Pour satisfaire le dogme de la continuité écologique, l'Établissement public territorial du bassin de la Vienne verse des subventions publiques aux propriétaires volontaires pour supprimer leurs étangs. Pourtant, la littérature scientifique montre que les réseaux de plans d'eau sont favorables à la biodiversité et rendent des dizaines de services écosystémiques. Pourquoi la gestion de l'eau et du vivant est-elle obsédée par la question de la continuité et du retour de l'écoulement rapide? Est-ce une démarche scientifique, un choix d'intérêt général, une mode intellectuelle ou une requête de certains lobbies? N'avons-nous pas mieux à faire de l'argent du contribuable qu'assécher des milieux aquatiques à l'heure du changement climatique, de la transition énergétique et de la nécessité de développer des circuits-courts en économie?
On dénombre 24.500 étangs sur le périmètre du bassin de la Vienne, dont 4.900 dans le département de la Vienne. L'EPTB Vienne propose, à partir de ce mois de février 2021, d'apporter une aide financière de 1.000 à 2.000 € aux propriétaires d'étangs de plus de 500 m2, souhaitant supprimer leur plan d'eau (voir cet article, voir la plaquette de l'EPTB).
Les citoyens l'ignorent souvent, mais cette stratégie d'assèchement des étangs et plans d'eau est une vieille obsession de la puissance publique en France. Voici plusieurs siècles, on nommait "dessicateurs" ceux qui souhaitaient voir disparaître marais et étangs, des zones humides suspectées d'être improductives et malsaines (voir Abad 2006, Morera 2011, Derex 2017). On estime que 80 à 90% des zones humides naturelles ont ainsi été asséchées par des drainages et canalisations au fil des derniers siècles, avec le soutien de l'Etat ou de pouvoirs publics locaux. Les zones humides artificielles des étangs et plans d'eau créés par les humains vont-elles connaître à leur tour ce triste destin? Que restera-t-il comme milieu en eau sur les bassins si nous en éliminons les retenues, canaux et diversions? Quand la rivière exutoire "sans obstacle" se dépêchera d'emporter l'eau vers l'aval, sans que chaque bassin profite pleinement de cette eau, aurons-nous une meilleure situation pour la société et pour le vivant?
Le problème, c'est qu'il existe désormais une littérature scientifique de plus en plus abondante démontrant que les plans d'eau, étangs et lacs peu profonds ont des effets positifs sur la biodiversité, sur la préservation de la ressource, sur l'épuration et de manière générale sur les services écosystémiques rendus à la société. Nous publions ci-dessous quelques exemples de publication de recherche de ces dix dernières années.
La question est donc la suivante : l'EPTB de la Vienne a-t-il procédé à une étude scientifique sérieuse de ces milieux aquatiques avant de dépenser l'argent public à les détruire? A-t-on comparé sur le terrain la rétention d'eau d'un plan d'eau et de la même zone sans plan d'eau en situation de sécheresse météorologique? A-t-on mesuré la densité, la biomasse et la diversité locale (alpha), de bassin (bêta) et régionale (gamma) des végétaux, des insectes, des mammifères, des oiseaux, des amphibiens attachés aux plans d'eau, et pas seulement de certains poissons d'eau vive?
La recherche affirme que les réseaux de plans d'eau ont aussi de nombreux effets bénéfiques pour le vivant et la société
Les lacs et plans d'eau peu profonds rendent jusqu'à 39 services écosystémiques à la société (Janssen et al 2020)
Une recherche passant en revue la littérature scientifique montre que les plans d'eau peu profonds (lacs, étangs) peuvent rendre jusqu'à 39 services écosystémiques différents aux riverains, incluant la protection de biodiversité, l'épuration de l'eau, la régulation des débits ou les loisirs. Ces services écosystémiques varient selon les différents états stables que peuvent prendre ces plans d'eau dans leur cycle de vie, en particulier leur niveau trophique (charge en nutriments). Même des milieux eutrophes conservent des intérêts environnementaux. "Les services écosystémiques des lacs peu profonds que nous avons identifiés pourraient être liés à 10 objectifs du développement durable (ODD) différents, notamment la faim zéro (ODD 2), l'eau propre et l'assainissement (ODD 6), les villes et communautés durables (ODD 11) et l'action climatique (ODD13)".
Les réservoirs d'eau alpins, milieux artificiels aidant à conserver la biodiversité (Fait et al 2020)
Une équipe scientifique suisse montre que les réservoirs artificiels d'eau dans les montagnes alpines servent aussi de refuge à la biodiversité, en l'occurrence celle des libellules et des coléoptères aquatiques. Le changement climatique peut rendre ces équipements précieux pour le vivant. Loin d'opposer le naturel à l'artificiel, ces chercheurs soulignent que nous devons plutôt réfléchir à des règles de gestion écologique de plans d'eau d'origine humaine. "Ces plans d'eau peuvent être encore améliorés par certaines mesures respectueuses de la nature pour maximiser les avantages pour la biodiversité, notamment la revégétalisation des marges ou la création d'étangs adjacents. L'ingénierie écologique doit être innovante et promouvoir la biodiversité d'eau douce dans les réservoirs artificiels."
La valeur écologique des petits plans d'eau doit être reconnue et préservée (Bolpagni et al 2019)
Etangs, lacs, plans d'eau, canaux, tourbières, mares, marais... de nombreux petits systèmes d'eau lentiques et stagnants sont présents dans les bassins versants, nourris tantôt par les pluies, les nappes ou les cours d'eau. Ils attirent moins l'attention que les rivières et grands lacs : pourtant, leur apport en écologie est essentiel, notamment dans les bassins versants impactés par l'agriculture ou l'urbanisation. Ce passage en revue de la littérature scientifique récente (2004-2018) souligne le rôle de ces petits plans d'eau dans la biodiversité, l'épuration des polluants, le refuge face au changement climatique. Les chercheurs appellent à une évolution de la directive-cadre européenne sur l'eau pour intégrer cette réalité dans la gestion publique. "Il est maintenant généralement admis que l’échelle du bassin versant est l’échelle spatiale (unique) appropriée de l’intervention de restauration lorsqu’un rétablissement durable d’un écosystème dégradé est visé. À cette échelle, les petits plans d'eau apparaissent comme l'un des composants les plus importants de la régulation de l'équilibre de l'eau et des flux de matières, en particulier des cycles du carbone et des éléments nutritifs, ainsi que du contrôle des pesticides et des polluants par purification biologique".
Une zone humide naturelle évapore davantage qu'un étang, contrairement aux idées reçues (Al Domany et al 2020)
Cette étude de quatre chercheurs de l'université d'Orléans sur un site à étang artificiel et zone humide naturelle du Limousin montre que le bilan hydrique d'un étang en terme d'évaporation est meilleur que celui de la zone humide. Les scientifiques soulignent que leur observation va à l'encontre des discours tenus par certains gestionnaires publics de l'eau, qui militent aujourd'hui pour la destruction des retenues et canaux au nom de la continuité écologique, de la renaturation ou du changement climatique. "En termes de politique française de l’eau et d’aménagement du territoire limousin, la préconisation d’effacer les étangs en arguant de leurs effets supposément négatifs dont la diminution de la ressource en eau mérite donc d’être fortement nuancée et de s’appuyer sur plus de données scientifiques rigoureuses."
Plans d'eau et canaux contribuent fortement à la biodiversité végétale (Bubíková et Hrivnák 2018)
A partir de 100 points de mesure dans un bassin versant, concernant des milieux aquatiques naturels aussi bien qu'artificiels, deux chercheurs slovaques montrent que les plans d'eau et canaux hébergent une forte biodiversité végétale. "Le nombre le plus élevé d'espèces au niveau local et régional a été trouvé dans les plans d'eau et les canaux. Les petits cours d'eau sont les habitats ayant la plus faible diversité locale et régionale, et le plus petit nombre d'espèces uniques ou sur la liste rouge (..) aucune des mesures de diversité utilisées n'a montré de différence statistiquement significative entre les types d'habitats. Ainsi, nous pouvons affirmer que tous les types de plans d'eau contribuent à la diversité des macrophytes à un degré comparable à l'échelle générale dans le paysage d'Europe centrale."
Mares, étangs et plans d'eau doivent être intégrés dans la gestion des bassins hydrographiques (Hill et al 2018)
Une équipe de 11 chercheurs appelle à une prise en compte urgente des mares, étangs et petits plans d'eau dans la politique des milieux aquatiques. Au cours des années 2000, la recherche a montré que ces milieux, souvent moins présents à l'esprit des gestionnaires et décideurs que les rivières et les lacs, abritent pourtant une biodiversité plus importante par unité de surface. "La contribution significative des trame de mares et étangs à la biodiversité aquatique locale et régionale peut être attribuée à (i) les petits bassins individuels de chaque système, produisant des conditions environnementales idiosyncratiques et une complexité de l'habitat, conduisant à l'hétérogénéité de l'habitat à l'échelle du paysage (Davies et al 2008), (ii) la valeur des plans d'eau anthropiques (par exemple mares de fermes) pour augmenter la superficie d'habitats aquatiques disponible pour la vie sauvage, (iii) la fourniture d'habitats de refuge pour les communautés aquatiques, en particulier quand les zones humides naturelles ont été largement converties en fermes ou rizières (Takamura 2012, Chester & Robson 2013)"
Les étangs piscicoles à barrage éliminent les pesticides (Gaillard et al 2016)
Une équipe de chercheurs lorrains montre que les étangs construits par barrage sur un cours d'eau sont efficaces pour éliminer des pesticides, avec des taux pouvant atteindre 100% sur certaines molécules. Cette efficacité pourrait être supérieure à celle des zones humides reconstruites, en raison d'un temps de résidence hydraulique plus long. "En vue de maintenir la continuité écologique des cours d'eau, la suppression des barrages est actuellement promue. Avant que des actions en ce sens soient entreprises, une meilleure connaissance de l'influence de ces masses d'eau sur la ressource, incluant la qualité de l'eau, est nécessaire"
Etudier et protéger la biodiversité des étangs piscicoles (Wezel et al 2014)
Les eaux lentes ou stagnantes sont-elles si défavorables au vivant? Pas dans le cas des étangs piscicoles de la Dombes, dont les chercheurs ont montré l'existence d'une biodiversité d'intérêt à l'échelle régionale, avec parfois la présence d'espèces menacées. Les libellules contribuent le plus fortement à la biodiversité régionale (41%), les amphibiens et macrophytes le moins (16 à 18%)."Dans l'ensemble, la richesse spécifique pour un seul étang ou au niveau de la région (alpha et gamma respectivement) semble être relativement élevée pour l'ensemble des groupes étudiés, bien que l'on ait une situation de masses d'eau riches en nutriments (...) Certains étangs abritent un grand nombre d'espèces peu fréquentes et quelques espèces en danger, indiquant que la conservation de la biodiversité des étangs piscicoles doit être définie à échelle régionale".
Les masses d'eau d'origine anthropique servent aussi de refuges à la biodiversité (Chester et Robson 2013)
Deux chercheurs ont procédé à un passage en revue de la littérature scientifique récente et internationale sur les masses d'eau artificielles, en milieu rural comme urbain. Il en résulte que l'origine artificielle des plans d'eau, canaux et autres hydrosystèmes issus de l'action humaine ne les empêche pas d'héberger de la biodiversité, en particulier de servir parfois de refuges à des espèces endémiques. Les auteurs appellent les gestionnaires à se montrer plus attentifs à ces masses d'eau et à identifier les propriétés qui favorisent leur rôle de refuge. "Les masses d'eau artificielles doivent être gérés en même temps que les plans d'eau naturels environnants en tant que mosaïque d'habitats pour les espèces d'eau douce. Il convient de prêter attention aux schémas de biodiversité bêta dans les masses d'eau."
La biodiversité négligée des fossés, mares, étangs et lacs (Davies et al 2008)
Un travail mené par 5 chercheurs anglais dans un paysage agricole ordinaire a montré que les mares, les lacs et les étangs abritent autant et parfois davantage d'espèces de plantes et d'insectes, notamment des espèces plus rares. Même les fossés ne sont pas à négliger comme zones de refuge ou de croissance de certaines espèces. "Ces types de petites masses d'eau ont souvent été oubliées dans la protection de biodiversité et bénéficient rarement des statuts de protection accordés à des masses d'eau plus importantes. Les résultats de cette étude, confortés par d'autres travaux de biodiversité comparative incluant des petites masses d'eau, suggèrent que cela peut être un oubli considérable et une opportunité manquée. En particulier, la contribution remarquable des petites masses d'eau à la biodiversité aquatique régionale signifie qu'ils peuvent avoir un rôle dans la stratégie de protection des biotes aquatiques".