La secrétaire d'Etat à la biodiversité Bérangère Abba a reconnu que l'expérience française et européenne de la nature relève d'une longue co-existence avec l'occupation humaine des territoires. Hélas, son propos a de bonnes chances de tomber dans les oreilles de sourds quand il s'agit de l'eau et des milieux aquatiques. Car l'administration dont Bérangère Abba a la tutelle tient un discours fort différent, où le "retour à la nature" consiste ici à détruire les biotopes créés par les humains, comme les retenues, biefs ou étangs.
Paysage avec moulin à eau, François Boucher (1703-1770)
En visite en Bourgogne, la secrétaire d'Etat à la biodversité Bérangère Abba a déclaré : "Je lance la réflexion sur la stratégie nationale de la biodiversité en partant des territoires. (…) La protection à la française, ce n'est pas du tout une mise sous cloche mais qui accepte enfin l'idée que notre patrimoine naturel a été dessiné par les activités humaines."
Nous ne pouvons que saluer cet éclair de lucidité du ministère de l'écologie. Le problème : une bonne partie de l'administration de ce ministère ne partage pas du tout la vision de la secrétaire d'Etat.
C'est le cas en particulier chez nombre de fonctionnaires en charge de la biodiversité travaillant pour la direction centrale de l'eau, les agences de l'eau, l'office pour la biodiverité ou les syndicats de rivière, ce que certains universitaires ont appelée l'hydrocratie.
La discours public de la "renaturation" diffuse une image fausse et naïve de la nature
Depuis dix ans, ces fonctionnaires déversent en effet le même discours :
- les milieux créés par les ouvrages hydrauliques sont sans intérêt, que ce soit des retenues, des biefs, des étangs, des plans d'eau,
- il faut "renaturer" la rivière ou la "restaurer dans son état naturel", c'est-à-dire faire disparaître tous les milieux anthropiques vus comme des anomalies,
- ce faisant, nous pourrons attendre et conserver un "bon état écologique" de la rivière.
Ce discours laissant entendre que l'on va revenir à une nature vierge du passé par quelques actions sur les ouvrages est intenable. En effet :
- les lits mineurs et majeurs des rivières ont été massivement modifiés depuis 6000 ans en Europe, il n'y a rien de "naturel" au sens de non modifié par l'Homme dans ces lits,
- les transits sédimentaires et régimes hydrologiques venant du bassin versant ont été transformés par les usages des sols et de l'eau,
- un nombre croissant d'espèces exotiques d'invertébrés, de crustacés, de mollusques, de poissons, de végétaux s'installent et circulent dans les eaux,
- le changement climatique a déjà modifié depuis 150 ans le cycle de l'eau comme son régime thermique, et même si nous arrêtons les émissions carbone, il va continuer de le faire pendant plusieurs siècles,
- des milliers de molécules de synthèse circulent dans les eaux, sans rapport à leur morphologie mais avec des effets sur le vivant.
Les points ci-dessus été nettement démontrés par la recherche française, européenne et internationale depuis 20 ans. Mais le logiciel de formation des agents publics de la biodiversité aquatique semble être resté coincé quelque part au 20e siècle.
Pour ce qui est des ouvrages hydrauliques :
- la diversion et canalisation d'eau commence avec la sédentarisation néolithique,
- les moulins apparaissent à l'ère romaine, ils se développent pendant deux mille ans,
- la déforestation et le drainage des zones cultivables avec développement d'étang piscicoles prennent leur essor dès le haut Moyen Age pour s'intensifier au fil des siècles,
- les canaux, écluses et ouvrages de navigation se développent à l'âge classique et moderne,
- les ponts, digues, rehausses de berge, routes, voies ferrées et autres infrastructures civiles diffuses imposent peu à peu des contraintes à l'écoulement,
- les grands barrages d'énergie, d'eau potable, d'irrigation, d'écrètement de crue et de soutien d'étiage achèvent de modifier le régime des rivières à compter du 19 e siècle.
Dans cet ensemble, les ouvrages les plus anciens encore présents (moulins et étangs) sont ceux qui ont créé de longue date des régimes alternatifs locaux de l'eau, avec un accroissement et non une diminution des milieux aquatiques (contrairement à d'autres aménagements qui visent à réduire la présence d'eau et écouler cette eau plus vite vers l'aval).
Sortir de l'écologie à oeillères ignorant les autres enjeux et les autres disciplines
Donc quand on détruit un ouvrage de moulin pour assécher sa retenue et son bief, quand on élimine un plan d'eau, un étang ou un lac, on ne revient nullement à un état d'équilibre ou un état antérieur de la nature. On détruit un "patrimoine naturel dessiné par les activités humaines" dont parle Bérangère Abba, mais en aucun cas on ne ré-invente quelque chose comme une rivière à l'état de nature. Et on laisse tous les problèmes en place, voire on les aggrave quand l'eau vient à manquer.
Plusieurs centaines de millions d'euros sont hélas dépensés dans cette illusion naturaliste, qui se révèle négative pour de nombreux autres aspects: paysage, patrimoine, énergie, maintien d'eau en étiage, bonne entente des riverains autour des usages multiples de l'eau.
Alors certes, Bérangère Abba a de bonnes intuitions. Mais les politiques passent, les administrations restent. Et comme les politiques passent très vite au ministère de l'écologie, les administrations y ont pris la mauvaise habitude de définir toutes seules les orientations du pays. La France a besoin d'un vrai débat démocratique sur l'écologie : celle-ci n'est plus une affaire de spécialistes ou d'experts travaillant dans quelques silos disciplinaires, mais désormais une question de société appelant une vision large des enjeux et des échanges sincères avec les citoyens.
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