19/01/2021

Controverse sur le déclin des insectes aquatiques

Une publication dans la revue Science analysant 166 travaux dans le monde trouve que les insectes aquatiques, loin de décliner, sont plutôt en augmentation. Mais cette méta-analyse est contestée dans sa méthode par d'autres chercheurs. En France, des travaux avaient aussi montré une hausse de la diversité des invertébrés des rivières depuis 25 ans. Ces querelles de chiffres montrent que les experts ne sont pas encore d'accord entre eux, donc que l'écologie comme science doit stabiliser certaines de ses méthodes et certains de ses résultats. Au-delà, il s'agit aussi de savoir ce que l'on mesure. Si l'on pose qu'il y a des bons et des mauvais milieux selon qu'ils sont naturels ou artificiels, qu'il y a de bonnes et mauvaises espèces selon qu'elles sont endémiques ou exotiques, alors on tend à mélanger un peu la science de la nature et l'opinion sur la nature, les jugements de fait et les jugements de valeur. Et on oublie que les citoyens sont attachés à des expériences personnelles et sociales de la nature qui ne sont pas forcément une "naturalité" idéale ou originelle telle qu'elle est vue par certains scientifiques.  

Ephémère Rhithrogena germanica, photographie par Richard Bartz, Creative Commons.

Le journal Le Monde (édition en ligne du 18/01/2021) signale une controverse entre chercheurs sur le taux de déclin des insectes. 

Dans une méta-analyse publiée dans la revue de référence Science, Roel van Klink et Jonathan Chase (Centre allemand pour la recherche intégrative sur la biodiversité, à Leipzig) ont repris 166 études sur l'évolution des invertébrés dans le monde, à travers 1676 sites (Van Klink et al 2020). Ils concluent qu'il existe un déclin d'environ 9% par décennie des insectes terrestres, mais une augmentation des insectes aquatiques d'environ 11% par décennie.

Ces chiffres sont très en deçà des baisses d'insectes terrestres de 80% rapportées dans les médias à l'occasion de certaines études locales. Mais surtout, ils surprennent pour les insectes aquatiques, montrant une hausse.

Dans l'article du Monde, d'autres chercheurs expriment leur scepticisme. Marion Desquilbet (Inrae) fait observer : "Un problème fondamental est qu’un tiers des 166 études vise en réalité à évaluer l’effet d’une perturbation spécifique sur un milieu donné. Par exemple, lorsque vous créez des mares artificielles et que vous observez leur colonisation par des libellules, vous obtenez mécaniquement une tendance à la hausse de leur abondance. C’est la même chose lorsque vous commencez à compter les insectes après un feu de forêt, vous allez observer leur retour, du fait de la fin d’une perturbation ponctuelle. Ou encore, si vous commencez à dénombrer des moustiques après la fin de l’utilisation d’insecticide… Tout cela ne dit rien de l’évolution de l’abondance générale des insectes dans l’environnement !".

Ce point nous paraît discutable, du moins tel qu'il est formulé dans la restitution du journaliste. Si les humains créent des milieux artificiels comme des mares, des réservoirs, des lacs, des canaux, et si les chercheurs observent que ces milieux font l'objet d'une colonisation par des invertébrés aquatiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces réalités ne font pas partie de "l'abondance générale des insectes dans l'environnement". Sauf à redéfinir l'écologie comme science des écosystèmes non impactés par l'humain, et non pas science des écosystèmes tout court (allant de milieux très peu impactés par l'Homme à des milieux créés par l'Homme). 

En revanche, l'écologie étant par nature contingente (toujours liée à des milieux différents dans leurs propriétés et leurs histoires), on peut légitimement douter de la valeur très informative d'une synthèse par méta-analyse de lieux très différents. Cela signifie aussi qu'il ne faut pas faire de généralités, mais d'abord constituer de nombreuses bases de données sur les espèces et les milieux, ensuite observer au sein de ces bases ce qui baisse et ce qui augmente, en essayant de comprendre pourquoi, en agissant s'il y a une demande sociale pour agir. 

En France, les invertébrés aquatiques ont aussi fait l'objet d'une analyse à long terme menée par l'équipe de Yves Souchon, que nous avions recensée (Van Looy et al 2016). Les données d'entrée étaient de bonne qualité, avec des méthodologies constantes sur des points de mesure constants. Les scientifiques y montraient que la richesse taxonomique des macro-invertébrés (comme les insectes) a augmenté de 42% entre 1987 et 2012, sur 91 sites étudiés par des séries longues et homogènes. Une première tendance est liée à la hausse progressive des espèces polluosensibles, ce qui est encourageant. Mais un tournant a eu lieu dans la période 1997-2003, et cette seconde tendance superposée paraît d'origine climatique, avec une hausse de la productivité primaire des rivières et une intensification de la chaîne trophique. 

Pour conclure, ces controverses dans les milieux scientifiques indiquent le besoin de clarifier les attendus, les méthodes et les objectifs quand on analyse la biodiversité. C'est d'autant plus nécessaire que les décideurs entendent accélérer les politiques dédiées à cette biodiversité (cf One Planet Summit de janvier 2021), mais ils ne peuvent le faire que sur des connaissances assez robustes et des orientations dont l'issue est approuvée par les populations. Le cas des milieux aquatiques l'a montré depuis plus de 10 ans : si l'écologie consiste à promouvoir une rivière sauvage sans humain pour retrouver des espèces de jadis tout en niant la présence des espèces installées autour des ouvrages humains, elle rencontre vite l'hostilité des riverains et des usagers, qui ne partagent pas les présupposés sur ce que serait un "bon" milieu aquatique ni sur la hiérarchie des espèces qu'il s'agirait de valoriser ou de dévaloriser. 

17/01/2021

Le climat change, la migration des poissons aussi (Legrand et al 2020)

Aloses, truites de mer, saumons, anguilles et lamproies marines commencent à modifier leurs périodes de migration en réponse aux signaux du changement climatique sur les régimes océaniques, la température et le débit des fleuves. Telle est la conclusion d'une équipe de chercheurs ayant étudié ces poissons en France, sur 40 points de mesure et pendant trois décennies. Les plans de gestion des migrateurs doivent donc intégrer ces évolutions en cours ainsi que les diverses hypothèses de réchauffement, qui va modifier le régime des cours d'eau français au cours de ce siècle. 


Le changement climatique en cours est une source de stress pour certains organismes qui sont déjà confrontés à d'autres pressions comme la pollution, l'introduction d'espèces ou les agents pathogènes. On observe pour de nombreuses espèces des évolutions dans l'aire de répartition et dans la phénologie de certains événements de la vie (migration, reproduction). Mais aussi parfois la baisse importante de la population, à l'instar des récifs coralliens. 

Marion Legrand et ses collègues ont étudiés en France l'évolution de la migration des poissons amphihalins (ou diadromes) en rapport avec des données climatiques et hydrologiques. Comme les auteurs l'expliquent : "Les poissons, et en particulier les poissons diadromes (par exemple les anguillidés, les salmonidés), sont des espèces présentant un intérêt culturel, économique et scientifique. Les poissons diadromes effectuent un cycle de vie complexe avec du temps passé en eau douce et du temps passé en mer. Comme la migration des poissons nécessite beaucoup d'énergie, elle se produit principalement lorsque les conditions environnementales sont optimales (Visser et Both, 2005). Par conséquent, toute modification de l'environnement (en particulier du débit et de la température) devrait entraîner une modification du moment de la migration des poissons (Anderson et al., 2013)." Des observations en ce sens sont déjà disponibles pour le saumon du Pacifique et celui de l'Atlantique. Mais on n'avait pas fait de travail en France sur l'étude empirique de plusieurs espèces à la fois dans une même aire géographique.

Voici les 40 points d'observation des migrations utilisés par les auteurs :
Extrait de Legrand et al 2020, art cit.

Voici le résumé de leur travail :

"1. De nombreuses études ont documenté un changement dans la phénologie de la migration des poissons diadromes en réponse au changement climatique. Cependant, seules quelques études ont été menées simultanément pour plusieurs espèces et à grande échelle spatiale.

2. Nous avons étudié le changement du moment de la migration en amont des espèces de poissons diadromes en France. Nous avons utilisé un ensemble de données original, collecté à partir de 40 appareils de comptage de poissons dans 28 rivières françaises sur 10 à 30 ans pour cinq taxons diadromes: Alosa spp., Anguilla anguilla (avec une distinction entre la civelle et l'anguille jaune), Petromyzon marinus, Salmo salar, et Salmo trutta.

3. À l'exception de la civelle, nous avons constaté que les taxons déplaçaient leur migration vers des dates d'arrivée antérieures. Ce résultat est cohérent avec de nombreuses études faisant état de l'avancement de la phénologie des événements de vie des espèces. En moyenne, nous avons mis en évidence un changement phénologique de −2,3 jours par décennie (min = −0,2, max = −3,7). De plus, l'indice d'oscillation nord-atlantique (NAO), la température de surface de la mer, la température de l'air et le débit fluvial expliquent le moment de la montaison des taxons de poissons diadromes, soulignant l'importance des facteurs agissant à différentes échelles spatiales.

4. Compte tenu des changements phénologiques importants observés dans notre étude et plus largement dans la littérature scientifique, nous recommandons aux gestionnaires d'intégrer ces changements dans les règles de gestion; en particulier, dans le cas des barrages dont la transparence minimale (c'est-à-dire la possibilité pour les poissons de traverser le barrage) est assurée par une gestion adaptative de l'eau et des opérations de vannes.

5. Cette étude a bénéficié d'un suivi à grande échelle de la phénologie migratoire de plusieurs espèces et de variables environnementales. Ces données de surveillance sont précieuses et pourraient permettre une meilleure modélisation prédictive de la réponse des espèces aux changements climatiques."

Référence : Legrand M et al (2020), Diadromous fish modified timing of upstream migration over the last 30 years in France, Freshwater Biology, doi.org/10.1111/fwb.13638

12/01/2021

Controverse sur les étangs du Limousin, la réponse des scientifiques

Une association naturaliste a attaqué avec virulence des travaux universitaires qui avaient démontré qu'une zone humide naturelle peut évaporer autant ou davantage qu'un étang, contrairement aux idées reçues. Les chercheurs incriminés répondent. 


Etang de la Tuillière, CC-SA 4.0

L'association Sources et rivières du Limousin avait publié en septembre dernier une vigoureuse attaque contre les étangs de sa région, accusés d'aggraver les sécheresses. Le texte comportait un certain nombre de critiques virulentes de travaux scientifiques menés à l'université d'Orléans par les équipes de Laurent Touchart et Pascal Bartout, notamment la thèse de M. Aldomany que nous avons recensée (voir aussi l'article d'étude sur l'évaporation des étangs Aldomany et al 2020).

Les chercheurs incriminés répondent aujourd'hui (lien pdf) :

Sur le fond du sujet, nous attendons que le bilan hydrologique des bassins versants soit fait sérieusement, ce à quoi s'attellent notamment les recherches de terrain de MM. Touchart, Bartout et Aldomany. Il faut pour cela que le limnosystème (l'ensemble des plans d'eau) fasse lui aussi l'objet de travaux d'étude, ce qui n'a pas été le cas à hauteur des besoins de connaissances. Alors que l'on ne compte plus les dépenses publiques (plus ou moins utiles) sur les seules rivières, comme si le demi-million de plans d'eau que comporte notre pays n'existait pas et n'avait pas un rôle dans les services écosystémiques. Pour ces raisons, le rapport d'étude sur l'effet cumulé des retenues commandité à l'Irstea (aujourd'hui Inrae) avait conclu au manque de mesures de terrain et à la nécessité d'en acquérir. 

Comme trop souvent en France, le débat public sur l'eau, ses usages et ses ouvrages s'irrigue davantage de conjectures voire de postures et de slogans que de faits et de preuves.

Certains proclament que les "solutions fondées sur la nature" vont permettre de stocker l'eau dans les nappes et les sols, mais on ne voit pas tellement de mesures sur les quantités concernées (et la disponibilité de cette eau pour la société) ni de preuves de concept sur des chantiers témoins (où la nature comme la société y trouveraient leur compte, ce qui est le but des "solutions" répondant aussi à des attentes humaines). D'autres affirment que les retenues diminuent l'eau disponible, ce qui est passablement contre-intuitif, mais là encore de telles assertions sont fondées sur peu de données, souvent des méta-analyses internationales de réalités très différentes et non pas des analyses in situ. De telles analyses in situ ne donnent pas toujours un résultat brillant sur le régime de l'eau dans le cas de la suppression ou la fin d'activité des moulins et étangs (voire par exemple Maaß et Schüttrumpf 2019, Podgórski et Szatten 2020). Par ailleurs, il arrive que l'on oublie de vulgariser tout ce qui est réellement dit dans un travail — par exemple, Wan et al 2017 qui n'avaient pas montré un effet négatif des retenues en situation de changement climatique, mais seulement un effet négatif sur des zones très sèches ou surexploitées, alors que la bonne gestion des retenues pourrait effectivement atténuer les effets du réchauffement sur tous les autres bassins. 

Il est donc nécessaire que ces questions hydrologiques et écologiques prenant aujourd'hui tant d'importance soient désormais l'objet en amont de démarches scientifiques pluridisciplinaires, rigoureuses, collectives, ouvertes, mais aussi en aval de débats sociaux et politiques sur la nature que nous voulons réellement pour ce 21e siècle. Car cette nature en France et en Europe est une co-construction de la société, pas une entité métaphysique qui aurait une réalité indépendante des actions et des choix des humains. 

08/01/2021

La France échoue à assurer la qualité écologique et chimique de ses eaux

Les agences des grands bassins hydrographiques français s'apprêtent à adopter leur dernier programme d'action (SDAGE) avant la date-butoir de 2027 où la directive européenne sur l'eau de 2000 exigeait le bon état chimique et écologique de 100% des masses d'eau. Or, les états des lieux des bassins publiés au cours de l'année 2020 révèlent un échec majeur : nous sommes entre 23% et 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique. Avec même des régressions par rapport à 5 ans plus tôt, car l'Europe s'est montrée plus exigeante sur la prise en compte de certains polluants. Pourquoi en sommes-nous là? 


Dans le rapport n° 271 (2004-2005) déposé le 30 mars 2005 en préparation de la loi sur l'eau de 2006, les parlementaires observaient "des résultats concrets mitigés" de la politique publique de l'eau depuis 1964:
"Face à ces enjeux communautaires [de la directive eau 2000], et malgré le dispositif mis en place par les lois sur l'eau ou la pêche du 16 décembre 1964, du 29 juin 1984 et du 3 janvier 1992, force est de constater que la situation en France n'est pas entièrement satisfaisante, même si par certains de ses aspects la directive cadre sur l'eau est inspirée en partie du modèle français.
En effet, la qualité des eaux n'atteint encore pas le bon état requis par la directive du fait des pollutions ponctuelles ou surtout diffuses insuffisamment maîtrisées, qui compromettent la préservation des ressources en eau destinées à l'alimentation humaine et les activités liées à l'eau ainsi que l'atteinte du bon état écologique des milieux.
L'objectif de bon état écologique des eaux n'est atteint actuellement que sur environ la moitié des points de suivi de la qualité des eaux superficielle"
50 à 77% des eaux en état écologique moyen à mauvais
Quinze ans après ce constat, il est temps que nos parlementaires se réveillent: dans le dernier état des lieux des SDAGE (schéma des agences de l'eau) réalisé en 2019 en vue de l'adoption des futurs SDAGE 2022, un seul bassin français atteint les 50% des cours d'eau et plans d'eau en bon état écologique cités dans ce rapport de 2005, la plupart des autres en sont loin.
  • En Adour-Garonne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 50% des cas.
  • En Artois-Picardie, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 23% des cas.
  • En Loire-Bretagne, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 24% des cas.
  • En Rhin-Meuse, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 29% des cas.
  • En Rhône Méditerranée, l'état écologique des cours d'eau et plan d'eau est bon ou très bon dans 48% des cas.
  • En Seine-Normandie, l'état écologique des cours d'eau et plans d'eau est bon ou très bon dans 32% des cas.
Ces données doivent encore être rapportées à l'Europe et validées par la Commission dans le suivi de la Directive eau 2000. Aucun des grands bassins français ne dépasse le bon état écologique de la moitié de ses eaux cité dans le rapport de 2005, la plupart sont entre le quart et le tiers. Or, la directive cadre européenne (DCE) 2000 sur l'eau exige en théorie 100% des masses d'eau ayant le bon état écologique et chimique en 2027.

Outre l'état écologique, qui mesure certains polluants spécifiques, il y a également dans le jargon de la DCE l'état chimique qui en mesure de nombreux autres. Or, si l'on tient compte des polluants dits "ubiquistes", c'est-à-dire présents un peu partout comme les résidus de combustion HAP, la plupart des masses d'eau ne sont pas non plus en bon état chimique. Certaines restent lourdement polluées. Et les substances surveillées ne représentent qu'une fraction des toxiques qui circulent réellement dans les eaux.

Pourquoi de si piètres résultats?
Vingt ans après l'adoption de la directive cadre sur l'eau, bientôt 60 ans après la création des agences de bassin, ce médiocre résultat pose question. 

Une partie des causes se situent dans le fait que la DCE 2000 a construit une hypothétique "condition de référence" de la masse d'eau bâtie sur les rivières et plans d'eau ayant le moins d'impact humain, ce qui est manifestement une condition très difficile à atteindre dès lors qu'il a des occupations humaines dans les bassins versants. Le choix était donné aux pays européens de classer les masses d'eau comme "fortement modifiées" (c'est-à-dire fortement changées par les activités humaines passées et présentes)ou "artificielles", mais la France a refusé d'y recourir dans 90% des cas. Elle se retrouve donc avec des objectifs hors de portée en ayant classé ses masses d'eau comme "naturelles", ce qui impose des objectifs beaucoup plus ambitieux. Bizarrement, le gestionnaire public de l'eau pointe que les rivières ont de nombreuses pressions humaines, et depuis longtemps, mais il refuse de qualifier en ce cas la rivière comme anthropisée, ce qu'elle est de manière objective. L'illusion que tous les impacts disparaîtraient rapidement doit être levée, car les chiffres disent le contraire et la faible progression de ces chiffres depuis 20 ans ne laisse aucun doute sur l'impossibilité d'atteindre les objectifs de 2027. Un certain nombre de chercheurs suggèrent que la directive européenne 2000 a été adoptée sur la base d'une erreur majeure de perspective concernant la naturalité des cours d'eau et plans d'eau, avec des métriques "technocratiques" qui pourraient objectiver cette naturalité ou des mesures qui permettraient aisément de la restaurer (voir par exemple récemment Linton et Krueger 2020, ou précédemment Bouleau et Pont 2015).

Une autre partie des causes de l'échec tient dans la conduite des politiques publiques, en lien aux intérêts privés représentés dans les comités de bassin. L'affaire de la continuité écologique destructrice en a donné l'exemple depuis 10 ans. Environ 10% des budgets des agences de l'eau filent dans la destruction aberrante des moulins et étangs d'Ancien Régime, parfois de grands barrages, alors que les données scientifiques et les témoignages des riverains convergent pour dire que l'eau et ses milieux se sont nettement dégradés au cours des 30 glorieuses pour d'autres causes: montée brutale des pollutions agricoles, industrielles, domestiques, curage et recalibrage des lits, drainage des zones humides et suppression des annexes latérales, extraction des granulats et incision, artificialisation et érosion des sols. Dans les études d'hydro-écologie quantitative (Dahm 2013, Villeneuve 2015, Villeneuve 2018), où l'on compare avec un minimum de sérieux les causes de dégradation biologiques, ce sont toujours les usages du bassin versant qui sont les premiers corrélats du mauvais état, pas la densité des ouvrages transversaux (seuils, barrages). Et encore ces études manquent de données solides sur les polluants qui circulent dans les eaux. 

Mais le juge est partie dans cette affaire: cette vaste dégradation de l'eau après la Seconde Guerre mondiale a malheureusement été accompagnée (voire dans certains cas financée) par les agences de bassin entre les lois de 1964 et 1992. Le changement de cap opéré à partie des lois de 1992 puis de 2006 est lent à opérer, et le subterfuge de la destruction des ouvrages hydrauliques sert trop souvent de cache-misère à la difficulté d'agir pour changer les pratiques. Pire encore, cette diabolisation des retenues survient quand le changement climatique s'accélère: en faisant filer le plus vite possible l'eau à la mer, en supprimant les diversions d'eau, on baisse les recharges de nappes et on augmente le risque d'assec. Comme les lits ont déjà souvent creusés par des extractions, calibrages et curages en excès, les bassins versants risquent de subir avec une sévérité accrue les sécheresses et canicules à venir.

Redéfinir la politique publique de l'eau
Les parlementaires sont les élus des citoyens ayant en charge le contrôle de l'action publique du gouvernement et de son administration. Ils doivent se saisir d'un sujet qui a été trop longtemps confisqué par des experts administratifs discutant en vase clos avec des lobbies, pour des résultats insatisfaisants et un risque d'amendes à la clé, comme la France en a déjà été menacée sur le dossier des nitrates.

D'ores et déjà, il est certain que la France n'atteindre pas en 2027 les objectifs supposément contraignants de la directive européenne sur l'eau 2000. Il est aussi certain que les rivières françaises ne vont pas retrouver en l'espace d'une ou deux générations une "condition de référence" représentant un état qu'elles pouvaient avoir quand il y avait beaucoup moins d'habitants et que la société industrielle moderne n'existait pas. Il est enfin probable que le changement climatique va intensifier la pression sur les ressources en eau de la société et les milieux naturels. Nous avons donc besoin de prendre le temps d'une réflexion de fond sur l'eau, au lieu d'une fuite en avant dans des métriques qui révèlent notre impuissance et des politiques qui dispersent voire dilapident l'argent public sans réelle priorisation. 

06/01/2021

Les castors créent des habitats lentiques et modifient les peuplements de la rivière (Wojton et Kukuła 2020)

Deux chercheurs analysant sept retenues de barrages de castor sur des rivières de plaine montrent que les ouvrages des rongeurs modifient les peuplements d'insectes et autres invertébrés, grâce à la création de zones lentiques. C'est exactement ce qui est reproché en France aux ouvrages des humains. Comme si la rivière ne devait être qu'un écoulement rapide et sans obstacle de la source à la mer...


Andrzej Wojton et Krzysztof Kukuła (université de Rzeszów) ont étudié l'évolution des invertébrés sur des rivières de plaine peuplées par des castors européens (Castor fiber) y ayant construit des barrages.

Voici le résumé de leur étude :

"Les castors sont une exception parmi les animaux en termes d'ampleur des transformations environnementales qu'ils réalisent. Cette étude a examiné les principaux facteurs environnementaux influençant la présence d'invertébrés aquatiques dans les cours d'eau de plaines habités par le castor eurasien. 

L'étude a été menée dans deux ruisseaux forestiers habités par des castors et dans un ruisseau inhabité. Dans les ruisseaux habités par des castors, l'étude a couvert sept retenues. Des sections avec de l'eau courante ont également été analysées en aval et en amont des retenues. Des échantillons de benthos et d'eau ont été prélevés sur chaque site. La concentration et la saturation en oxygène dissous (OD) étaient les seuls paramètres physico-chimiques indiquant une diminution de la qualité de l'eau dans les retenues de castors. Les communautés benthiques des différentes retenues de castors étaient similaires. 

Les taxons qui ont exercé la plus grande influence sur la similitude de la faune d'invertébrés dans les retenues étaient les Oligochaeta et Chironomidae. Les ostracodes étaient également abondants dans les retenues, alors qu'ils étaient peu nombreux dans les sections courantes. Les éphémères (Cloeon) et les trichoptères appartenant à la famille des Phryganeidae étaient également étroitement associées aux retenues. Les trichoptère Plectrocnemiea et Sericostoma, les éphémères Baetis et les mouches des pierres Nemourella et Leuctra présentaient la corrélation la plus élevée avec les concentrations d'OD, ce qui est typique des sections courantes, et évitaient les fragments de cours d'eau endigués par les castors. Les bivalves (Pisidium) était également abondants dans chacun des cours d'eau le long des sections courantes. Le plus grand nombre de taxons et la plus grande diversité taxonomique ont été observés dans les sections s'écoulant sous les retenues de castors. 

L'activité d'ingénierie des castors a transformé les cours d'eau de plaine étudiés, entraînant le développement de communautés rhéophiles et stagnophiles d'invertébrés aquatiques, respectivement dans des sections à écoulement libre et endigué."

Discussion
Sans surprise, on observe que les barrages des castors créent des habitats lentiques avec une faune invertébrée s'adaptant à ces nouvelles conditions, tandis que les zones lotiques du bassin divergent dans leurs assemblages d'espèces. Il se passe exactement la même chose avec certains barrages des humains, en particulier les chaussées modestes et anciennes, qui ont de nombreux traits communs avec les ouvrages des rongeurs aquatiques. La soi-disant "dégradation" des milieux de la rivière au droit de ces ouvrages y est bien souvent une variation locale de peuplement en réponse à des variations d'écoulement, sédiment, hauteur et largeur de lit. Pourquoi se féliciter des effets des ouvrages de castors (qui étaient des dizaines de millions en Eurasie avant leur extermination, mais qui reviennent aujourd'hui du fait de leur protection) pour déplorer ceux des ouvrages humains? 

Référence : Wojton A et K Kukula (2020), Transformation of benthic communities in forest lowland streams colonised by Eurasian beaver Castor fiber (L.), Int Rev Hydrobiology, doi:10.1002/iroh.202002043