisation régionale car la baisse des coûts de transport et l'intégration du marché ont dépassé les aptitudes traditionnelles de la fabrication de la laine dans ces domaines. Comme l'observe Jones (2010, p. 66), malgré son déclin relatif, l'industrie de la laine du Gloucestershire était tout à fait capable de se mécaniser.

En fin de compte, nos recherches contribuent à restaurer la place du capital humain dans le leadership technologique britannique. Pour voir cela, nous devons nous débarrasser de l'habitude moderne de considérer le capital humain en termes «modernes» de scolarisation et d'alphabétisation, ou même en termes de conditionnement social que les établissements d'enseignement de cette époque ont inculqué à leurs élèves. Nous devrions plutôt nous pencher sur les talents tacites, les compétences techniques transmises de maître à apprenti par le biais de contacts personnels informels. Le grand historien de la technologie pendant la révolution industrielle, John R. Harris, s'en est rendu compte lorsqu'il a noté que "tant de connaissances étaient insufflées par l'ouvrier dans l'atmosphère de suie où il vivait plutôt que consciemment apprises" (Harris, 1992, p. 30). Il en va de même pour les mécaniciens de chantier britanniques, dont certains se sont transformés et ont formé une classe d’ingénieurs en mécanique au XIXe siècle. Le rôle crucial des techniciens formés mécaniquement dans la révolution industrielle, et donc dans le grand enrichissement (MacLeod et Nuvolari, 2009) dans son ensemble, mérite largement notre reconnaissance."

Source : Karine van der Beek, Joel Mokyr et Assaf Sarid (2020), The wheels of change: technology adoption, millwrights, and persistence in britain’s industrialization, Discussion Paper DP14138, première pub. novembre 2019, révision décembre 2020, Centre for Economic Policy Research

18/12/2020

Protéger reptiles et amphibiens plutôt que casser moulins et étangs

Les citoyens peuvent voter en ligne jusqu'à ce soir pour qualifier un projet de biodiversité porté par des associations. Le projet mis en première place sur le site du ministère consiste à créer des films de propagande sur la destruction des ouvrages de rivières. Nous préférons pour notre part un autre projet, bien plus constructif pour le vivant, qui consiste à améliorer connaissance et protection des reptiles et amphibiens. Ceux-ci sont d'ailleurs mis en péril quand on assèche des retenues, étangs, plans d'eau, canaux et biefs. A vous de voter!



L'administration de l'écologie (OFB, agences de l'eau, DREAL, régions) propose un concours national de vote citoyen sur des projets pour la biodiversité.

Le premier projet mis en avant sur le site vise la "promotion de l'efficacité de la politique de continuité écologique et de restauration de la biodiversité de la France par la réalisation d'un ensemble des vidéos grand public, destinées à la diffusion nationale et internationale, et organisation d’une série d'évènements à partir de ces modules pour sensibiliser les élus, les décideurs et les citoyens."

Autant dire : faire des films de propagande à la gloire de la casse des ouvrages hydrauliques, le porteur de ce projet (ERN) étant un militant de longue date de la destruction des patrimoines de l'eau.

Etant donné les sommes considérables d'argent public déjà dépensées pour cette politique de continuité écologique dont les résultats sont très critiqués par les citoyens, nous préférons soutenir pour notre part le projet n°3 : la constitution d’un réseau national SOS serpents, tortues et grenouilles et l’élaboration d’outils et supports de communication, de formation et de sensibilisation à destination du grand public et des structures impliquées dans une démarche de médiation faune sauvage.

Le vote s'arrête ce soir, à vos claviers et écrans. Lien pour voter.

17/12/2020

Avec 1,2 million de barrières, les rivières européennes sont des écosystèmes massivement transformés par la société humaine (Belletti et al 2020)

Une recherche venant d'être publiée dans la revue Nature montre que les rivières de 36 pays européens sont fragmentées par au moins 1,2 million de barrières à l'écoulement, soit en moyenne 0,74 obstacle par kilomètre (ou un obstacle tous les 1350 mètres). Les auteurs en tirent la conclusion que l'on devrait supprimer le maximum de ces ouvrages, notamment les plus modestes ayant perdu leur fonction d'origine comme les moulins. On ne peut qu'exprimer notre désaccord total avec cette orientation, mal informée de nombreux autres travaux de recherche sur l'appropriation de ces ouvrages par les riverains et sur l'émergence de nouveaux écosystèmes anthropiques, outre les besoins massifs de transition énergétique bas-carbone en Europe. Mais surtout, cette recherche doit mener le législateur et le gestionnaire à sa conclusion la plus évidente: les rivières européennes sont des socio-écosystèmes co-construits par les humains au fil des siècles. Cette nouvelle nature est notre réalité, et l'action publique ne doit plus être guidée par l'idée naïve d'une sorte de retour en arrière. Ce qui ne signifie pas tout conserver en l'état, bien sûr, mais simplement ajuster les choix publics aux évolutions du vivant, aux attentes des riverains et aux besoins reconnus comme d'intérêt par la société.

Densités de barrières sur les rivières européennes, estimées par modèle, extrait de Belletti et al 2020, art.cit. 

Le programme Amber (Adaptive management of barriers in Europe ; "gestion adaptative des obstacles en Europe"), notamment financé la Commission européenne, vient de publier dans la revue Nature un résultat de son travail sous forme d'atlas estimant les barrières à l'écoulement en Europe. L'étude est signée par vingt chercheurs avec pour premier auteur Barbara Belletti, spécialiste en géomorphologie au CNRS et à l’université de Lyon.

Voici le résumé de leur recherche :

"Les rivières abritent une des plus riches biodiversité de la planète et fournissent des services écosystémiques essentiels à la société, mais elles sont souvent fragmentées par des obstacles à la libre circulation. En Europe, les tentatives de quantifier la connectivité fluviale ont été entravées par l'absence d'une base de données harmonisée sur les barrières. Nous montrons ici qu'il y a au moins 1,2 million de barrières sur les eaux intérieures de 36 pays européens (avec une densité moyenne de 0,74 barrières par kilomètre), dont 68% sont des structures de moins de deux mètres de hauteur, souvent négligées. Des enquêtes standardisées sur 2 715 kilomètres de longueur de cours d'eau pour 147 rivières indiquent que les registres existants sous-estiment le nombre d'obstacles d'environ 61%. Les densités de barrières les plus élevées se produisent dans les rivières fortement modifiées d'Europe centrale et les plus faibles densités de barrières se produisent dans les zones alpines les plus reculées et les moins peuplées. Dans toute l'Europe, les principaux prédicteurs de la densité des barrières sont la pression agricole, la densité des passages routiers de traversée de l'eau, l'étendue des eaux de surface et l'altitude. On trouve encore des rivières relativement non fragmentées dans les Balkans, les États baltes et certaines parties de la Scandinavie et du sud de l'Europe, mais elles nécessitent une protection urgente contre les projets de construction de barrages. Nos conclusions pourraient éclairer la mise en œuvre de la stratégie de l’UE pour la biodiversité, qui vise à reconnecter 25 000 kilomètres de rivières d’Europe d’ici à 2030, mais y parvenir nécessitera un changement de paradigme dans la restauration des rivières qui reconnaisse les impacts généralisés causés par les petits obstacles."

Il est à noter que la France et les Pays-Bas figurent comme les 2 pays dont les estimations d'obstacles sur les rivières sont les plus abouties (en France grâce au référentiel des obstacles à l'écoulement lancé dans les années 2000 par l'Onema). 

En France, sur 183 373 km de rivière (donc à l'exclusion du petit chevelu deux fois plus important), on compte 63932 obstacles dont 8744 barrages, 36855 seuils, 346 écluses, 5915 buses, 357 gués, 4512 rampes et 5231 autres ou inconnus.

Dans leur introduction, les chercheurs soulignent : "sans barrages, déversoirs, gués et autres structures dans le cours d'eau, il est difficile d'imaginer de prélever de l'eau, de produire de l'énergie hydroélectrique, de contrôler les inondations, de transporter des marchandises ou même simplement de traverser des cours d'eau."

Pourtant, ils ne se privent pas de donner en conclusion un point de vue plus politique sur ce qu'il faudrait faire de certains de ces ouvrages:

"Pour reconnecter les rivières, des informations sont nécessaires sur l'utilisation actuelle et le statut juridique des barrières, étant donné que beaucoup ne sont plus utilisées et pourraient être supprimées. Dans certaines régions d'Europe, par exemple, de nombreux déversoirs ont été construits pour desservir d'anciens moulins à eau, qui ont ensuite été abandonnés. Compte tenu de l'élan actuel vers l'élimination des obstacles et la restauration de la connectivité fluviale, il serait logique de commencer par des structures obsolètes et petites (<5 m), qui constituent la majorité des barrières en Europe. La suppression des petites barrières sera probablement plus facile et moins coûteuse que la suppression des infrastructures plus grandes, et probablement aussi mieux acceptée par les acteurs locaux, dont le soutien est essentiel pour restaurer la connectivité fluviale. Cependant, la suppression des anciennes barrières n'augmentera pas la connectivité si davantage de barrières sont construites ailleurs. Les taux actuels de fragmentation devraient être stoppés, ce qui peut nécessiter une réévaluation critique de la durabilité et la promotion des développements micro-hydroélectriques par rapport à l'alternative consistant à améliorer l'efficacité des barrages existants."

Discussion
Le premier enseignement de ce travail est que les rivières européennes sont une réalité massivement anthropisée. Ce ne sont plus dans la majorité des cas des systèmes "naturels", mais des systèmes "socio-naturels", c'est-à-dire des réalités physiques, chimiques et biologiques qui ont été lentement modifiées par des usages humains de l'espace. Il est alors très étonnant que le classement des masses d'eau souhaité par la directive cadre européenne (DCE 2000) n'ait pas conclu que 80 ou 90% des fleuves et rivières du continent sont des système "fortement modifiés", comme la nomenclature juridique de la DCE permet de le reconnaître. Nous devons en informer le législateur et le gestionnaire, afin qu'à l'issue du dernier cycle de la DCE (2021-2027), on acte enfin la réalité telle qu'elle est.

L'idée défendue par les auteurs en conclusion qu'il serait plus économique de supprimer 1,1 million de petites barrières est assez mal informée (en tout état de cause, elle n'est pas chiffrée). En fait, comme le montre l'expérience française en la matière, les effacements ou aménagements d'ouvrages sont rapidement coûteux lorsqu'ils ne sont pas bâclés. Il faut en effet tenir compte du droit des tiers dans les changements d'écoulement induits, mais aussi compenser diverses pertes hydrologiques et écologiques (mise à sec de retenues, canaux, puits, remobilisation sédimentaire problématique, fragilisation de bâtis et de berges, etc.). Du même coup, le bilan réel en gain et perte de ces opérations n'est pas fait. Un ouvrage n'ayant plus son usage ancien n'est pas forcément un ouvrage ayant perdu toute fonction ou tout service écosystémique 

Certains biologistes et écologues nous ont habitués à l'expression d'une sorte d'"impérialisme disciplinaire" en matière de conservation des espèces et des habitats : dès lors qu'un phénomène représente un "impact sur la nature", sa suppression serait souhaitable sans qu'il soit nécessaire de trop problématiser cette position. Cet article s'y inscrit en partie, mais il est quand même ennuyeux d'avoir une cécité aux travaux des autres sciences et disciplines académiques. Si Barbara Belletti et ses collègues s'étaient enquis des recherches menées en géographie, sociologie, histoire, humanités, économie, ils auraient par exemple observé que loin d'être vus comme vestiges sans usage du passé ou barrières à migrateur ou pièges à sédiments, les ouvrages hydrauliques font l'objet de diverses formes d'appropriation. Plus largement, ils auraient observé que la nature perçue et vécue du riverain n'est pas forcément la nature fonctionnelle ou idéale de l'écologue et du biologiste. Ou bien encore qu'au sein de l'écologie (comme discipline scientifique), les avis peuvent diverger sur les nouveaux écosystèmes créés par les humains — dans le cas aquatique, beaucoup de ces nouveaux écosystèmes (lacs, étangs, plans d'eau, canaux, biefs) sont justement créés par des ouvrages hydrauliques. Une synthèse de plus de 100 recherches scientifiques récentes sur ces sujets a récemment été faite, et un livre collectif d'universitaires nuançant beaucoup le concept de la continuité / discontinuité écologique est paru en 2020. 

La notion de barrière ou obstacle à l'écoulement a certainement du sens pour le géomorphologue (à condition de ne pas oublier les nombreuses barrières naturelles des embâcles, castors, chutes ou cascades), mais elle est par elle-même assez pauvre, au sens où elle réduit son objet à un seul angle de spécialité disciplinaire: chaque rivière n'est pas représentée par tous les humains comme ce qu'elle devrait être dans un idéal géomorphologique de naturalité, chaque ouvrage n'est pas davantage réductible à sa dimension d'obstacle à un écoulement, un sédiment ou un poisson. Nous espérons donc que des approches un peu plus complexes et pluridisciplinaires vont continuer à progresser dans la discussion académique et le débat démocratique. 

Référence : Belletti B et al (2020), More than one million barriers fragment Europe’s rivers, Nature, 588, 436–441